Notes
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Première version décembre 2001, version révisée novembre 2002.
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Les chiffres entre parenthèses renvoient aux notes en fin d’article.
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On conserve volontairement ici le terme anglo-saxon, ce courant d’analyse n’ayant pas encore véritablement essaimé dans d’autres pays que l’Angleterre (Cf. en particulier les travaux de William LAZONICK, 1986, 1991) et les États-Unis (la Harvard School dont A.D. CHANDLER est le représentant le plus éminent). Sur la genèse de cette discipline, voir notamment John F. WILSON (1994). Il est important de souligner ici l’apport d’A.D. CHANDLER à l’analyse de l’organisation industrielle, comme l’a bien vu Édith T. PENROSE (1995).
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[2]
Cf. notamment E. GLAESER et al. (1992), E. GLAESER (1998), P. QUIGLEY (1998) et C. LACOUR (1999).
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[3]
Souligné par nous.
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[4]
On retrouve ici deux des trois principaux avantages marshalliens liés à la localisation : les externalités liées à l’apprentissage collectif et à la diffusion des connaissances dans l’industrie (les « knowledge spillovers » dans la terminologie anglo-saxonne), et l’atout que constitue un marché du travail dense et spécialisé (tant pour le producteur que pour le travailleur).
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[5]
Cf. notamment F. BRAUDEL (1985).
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[6]
Ainsi, « cinq des six pays qui se retrouvent assez tôt avec un niveau élevé d’industrialisation avaient, au début de leur démarrage, un faible taux d’urbanisation. Il s’agit de l’Allemagne, de la France, de la Suède, de la Suisse et des États-Unis. (…) Parmi les neuf pays où l’industrialisation est faible, six sont des pays à forte urbanisation (Danemark, Espagne, Grèce, Italie, Pays-Bas et Portugal) » (ibid., p. 342).
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[7]
Ce qui fut le cas de l’Espagne et de l’Italie notamment, dont l’industrialisation s’est faite avec retard.
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[8]
L’histoire industrielle ne manque pas d’exemples de ces cités qui se sont développées autour de l’industrie : Clermont-Ferrand (pneumatique), Saint-Étienne (textile et métallurgie), les villes du Nord de la France (textile et sidérurgie), etc. En accomplissant sa révolution industrielle, Saint-Etienne passe ainsi de 31 544 habitants en 1820 à 126 019 en 1876, tandis que l’arrondissement stéphanois passe durant la méme période de 121 139 habitants à près de 300 000 (LEQUIN, 1991).
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[9]
Souligné par nous.
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[10]
Pour J. JACOBS (1969), la diversité des externalités négatives urbaines contraint aujourd’hui les grandes métropoles à innover pour gérer des nuisances grandissantes (pollutions atmosphérique, sonore, etc.). En ce sens, l’urbanisation croissante favorise l’émergence de nouvelles activités liées à la maîtrise de ces externalités (activités qu’elle nomme les « waste recycling industries »).
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[11]
L’analyse de A.R. PRED (1966) fait ainsi ressortir le poids des 35 plus grandes villes américaines en matière de dépôts de brevets. Il cite également les travaux de I. FELLER (1971, 1973), pour qui, « si l’invention est déterminée par le contact avec les besoins techniques, le mode de vie urbain accroît ces contacts. De même si l’invention découle de l’existence d’un goulot d’étranglement, la ville permet à un plus grand nombre de personnes d’avoir connaissance de ces goulots ». Enfin, il fait référence aux travaux d’I. MARTIN (1977), qui mettent en évidence l’effet positif de la taille des villes sur l’innovation : « Cette relation entre la taille des villes et les innovations est très importante, car ipso facto elle renforce la composante urbaine de l’innovation. En effet, dans l’hypothèse contraire il y a peu de raisons pour que le facteur taille d’une ville intervienne » (pp. 419-420). Ce sont là des résultats que l’on retrouve dans de nombreux travaux contemporains de l’économie urbaine.
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[12]
On retrouve ici l’importance accordée par A. et M. MARSHALL (1879) et J. JACOBS (1969) à la diversité de l’économie urbaine et donc à sa capacité en matière d’hybridation des industries (MEYRONIN, 2001).
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[13]
Laquelle s’exprime par leur rôle croissant dans la gestion des firmes (au détriment des détenteurs du capital). La nouveauté de leurs méthodes et leur capacité d’innovation en la matière s’expliquent par l’élévation générale et progressive des qualifications (développement des formations en gestion, en ingénierie, etc.).
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[14]
Dire qu’il a fortement contribué à l’élaboration du contenu de cette discipline est un euphémisme (LAMOUREAUX et RAFF, 1995).
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[15]
Il convient de souligner ici que cette conception du rôle des firmes dans l’expansion industrielle des nations est présente chez un autre auteur, Michael PORTER (1993). Les performances relatives des nations dépendent en effet selon M. PORTER de leurs structures industrielles, et en particulier de leurs « grappes » (cette notion, dont on a souligné la proximité avec le district Marshallien, désigne la concentration d’une industrie particulière à l’échelle d’une région ou d’une métropole) : « Ce ne sont pas des segments isolés qui connaissent le succès, mais des grappes industrielles (comprenant fournisseurs, clients et activités apparentées) au sein desquelles circulent les informations, les savoir-faire et les technologies, chacun renforçant les autres. Aux États-Unis, la grappe des Technologies de l’Information, comprenant les ordinateurs, les logiciels, les messageries, les bases de données et beaucoup d’autres domaines, en offre un bon exemple. On rencontre ce type de concentration non seulement au niveau d’un pays, mais aussi dans des régions, voire dans des villes, où le dynamisme est encore plus élevé » (p.vi). Selon M. PORTER, la compétitivité d’une nation dépend donc avant tout de la capacité de ses entreprises à créer et maintenir un avantage concurrentiel dans un domaine précis, et cette capacité dépend elle-même pour beaucoup de la constitution et de l’évolution des grappes industrielles.
Ces deux contributions, qui sont contemporaines, témoignent donc ensemble de l’intérêt d’une démarche consistant à analyser les modalités de l’organisation industrielle pour répondre à la question de la richesse relative des nations. -
[16]
Pour William LAZONICK (1986), c’est également à ce mode particulier d’organisation de la production (la grande firme intégrée) que l’on doit la supériorité de l’économie américaine. Pour cet auteur, le déclin de l’industrie britannique s’explique par son incapacité à promouvoir l’émergence de grandes firmes intégrées
1La relation pluri-séculaire qui s’est instaurée entre le développement économique et l’urbanisation a été étudiée par les plus grands historiens. Fernand BRAUDEL (1985) en particulier parle d’un mouvement de « saisie urbaine », et il évoque la « tyrannie grandissante des villes » pour souligner leur rôle économique à partir de la seconde moitié du XVème siècle. Or on peut montrer que l’analyse Marshallienne de l’organisation territoriale de l’industrie, développée par Alfred et Mary MARSHALL dans The Economics of Industry (1879), ouvre une passerelle entre l’analyse économique et l’analyse historique, en permettant de mieux comprendre la place des villes dans le développement industriel. Dans cet ouvrage en effet, A. et M. MARSHALL proposent, dans une perspective historique, une analyse de la dimension spatiale du développement industriel dans laquelle le développement urbain et le développement industriel sont deux dynamiques étroitement liées (QUÉRÉ et RAVIX, 1997 ; MEYRONIN, 2001). Un retour sur cette contribution Marshallienne permet alors de souligner la convergence qui existe entre la thèse d’A. et M. MARSHALL et celle de l’historien Paul BAIROCH (1985, 1999), à qui l’on doit l’analyse historique la plus significative des ressorts complexes de la relation ville-industrie. De plus, il est possible de montrer que cette perspective historique des relations villeindustrie trouve un prolongement dans l’œuvre d’un historien des affaires, Alfred D. CHANDLER, et qu’il existe ainsi une tradition analytique originale, nourrie des apports de l’analyse économique et de l’analyse historique, qui permet de mieux comprendre la dimension urbaine du développement industriel. Dans le cadre d’une discipline qu’il a largement contribué à forger, la business history (1) [**], Alfred D. CHANDLER (1977, 1990) montre en effet qu’il existe un lien entre la richesse des nations et les modes d’organisation des firmes et des industries, et que ce lien est déterminant pour comprendre les différentiels de richesse entre les nations. Il est alors possible de montrer que ses travaux permettent de prolonger les analyses développées par A. et M. MARSHALL (1879) et Paul BAIROCH (1985, 1999) et, ce faisant, de conforter certaines conclusions formulées dans le cadre des travaux portant sur la métropolisation.
2L’objet de cette contribution est donc de mettre en évidence une tradition analytique originale, en soulignant les apports respectifs des travaux d’A. et M. MARSHALL, P. BAIROCH et A.D. CHANDLER à l’analyse de l’organisation territoriale de l’industrie. Dans un premier paragraphe, on s’attardera sur les traits essentiels de l’œuvre des époux MARSHALL, avant de revenir, dans un second paragraphe, sur les travaux de Paul BAIROCH. On pourra alors souligner la convergence qui existe entre cette approche historique et celle d’Alfred et Mary MARSHALL. Un troisième et dernier paragraphe permettra d’articuler cette perspective analytique aux travaux d’A.D. CHANDLER, et de mettre ainsi en lumière une tradition analytique qui emprunte tout à la fois à la science économique et à l’histoire pour traiter de la place des villes dans le développement industriel.
I – Ville et industrie dans l’œuvre marshallienne (1879)
3Les Principes constituent la référence séminale de l’analyse économique des dynamiques territoriales. Il est toutefois possible de montrer que le district n’est pas la seule modalité de l’organisation territoriale de l’industrie mise en avant par l’auteur des Principes : la dimension urbaine occupe en effet une place importante dans le traitement de la question de l’organisation de l’industrie qui est proposé par Alfred et Mary MARSHALL dans The Economics of Industry (2ème édition, 1879). Une relecture du Chapitre VII de cet ouvrage, en ouvrant des perspectives intéressantes du point de vue de l’analyse des rapports qu’entretiennent organisation industrielle et organisation territoriale, permet en effet de redonner toute sa place à la dimension urbaine. Surtout, cette relecture permet de construire une perspective nouvelle dans laquelle la ville et l’industrie sont liées de façon organique par ce mécanisme fondamental du développement industriel qu’est la division du travail.
4Plus précisément, l’intérêt d’un tel retour est triple. Premièrement, il permet de revenir sur le sens de la causalité qui existe entre la localisation et l’émergence de l’industrie : ce n’est plus, comme dans les Principes, la concentration géographique de ressources naturelles et d’une main-d’œuvre qualifiée qui détermine la forme que va prendre l’organisation de l’industrie, mais les modalités de la production qui engendrent un certain type d’organisation territoriale. Deuxièmement, cette relecture suggère qu’il existe une diversité des modalités de l’organisation territoriale de l’industrie : la ville peut apparaître alors comme une forme particulière de territorialisation des industries. Cette contribution avance enfin l’idée selon laquelle la relation ville-industrie repose sur un mécanisme cumulatif : la contextualisation urbaine favorise à son tour le développement industriel. C’est d’abord l’apparition d’industries « subsidiaires » qui viennent compléter et enrichir les métiers traditionnels pour en accompagner le développement, lorsque la spécialisation croissante implique une division du travail entre les firmes. Mais A. et M. MARSHALL mettent également en avant la diversité de l’économie urbaine en tant que facteur du développement industriel : la diversité des industries, qui est le propre des grandes concentrations urbaines, favorise en effet la création de nouvelles activités à travers les échanges qui se développent entre des métiers hétérogènes. Cette dernière idée est très proche de la notion de « diversité économique » mise en avant, dans le sillage de Jane JACOBS (1969), par un nombre croissant de théoriciens issus de l’économie urbaine [2].
L’organisation territoriale de l’industrie dans The Economics of Industry
5Comme le soulignent Michel QUÉRÉ et Joël RAVIX (1997), A. et M. MARSHALL associent dans cet ouvrage l’urbanisation au processus de division du travail : la ville y apparaît comme étant un produit du développement de l’industrie, et non comme un préalable. En d’autres termes, c’est bien le mécanisme de la division du travail qui implique la mise en œuvre d’un certain mode d’organisation territoriale (la ville). Mais cette dernière favorise à son tour le développement industriel en encourageant l’approfondissement du processus de spécialisation, et donc l’émergence d’activités nouvelles. Division du travail et développement urbain sont donc pour A. et M. MARSHALL deux mécanismes étroitement articulés qui constituent le moteur du développement industriel.
6Dans cet ouvrage antérieur aux Principes, Alfred et Mary MARSHALL consacrent en effet un chapitre à l’organisation de l’industrie, et un autre, le suivant, à la division du travail : ces deux chapitres sont étroitement complémentaires. Le processus historique qui conduit de l’âge primitif à celui de la société organisée, puis à ses différentes modalités, y apparaît comme obéissant à celui de la division technique croissante du travail. Selon A. et M. MARSHALL : « On voit émerger progressivement cette division du travail qui fait de la société cet ensemble vivant que l’on connaît » (Chapitre VII, p. 43). Recourant à une démarche de nature historique, A. et M. MARSHALL distinguent les âges marqués par la division du travail, socialement organisés, de l’âge primitif originel : « Dans la vie primitive, il n’y a pas de diversité. Les tribus sauvages sont constituées de personnes exerçant toutes la même activité » (ibid., p. 43) [3]. Une première idée importante apparaît : sans division du travail, il n’y a pas d’échange (besoin inhérent à la spécialisation des tâches), et donc pas de regroupement social. Le sens de la causalité qui lie organisation industrielle et organisation territoriale est donc inversé par rapport à celui qui est formulé dans les Principes, où le développement industriel est analysé comme étant le produit de la concentration géographique.
7Deuxième idée importante : « L’intérêt de cette démarche est de montrer que selon l’orientation prise historiquement par l’organisation de la production, différentes formes de regroupements territorialisés peuvent apparaître » (QUÉRÉ et RAVIX, 1997, p. 20). De fait, « la logique qui accompagne l’émergence des villes est donc celle de la production manufacturière par opposition à la production artisanale, propre à la société agricole, qui ne connaît que la séparation en professions » (ibid., p. 21), et qui n’implique donc pas le regroupement des travailleurs spécialisés (ou tout au moins pas dans les proportions de la manufacture). A. et M. MARSHALL écrivent en effet : « Si l’on avance vers les temps modernes, on peut identifier un processus continu de spécialisation ou de division du travail. La division du travail la plus importante est celle qui existe entre le travail agricole et le travail industriel. (…) Et si les agriculteurs sont largement disséminés à travers la campagne, les industriels s’assemblent progressivement en districts densément peuplés et bien délimités » (Chapitre VII, pp. 46-47). L’organisation de la production manufacturière repose ainsi sur une forme plus complexe de division du travail qui, pour être mise en œuvre, nécessite la constitution progressive des villes : le processus d’urbanisation est donc lié au regroupement d’une main-d’œuvre abondante répondant aux exigences nouvelles de la production industrielle, sous le double effet de la division croissante du travail et de son corollaire, le processus de spécialisation.
8L’émergence de districts industriels est alors le produit d’une division technique du travail encore plus poussée, s’opérant entre les manufactures ellesmêmes, mécanisme qui renforce encore le contexte urbain de la production, en même temps qu’il en est le produit. A. et M. MARSHALL écrivent ainsi : « La production manufacturière d’un bien donné se fait en plusieurs étapes, et l’on dédie à chacune d’entre elles un espace particulier de l’usine. Mais si le montant total du bien produit atteint un volume très important, il peut alors devenir rentable de dédier des usines séparées de taille plus modeste à la production de chacune des étapes » (Chapitre VIII, p. 52). Or, dès lors qu’il y a « plusieurs usines, grandes ou petites, engagées dans un même processus de production, des industries subsidiaires vont rapidement émerger et se développer pour répondre à leurs besoins particuliers » (ibid., p. 52). Ces activités fournissent aux premières les machines-outils dont elles ont besoin, mais également les services d’acheminement et de communication, les services financiers et les services de renseignement commercial. L’apparition d’un grand nombre d’offreurs spécialisés et de services à l’industrie témoigne donc d’une dynamique cumulative propre au milieu urbain : l’approfondissement de la division du travail entre les firmes, dont le district est le produit, renforce progressivement la concentration de l’industrie.
9En effet, si le district est une forme territoriale qui correspond à une étape plus avancée de la division technique du travail, son émergence contribue en retour à renforcer la dynamique industrielle et urbaine : le processus de division du travail qui se poursuit entre les firmes conduit à l’apparition de nouvelles activités sans cesse plus spécialisées et diversifiées. A. et M. MARSHALL insistent alors particulièrement sur la dynamique des compétences qui s’opère au sein des industries géographiquement concentrées :
10« La localisation de l’industrie favorise l’élévation des compétences et la diffusion des connaissances techniques. Là où sont concentrées un grand nombre de personnes œuvrant dans le même genre d’affaires émerge un processus collectif d’apprentissage. (…) Dans un district où est localisée une industrie particulière, un travailleur qualifié est certain de pouvoir trouver un emploi à la mesure de ses compétences ; un maître peut de même facilement trouver un remplaçant à l’un de ses contremaîtres en cas de vacances. L’économie des compétences peut ainsi être davantage développée dans ce type de districts que dans une usine, aussi large soit-elle » (ibid., p. 53) [4].
11Le développement industriel peut ainsi être encouragé par la diversité et la créativité des entrepreneurs citadins et le dialogue des compétences qui s’instaure entre eux : « Un regard sur les registres de la Direction du Commerce de Londres, ou de toute autre grande ville industrielle, permet de découvrir l’étonnante diversité des affaires qui sont menées par un grand nombre de petits artisans » (p. 55). Or cette diversité des activités est selon A. et M. MARSHALL un facteur du développement industriel, dans la mesure où elle favorise les échanges entre des métiers hétérogènes et donc une certaine hybridation des compétences, laquelle ouvre la voie à la création d’activités nouvelles :
12« Un travailleur citadin dont les énergies physiques et mentales ne sont pas complètement employées par son travail ne pourra manquer de s’éduquer au contact des activités variées et foisonnantes qui se trouvent tout autour de lui. Ses voisins ont tout autant intérêt que lui à le laisser s’instruire auprès d’eux et à le laisser porter un regard neuf sur leur travail. De fait, il y a plus de division du travail dans les villes qu’à la campagne » (ibid., p. 57).
13La diversité de l’économie urbaine encourage donc l’apparition de nouvelles industries issues du processus de spécialisation, et ces nouvelles industries renforcent à leur tour, de manière cumulative, la diversité des métiers et donc le potentiel de renouvellement des activités. Pour A. et M. MARSHALL, division du travail et localisation de l’industrie sont interdépendants : la concentration urbaine, produit de la division du travail, favorise à son tour le processus de spécialisation et génère ainsi de nouvelles industries, souvent au confluent d’activités existantes (hybridation des compétences). En ce sens, la dimension urbaine est inhérente au développement de l’industrie, en même temps qu’un puissant facteur de développement.
II – Les villes dans l’histoire économique
14Paul BAIROCH est parmi les historiens l’un de ceux qui se sont le plus préoccupés des rapports entre industrialisation et urbanisation. On reviendra dans un premier point sur son analyse des villes en tant que produit du développement industriel, avant de souligner la dimension cumulative qu’il confère à cette relation dans son ouvrage majeur : De Jéricho à Mexico : villes et économie dans l’histoire (1985).
2.1 – L’urbanisation au service de l’industrie
15Historiquement, il est indéniable que l’explosion de la croissance urbaine est contemporaine de la révolution industrielle : « En face de l’artisan et du système du putting out, les manufactures ne représenteront jusqu’au XIXème siècle qu’une très petite partie de la production » (BRAUDEL, 1985, pp. 64-65). Cela ne signifie pas que dans la période antérieure à ce basculement les villes n’ont pas joué un rôle majeur dans le développement économique des nations [5], mais le mouvement de concentration des activités humaines a connu une accélération sans précédent à partir du XVIIIème siècle. Avec l’industrie naissent ou se développent les grandes concentrations urbaines que l’on connaît aujourd’hui :
16« L’apparition d’un grand nombre de très grandes villes (disons de plus de 500 000 habitants) est, en fait, essentiellement liée à la phase de développement postérieure à la révolution industrielle. (…) On peut estimer qu’avant la révolution industrielle il n’y a jamais eu, dans l’ensemble du monde, plus de 5 à 7 villes qui, au même moment, ont dépassé les 500 000 habitants. Or, dès 1910, on peut relever dans la seule Europe (à l’exclusion de la Russie) … quelque 29 villes de plus de 500 000 habitants dont 4 de plus de 1 million d’habitants » (BAIROCH, 1985, pp. 292-293).
17Mais si la manufacture et la ville sont étroitement liées, ce lien est plus complexe qu’il n’y paraît. Pour cet auteur en effet, « les villes traditionnelles n’ont pas constitué les pôles de ce nouveau type de développement. (…) Par contre, les sept villes qui figurent parmi les plus importantes après 1800 ont enregistré une croissance moyenne de 2,1 % par an de leur population au cours du XVIIIème siècle (et de 3 % de 1800 à 1850). (…) Or, dans la quasi-totalité des cas, il s’agissait à l’origine de très petites villes et même souvent de villages » (ibid., pp. 330-332). Sa conclusion est claire : « Il y a extrêmement peu de villes du réseau urbain du début du XVIIIème siècle qui ont joué un rôle important dans les premières phases de la révolution industrielle anglaise » (ibid., p. 334). Pour les autres pays européens, le constat est le même :
18« Notons… que, parmi les six premiers pays qui ont imité l’exemple anglais…, on trouve une forte majorité (cinq sur six) de pays à faible taux d’urbanisation [6]. Ce qui laisse déjà penser qu’un niveau élevé d’urbanisation n’a été en tout cas ni un facteur nécessaire, ni même un facteur positif pour un développement précoce. D’ailleurs, aussi nette est la relation inverse : il y a une forte prédominance de pays très urbanisés parmi ceux qui ont démarré tardivement » (ibid., p. 339).
19Pour appuyer cette thèse, P. BAIROCH procède à une étude statistique qui confirme que moins un pays était urbanisé, plus sa croissance économique a été rapide durant les cinquante premières années de son démarrage. Pour cet auteur, il est donc à peu près certain que « l’industrialisation s’est réalisée généralement hors des centres urbains traditionnels » (ibid., p. 343). Ainsi, « Ludwigshafen et Höchst étaient de très petites villes avant que ne s’y installent et ne s’y développent les entreprises chimiques » (ibid.). En France, « les pôles de développement industriel au XIXème siècle se situent dans des régions peu touchées par l’urbanisation traditionnelle. Les principaux centres sidérurgiques : Le Creusot, Pont-à-Mousson, Longwy, etc., ne sont au début du XIXème siècle que des villages ou de très petites villes » (ibid.).
20Deux faits sont ainsi établis par P. BAIROCH : les grandes villes sont, d’une part, un phénomène essentiellement postérieur à la révolution industrielle et, d’autre part, elles n’ont pas joué un rôle majeur dans l’émergence de l’industrie. L’urbanisation rapide qui a caractérisé le XIXème siècle apparaît alors davantage comme une conséquence de la révolution industrielle que comme un préalable. Pour P. BAIROCH en effet, « travailler dans l’industrie et le commerce implique presque toujours travailler en ville. La taille croissante des entreprises conduit à transformer rapidement une zone rurale à emplois industriels en une véritable ville. Et, ainsi, nous sommes en présence du premier cas d’une urbanisation liée à l’industrialisation moderne » (ibid., p. 321). C’est donc bien l’industrialisation qui a suscité l’émergence des villes comme figures centrales de la géographie économique, et non l’inverse ; c’est bien la révolution industrielle qui est à l’origine du développement de Leeds, de Birmingham, de Manchester ou de Liverpool, au détriment de Londres (BRASSEUL, 1999).
21La chronologie demeure toutefois complexe, puisque deux étapes sont à distinguer dans l’histoire des rapports entre l’industrialisation et l’urbanisation. Dans un premier temps en effet, qui correspond au début de la révolution industrielle, le « changement important… a été l’émergence de nouvelles villes, la plupart bénéficiant de leur situation privilégiée par rapport aux sources de charbon et de fer » (DURANTON, 1999, p. 105). Ce n’est que dans un deuxième temps, correspondant à la généralisation du factory system, que la révolution industrielle engendre un puissant mouvement de concentration, tant en faveur des nouvelles villes industrielles que des centres urbains plus anciens, lorsque la contrainte de proximité des sources d’énergie devient moins forte (développement des moyens de transport). P. BAIROCH rappelle ainsi que « le développement des industries nouvelles des premières phases de la révolution industrielle (s’est réalisé) hors des centres urbains traditionnels et souvent en milieu pratiquement rural » (ibid., p. 335). La proto-industrialisation a donc débuté généralement à l’écart des grands centres urbains traditionnels, ainsi qu’on l’a vu. Mais lorsque la taille et les contraintes techniques des usines ont exigé de recourir à des installations spécifiques (lesquelles ne pouvaient plus être des granges ou tout autre type de bâtiment pré-industriel), ainsi qu’à une main-d’œuvre sans cesse plus abondante et plus spécialisée, les sites industriels sont devenus progressivement des cités et le développement de l’industrie a accompagné la croissance des villes plus anciennes. Ainsi :
22« L’industrialisation au XIXème siècle implique également l’usine qui fait partie intégrante de l’espace urbain. Dans les premières phases, l’industrie s’installe dans des bâtiments préexistants : écuries, granges, anciens édifices religieux et aussi, surtout en raison des besoins d’énergie, dans des moulins. (…) Mais dès la fin du XVIIIème siècle en Angleterre et les années 1830-1850 en Europe continentale, les choses changent. L’utilisation de la machine à vapeur libère l’« usine » du cours d’eau et les développements techniques et commerciaux amènent des entreprises de plus forte taille : d’où la construction de bâtiments spécifiques destinés à abriter l’usine » (ibid., p. 352).
23Si l’on suit cette analyse, une question s’impose toutefois : pourquoi les villes ne furent-elles pas un facteur majeur du déclenchement de la révolution industrielle ? P. BAIROCH avance un certain nombre d’explications : la nécessité de se localiser, avant la diffusion de la machine à vapeur, au plus près des sources d’énergie (l’eau pour le textile, le charbon pour la sidérurgie), mais aussi le coût de la main-d’œuvre, celui des terrains et des bâtiments. Ceci explique que l’on assiste dans les premiers temps de la révolution industrielle à « l’émergence de nouvelles villes, la plupart bénéficiant de leur situation privilégiée par rapport aux sources de charbon et de fer » (DURANTON, 1999, p. 105). P. BAIROCH met également en avant un facteur négatif expliquant le retard des villes anciennes en matière d’industrialisation : l’hypertrophie urbaine, soit un taux d’urbanisation supérieur à ce qu’il aurait dû être compte tenu de la richesse des pays en question [7]. Ainsi, « il est certain que ce niveau trop élevé d’urbanisation a freiné la mobilisation des investissements vers les secteurs productifs en raison même des besoins de consommation et parfois d’équipement des villes » (ibid., p. 347). Il met également en avant le rôle joué par la spécialisation administrative et commerciale des villes : « La partie la plus douée de la population active se dirigeait vers le tertiaire, ce qui ajoutait ainsi un handicap supplémentaire à l’industrialisation » (ibid.). Mais surtout, « il ne faut pas négliger le fait que, dans ces premières phases, les entreprises étaient de faible taille et que la main-d’œuvre ne devait être que très peu qualifiée » (ibid., p. 336). Ce n’est que lorsque l’industrialisation implique l’usine, « qui fait partie intégrante de l’espace urbain » (ibid., p. 352), que l’urbanisation vient accompagner le développement de l’industrie.
24L’industrie s’est donc développée dans les villes à partir du moment où le processus de spécialisation, et la nécessité inhérente de recourir à une main-d’œuvre à la fois plus abondante (bénéficier des économies d’échelle) et plus qualifiée (complexité croissante, processus de spécialisation), ont impliqué une localisation urbaine ou le développement, autour de l’usine, d’une ville [8]. En d’autres termes : « Le passage au factory system à partir de la fin du XVIIIème siècle produit les grandes concentrations urbaines industrielles qui nous sont familières » [9] (BRASSEUL, 1999, p. 82).
25La conclusion de P. BAIROCH est sans ambiguïté : « C’est une évidence de noter que l’industrialisation est une des causes essentielles de l’urbanisation au XIXème siècle » (ibid., p. 350). On retrouve donc bien ici les conclusions d’Alfred et Mary MARSHALL, telles qu’elles apparaissent dans The Economics of Industry (1879), ainsi qu’on a pu le mettre en évidence dans le paragraphe qui précède.
2.2 – La ville en tant que facteur du développement industriel
26Le mécanisme cumulatif mis en lumière par A. et M. MARSHALL (1879) trouve chez P. BAIROCH de solides fondements historiques. En effet, cet auteur s’interroge également sur le rôle de l’urbanisation, passées les premières phases de l’industrialisation, dans le développement économique : la ville exerce-t-elle à son tour une influence positive sur le développement industriel ? Pour P. BAIROCH, il existe bien une relation cumulative entre l’urbanisation et l’industrialisation : « Si, dans un premier temps, la ville a plus gagné de la révolution industrielle qu’elle ne lui a apporté, les choses changent par la suite » (1985, p. 645).
27Cette relation séquentielle (l’industrialisation facteur du développement urbain, et la ville en tant que facteur du développement industriel), reposerait à la fois sur le poids des industries répondant aux besoins de l’urbanisation et sur le rôle de la ville dans le développement technique et la diffusion des innovations. P. BAIROCH constate ainsi l’importance du développement des industries destinées à répondre à des besoins nouveaux issus de la croissance urbaine : éclairage au gaz, techniques de construction, écoulement et traitement des eaux, téléphone (pour l’intra et l’inter-urbain), transports en commun, etc. De fait, « l’industrialisation favorise l’urbanisation et la ville favorise l’industrialisation » (ibid., p. 370) [10]. D’autre part, P. BAIROCH met en avant un certain nombre de travaux qui convergent pour reconnaître à la ville un rôle majeur en matière d’innovation [11].
28Pour cet auteur, les villes occupent ainsi une place centrale en matière de production et de diffusion des innovations (ibid., p. 432) :
29« Les modalités de ce rôle innovateur de la ville sont multiples et évidentes. (…) La plus forte densité de population facilite les contacts et, par là, accélère le flux des informations. L’hétérogénéité des activités suscite tout naturellement des tentatives d’application (ou d’adoption) à un secteur (ou à un problème spécifique) de solutions adoptées dans un secteur [12]. La ville concentre les activités éducatives qui, de tout temps, ont combiné l’enseignement et sinon la recherche au sens moderne du terme, du moins la réflexion ».
30Ainsi la ville est-elle pour P. BAIROCH un nœud communicationnnel qui permet d’être en relation avec d’autres villes, de participer plus facilement aux échanges internationaux, et donc un milieu favorable à la diffusion des innovations : « Le commerce international, intimement lié aux villes, a entraîné aussi des possibilités de progrès agricoles par la diffusion de nouvelles plantes et/ou de différentes variétés de plantes » (BAIROCH, 1999, p. 25). Si l’urbanisation n’a pas joué un rôle moteur dans l’émergence de la révolution industrielle, elle a cependant favorisé sa diffusion internationale.
31Dans ce processus, le rôle joué par la division du travail a été déterminant. En consacrant une répartition nouvelle des efforts, et en particulier l’émergence d’une classe de population dédiée aux travaux spéculatifs (intellectuels), la ville est synonyme de développement des connaissances. Dans tous les cas, « l’existence d’actifs se consacrant uniquement à des travaux non agricoles » (ibid., p. 25) a été un facteur clé dans l’apparition d’activités commerciales et artisanales, permettant « qu’une fraction de la population des villes se consacre à des fonctions où les probabilités d’innovation sont plus grandes » (ibid.). Dès lors, comme le souligne J. BRASSEUL (1999, p. 50), « la spécialisation plus poussée dans les cités, où se trouvent les meilleurs spécialistes et techniciens, les universités et les bibliothèques, permet aux inventeurs de se concentrer sur une difficulté précise ». Avant même l’apparition de l’industrie, la ville représentait déjà un foyer d’inventions : « Sans concentrations humaines, peu de probabilités de mise au point de techniques de transport plus évoluées, ni même de l’écriture » (ibid.).
32Dès lors, la ville est avant tout le lieu d’une spécialisation croissante des activités humaines, spécialisation qui s’accélère avec la révolution industrielle. D’abord dynamisée par l’apparition de l’industrie, l’urbanisation ouvre en retour et de manière cumulative la voie à de nouvelles spécialisations qui, sans la concentration croissante des hommes, des compétences et des richesses, n’auraient pu voir le jour. On peut donc suivre Paul BAIROCH lorsqu’il écrit (1999, p. 35) : « Si, dans un premier temps, la ville a plus gagné de la Révolution Industrielle qu’elle ne lui a apporté, les choses changent pas la suite. La technique, en devenant progressivement une variable plus indépendante, renforce le rôle de la ville en tant que foyer d’innovations et de diffusion de celles-ci. La transition se place quelque part après 1810 et avant 1860 ». En datant le basculement des relations entre urbanisation et industrialisation, l’analyse de P. BAIROCH permet de conforter celle d’A. et M. MARSHALL, dont l’ouvrage est postérieur à cette époque charnière.
III – Le développement du capitalisme managerial, facteur de la métropolisation
33On peut lire dans les travaux d’A.D. CHANDLER (1977, 1990), dont l’analyse porte pour l’essentiel sur la genèse et la nature du capitalisme « managérial », le souci d’éclairer les raisons de la richesse relative des nations. Bien plus, il est possible de montrer que ses travaux viennent renforcer l’analyse de la métropolisation en tant que produit du mode de production dominant de l’époque moderne. On peut poursuivre ainsi le cheminement analytique suivi jusqu’ici.
3.1 – « Capacités organisationnelles » des firmes et richesse des nations
34La démarche d’Alfred D. CHANDLER consiste à rechercher les fondements du capitalisme industriel américain, qu’il qualifie de « managérial », dans l’étude des stratégies et des modes de production et de distribution des firmes. Cette approche analytique particulière le conduit à considérer leurs « capacités organisationnelles » comme étant un élément central du développement industriel : « Les capacités combinées du management du niveau de la direction et de celui dépendant des cadres moyens peuvent être considérées comme les compétences de l’organisation elle-même. Ces compétences furent parmi les éléments les plus importants de ceux qui constituèrent les « capacités organisationnelles » de la nouvelle entreprise industrielle » (1990, p. 73). Dans la perspective historique qui est la sienne, A.D. CHANDLER (1977, 1990) montre donc que l’innovation organisationnelle, i.e. l’innovation dans la structure de la production (MÉNARD, 1994), conçue et mise en œuvre par les managers, a joué un rôle déterminant dans l’émergence et le développement du capitalisme industriel. La mise en place des premières grandes structures économiques administrées par « la main visible des managers » a constitué ainsi la manifestation initiale d’une compétence managériale, de cette capacité des managers à innover dans l’organisation de la production. Construire, administrer et faire évoluer une organisation de nature à assurer une coordination efficace des activités productives, i.e. une organisation de la production capable d’exploiter en permanence les économies d’échelle et de diversification, a donc été l’élément moteur de l’expansion américaine à partir du XIXème siècle :
35« Les économies potentielles d’échelle et celles réalisées grâce à la diversification des produits, mesurées toutes deux par le niveau de la capacité de production, ont trait aux caractéristiques physiques des installations de production. Les économies réelles d’échelle ou les économies réelles obtenues par la diversification des produits, déterminées toutes deux par le montant de la consommation intermédiaire, sont de nature organisationnelle. De telles économies dépendent du savoir, des qualifications, de l’expérience et des aptitudes au travail en équipe – c’est-à-dire de capacités humaines organisées qui sont essentielles pour l’exploitation du potentiel des processus technologiques nouveaux » (CHANDLER, 1990, p. 53).
36Prenant appui sur cette conception managériale de la firme, A.D. CHANDLER analyse, à travers l’étude minutieuse des stratégies et des structures de production mises en œuvre pas leurs firmes, le développement du capitalisme industriel aux États-Unis, en Allemagne et en Angleterre. Il déduit des capacités organisationnelles de leurs firmes respectives les causes des performances économiques relatives de ces différentes nations. En soulignant l’emprise progressive de la « main visible des managers » [13], A.D. CHANDLER s’attache alors à montrer que l’expansion de l’économie américaine à partir de la fin du XIXème siècle est d’abord le produit de l’expansion de ses grandes firmes de type managérial (elles sont, avant toute chose, le produit du talent de leurs managers et de leur capacité à mettre en œuvre une organisation productive performante).
3.2 – Ville et industrie : une perspective chandlérienne
37Il peut paraître quelque peu surprenant de rechercher dans l’œuvre d’Alfred D. CHANDLER une allusion au territoire, si l’on excepte les cadres nationaux dans lesquels il situe son analyse. Michael ENRIGHT (1995, p. 2) n’assimile-t-il pas d’ailleurs ce qu’il nomme « a non-Chandlerian business development » à un mode de développement basé sur des industries géographiquement concentrées (le modèle chandlérien de la grande firme intégrée devenant le parangon d’un mode de développement a-spatial) ? Il est cependant possible de montrer que l’œuvre d’A.D. CHANDLER ouvre une perspective originale pour l’étude de la dimension territoriale du développement industriel, et qu’elle permet ainsi d’apporter un éclairage nouveau sur l’analyse de la métropolisation.
38La contribution d’A.D. CHANDLER (1990) est déterminante à double titre. Elle l’est, en premier lieu, du fait de son apport à la business history [14] et à l’analyse des modalités de l’organisation industrielle. Mais elle l’est aussi parce qu’elle établit un lien entre l’innovation organisationnelle au niveau des firmes et les performances économiques des nations : « Elle a puissamment contribué à réorienter la littérature relative à la création des richesses dans la société capitaliste en montrant combien la compétitivité des nations dépendait, dans une large mesure, des « capacités organisationnelles » et financières des firmes » (TEECE, 1993, p. 199). D’après ce dernier, « CHANDLER écrit de façon implicite, mais consciente, sur la question de la richesse des nations » (ibid., p. 223), et sa proposition fondamentale réside dans l’idée selon laquelle :
39« La richesse des nations repose sur le développement des « capacités organisationnelles ». (…) Le développement de ces « capacités organisationnelles » est un facteur déterminant pour le développement des affaires, et plus généralement pour le développement industriel » (ibid., p. 222).
40Pour Bo CARLSSON et Gunnar ELIASSON (1994, p. 692) également, l’œuvre d’Alfred D. CHANDLER est un manifeste original en faveur d’une analyse renouvelée des causes de la richesse des nations :
41« La contribution la plus récente de CHANDLER (1990) associe les « capacités » des firmes (i.e. le niveau microéconomique) à la performance macroéconomique des nations. Pour ce faire, il décrit et analyse les « capacités organisationnelles » des 200 plus grandes firmes des E-U, et il les compare à celles de leurs homologues allemandes et anglaises. Il démontre ainsi leur importance dans l’explication des performances économiques relatives de ces trois nations au début du XXème siècle. CHANDLER attribue alors la supériorité relative de l’industrie américaine à l’émergence précoce des grandes firmes intégrées dans ce pays, puis à l’aptitude de ces dernières à mettre en œuvre une organisation de nature à exploiter pleinement les économies potentielles d’échelle et de gamme créées par un marché domestique vaste et fortement croissant, des marchés financiers centralisés et institutionnalisés, et nombre d’innovations techniques majeures ».
42L’idée selon laquelle les firmes jouent un rôle central dans le fonctionnement des économies, et détermineraient ainsi la performance relative des nations du fait de leur capacité à organiser la production et les marchés, traverse en effet toute l’œuvre d’A.D. CHANDLER. Pour cet auteur, « l’organisation de l’industrie n’est pas le produit de l’évolution économique ; à l’inverse, l’organisation de l’industrie génère elle-même les institutions nécessaires à son évolution » (LOASBY, 1999, p. 74). En ce sens, la firme managériale y incarne l’innovation institutionnelle qui a rendu possible le développement du capitalisme industriel, c’est-à-dire la mise en œuvre de la production et de la distribution à grande échelle. Loin d’être déterminé par cette autre grande institution de l’économie qu’est le marché, le développement industriel est d’abord le produit des stratégies et des structures productives des firmes : « Sa thèse repose sur l’idée selon laquelle, contrairement à ce qui est communément admis par la théorie économique, ce ne sont pas les marchés qui sont à la base de l’organisation économique (et en déterminent ainsi la nature), mais les organisations économiques qui construisent le marché » (TEECE, 1993, p. 199). Le basculement qui s’opère dans son œuvre entre le marché et la firme (au profit de cette dernière institution) le distingue clairement de l’économie des coûts de transaction (WILLIAMSON, 1985), et ce, de son propre aveu d’ailleurs (CHANDLER, 1992).
43De cette conception du rôle des firmes découle donc l’idée selon laquelle ce sont les modalités de l’organisation industrielle qui déterminent les performances relatives des nations, et plus généralement des territoires ; ce ne sont plus les marchés, ni même les contingences nationales, qui déterminent le développement industriel des nations, mais les performances organisationnelles de leurs firmes [15].
3.3 – Développement du capitalisme managérial et métropolisation
44Sur cette base, il devient possible de montrer que ce sont bien les modalités de l’organisation industrielle et donc, historiquement, le développement du capitalisme managérial, qui ont déterminé un certain mode de territorialisation : la métropolisation. Les travaux d’A.D. CHANDLER (1977, 1990) peuvent alors être mis à contribution, tant pour expliquer l’émergence de la ville industrielle, que pour analyser le processus de métropolisation ou, ce qui revient au même, le développement des services aux entreprises et leur concentration dans les grands centres urbains.
45En effet, à partir du moment où la production est essentiellement réalisée et coordonnée au sein des firmes industrielles, on peut considérer qu’on assiste à l’émergence de la cité industrielle : à « la mutation vers la ville industrielle correspond une mutation parallèle des structures de production. Les modes de production artisanaux et décentralisés du monde pré-industriel ont été remplacés par les technologies industrielles beaucoup plus intégrées verticalement. L’implication directe de cette mutation a été la concentration de la main-d’œuvre dans des unités de travail beaucoup plus grandes » (DURANTON, 1999, p. 106). L’émergence des grandes concentrations urbaines peut donc s’analyser comme étant le produit de cette mutation sans précédent des structures économiques : en concentrant les moyens de production et la main-d’œuvre nécessaires à l’exploitation des économies d’échelle et de gamme, la grande firme intégrée implique un regroupement sans précédent des ressources productives. En ce sens, l’expansion des villes à partir du XIXème siècle peut s’interpréter comme étant le produit de la diffusion du modèle de la grande firme intégrée chandlérienne.
46Puis ce sont d’autres mutations, propres au monde contemporain, qui ont accentué encore l’expansion des villes et promu les métropoles au rang de figures dominantes de la géographie économique. Ainsi, dans la mesure où « la diversification des lignes de production et la transnationalisation des activités économiques requièrent des compétences hautement spécialisées dans la gestion de haut niveau » (SASSEN, 1996, p. 44), la recherche et la centralisation des moyens de coordination inhérents à la gestion de cette diversification géographique et sectorielle ont nécessité de manière croissante une localisation métropolitaine. De fait, lorsqu’une firme met en œuvre une diversification géographique, elle doit créer au niveau de son siège social une organisation centrale à même de pouvoir coordonner ses différents sites. C’est donc bien cette centralisation des moyens de coordination nécessaires à l’expansion des grandes firmes intégrées qui explique le poids des métropoles dans l’économie contemporaine. D’une certaine façon, ce mouvement de concentration était implicite, inhérent à la complexité croissante des processus organisationnels des grandes firmes intégrées. Dès lors, plus la diversification sectorielle et géographique des firmes s’accélère, et plus les métropoles tendent à jouer un rôle d’ancrage pour les activités (essentiellement tertiaires) qui supportent et organisent ces processus : « Les tendances à la multiplication des sites d’industrie, de services ou de banque, ont créé une vaste gamme d’activités de services spécialisés, en vue de diriger et de contrôler les réseaux mondiaux d’usines, d’unités de services et de succursales » (SASSEN, ibid., p. 45).
47Dans son analyse de la métropolisation, Saskia SASSEN (1996) fait ainsi référence à A.D. CHANDLER (1977) pour souligner le fait que le développement des activités urbaines de services aux entreprises est étroitement lié à la gestion de la complexité dans les organisations économiques et gouvernementales, complexité encore accentuée par la globalisation de l’économie. Elle souligne particulièrement le rôle des firmes multinationales dans le développement de cette offre : « La croissance des grandes sociétés multinationales, particulièrement aux États-Unis, a été un facteur déterminant dans le développement des industries de services. Les multinationales américaines, complexes et sophistiquées, opérant à la fois au niveau national et mondial, ont suscité une demande d’inputs de services intermédiaires avancés » (ibid., p. 160). Ce faisant, elles ont largement contribué à renforcer la place des métropoles dans l’organisation économique mondiale. La diversification et l’expansion géographique des grandes firmes industrielles ont donc commandé l’évolution vers une économie urbaine de services. On peut ainsi montrer que la métropolisation est étroitement liée au développement du capitalisme managérial : les besoins croissants en matière de gestion centralisée et de moyens de coordination induits par ce mode de développement industriel, et le recours inhérent au secteur des services, ont été et demeurent de puissants facteurs de polarisation.
48On trouve chez J.R. CUADRADO-ROURA (1990) une analyse très proche de la relation qui existe entre le développement du capitalisme managérial chandlérien, le rôle croissant des services et le processus de métropolisation :
49« CHANDLER (1977) souligne combien le développement des différentes modalités de l’organisation hiérarchisée permet d’expliquer la puissance des grandes entreprises, hier comme aujourd’hui. De fait, son travail aide à mieux comprendre les raisons du développement de la demande des firmes en matière de services externes et la structuration progressive d’une offre de services à l’entreprise » (pp. 207-208).
50L’œuvre chandlérienne permet ainsi de mieux comprendre le phénomène de polarisation inhérent au développement des services aux entreprises dans les grands centres urbains. Le capitalisme managérial a en effet suscité une demande croissante pour des services de plus en plus spécialisés mais généralisés, répondant aux besoins de gestion de processus administratifs et productifs sans cesse plus complexes car dispersés et diversifiés. Dès lors, le processus de spécialisation a favorisé l’émergence progressive de firmes proposant les prestations correspondantes, mettant en œuvre une division du travail entre grandes firmes et prestataires de services. En se développant, ces derniers ont eux-mêmes contribué à l’apparition et à l’accroissement d’une demande pour d’autres activités tertiaires, au premier rang desquelles figure, depuis deux décennies, l’informatique (FIXLER et SIEGEL, 1999). Ce processus cumulatif a favorisé l’émergence des métropoles, où était déjà concentrée la plupart des sièges sociaux, et où leur localisation s’est accélérée dès lors qu’il n’existait pas d’autre lieu susceptible de fournir de tels services. En d’autres termes :
51« La concentration industrielle croissante et celle des entreprises ellesmêmes résultent d’un phénomène de gravitation des activités de siège à l’échelle des plus grandes métropoles et de leurs activités diversifiées de services aux entreprises. Lorsque les firmes grandissent en taille et en gamme de produits, leurs besoins en matière de services non standardisés et non spécifiques à l’industrie font de même ; ces besoins sont alors satisfaits de façon croissante par des sociétés extérieures de services à l’entreprise » (COFFEY, 1990, pp. 4-5).
52Le capitalisme managérial, parce qu’il implique un recours croissant à des services informationnels de plus en plus spécialisés (services juridiques, de commerce international, comptables, financiers, d’ingénierie, etc.), est donc l’une des causes majeures de la métropolisation, qui apparaît ainsi comme étant le produit séculaire de l’expansion du modèle de la grande firme intégrée. Pour Alfred D. CHANDLER, la firme managériale constitue l’invention déterminante du capitalisme industriel, le mode d’organisation de la production qui supplante progressivement le marché à partir du XIXème siècle. C’est elle qui a permis au capitalisme industriel américain de dominer l’économie mondiale [16]. Or, à partir du moment où s’impose le modèle de la grande firme intégrée, qui émerge dans les années 1880 aux États-Unis, la métropolisation devient une des composantes clefs du développement industriel : elle est la conséquence des exigences organisationnelles de la production à grande échelle, puis de la production globalisée.
Conclusion
53On a développé dans cette contribution l’idée selon laquelle « l’économie fait la ville », et « la ville en retour fait l’économie » (BAILLY et HURIOT, 1999, p. 2). On a pu mettre en lumière les premiers éléments d’une analyse originale de la relation cumulative qui s’est nouée entre l’industrialisation et l’urbanisation. En montrant qu’il existe sur ce point une perspective historique fondée sur les travaux d’A. et M. MARSHALL, P. BAIROCH et d’A.D. CHANDLER, on a pu souligner combien l’inscription urbaine du développement industriel relève d’un processus historique long, et que ce sont bien les conditions de la production qui déterminent un certain mode d’organisation territoriale de l’industrie. Dans la période contemporaine, les travaux d’A.D. CHANDLER viennent compléter ceux d’A. et M. MARSHALL et de P. BAIROCH, au confluent de l’analyse historique et de l’organisation industrielle, pour proposer une analyse de la métropolisation. D’un point de vue méthodologique, cette perspective suggère qu’il n’est pas indifférent de revenir sur l’analyse des modalités de l’organisation de l’industrie pour comprendre les modes de territorialisation des activités économiques. Toutefois, le développement industriel ne constitue pas le seul facteur explicatif de l’urbanisation : d’autres facteurs, parmi lesquels la révolution agraire, ont joué un rôle tout aussi déterminant. La thèse présentée dans ce papier ne peut donc être lue que comme une contribution à l’étude des dynamiques territoriales du seul point de vue des modalités de l’organisation des activités économiques. Elle doit donc être rapprochée de l’ensemble des contributions qui s’efforcent de mieux comprendre, dans une perspective historique, les raisons de la polarisation croissante des hommes et des richesses dans les grandes aires urbaines. Enfin, cette contribution laisse de côté la question de la diffusion spatiale de la révolution industrielle, puis informationnelle, vers les aires urbaines de moindre importance. Son objet était plus modeste, en dépit de l’importance de cette question.
Bibliographie
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : paul bairoch, organisation territoriale de l'industrie, alfred chandler, alfred marshall, business history, métropolisation, économie urbaine
Mise en ligne 01/01/2012
https://doi.org/10.3917/reru.031.0153Notes
-
[*]
Première version décembre 2001, version révisée novembre 2002.
-
[**]
Les chiffres entre parenthèses renvoient aux notes en fin d’article.
-
[1]
On conserve volontairement ici le terme anglo-saxon, ce courant d’analyse n’ayant pas encore véritablement essaimé dans d’autres pays que l’Angleterre (Cf. en particulier les travaux de William LAZONICK, 1986, 1991) et les États-Unis (la Harvard School dont A.D. CHANDLER est le représentant le plus éminent). Sur la genèse de cette discipline, voir notamment John F. WILSON (1994). Il est important de souligner ici l’apport d’A.D. CHANDLER à l’analyse de l’organisation industrielle, comme l’a bien vu Édith T. PENROSE (1995).
-
[2]
Cf. notamment E. GLAESER et al. (1992), E. GLAESER (1998), P. QUIGLEY (1998) et C. LACOUR (1999).
-
[3]
Souligné par nous.
-
[4]
On retrouve ici deux des trois principaux avantages marshalliens liés à la localisation : les externalités liées à l’apprentissage collectif et à la diffusion des connaissances dans l’industrie (les « knowledge spillovers » dans la terminologie anglo-saxonne), et l’atout que constitue un marché du travail dense et spécialisé (tant pour le producteur que pour le travailleur).
-
[5]
Cf. notamment F. BRAUDEL (1985).
-
[6]
Ainsi, « cinq des six pays qui se retrouvent assez tôt avec un niveau élevé d’industrialisation avaient, au début de leur démarrage, un faible taux d’urbanisation. Il s’agit de l’Allemagne, de la France, de la Suède, de la Suisse et des États-Unis. (…) Parmi les neuf pays où l’industrialisation est faible, six sont des pays à forte urbanisation (Danemark, Espagne, Grèce, Italie, Pays-Bas et Portugal) » (ibid., p. 342).
-
[7]
Ce qui fut le cas de l’Espagne et de l’Italie notamment, dont l’industrialisation s’est faite avec retard.
-
[8]
L’histoire industrielle ne manque pas d’exemples de ces cités qui se sont développées autour de l’industrie : Clermont-Ferrand (pneumatique), Saint-Étienne (textile et métallurgie), les villes du Nord de la France (textile et sidérurgie), etc. En accomplissant sa révolution industrielle, Saint-Etienne passe ainsi de 31 544 habitants en 1820 à 126 019 en 1876, tandis que l’arrondissement stéphanois passe durant la méme période de 121 139 habitants à près de 300 000 (LEQUIN, 1991).
-
[9]
Souligné par nous.
-
[10]
Pour J. JACOBS (1969), la diversité des externalités négatives urbaines contraint aujourd’hui les grandes métropoles à innover pour gérer des nuisances grandissantes (pollutions atmosphérique, sonore, etc.). En ce sens, l’urbanisation croissante favorise l’émergence de nouvelles activités liées à la maîtrise de ces externalités (activités qu’elle nomme les « waste recycling industries »).
-
[11]
L’analyse de A.R. PRED (1966) fait ainsi ressortir le poids des 35 plus grandes villes américaines en matière de dépôts de brevets. Il cite également les travaux de I. FELLER (1971, 1973), pour qui, « si l’invention est déterminée par le contact avec les besoins techniques, le mode de vie urbain accroît ces contacts. De même si l’invention découle de l’existence d’un goulot d’étranglement, la ville permet à un plus grand nombre de personnes d’avoir connaissance de ces goulots ». Enfin, il fait référence aux travaux d’I. MARTIN (1977), qui mettent en évidence l’effet positif de la taille des villes sur l’innovation : « Cette relation entre la taille des villes et les innovations est très importante, car ipso facto elle renforce la composante urbaine de l’innovation. En effet, dans l’hypothèse contraire il y a peu de raisons pour que le facteur taille d’une ville intervienne » (pp. 419-420). Ce sont là des résultats que l’on retrouve dans de nombreux travaux contemporains de l’économie urbaine.
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[12]
On retrouve ici l’importance accordée par A. et M. MARSHALL (1879) et J. JACOBS (1969) à la diversité de l’économie urbaine et donc à sa capacité en matière d’hybridation des industries (MEYRONIN, 2001).
-
[13]
Laquelle s’exprime par leur rôle croissant dans la gestion des firmes (au détriment des détenteurs du capital). La nouveauté de leurs méthodes et leur capacité d’innovation en la matière s’expliquent par l’élévation générale et progressive des qualifications (développement des formations en gestion, en ingénierie, etc.).
-
[14]
Dire qu’il a fortement contribué à l’élaboration du contenu de cette discipline est un euphémisme (LAMOUREAUX et RAFF, 1995).
-
[15]
Il convient de souligner ici que cette conception du rôle des firmes dans l’expansion industrielle des nations est présente chez un autre auteur, Michael PORTER (1993). Les performances relatives des nations dépendent en effet selon M. PORTER de leurs structures industrielles, et en particulier de leurs « grappes » (cette notion, dont on a souligné la proximité avec le district Marshallien, désigne la concentration d’une industrie particulière à l’échelle d’une région ou d’une métropole) : « Ce ne sont pas des segments isolés qui connaissent le succès, mais des grappes industrielles (comprenant fournisseurs, clients et activités apparentées) au sein desquelles circulent les informations, les savoir-faire et les technologies, chacun renforçant les autres. Aux États-Unis, la grappe des Technologies de l’Information, comprenant les ordinateurs, les logiciels, les messageries, les bases de données et beaucoup d’autres domaines, en offre un bon exemple. On rencontre ce type de concentration non seulement au niveau d’un pays, mais aussi dans des régions, voire dans des villes, où le dynamisme est encore plus élevé » (p.vi). Selon M. PORTER, la compétitivité d’une nation dépend donc avant tout de la capacité de ses entreprises à créer et maintenir un avantage concurrentiel dans un domaine précis, et cette capacité dépend elle-même pour beaucoup de la constitution et de l’évolution des grappes industrielles.
Ces deux contributions, qui sont contemporaines, témoignent donc ensemble de l’intérêt d’une démarche consistant à analyser les modalités de l’organisation industrielle pour répondre à la question de la richesse relative des nations. -
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Pour William LAZONICK (1986), c’est également à ce mode particulier d’organisation de la production (la grande firme intégrée) que l’on doit la supériorité de l’économie américaine. Pour cet auteur, le déclin de l’industrie britannique s’explique par son incapacité à promouvoir l’émergence de grandes firmes intégrées