Notes
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[*]
Première version septembre 2001, version révisée mars 2002.
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[1]
Les chiffres utilisés pour la période de 1840 à 1929 sont tirés de J.C. TOUTAIN, (1993), «La production agricole de la France de 1810 à 1990 : départements et régions », tome 1, 2 et 3, Économies et Société, Série AF/17, n° 1-2, 1078 pages.
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[**]
Les chiffres entre parenthèses renvoient aux notes en fin d’article.
-
[2]
D’après l’enquête décennale de 1882 in M. TRACY, (1986), p. 74.
-
[3]
D’après J.C. TOUTAIN, (1994), p. 12.
-
[4]
F. BRAUDEL, (1986), pp. 203-204.
-
[5]
Sur la question de la croissance agricole et son explication dans le cadre de la théorie classique, on peut se référer à A. MOUNIER, (1992), Les théories économiques de la croissance agricole, Edition Économica, INRA, Paris, pp. 58-68.
-
[6]
Cette notion de révolution agricole est à comprendre selon la définition de J.B. CHOMBART de LAUWE, (1961) «Un ensemble de découvertes qui ont indubitablement amélioré la production agricole », in « L’industrialisation de l’agriculture », Revue d’Économie Politique, Tome LXXXI, n° 6, p. 754. La définition de M. BLOCH est relative au temps et à la construction du phénomène, « l’habitude est prise de désigner sous le nom de révolution agricole les grands bouleversements de la technique et des usages agraires qui, dans toute l’Europe, à des dates variables selon les pays, marquèrent l’avènement de l’exploration contemporaine (…) Elle s’étend sur plusieurs années, voire plusieurs siècles», in G. GAVIGNAUD (1994) « Révolutions agricole et rurale », Revue de l’Économie Méridionale, n° 165166, vol. 42, p. 134.
-
[7]
Ces informations sont extraites de G. DUBY et A. WALLON (sous la dir.), (1976), Histoire de la France rurale de 1789 à 1914, Tome 3, Éditions du Seuil, collection Histoire, Paris, p. 205.
-
[8]
Dans les années 1960 à 1990, cette gradation des régions agricoles va se confirmer lorsque les agricultures seront plus consommatrices d’intrants et de progrès technique.
-
[9]
Décret de loi, du 30 Juillet 1935, création de l’Institut National des Appellations d’Origine (I.N.A.O.).
-
[10]
Appellation d’Origine Contrôlée, Vin Délimité de Qualité Supérieure.
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[11]
Selon l’INAO, chiffres de Mars 1996.
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[12]
La figure 3 est une typologie à situer avec la figure 2 qui permet d’observer en 1995 la situation des départements selon l’indicateur PAF département / PAF nationale utilisé en partie I.
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[13]
26 départements sont plus dotés en AOC que la moyenne nationale (voir, les Types 1 et 2) de la figure 3.
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[14]
Le Massif Central constitue très certainement la région la plus dynamique des 10 dernières années. De 1995 à 2000, le nombre des AOC dans la production agricole de qualité de cette région est passé de 33 à 36 % selon l’ENITA de Clermont-Ferrand (LAGRANGE et TROGNON (2000)). Cette région se compose des départements suivants : la Haute-Vienne, la Creuse, l’Allier, la Corrèze, le Puy-de-Dôme, la Loire, le Lot, le Cantal, la Haute-Loire, le Tarn pour partie, l’Aveyron, et la Lozère. Au premier janvier 2000, on avait 23 AOC référencées.
-
[15]
PAF : Production Agricole Finale. PAC : Production Agricole Commune.
IGP : Indications Géographiques Protégées. AOP : Appellation d’Origine Protégée. -
[16]
Il serait opportun d’exploiter un indicateur plus pertinent comme la VAB par produit labellisé et non labellisé pour pouvoir discerner les formes de spécialisation des territoires et leur performance économique.
Introduction
1Plusieurs constatations sont à l’origine de cette étude. L’agriculture est l’aménageur de l’espace rural, elle a structuré l’espace productif et aujourd’hui, les bases foncières et structurelles de l’économie agricole sont les héritières des dynamiques spatiales du XIXe siècle. Ensuite, l’activité agricole est la plus grande consommatrice d’espace rural, alors que la part des activités agricoles dans les activités rurales tend à baisser. Enfin, les travaux insérant les questions spatiales sur le long terme sont actuellement peu répandus ce qui est un paradoxe lorsque l’on souhaite situer les mutations spatiales des dernières décennies (CAPT et SCHMITT, 2000)
2A-t-on toujours le même « ordre éternel des champs » ? Cette expression reprise du titre de l’ouvrage de R. MASPETIOL de 1946 situe parfaitement l’ambivalence d’étudier les dynamiques spatiales sur la longue période de l’agriculture française. Les régularités spatiales qui forment ou ont formé l’espace agricole français depuis le milieu du XIXe siècle semblent se reconduire pour partie (LACOMBE et alii, 2002). Or, les territoires agricoles « de nouvelles générations » d’où s’extraient les productions de qualité d’appellation notamment ne correspondent pas toujours aux régions révélées sur le long terme. Comment s’établissent dans le temps les hiérarchies spatiales pour l’agriculture ?
3À partir d’analyses spatiales, nous devrions pouvoir déterminer le contexte historique dans lequel, l’agriculture s’est trouvée au départ de la période de croissance économique de la fin du XIXe.
4Une première analyse (partie I) permettra de comprendre comment les disparités départementales dans la production agricole en France du XIXe jusqu’au début du XXe siècle se sont produites. Des articulations multiples qui se sont opérées entre l’espace productif, la population rurale et la production agricole permettent de comprendre les dynamiques spatiales de l’agriculture entre 1840 et 1929.
5Une autre lecture des dynamiques spatiales devient possible (partie II) dès lors que l’on intègre dans un second temps, les formes plus « marginales » d’agriculture sur le plan économique mais pas sur le plan spatial. Les configurations territoriales de ces systèmes productifs plus rares et plus orientés vers la qualité des produits à compter du milieu du XXe forment-elles des hiérarchies spatiales particulières ? Comment se situent-elles par rapport aux territoires de premier ordre ?
6Quelles sont les interprétations qu’offre la science régionale à ces configurations territoriales de long terme ? (partie III)
I – Les dynamiques spatiales de l’agriculture en France entre 1840 et 1929 et la formation sur cette période des territoires agricoles de premier ordre
7Entre 1840 et 1929, l’articulation entre l’espace agricole utile et la population active agricole constituait l’essentiel de la dynamique rurale. La sensibilité de l’activité agricole et de ses localisations – à travers ses composantes démographie, espace productif et croissance – ont marqué les espaces agricoles au cours du milieu du XIXe, puis affecté structurellement les territoires au début du XXe.
1.1 – Les incidences spatiales des fluctuations de la croissance agricole entre 1840 et 1929
8La croissance de la production agricole à partir de la seconde moitié du XIXe siècle n’a pas été régulière. Entre 1840 et 1892, le produit agricole total augmente en moyenne annuelle de 7,1 % [1] [**] alors que sur la période suivante (1892 à 1929), ce taux annuel est de 6,4 %. Sans qu’il y ait réellement accélération du rythme de la croissance agricole, cette période de dynamique s’explique par un ensemble de facteurs se conjuguant entre eux.
9Le début du XIXe siècle est marqué par un déploiement des facteurs de production mais qui n’a pas eu les effets escomptés. L’agriculture étant consommatrice d’espace, les régions agricoles étendent leur espace productif entre 1840 et 1929, afin d’accroître la production agricole de l’ensemble du pays. Mais le progrès technique n’a pas été suffisant sur la période pour permettre une augmentation significative de la production à l’hectare ou du moins insuffisamment décisif pour apporter un sursaut de la production agricole totale en valeur. La croissance démographique agricole, l’extension de la surface utile puis sa rétraction vers 1929 caractérisent cette période chaotique. Cette période est également marquée par plusieurs évolutions (croissance démographique, extension des surfaces, relative faiblesse du progrès technique) qui ne vont pas globalement aider l’agriculture à pousser la croissance. En réalité, ces dynamiques n’ont fait que renforcer les disparités spatiales entre les différentes régions de productions.
1.1.1 – Le contexte économique, agricole et rural de l’espace français de la fin du XIXe siècle
10Au cours de l’histoire, les actions de l’État ont été chronologiquement basées sur deux conceptions de la politique agricole, une conception protectionniste jusqu’au milieu du XXe siècle et à partir des années 1950, des politiques plus interventionnistes. La politique publique de « gestion de crise agricole » de la fin du XIXe jusqu’aux années 30 est particulièrement atypique, et vise à développer les territoires et leur potentiel.
11La première action politique moderne de gestion de crise dans l’espace rural concernait la production agricole. Depuis TURGOT et son programme d’allégement des taxes supportées par les paysans, les méthodes nouvelles de production ont toujours été encouragées. Ces innovations permettraient d’accroître la productivité. À partir de la fin du XIXe siècle, des politiques à caractère protectionniste accompagnent la montée des économies agricoles de marché. Entre 1880 et 1913, les cadres d’intervention objectivaient une indépendance envers les produits étrangers, la grandeur du pays au niveau de ses capacités de production était privilégiée aux satisfactions des besoins (TRACY, 1986, p. 82). C’est avec l’émergence des premières crises agricoles de surproduction que les politiques publiques protectionnistes sont décidées. La lente baisse des cours pousse Méline à demander des contrôles douaniers dès 1879, exprimant que l’agriculture veut réagir au régime commercial antiégalitaire et par conséquent faussement libéraliste (BARRAL, 1968, p. 85).
12Cette crise de surproduction s’estompe vers 1900 pour l’ensemble de l’agriculture excepté la viticulture. Un vignoble algérien en pleine expansion, des rendements dans le Languedoc accrus malgré une superficie en vigne bien inférieure au niveau national en ces périodes post-phylloxérique, une consommation qui connaît un ralentissement de sa croissance au profit du thé, du cidre et de la bière ont suffi pour mettre en péril les cours du vin et les revenus des viticulteurs. Ces crises économiques, sans précédent, s’expliquent également par l’ouverture vers les marchés internationaux des pays producteurs et donc concurrents malgré l’accroissement de la demande au niveau européen. En effet, 50 % de la production agricole nationale est commercialisée en 1870 contre 14 % entre 1781 et 1790, du fait aussi d’une baisse de l’autoconsommation.
13Les fluctuations économiques des cours des produits agricoles ont pour incidence d’agir sur la démographie rurale et sur les territoires ruraux. Entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe, l’émigration rurale s’explique par un trop plein de population dans les campagnes et les familles d’agriculteurs représentent les trois-quarts de ces flux migratoires. Cette émigration est également dopée par un appel de l’industrie localisée préférentiellement dans les villes de certaines régions (TOUTAIN, 1994), ces activités industrielles en pleine croissance nécessitant une main d’œuvre abondante.
14La population rurale avait atteint un volume maximum en 1846. Ce niveau de population record se retrouve dans le nombre d’exploitations agricoles en France. Les effectifs étaient de 5,6 millions d’unités productives [2], parmi lesquelles 2,6 millions avaient entre un et dix hectares. À partir de cette date, l’émigration est d’environ 50 000 habitants par an jusqu’en 1886, et de 100 000 personnes par an après 1886 [3].
15Malgré ce vaste mouvement de population vers les villes, il y a eu entre 1891 et 1906, un redressement de la population active agricole en volume qui pouvait s’expliquer par un tassement de la crise économique de l’agriculture en cette fin de siècle limitant quelque peu l’exode agricole. Néanmoins, sur la longue période, c’est bien une accélération de l’exode rural qui s’observe. La crise dans l’industrie au début du XXe siècle et la montée du chômage dans les villes n’ont pas suffi à enrayer cette tendance.
16Après une période de stabilisation des cours, au milieu des années 20, l’agriculture souffre d’une évolution moins favorable des prix, les coûts de production sont de moins en moins compressibles, faute de progrès technique, et le mouvement d’émigration vers les villes reprend. Avec la crise de 1929 se met en place une nouvelle période de politique protectionniste. Les pays industriels tentent par ces actions d’écouler leur propre marchandise au niveau national en bloquant, grâce à une montée des droits de douane, les importations. Des interventions de l’État (achats d’excédents, protections douanières, mesures non tarifaires) aident à la préservation des marchés intérieurs vis-à-vis des produits concurrents. En 1931, les droits de douane s’appliquent à l’intégralité des produits alimentaires concurrents de l’agriculture française. Malgré l’intervention de l’État, les mécanismes de régulation des importations ne suffisent pas à contrôler les prix lorsque l’offre intérieure augmente. Ce sera l’annonce du second conflit mondial vers la fin des années trente qui fera lever les mesures protectionnistes en France.
1.1.2 – L’emprise grandissante de l’agriculture sur l’espace dès 1840
17De 1840 à 1929, le premier élément favorable à la croissance agricole peut s’expliquer par un accroissement de l’étendue des surfaces cultivées. Elles n’ont pas cessé d’augmenter de 1840 à 1929 passant de 31 à 34 millions d’hectares. Cette dynamique spatiale a agi sur la production agricole totale qui s’est véritablement accrue en volume. L’emprise de l’agriculture sur l’espace s’est réalisée grâce au repli de la jachère et aux transformations des modes d’exploitation (notamment par le développement des plantes à tubercules et en racines qui constituent des innovations culturales). Les rotations culturales ont réduit de 50 % les jachères, ce qui a libéré 5,5 millions d’hectares au milieu du XIXe siècle [4]. Ce progrès est surtout issu de l’emploi de techniques anciennes (prairies artificielles, réduction des jachères, développement du froment) plus que des innovations techniques (engrais comme le guano, emploi de machines) qui ne se développent que très lentement compte tenu de leur coût élevé.
18La production à l’hectare cultivé (1892 -1929) est plus faible que le niveau réalisé entre 1840 et 1892. Les rendements atteints sur les terres françaises sont très inégaux. L’explication réside dans la mise en culture des terres qui n’avaient qu’un rendement marginal et étaient les terres les moins fertiles.
19Si l’on regarde les évolutions démographiques agricoles, là aussi il y a paradoxe. La croissance démographique de l’espace rural s’opère dans un contexte d’accroissement de la productivité du travail alors que la croissance de la production est faible. La raison est simple, la population effectivement employée à l’agriculture baisse. L’indice de la production agricole par actif est passé à 150 en 1892 (base 100 en 1840). L’amélioration de la production par actif s’explique, par la variation des surfaces cultivées (variation favorable sur la période) et à un taux de croissance des rendements à l’hectare plutôt faible (+0,6 % par an entre 1892 et 1929 contre +1,25 % entre 1840 et 1860) [5]. En réalité, la croissance démographique agricole et rurale cache une pénurie de main d’œuvre salariée, la population vivant de l’activité agricole régresse de 7,5% alors que le nombre de chefs d’exploitation reste stable. L’augmentation du coût du travail agricole salarié (par une baisse de l’offre) a permis aux journaliers de devenir exploitant ce qui a fait gonfler de 340 000, le nombre de chefs entre 1862 et 1882. La raréfaction de la main d’œuvre salariée et l’accroissement de la production globale (grâce aux accroissements des surfaces) expliquent ces gains de produit agricole par actif.
20L’importance d’une foule de bras sur l’instrument mécanique (BRAUDEL, 1986, p. 203), et la forte poussée de population rurale de 1846 ont permis l’extension spatiale de l’agriculture par le défrichement ou l’usage de terres marginales. Malgré cette évolution démographique et globale plutôt favorable, les disparités régionales des rendements se sont maintenues. Dans le domaine des céréales, les rendements dans le Nord de la France sont, par exemple, de 20 quintaux vers 1880 alors que la moyenne nationale se situe autour de 12. En somme, il n’y a pas eu de révolution [6] agricole dans un contexte où l’industrie est en essor mais plutôt une formation dialectique de nouveaux territoires agricoles par la rupture de l’exode rural et agricole.
Espace productif, population rurale et production agricole totale de 1840 à 1929
Espace productif, population rurale et production agricole totale de 1840 à 1929
21L’amplification des échanges de l’agriculture avec le reste de l’économie aide à comprendre pourquoi l’évolution favorable du produit agricole national est aussi fondamentale. Les campagnes se sont ouvertes vers l’extérieur. Les productions alimentaires commercialisées atteignent prés de 75 % du produit total vers 1930. Progressivement, l’économie agricole s’éloigne des marchés locaux où leur importance économique était relativement faible pour s’orienter vers de nouveaux marchés extérieurs jusqu’ici peu présents. Le produit industriel dépasse le produit agricole vers 1875 au moment même où l’agriculture entre dans une crise de surproduction déstabilisante au point d’orienter des populations rurales de plus en plus nombreuses vers les industries urbaines. Vers 1892, le mouvement d’extension des nouvelles terres mises en culture se tasse. Le nombre des exploitations diminue (5,6 millions en 1882, environ 4,5 millions en 1929) conjointement à celui de la population active agricole. C’est à partir du début du XXe siècle que la productivité du travail et du capital en agriculture va s’accroître encore plus fortement et accompagner, lentement, puis de façon plus intense après la guerre, la croissance industrielle sur un même niveau de progression.
1.1.3 – La mise en place de conditions démographiques nouvelles pour l’agriculture régionale
22Il semble que cette période de la fin du XIXe et le début du XXe siècle soit une période charnière de l’amorce du système productif agricole émergent basé sur de moins en moins de bras, sur une plus forte ouverture sur les marchés extérieurs solvables, sur une redéfinition des zones rurales participant à cette croissance rurale agricole. Sur ce dernier point, il convient d’évaluer comment les espaces ruraux se sont inscrits dans ce mécanisme de mutation de l’agriculture au cours de ces dizaines d’années.
23Dès le début du XIXe siècle, une évolution concomitante s’est opérée entre les régions agricoles en croissance et leur évolution démographique. Certaines régions qui ont développé de nouvelles cultures, dès la fin du XVIIIe (maïs, pomme de terre) connaissent un redressement de leur solde naturel (comme dans les départements du Nord Est et de la région parisienne) et inversement pour les régions de Rennes, d’Orléans ou de Perpignan. Couplés à ces évolutions naturelles, des phénomènes de migration ont le plus souvent aidé ces départements, en devenant terre d’accueil, à accroître leur population. L’émigration a touché, au premier chef, les départements les plus pauvres en terme de potentialité agricole, les populations pouvant, dès le second empire, espérer un revenu supérieur en participant aux grands travaux ferroviaires et routiers dans un premier temps, pour intégrer ensuite l’industrie. La main-d’œuvre reste dispersée sur le territoire national avec un habitat rural lui aussi diffus. Le marché du travail urbain n’est pas encore séparé des activités agricoles. La conséquence est qu’en cas de crise industrielle, l’activité agricole sert de tampons et absorbe en partie le chômage urbain. A travers la petite propriété paysanne, les relations familiales servent de régulateur et d’amortisseur (VIDAL, 2000).
24L’exode rural a très vite concerné une grande partie du territoire, les mouvements de population rendant les soldes migratoires déficitaires se sont amplifiés pour affecter plus de 65 départements entre 1851 et 1866. Entre 1851 et 1881, certains départements généralement de montagne perdent plus de 30 000 habitants, suite à l’émigration (Aveyron, Creuse, Haute-Vienne, l’Allier) alors que d’autres en accueillent autant (Nord, Marne, Gironde, l’Hérault ou Bouches-du-Rhône) [7].
25L’évolution démographique de l’espace rural est globalement stable entre 1840 et 1860 puisque l’indice est égal à 100 (base 100 en 1840). Néanmoins une majorité de régions est déjà en deçà de la valeur indiciaire nationale (69 départements au total) alors que des ensembles relativement homogènes de départements (Bretagne, quelques départements de la région centre…) ont une évolution positive (entre 100 et 110). Les périodes suivantes sont marquées par un contraste plus fort des tendances, ainsi, près de la moitié des régions sont passées au-dessous de l’indice national (90 en 1892) alors que d’autres zones ont une croissance plus soutenue (supérieure à 110). Entre 1892 et 1929, la situation se dégrade par rapport à la situation de 1840, mais les départements du Centre et de la Bretagne évoluent relativement mieux que la tendance nationale.
1.2 – La formation des territoires agricoles de premier ordre (1840-1929)
26Les disparités régionales se sont maintenues entre 1840 et 1929 avec quelques nuances importantes à relever. Une tendance à une plus forte spécialisation des territoires à partir des années 20 se dessine (voir la figure 1 ci-après). Nous insisterons ici, sur la situation des régions agricoles dans le produit agricole national jusqu’aux années 20. En fait, la géographie des richesses a très peu varié compte tenu des différentes qualités des terres selon les départements. Ces dotations naturelles sont des critères à la fois structurels et stables qui n’auront pas cessé de peser, jusqu’aux années les plus récentes, sous l’effet des progrès techniques. On peut d’ores et déjà souligner ici que ce facteur amenait déjà des hauts rendements alors que le progrès technique était encore faible [8].
27Nous pouvons déterminer trois tendances qui se dessinent sur la période étudiée :
- Une relative concentration des richesses produites s’opère dès 1840 ;
- L’apparition d’espaces périphériques aux espaces de premier rang formant des couronnes organisées par rapport à un ou plusieurs centres ;
- La montée des agricultures de spécialisation et l’émergence vers 1892 de nouveaux espaces de production.
Une relative concentration des richesses produites s’opère dès 1840 avec une redondance dans la localisation des richesses agricoles sur la longue période
28En 1840, les régions ayant la plus forte part dans la création du produit global sont situées au nord de la France. Au-dessus d’une ligne La Rochelle-Strasbourg se réalise plus de 60 % de la production nationale. C’est aussi au-delà de cette délimitation que nous retrouvons la quasi-totalité des départements réalisant plus d’1 % de l’ensemble des richesses agricoles (plus de 50 départements génèrent plus de 1 % des richesses). Ils sont les plus productifs et les plus riches au plan agricole dans la mesure où ils bénéficient de certains avantages naturels, de l’absence de relief, de la présence des terres riches et de structures d’exploitations assez grandes, ainsi qu’un climat tempéré. Certains espaces restent des zones de productions importantes (entre 1840 et 1929) par rapport à la moyenne nationale, une redondance s’opère dans le temps.
L’apparition d’espaces périphériques aux espaces de premier rang formant des couronnes organisées par rapport à un ou plusieurs centres
29À la périphérie de ces départements les plus riches (plus de 1,5 %) (par exemple Nord – Pas-de-Calais, Gironde), nous retrouvons des ensembles de régions moyennement riches (autour de 1 % des richesses). Elles créent environ 20 à 30 % de produits en plus que la moyenne nationale. À l’inverse, les départements au sud de Paris ont une participation plus marginale en raison de la faible présence de terres labourables et d’une pratique importante de l’élevage extensif. La présence autour de ces départements, de zones périphériques telles des « couronnes » ou « auréoles » illustrent celles qui avaient été observées par JONASSON dès 1925 à partir du Nord de l’Europe sur des macro-espaces du même type (HURIOT, 1994, p. 282).
La montée des agricultures de spécialisation et l’émergence dès 1892 de nouveaux espaces de production
30À compter de 1892, une nouvelle tendance se dessine qui accentue les disparités spatiales en terme de richesse agricole, c’est la spécialisation des territoires. Cette période est marquée par un glissement relatif de certaines productions agricoles vers des régions spécifiques. Ainsi la région parisienne perd de son intérêt économique. La production de type animal se développe en Bretagne (pôle de production animale en Manche, Côtes d’Armor et Morbihan) ainsi qu’en Pays-de-Loire. Le nord de la France est de plus en plus un espace de production végétale alors que l’ouest s’oriente plus vers l’élevage. D’autres régions sortent de leur léthargie comme le département de l’Hérault qui produit plus de 7 millions d’hectolitres de vin contre 2,5 en 1840 ou les départements auvergnats qui développent les productions animales. Enfin, des régions entières restent confinées à une activité faible comme l’ensemble du Massif Central qui décline, ou encore le Jura qui, après une période d’essor, voit l’industrie supplanter l’agriculture.
31La crise de 1929 ne perturbe pas, dans le fond, les disparités régionales solidement ancrées. Les tendances sont plutôt confirmées quant à la spécialisation des régions bretonnes et septentrionales. Seul le Massif central s’est ressaisi, quelques-uns de ses départements réalisent en 1929 plus de 1 % des richesses comme la Corrèze ou le Puy-de-Dôme, ainsi que dans le sud-ouest avec la Dordogne.
32En conclusion, nous estimons que l’analyse temporelle montre une relative stabilité des territoires agricoles de premier rang entre 1840 et 1929 excepté pour l’Ouest. Les vocations économiques des espaces en cette période ne sont pas très différentes en fin de période par rapport au début, hormis quelques cas, avec l’avènement de la viticulture de masse dans l’Hérault, le reclassement du massif central et des départements de l’Allier et de la Saône-et-Loire. Cette stabilité exprime l’importance du rôle assuré par les qualités naturelles des espaces ruraux et les aptitudes de la terre et des hommes au développement des cultures. Compte tenu de la faible évolution technique jusqu’en 1929, la terre, facteur essentiel de la production agricole, a été une donnée fondamentale de la localisation des richesses produites. En somme, il s’agissait d’utiliser la terre pour réaliser les objectifs de production en consommant la plus faible quantité possible de facteurs de production autres, (J. KLATZMANN, 1958, p. 34). La spécialisation des systèmes productifs et les évolutions démographiques sont les facteurs qui ont conditionné la localisation de l’agriculture en France et sa dynamique. La révélation de la formation de l’Ouest-Bretagne en tant que pôle de premier ordre dès 1892 rompt avec l’idée d’une Bretagne qui émerge en agriculture à compter des années 50 suivant la croissance économique de type fordiste (ALLAIRE et alii, 1995).
II – La dichotomie entre les territoires agricoles de premier rang (1840-1929) et les territoires de l’agriculture d’appellation d’origine de la fin des années 1990
33Fondée dans les années 30 [9], l’I.N.A.O. est aujourd’hui une institution incontournable, par son importance dans l’agriculture. En France, 120 000 exploitations agricoles bénéficient d’une appellation particulière et tirent l’essentiel de leur revenu de celle-ci. Le poids économique des agricultures d’appellation dans l’économie agricole nationale est important, 28 % de la production en valeur provient de ces entreprises. Bien entendu, l’économie viticole représente l’essentiel de cette part avec 90 000 vignerons dotés d’une AOC ou VDQS [10]. Les autres secteurs sont, quant à eux, beaucoup plus faibles en nombre d’entreprises et en valeur, 20 000 exploitants sont en relation avec l’INAO pour d’autres produits que le vin. Ce faible poids s’explique par la récente réforme de l’INAO car ce n’est que vers 1990 que des produits non viticoles ont pu, à leur tour, bénéficier de ces dispositifs d’AOC. Au milieu des années 90, sur l’ensemble des AOC, 136 sont des appellations d’origine pour des produits végétaux ou animaux sur un total de 1057 produits référencés par l’INAO [11].
2.1 – La localisation des agricultures d’appellation : une autre forme d’agriculture pour d’autres configurations territoriales
34La localisation des produits d’appellation d’origine (AOC et VDQS confondus) dans l’ensemble national est riche d’enseignement (voir figures 2 et 3) [12]. Le nombre de produits dotés d’une AOC est plus important dans les départements du sud. En effet, au-dessous d’une ligne Nantes-Strasbourg, on peut comptabiliser plus de 95 % de ces productions. Certains départements comme ceux situés dans la vallée du Rhône sont les plus importants. Ainsi le département de la Côte-d’Or et de Saône-et-Loire possède à eux deux 26 % des AOC françaises, loin devant la Gironde avec 8 % des appellations. Hormis ces trois départements très riches en agriculture de qualité, la répartition spatiale des autres 70 % des AOC est assez homogène mais reste implantée dans le sud (Hérault, Aude, Drôme par exemple) [13].
35Si l’on distingue les appellations viticoles des autres formes de productions (fromagères et végétales), les espaces départementaux se distinguent fortement entre les deux types de production. Le massif central [14], la région Basse-Normandie ainsi qu’une partie de la Franche-Comté sont des zones où les AOC fromagères et végétales sont nombreuses et également récentes (après 1990). Ces appellations d’origine, situées dans des espaces jusqu’ici très pauvres sur le plan économique, possèdent grâce à cette protection juridique d’un nouvel atout pour le développement de leur zone rurale.
36Si l’on tient compte de la localisation de ces nouvelles appellations d’origine, on remarque qu’elles se situent dans des zones rurales économiquement faibles (excepté pour la région Basse-Normandie). Le poids économique de l’agriculture était en 1995, et pour ces zones, en deçà du niveau national. Par contre, pour les départements viticoles ayant depuis fort longtemps des AOC (Gironde, Côte d’Or, Saône-et-Loire, Maine-et-Loire et les Deux-Sèvres) on peut constater qu’ils sont à un niveau supérieur à la moyenne nationale. Il y a bien eu un effet économique de l’agriculture d’appellation dans ces départements, ce qui nous fait dire qu’à terme, les nouvelles AOC non viticoles pourraient, elles aussi, aider certains espaces ruraux agricoles à émerger. Cette hypothèse peut d’ailleurs se confirmer tant le créneau des produits agricoles typiques est porteur. Même si ces zones de production restent, et resteront à la marge des niveaux de richesses produites dans les espaces agricoles du nord de la Loire, on peut envisager un renforcement de leur poids dans l’économie agricole française.
37De la région Nord – Pas-de-Calais à la pointe de la Bretagne, les espaces ruraux sont plus riches qu’ailleurs sur le plan économique PAF [15] avec, néanmoins, peu d’AOC à leur actif. A l’heure du revirement de la perception du rôle de l’agriculture dans les sociétés modernes, cela veut-il dire que la localisation des richesses produites peut se modifier par rapport aux situations connues depuis la fin du XIXe siècle ? On peut penser que la France rurale offre la place pour deux économies agricoles, l’une orientée vers les productions standards pour un marché international, l’autre tournée vers une économie agricole de créneaux. La pluralité des scénarios et leur dynamique respective constituent une interrogation légitime (GUIHENEUF et LACOMBE, 2002).
38Compte tenu de la dynamique temporelle, la constitution de ces zones de productions de qualité (type AOC) s’est faite bien avant la phase de modernisation de l’agriculture du milieu du siècle. Bien évidement, ces formes d’agriculture n’étaient pas statistiquement présentes dans les recensements du début du XXe. Mais les territoires de l’agriculture d’appellation possèdent une dimension temporelle bien souvent supérieure à celle de l’agriculture « productiviste » et c’est d’ailleurs un critère d’attribution de l’appellation d’origine contrôlée (AOC). Aussi, les produits agricoles de qualité spécifique ont aujourd’hui une ampleur économique qui pousse d’autres pays de l’Europe à identifier leurs produits sur cette même base. C’est cette nouvelle orientation économique qui est aujourd’hui au cœur des nouvelles préoccupations de la PAC [15]. L’exemple français est un modèle du genre mais qui est difficilement imitable et surtout exportable, le système envisagé par la loi de 1992 sur les IGP et AOP [15] n’a, d’ailleurs, pas sa portée (DEDEIRE, 1997).
2.2 – Juxtapositions ou superpositions des territoires agricoles anciens (1840-1929) avec ceux porteurs d’agricultures d’appellation (post 1950) ?
39L’objectif de ce dernier développement sera d’ouvrir la problématique sur la pertinence d’une approche longue et spatialisée. Les travaux historiques a-spatiaux sur l’agriculture française ne sont pas rares, bien au contraire. Ce qui l’est plus, c’est la mise en perspective des dynamiques longues associant différentes formes d’agricultures qui font débat dans la société. De façon usuelle, on distingue les agricultures de productions standards et les agricultures plus typiques et labellisées. L’idée de départ de cet article était d’observer les formations des territoires à partir de la production agricole finale en valeur et d’y adjoindre par la suite un indicateur complémentaire (même si nous savons parfaitement qu’il est restrictif [16]) le nombre d’AOC par département.
40Ce travail de synthèse reprend l’ensemble des pôles identifiés (pôles de premier rang (plus de 1,5 % de PAF) ainsi que leurs périphéries (entre 1 et 1,49 % de PAF) et ceux de la figure 3, les types 1 et 2 où le nombre d’AOC est supérieur à la moyenne nationale. De cette synthèse (voir figure 4), une analyse de six formes concentriques peut être réalisée : trois formes relativement anciennes (avant 1929) et trois plus récentes (après 1950).
41Les formes anciennes avant 1929 :
- La région Nord – Pas-de-Calais et la Picardie constitue un premier ensemble autour duquel se forme un pôle agricole ancien (avant 1840). Ce pôle est inscrit dans l’espace depuis le XVIIIe siècle
- Toujours avant 1840, la Gironde et sa façade est forment un pôle moins important en surface que le premier mais draine une réputation d’agriculture de qualité la plus ancienne de France. La Gironde, compte tenu de son histoire viticole, est un espace agricole de premier rang multi-séculaire.
- Entre 1840 et 1892, s’est formé un autre grand territoire agricole constitué de la Bretagne et sa façade est (Basse-Normandie, Pays-de-la-Loire) où la diffusion semble s’être réalisée. La particularité de cette zone est de s’être formée dans la continuité (vers 1892) puis en rupture (1929) de la zone Nord -Pas-de-Calais – Picardie par translation progressive.
42Les autres zones sont plus récentes et représentent généralement des ensembles plus restreints sur le plan géographique. Ces trois régions sont caractérisées par une représentation d’AOC supérieure à la moyenne nationale avec une richesse agricole significative :
III – Quelle science régionale pour comprendre ces dynamiques longues ?
43Plusieurs approches peuvent être investies afin de rendre intelligibles les dynamiques agricoles que nous avons observées. La plus évidente concerne les travaux d’orientation thunéenne puisque les configurations spatiales font références à des auréoles avec en leur centre, une région agricole de premier rang.
44On a pu déterminer également des formes de rayonnement sur des espaces périphériques aux régions les plus significatives. L’influence d’une région centre sur les zones aux alentours peut être interprétée comme un élargissement spatial d’un système productif. Enfin, la prise en compte des agricultures de qualité nous conduit à poser la question du rôle des populations agricoles dans les dynamiques des agricultures d’appellation. Sans faire de parallèle avec la période de 1840 à 1929, l’agriculture aujourd’hui renoue quelque peu avec les préoccupations démographiques par l’intégration des qualités et des savoir-faire ruraux et agricoles.
3.1 – Macros espaces et la problématique de la rente
45L’une des voies concerne l’utilisation des approches thunéennes. La difficulté dans ce cas est de passer de « l’état isolé » aux régions ou ensembles de régions. Quelques travaux ont déjà proposé une avancée (KELLERMANN, 1989, HURIOT, 1994). L’existence, par exemple, de modes alimentaires extrarégionaux permet de croire en la présence d’une rente de localisation et de pousser les économies de transports au-delà d’un seul marché de proximité. Une autre explication avancée par Kellermann serait d’établir un niveau de spécialisation régionale par grand ensemble. Compte tenu de la cartographie conceptuelle proposée, cette hypothèse constituerait une ouverture sur la théorie de la rente Ricardienne. La pertinence de cette approche déjà engagée dans A. MOLLARD (2000) nécessite de situer les nouvelles dynamiques spatiales de long terme ou de moyen terme si l’on souhaite établir l’explication théorique par la rente. Dans ce cas, la rente de qualité territoriale présentée dans LACROIX et alii (2000) pourrait être transposée aux macro-espaces dans l’hypothèse où la qualité d’un territoire devient un avantage comparatif limité dans l’espace mais suffisamment étendu pour dépasser une échelle micro-spatiale. Un espace, doté de facteurs donnés (terre) ou construits par l’homme (capital social et matériel) (JAYET et alii, 1996) et possédant une dimension historique importante, peut être porteur de rareté, la « qualité » de ce territoire devient homogène et peut bénéficier d’avantages comparatifs a posteriori par rapport aux autres.
46Les avantages économiques d’un espace peuvent également se révéler à partir de conditions économiques et techniques nouvelles. J. OLSEN (2002, p. 160) considère qu’une région est une unité active complexe où entreprises et territoires sont sujets de dépendances à l’espace et au temps. Le développement régional est à considérer pour lui-même (LACOUR, 2000 ; BASLÉ, 2001) ce qui peut nous amener non pas à une indifférenciation progressive de l’espace (et donc de la rente qu’il représente) mais plutôt l’émergence de nouvelles formes d’indépendances, de nouveaux espaces de croissance, qui vont traverser l’espace banal et influencer les trajectoires de croissances des espaces (BOUBA-OLGA, 2000, p. 32).
3.2 – La question de la diffusion spatiale des systèmes productifs régionaux
47Les chocs extérieurs rendraient les régions inégales dans leur trajectoire de développement. Les dynamiques spatiales sur le long terme et les différentes formes d’agricultures présentées montrent que des zones ayant des ressources ou quasi-ressources spécifiques peuvent conduire à une analyse en terme de bifurcation ou du retournement spatial pour reprendre la terminologie de science régionale. Selon les espaces régionaux, les ressources institutionnelles de ces régions et leurs capacités à diffuser sur un espace plus large les multiples innovations, d’origines industrielles ou organisationnelles, constituent un élément fondamental d’explication de la croissance économique régionale. DIGIOVANA (1996) propose de mener l’étude du système de régulation régional afin de pouvoir déterminer son degré de transférabilité d’une région à une autre. La difficulté de son approche selon S. STRATKE (1997) est d’oublier les ressources physiques. Or, nous savons que les agricultures d’appellation associent aux ressources physiques (l’équipement spatial, la qualité de la localisation de la région, le degré d’urbanisation ou de ruralité, l’infrastructure d’une région, sa position géographique, la qualité de son l’environnement) les ressources institutionnelles. Les ressources utiles au système agricole d’appellation, qui peut être considéré comme un système de production régional, sont composées d’un capital formel et d’un capital physique tous deux intransportables (JAYET, et ali. 1996) et l’on avait noté qu’une modification dans la localisation de l’un ou de l’autre conduisait à déséquilibrer le système productif (DEDEIRE, 1997).
48De fait, les questions de la dynamique du système de régulation régional et de transfert de ce modèle de développement sont posées (SWYNGEDOUW, 2000). Sur le premier point, la problématique se resserre sur l’autonomie de la décision dans un système de régulation régional. Le plus souvent, ce système est endogène à la région, ce qui milite pour une grande autonomie de sa régulation (DEDEIRE, 2002). Dans la plupart des cas, la régulation des nouvelles formes d’agriculture est spécifique et dépend en grande partie d’institutions locales et régionales (AVERMAETE et VIAENE, 2001). C’est le cas de systèmes d’agriculture de terroir observés dans les zones rurales du sud de la France. Dans une région donnée, il y a donc inéluctablement un compromis à trouver entre l’espace intégré, via l’intégration verticale dans le cas de l’agriculture concurrentielle (dans et en dehors de la région) et l’espace spécifique dans lequel les agricultures de terroir et de qualité trouvent leur origine. On peut se poser la question d’une éventuelle « compétition » pour l’espace lorsque deux formes d’agricultures cohabitent au sein d’une région. En réalité, les espaces n’ont pas les mêmes finalités, les zones rurales où émergent des agricultures soucieuses de la qualité des biens produits (biens d’origine) n’accueillent pas sur leur sol des formes d’agricultures élaborant des produits où la concurrence sur le prix domine. De la même façon, les formes d’agriculture AOC et AOP sont des espaces protégés en ayant également le statut d’espace de production, le système de régulation d’une région comme celle-là ne peut donc pas avoir la même finalité. Dans cet autre cas, le système productif se développe à partir d’institutions locales elles-mêmes « gérées » par des institutions ayant une autorité au plan national (par exemple l’INAO), c’est le cas du système normatif (cas des AOC ou AOP par exemple), la régulation va dépendre pour partie du niveau national et le pouvoir régional « s’efface » quelque peu devant cette autre autorité. La création, récemment, des AOP et IGP, peut amener le système de régulation régional à perdre de sa spécificité. Dans ce second cas, on peut parler d’un espace de protection à part entière.
3.3 – L’articulation entre les caractéristiques d’une population rurale et la croissance agricole peut de nouveau être d’actualité
49La relation au travail dans un système agricole orienté sur les qualités spécifiques devient une caractéristique régionale. Les qualités liées aux individus font que les produits ne peuvent pas être détachés des personnes qui les réalisent. Les savoir-faire sont attachés à des personnes, on parle d’emplois idiosyncratiques (d’après MARSHALL) et les produits sont donc élaborés à partir de ressources spécifiques. L’hypothèse est que les conditions salariales et celles du marché du travail sont particulières à une région et ne peuvent pas toujours correspondre à ce qui est pratiqué dans d’autres régions. Ce rapport salarial spécifique est étudié par B. REYNAUD (1998). L’auteur précise que le rapport salarial peut être lié au comportement individuel, non pas par rapport à une évaluation rationnelle de l’individu et de sa valeur, mais grâce à un ensemble de croyances collectives et de pratiques sociales, ces pratiques et celles des individus vont se stabiliser par la génération de normes et dans un « intervalle de confiance » dans lequel, l’individu conserve un degré de liberté (REYNAUD, 1998, p. 1469). Ces croyances et pratiques sociales peuvent avoir une spécification régionale forte et se différencier dans l’espace. Tout est fonction de la capacité des institutions à générer des normes identifiant ce rapport salarial, principe bien connu en économie des conventions.
50La question de la transférabilité du mode de développement considère un autre problème de fond, celui de la concurrence des formes d’agriculture de qualité qui reposent sur les mêmes genres de créneaux de production. Premièrement, la concurrence est limitée parce que les productions issues de ces nouveaux espaces productifs ne sont pas standardisées et reposent sur la qualité des personnes qui les réalisent, et plus largement, sur des ressources institutionnelles et sur un capital formel spécifique au territoire (COLLETIS-WAHL, PECQUEUR, 2001). On a vu que ces ressources ne sont pas « transportables ». Par contre, les « innovations organisationnelles » au sens de CAMAGNI R. (1995) sont imitables à partir du moment où elles augmentent l’efficacité de l’ensemble du système productif.
Conclusion
51L’analyse de l’agriculture et son espace sur une période longue offre une autre lecture des dynamiques spatiales. Les territoires agricoles aujourd’hui les plus productifs en valeur et en volume sont déjà structurés dès 1892. La signification de ces dynamiques est liée à plusieurs facteurs et notamment au progrès technique qui a pu s’implanter progressivement dans ces espaces déjà très productifs. L’espace productif agricole a été sensible aux fluctuations démographiques et a servi de tampon aux variations économiques jusqu’aux années 1930.
52L’autre conclusion concerne la localisation régionale des agricultures diversifiées d’appellation d’origine. On note que la formation de ces territoires est pour une partie d’entre eux plus récente. La combinaison des territoires agricoles déjà anciens (1840 – 1929) avec ceux porteurs d’agricultures d’appellation (post 1950) nous montre non pas une superposition des territoires mais parfois une juxtaposition. L’agriculture d’appellation ne se situe pas sur les mêmes bases territoriales. La diffusion spatiale de ces autres formes d’agricultures est-elle néanmoins envisageables sachant qu’elles nécessitent un « substrat culturel régional commun » ?
Bibliographie
Bibliographie
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Notes
-
[*]
Première version septembre 2001, version révisée mars 2002.
-
[1]
Les chiffres utilisés pour la période de 1840 à 1929 sont tirés de J.C. TOUTAIN, (1993), «La production agricole de la France de 1810 à 1990 : départements et régions », tome 1, 2 et 3, Économies et Société, Série AF/17, n° 1-2, 1078 pages.
-
[**]
Les chiffres entre parenthèses renvoient aux notes en fin d’article.
-
[2]
D’après l’enquête décennale de 1882 in M. TRACY, (1986), p. 74.
-
[3]
D’après J.C. TOUTAIN, (1994), p. 12.
-
[4]
F. BRAUDEL, (1986), pp. 203-204.
-
[5]
Sur la question de la croissance agricole et son explication dans le cadre de la théorie classique, on peut se référer à A. MOUNIER, (1992), Les théories économiques de la croissance agricole, Edition Économica, INRA, Paris, pp. 58-68.
-
[6]
Cette notion de révolution agricole est à comprendre selon la définition de J.B. CHOMBART de LAUWE, (1961) «Un ensemble de découvertes qui ont indubitablement amélioré la production agricole », in « L’industrialisation de l’agriculture », Revue d’Économie Politique, Tome LXXXI, n° 6, p. 754. La définition de M. BLOCH est relative au temps et à la construction du phénomène, « l’habitude est prise de désigner sous le nom de révolution agricole les grands bouleversements de la technique et des usages agraires qui, dans toute l’Europe, à des dates variables selon les pays, marquèrent l’avènement de l’exploration contemporaine (…) Elle s’étend sur plusieurs années, voire plusieurs siècles», in G. GAVIGNAUD (1994) « Révolutions agricole et rurale », Revue de l’Économie Méridionale, n° 165166, vol. 42, p. 134.
-
[7]
Ces informations sont extraites de G. DUBY et A. WALLON (sous la dir.), (1976), Histoire de la France rurale de 1789 à 1914, Tome 3, Éditions du Seuil, collection Histoire, Paris, p. 205.
-
[8]
Dans les années 1960 à 1990, cette gradation des régions agricoles va se confirmer lorsque les agricultures seront plus consommatrices d’intrants et de progrès technique.
-
[9]
Décret de loi, du 30 Juillet 1935, création de l’Institut National des Appellations d’Origine (I.N.A.O.).
-
[10]
Appellation d’Origine Contrôlée, Vin Délimité de Qualité Supérieure.
-
[11]
Selon l’INAO, chiffres de Mars 1996.
-
[12]
La figure 3 est une typologie à situer avec la figure 2 qui permet d’observer en 1995 la situation des départements selon l’indicateur PAF département / PAF nationale utilisé en partie I.
-
[13]
26 départements sont plus dotés en AOC que la moyenne nationale (voir, les Types 1 et 2) de la figure 3.
-
[14]
Le Massif Central constitue très certainement la région la plus dynamique des 10 dernières années. De 1995 à 2000, le nombre des AOC dans la production agricole de qualité de cette région est passé de 33 à 36 % selon l’ENITA de Clermont-Ferrand (LAGRANGE et TROGNON (2000)). Cette région se compose des départements suivants : la Haute-Vienne, la Creuse, l’Allier, la Corrèze, le Puy-de-Dôme, la Loire, le Lot, le Cantal, la Haute-Loire, le Tarn pour partie, l’Aveyron, et la Lozère. Au premier janvier 2000, on avait 23 AOC référencées.
-
[15]
PAF : Production Agricole Finale. PAC : Production Agricole Commune.
IGP : Indications Géographiques Protégées. AOP : Appellation d’Origine Protégée. -
[16]
Il serait opportun d’exploiter un indicateur plus pertinent comme la VAB par produit labellisé et non labellisé pour pouvoir discerner les formes de spécialisation des territoires et leur performance économique.