Couverture de RERU_015

Article de revue

Taux de change et régions : un cadre conceptuel pour anticiper l'euro

Pages 691 à 710

Notes

  • [*]
    Première version novembre 2000, version révisée juin 2001.
  • [**]
    Les chiffres entre parenthèses renvoient aux notes en fin d’article.
  • [1]
    Pour une excellente synthèse : voir FAUGÈRE et VOISIN (1993).
  • [2]
    Les termes de l’échange désignent la capacité d’une économie à couvrir ses dépenses d’importation par ses recettes d’exportation (BASSONI, BEITONE, 1994).
  • [3]
    Remarquons que MUNDELL s’interrogeait déjà sur la pertinence des conclusions consacrées aux chocs asymétriques nationaux et considérait qu’un découpage régional était plus approprié.
  • [4]
    AGLIETTA (1987) définit cette notion de la manière suivante : « Les pôles de compétitivité sont des ensembles d’entreprises qui ont acquis des positions dominantes dans la concurrence internationale et qui exercent des effets d’entraînement pour une grande variété d’activités productives ».
  • [5]
    Le secteur agricole est souvent l’objet de politiques protectionnistes. Notons, toutefois, que les Accords de l’OMC ont poussé de nombreux pays à engager un processus de libéralisation.

Introduction

1Cet article cherche à évaluer l’impact différencié de l’appréciation de la valeur extérieure d’une monnaie sur des régions aux structures socio-économiques différentes. D’un point de vue théorique, nous chercherons à concilier « monnaie » et « région », et plus particulièrement « évolution du taux de change » et « développement régional ». D’un côté, les théories du commerce international tendent à considérer l’espace national comme homogène et ne tiennent pas compte des spécificités régionales. D’un autre côté, les théories concernant les systèmes de production régionaux n’intègrent pas la monnaie dans leur cadre théorique. Ainsi, la prise en compte de variables macro-économiques dans l’analyse régionale et la reconnaissance de la dimension régionale dans l’analyse du commerce international peuvent être considérées aujourd’hui comme une ouverture théorique et un champ de recherches empiriques mobilisateurs.

2Outre son intérêt théorique, cette question est d’actualité. Lorsque l’on évoque les effets probables de l’intégration monétaire européenne sur les régions, les économistes mettent généralement l’accent sur deux aspects de la question. Premièrement, par analogie aux échanges internationaux tels qu’ils se déroulent actuellement, on examine les effets différenciés qu’aurait un euro fort, respectivement faible, sur les régions européennes les plus exposées aux échanges avec les autres zones monétaires (dollar, yen, livre sterling,…). Cet article part au contraire du fait que les effets les plus importants se feront sentir non pas dans les relations entre la zone euro et l’extérieur, mais bien à l’intérieur de cette zone. En effet, les échanges que les différentes régions de l’Euroland ont entre elles sont plus importants et seront directement affectés par la suppression des fluctuations des taux de change entre les nations qui participent à cette union. Second aspect de la question, l’impact de la suppression des mouvements de taux de change. Habituellement, les économistes abordent le problème à partir de la volatilité des taux de change et de son impact sur le commerce. Ici, nous partirons de l’idée que ce ne sont pas les fluctuations à court terme qui sont significatives, mais bien l’évolution des taux à long terme. En fait de fluctuations, les mouvements de taux de change entre les pays de l’Euroland au cours de ces trente dernières années se caractérisent plutôt par une divergence, une hiérarchie avec au sommet comme principale référence le mark allemand et en dessous d’autres devises qui se sont plus ou moins dépréciées face à lui. Sur le long terme donc, ce n’est pas tant la volatilité qui est importante mais bien la tendance évolutive. Or, l’intégration monétaire supprime précisément et définitivement ces ajustements.

3C’est donc l’impact à long terme de la fixité des parités sur les différentes régions qui constitue l’objet de cet article. La question est importante. De nombreux économistes pensent qu’il est plus urgent de pousser la réflexion sur la monnaie plutôt que de mener des politiques visant à améliorer la compétitivité. Actuellement, les efforts des entreprises portant sur plusieurs années pour réduire leurs coûts et assurer leur compétitivité internationale peuvent être réduites à néant en quelques semaines par les mouvement des taux de change (ALLAIS, 1994). L’euro supprimera certes de brusques mouvements à court terme, mais la pression sur l’ajustement à long terme qui pèsera sur les régions en sera augmentée d’autant.

4L’article est construit comme suit. La première partie explore les diverses théories économiques traitant de l’impact du taux de change. Peu de travaux ont exploré la relation entre taux de change et régions. En fait, il n’existe qu’une seule théorie qui lie explicitement espace et taux de change : celle de la zone monétaire optimale de MUNDELL. Celui-ci considérait qu’une telle zone devait réunir des régions réagissant de manière symétrique à un choc externe, sans quoi des coûts d’ajustement importants seraient encourus par les régions défavorisées. Cette idée est fondamentale ; cependant, nous explorerons plutôt son corollaire. Étant donné qu’une monnaie est utilisée par un ensemble de régions réagissant de manière asymétrique à l’évolution du taux de change, comment ces régions en seront-elles affectées à long terme ?

5Dans la partie suivante, nous définirons le concept de système de production régional (SPR) et développerons l’idée que ces effets ne sont pas homogènes pour l’ensemble d’une économie nationale et dépendent d’une part des structures (spécialisation sectorielle et présence de grandes entreprises) et d’autre part des capacités endogènes d’innovation et d’adaptation du SPR. Le choix de ces trois critères, bien que discutable, se justifie par deux éléments. D’une part, il existe de nombreux travaux théoriques et empiriques qui les mentionnent et d’autre part les auteurs ont mené sur cette base un travail de terrain qui porte sur le cas de la Suisse entre 1975 et 1995 (CREVOISIER et al., 2001). Les résultats empiriques ne sont pas rapportés ici car il s’agit plutôt d’utiliser le cadre conceptuel développé à cette occasion pour suggérer des hypothèses de recherche quant à l’impact futur de l’euro sur les régions.

I – Taux de change, compétitivité et régions : les théories

6Les théories liant taux de change et évolution des systèmes de production régionaux seront examinées selon trois critères (Tableau 1) :

  • Prennent-elles en compte l’existence de différences structurelles, au départ du processus d’ajustement, entre régions ?
  • Expriment-elles une véritable dynamique, avec un processus d’ajustement structurel irréversible ? Ou au contraire l’ajustement se fait-il indifféremment dans un sens et dans l’autre ?
  • Enfin, font-elles référence à des capacités endogènes des espaces considérés à s’adapter ?

1.1 – Le paradigme traditionnel de la dévaluation/réévaluation

7Le paradigme traditionnel de la dévaluation/réévaluation [1][**] examine les répercussions d’une baisse/hausse de la valeur extérieure d’une monnaie par le biais des effets-prix et des effets-volumes.

8À court terme, la dévaluation a deux effets : d’une part, elle entraîne mécaniquement une hausse du prix des importations (en monnaie nationale) ; d’autre part, les prix à l’exportation ont tendance à baisser sur les marchés étrangers. Ainsi, la dévaluation implique, dans un premier temps, des effets-prix négatifs : la combinaison d’exportations à un prix plus faible et d’importations à un prix plus élevé alimente le déficit par le biais de la détérioration des termes de l’échange [2].

9À moyen terme, les effets-volumes sont censés prendre le dessus. La baisse des prix des exportations stimule la demande externe et améliore la compétitivité externe, c’est-à-dire la capacité des producteurs nationaux à s’implanter sur les marchés extérieurs. La hausse du prix des importations tend à détourner la demande interne vers les produits nationaux avec un effet positif sur la compétitivité interne, à savoir la capacité des entreprises nationales à résister à la pénétration du marché par les producteurs étrangers. La compétitivité et l’équilibre extérieur sont rétablis par un effet sur les volumes. On résume ce phénomène sous le nom de « courbe en J ». Dans un premier temps, la balance commerciale tend à se détériorer sous l’effet de la dégradation des termes de l’échange (effet-prix), tandis que dans un deuxième temps, la compétitivité s’en trouve améliorée et les entreprises nationales peuvent gagner des parts de marché (effet-volume). Dans cette optique, des dévaluations successives devraient permettre d’alléger la contrainte extérieure pour la rendre compatible avec la priorité de croissance.

10La réévaluation est « l’opération symétrique de la dévaluation » (FLOUZAT, 1995). Elle réduit l’excédent commercial en élevant le prix des produits exportés et en réduisant celui des produits importés. Il n’y a donc pas de véritable dynamique, de changement structurel dans cette théorie.

11Ainsi, de manière très résumée, et pour autant qu’un certain nombre de conditions soient réunies – mobilité intersectorielle des facteurs, élasticité-prix suffisante des exportations et des importations, etc. – une dévaluation/réévaluation devrait, à moyen terme, déboucher sur un rééquilibrage automatique de la balance commerciale.

12Cependant, ces conditions sont rarement réunies. Un nombre considérable de travaux cherchent, à partir de cette vision de base, à développer des approches plus réalistes : que se passe-t-il si la mobilité des facteurs est impossible ou partiellement possible ?, etc. Sans aborder ces travaux, mentionnons simplement que la portée d’une théorie qui se veut valable en tout temps et pour chaque espace ne peut qu’être limitée. En particulier, elle sera insuffisante pour la démarche que nous poursuivons ici et qui vise plutôt à comprendre comment et pourquoi les différents systèmes de production régionaux réagissent de manière différenciée à une réévaluation ou une dévaluation.

13La principale limite de ces approches par rapport au problème posé est la correspondance fonctionnelle et spatiale supposée parfaite entre d’une part un espace économique et d’autre part une monnaie donnée. Historiquement, les monnaies nationales se sont imposées avec la mise en place des États-nations et d’un monopole d’émission de la monnaie. Ce critère n’a bien sûr rien à voir avec la zone monétaire optimale telle qu’elle ressort de la théorie de MUNDELL. Finalement, la correspondance entre une monnaie « nationale » et une économie « nationale » est historiquement récente et doit aujourd’hui être fortement relativisée (COHEN, 1998). En effet, on peut noter trois exceptions majeures à cette correspondance. Premièrement, un certain nombre de monnaies sont utilisées de facto ou de jure hors des frontières des pays qui les ont émises. Deuxièmement, un certain nombre de facteurs relativisent considérablement l’adéquation entre l’économie réelle d’un espace et la valeur extérieure de sa monnaie ; par exemple, les accords internationaux en matière de change, les politiques des banques centrales sur les marchés des changes, pour ne pas parler de la puissance des marchés financiers internationaux qui de toute évidence aujourd’hui déterminent de manière prépondérante la valeur extérieure d’une monnaie. Troisièmement, on ne saurait supposer que l’espace correspondant à une unité monétaire soit homogène. C’est la critique de la théorie de la zone monétaire optimale.

14Cependant, ce n’est pas tant la valeur extérieure d’une monnaie comme reflet de la compétitivité d’un espace économique qui nous intéresse. C’est plutôt la manière dont un système de production national ou régional réagit à une évolution de cette valeur.

Tableau 1

Théories du taux de change et systèmes de production

Tableau 1
Critères Différences Dynamique Capacité endogène structurelles régionales (présence d’adaptation et au départ du processus d’irréversibilité) d’innovation Théories Paradigme traditionnel de la dévaluation/ Aucune Non Non réévaluation Zone monétaire Oui, chocs Non Non optimale asymétriques Oui, spécialisation Cercles vertueux/ Aucune dans des secteurs à Non vicieux basse/haute élasticité-prix Compétitivité Uniquement entre Oui Oui, à l’échelle structurelle nations nationale

Théories du taux de change et systèmes de production

Source : Élaboration propre, IRER, 2001.

1.2 – MUNDELL et la zone monétaire optimale

15Une seule théorie pose le problème de la délimitation d’un espace monétaire pertinent. La théorie des zones monétaires optimales (MUNDELL, 1961 ; Mc KINNON, 1963 ; KENEN, 1969) envisage des systèmes homogènes par rapport aux variations dans la demande des produits d’exportation. Elle est basée sur un modèle à deux régions : A et B. Les hypothèses sont d’une part des prix et des salaires rigides à la baisse et d’autre part une parfaite mobilité du facteur travail. Le déplacement de la demande extérieure des produits de A vers ceux de B ne peut être résorbé que par la mobilité du facteur travail de A vers B. La définition d’une zone monétaire optimale est donc celle de la parfaite mobilité du travail. Cette zone devrait donc adopter une monnaie unique à l’intérieur et des taux de change flexibles envers le reste du monde. À la suite de ce modèle, différents auteurs ont cherché à fonder la zone monétaire optimale sur d’autres éléments : le degré d’ouverture d’une économie (Mc KINNON, 1963), le degré de diversification d’une économie (KENEN, 1969) ou d’autres. L’idée fondamentale est toujours la même : une union monétaire induit des coûts économiques d’autant plus élevés que les économies participantes présentent entre elles des asymétries de structure ou de comportement. Ces différences de structure économique qui subsistent entre des régions désirant former une union monétaire seront à l’origine de coûts d’ajustement lors de chocs externes.

16Depuis MUNDELL, les recherches quant au choix d’un régime de change et aux conditions requises pour que des pays entrent en union monétaire ont mis l’accent sur des critères structurels, essentiellement à caractère réel : degré d’asymétrie dans la distribution des chocs que subissent les économies, disparité de leurs réactions face à des chocs communs, mobilité des facteurs, efficacité des mécanismes d’ajustement alternatifs (PISANY-FERRY, 1994). Ainsi, afin d’évaluer les coûts et les bénéfices d’une union monétaire, les débats sur l’intégration monétaire européenne ont notamment porté sur les processus de convergence-divergence des différentes économies nationales liées à ces asymétries [3] (ERKEL-ROUSSE, 1995). En résumé, si les théories des zones monétaires optimales ont établi les conditions fondamentales pour la réalisation d’une union monétaire, il reste à apprécier l’impact des chocs externes de demande ou d’offre sur la structure économique des régions dans le cas de chocs externes asymétriques (NARASSIGUIN, 1993).

17Dans la théorie de la zone monétaire optimale, il n’y a donc pas à proprement parler de dynamique. Les coûts d’ajustement sont les mêmes dans un sens ou dans l’autre. Le mouvement du taux de change ne modifie pas la différenciation structurelle dans l’économie de la zone.

18Les travaux sur les monnaies locales (PACIONE, 1999) constituent une autre voie pour réaliser une meilleure adéquation entre un espace économique local ou régional et un espace monétaire. Essentiellement empiriques, les recherches et les expérimentations dans ce domaine sont très diverses et à la fois anciennes et modernes. Leurs objectifs sont généralement d’augmenter les liquidités locales afin de mobiliser les ressources inutilisées, par exemple en cas de chômage élevé dans une région donnée. Elles ne visent donc généralement pas directement à compenser les distorsions issues de mouvements des taux de change ne reflétant pas la compétitivité de l’économie locale.

19Ces approches posent explicitement le problème de l’adéquation entre un espace monétaire et un espace économique. Toutefois, les approches traditionnelles ont également une conception sous-jacente et supposée de cette adéquation. Elle reste cependant implicite, comme dans le paradigme traditionnel de la dévaluation/réévaluation, qui repose pour l’essentiel sur l’idée d’une monnaie correspondant à un espace national.

1.3 – Les cercles « vertueux » et « vicieux » liés au taux de change

20La théorie traditionnelle du commerce extérieur prédit le rééquilibrage de la balance courante. Selon ce modèle, tout déséquilibre extérieur doit se résorber par un simple ajustement de la masse monétaire en changes fixes, ou des taux si les changes sont flottants, ajustement qui permet au commerce extérieur de revenir à l’équilibre. Or, l’expérience a montré que théorie et réalité coïncident rarement. En effet, les crises de balance des paiements ou des évolutions très irrégulières de celle-ci constituent la règle. Ces excédents ou déficits courants persistants ont donné naissance à des tentatives de modélisation et de compréhension théorique : les cercles vicieux ou vertueux dans lesquels les variations de taux de change sont au centre d’une dynamique qui amplifie les déséquilibres courants et les perturbations du marché des changes. Ces mécanismes renforcent l’instabilité des changes et provoquent une polarisation des performances économiques entre nations. De telles politiques de change ne seraient donc pas neutres du point de vue de la qualité de la spécialisation internationale. En cas de dévaluation par exemple, MORIN (1986) note : « Compter sur une parité faible, c’est prendre le risque de développer à l’excès les productions les plus sensibles à la concurrence, les moins créatrices de valeur ajoutée. Une situation de ce type appelle sa propre perpétuation ». Plutôt que de mener seulement à des corrections à court et moyen terme, une dévaluation a donc des conséquences structurelles importantes sur une économie nationale et sur son insertion dans la division internationale du travail. CARTAPANIS (1984) décrit de la manière suivante ces enchaînement pervers : « la dépréciation du taux de change donne naissance à la fois à une dégradation de la balance courante et à une accentuation des tensions inflationnistes compte tenu de l’élévation des prix des produits importés et de leur impact sur les prix internes et les salaires nominaux. Le taux de change réagit à son tour à la dégradation de la balance commerciale et donne naissance à une nouvelle boucle tout aussi perverse que la précédente, d’où la notion de cercle vicieux ».

21En revanche, certains pays sont placés sur une trajectoire beaucoup plus favorable, une « dynamique vertueuse », où l’appréciation du taux de change se combine à la désinflation et à l’amélioration des termes de l’échange. Ainsi, une logique inverse au cas dévaluationniste s’instaure. Pour PATAT (1993), cette politique « procède de l’idée qu’un taux de change sinon fort, du moins non déprécié, a des effets favorables sur la valeur interne de la monnaie. Il évite en effet le renchérissement des importations et par voie de conséquence la hausse des prix intérieurs : si un taux de change faible facilite les exportations, il accroît le coût des achats à l’étranger et n’incite guère de ce fait les producteurs nationaux à comprimer leurs prix pour lutter contre la concurrence extérieure. Au contraire, l’appréciation du change conduit à une compression des coûts, à des efforts de rationalisation et à un renforcement de la compétitivité ». C’est l’amorce du cercle vertueux !

22Ainsi, pour PLIHON (1991), la thèse du cercle vertueux de l’appréciation du change, opposée dans le discours économique à la dynamique favorable des dévaluations compétitives, relève du schéma type suivant :

  • Un taux de change fort favorise la désinflation importée, ce qui réduit le risque de politiques économiques restrictives destinées à lutter contre l’inflation ;
  • Il améliore les termes de l’échange et le solde commercial à court terme ;
  • Il accroît les profits des entreprises grâce au moindre coût des inputs importés ; ces deux derniers effets favorables n’ont lieu que si la dégradation de la compétitivité-prix a un effet limité sur les parts de marché des entreprises.
Dans ce nouveau contexte, « les entreprises cherchent à améliorer leur compétitivité structurelle, fondée sur des facteurs autres que les prix » (op. cit.). Dès lors, cette dynamique vertueuse devrait enchaîner les effets suivants : relance de l’investissement, amélioration de la spécialisation, réduction des élasticités-prix de moyen terme pour le commerce extérieur, permettant de valider la parité plutôt forte introduite en hypothèse. Les élasticités-prix deviennent assez faibles pour permettre aux entreprises de supporter une compétitivité-prix un peu affaiblie, et toute leur politique d’investissement tend à conforter cette relative insensibilité à la concurrence (MORIN, 1986). Une telle politique force ainsi le pays à modifier sa spécialisation internationale en abandonnant les secteurs en déclin fortement concurrencés par les pays à bas salaires, secteurs dont la compétitivité est d’autant plus pénalisée par la politique monétaire. Cette stratégie de monnaie forte conduit à un recentrage sur les activités à haute technologie et/ou à forts gains de productivité (SERVANIN, 1997). Plus qu’un simple mécanisme de correction de la balance des paiements, une réévaluation apparaît ainsi comme un déterminant structurel de la compétitivité à long terme d’une économie et de son insertion dans la division internationale du travail.

23En résumé, la principale différence entre ces approches et le paradigme traditionnel tient dans l’idée que les taux de change ont un impact structurel sur les économies par le biais de la spécialisation irréversible dans des secteurs à haute ou faible élasticité-prix.

1.4 – La compétitivité structurelle

24Les théories des cercles vicieux et vertueux montrent que l’évolution du taux de change peut entraîner une spécialisation structurelle des économies nationales ; elles partagent encore avec les théories traditionnelles une même vision des économies nationales au départ du processus : elles sont indifférenciées entre elles et homogènes à l’intérieur. En effet, ces cercles vertueux ou vicieux ne dépendent pas des structures de départ, qui sont considérées comme identiques entre les différents pays qui commercent. Or, il ne suffit pas d’imposer une monnaie forte à une économie pour qu’elle devienne compétitive. AGLIETTA (1987) prend donc à contre-pied cette théorie de la monnaie forte et montre en quoi les seules politiques du taux de change sont inefficaces lorsqu’elles ne considèrent pas les spécificités des modes d’organisation : « Une même évolution du taux de change, appliquée à des pays de structures différentes, peut avoir des effets asymétriques ». Selon AGLIETTA et BAULAND (en 1994), la France se distingue ainsi des autres grands pays développés par des pôles de compétitivité [4] trop peu nombreux et souvent trop faibles. En Allemagne, au contraire, la qualité des spécialisations productives autoriserait une tout autre dynamique. Une appréciation de la monnaie dans le premier cas inaugure un cercle vicieux, alors que dans le second une dynamique vertueuse apparaît. Dès lors, c’est l’existence de nombreux pôles de compétitivité dans une économie qui permet de desserrer durablement la contrainte extérieure. Finalement, de tels cercles vertueux sont les résultats directs d’une adéquation entre dynamique globale et évolution des structures économiques.

25MASLOT et PASSERON (1996) reconnaissent, quant à eux, les effets différenciés d’une politique de monnaie forte selon les secteurs, selon leur degré d’exposition à la concurrence internationale et selon la nature de cette concurrence. Pour ces auteurs, « les entreprises spécialisées s’inscrivent bien dans la logique de compétitivité hors prix des politiques de monnaie forte, même si leur compétitivité, ou leurs marges, n’avaient rien à perdre d’une gestion plus détendue de la parité de la monnaie. L’important pour ces entreprises est l’amélioration des termes de l’échange que permet une monnaie surévaluée. Les approvisionnements à l’étranger en demi-produits banalisés soumis à la concurrence-prix sont payés en monnaie forte, alors que les exportations sur les marchés à concurrence hors prix de produits finis restent compétitives malgré un taux de change défavorable ». Rejoignant AGLIETTA, ils défendent également l’idée d’une dynamique industrielle propre à l’Allemagne en regard à l’évolution du taux de change, celle-ci important beaucoup de produits intermédiaires et exportant beaucoup de biens d’équipement et de consommation haut de gamme.

26Dans une perspective différente, ces conclusions rejoignent celles de KRUGMAN (1991). En effet, ce dernier, en mettant en évidence l’existence de rendements croissants dans les économies locales, souligne implicitement l’importance des structures de production existantes pour comprendre l’effet d’une variation du taux de change sur la balance commerciale.

27Ces remarques semblent marquées du bon sens : pas de monnaie forte sans structures de production compétitives. Cependant, ces travaux ne retombent pas sur l’idée de la neutralité de la monnaie. Ils attirent simplement l’attention sur le fait que pour comprendre les effets d’une variation du taux de change, il est nécessaire de tenir compte des structures de production existantes.

28Pour rendre compte des impacts structurels différenciés entre régions d’une appréciation à long terme de la valeur extérieure d’une monnaie, il est nécessaire de tenir compte à la fois des structures existantes et des différences dans les capacités d’adaptation. Or, en conclusion de ce survol des travaux existants, on constate qu’il n’existe actuellement aucune théorie ou outil d’analyse adapté à notre problématique.

29En effet, la théorie traditionnelle dit que de mêmes causes (réévaluation/dévaluation) ont de mêmes effets partout, à savoir le rééquilibrage automatique de la balance courante. Les théories des cercles disent que ces causes ont pour effet la différenciation structurelle entre économies compétitives et non compétitives. Enfin, les théories de compétitivité structurelle disent qu’elles ont des effets différents suivant les compétitivités structurelles nationales, c’est-à-dire selon les capacités d’adaptation et d’innovation propres à chaque système spatial. Cependant, l’ensemble de ces contributions considèrent l’espace couvert par une monnaie comme homogène. À l’inverse, la théorie des zones monétaires optimales, basée sur les asymétries entre espaces lors de variations du taux de change, reste sur l’idée des coûts d’ajustement pour les régions défavorisées alors que les impacts structurels, notamment sur la spécialisation dans des secteurs à forte ou faible élasticité-prix, sont ignorés.

II – Ajustement structurel des systèmes de production régionaux et taux de change : un tableau synthétique

30Les théories de l’impact du taux de change sur les activités économiques supposent généralement des espaces nationaux homogènes. Les théories concernant les systèmes de production régionaux tiennent compte des spécificités régionales mais n’ont jamais établi la liaison avec le taux de change. Comment, dès lors, concilier « évolution du taux de change » et « développement régional » ?

31Nous définissons tout d’abord la notion de systèmes de production régionaux (SPR) ainsi que le revenu de base généré par ces systèmes, puis nous présentons les critères retenus pour différencier l’impact régional du taux de change. Les critères porteront premièrement sur les structures des SPR, en tenant compte des spécialisations sectorielles et de la prépondérance ou non, dans une région, de grandes entreprises internationalisées. Le second ensemble de critères porte sur les différences dans les capacités d’adaptation et d’innovation au niveau local. Finalement, un tableau synthétisera un certain nombre d’évolutions possibles des SPR.

2.1 – Activités et revenu de base d’une région : les SPR

2.1.1 – Définition des SPR

32Un Système de production régional (SPR) est défini comme une zone géographique de spécialisation(s) productive(s) incluant un certain nombre d’acteurs régionaux (entreprises - petites ou grandes-, institutions, autorités publiques). Ces acteurs sont en interaction les uns avec les autres selon des relations de complémentarités techniques (relations marchandes input/output, relations entre système de formation/recherche et entreprises), de concurrence et/ou de coopération. Un SPR recèle et génère des ressources spécifiques (en particulier des savoir-faire) qui fondent sa compétitivité. Enfin, il possède une autonomie plus ou moins importante dans son évolution (CREVOISIER, CORPATAUX et THIERSTEIN, 2000).

33Les limites spatiales d’un SPR recoupent donc un certain nombre d’éléments : spécialisation des activités par rapport aux autres espaces nationaux ; relations particulières entre acteurs régionaux qui définissent également un espace particulier ; présence de ressources spécifiques qui distinguent la région de ses voisines ; enfin, et de manière plus globale, capacité d’adaptation et d’innovation autonome qui inclut un certain nombre d’acteurs dans une dynamique qui différencie cet espace de ceux qui l’entourent.

34Un SPR est donc plus ou moins englobant dans le sens où il inclura une partie plus ou moins importante de la région : l’économie de certaines régions est presque totalement constituée de son SPR. Dans d’autres, au contraire, le SPR et ses branches de spécialisation ne constituent qu’une partie minoritaire de l’économie parce que la région est plus diversifiée ou qu’elle possède davantage d’activités induites. L’autonomie du SPR est également plus ou moins marquée, allant d’un SPR dépendant, constitué pour l’essentiel de succursales de grandes entreprises nouant peu de relations locales à de véritables milieux innovateurs.

2.1.2 – Analyse du revenu de base du SPR

35La théorie de la base (HOYT, 1939 ; GOUGUET, 1981) part de l’idée que la croissance économique d’une ville ou d’une région dépend de son revenu de base, à savoir le revenu qu’elle retire de la vente de ses produits et de ses services en dehors de la région, que ce soit dans le pays ou à l’exportation. Des emplois dans la région seront ainsi induits par ce revenu. Dans sa première version, cette théorie reste bien sûr très limitée et a fait l’objet de nombreuses critiques. Néanmoins, son principe de base (la liaison entre le revenu de base et le développement de la région) inspire encore de nombreuses recherches en économie régionale.

36Dans cette perspective, les systèmes de production régionaux apparaissent comme des éléments essentiels pour assurer la compétitivité des différentes nations et fournissent une part importante des exportations de ces dernières. Ces approches ont été essentiellement développées à partir d’exemples dans le domaine industriel, mais elles ont également été appliquées à des systèmes de services, par exemple chez les expéditionnaires (RATTI et BAGGI, 1993), les activités cinématographiques (STORPER, 1992), les activités touristiques (PERRET, 1994), financières (MATTEACCIOLI et TABARIÈS, 2000), etc.

2.2 – Les différences dans les structures de production des SPR

37Selon ses structures, un SPR ne sera pas affecté de la même manière au départ du processsus d’appréciation de la monnaie. On distingue deux facteurs essentiels : la composition sectorielle et la présence ou l’absence de grandes entreprises.

2.2.1 – Les spécialisations sectorielles

38Tous les secteurs économiques ne réagissent pas de manière identique à l’appréciation du taux de change. Or, la théorie traditionnelle est essentiellement basée sur l’échange de biens manufacturés. Cependant, ceux-ci ne représentent plus qu’une partie des échanges internationaux. D’autres secteurs, en particulier les activités financières, semblent favorisés par une appréciation de la valeur extérieure de leur monnaie nationale autant qu’ils contribuent à cette appréciation.

39Face à cette diversité des réactions, chaque SPR sera décomposé en trois secteurs pour rendre compte des différences d’exposition face à l’évolution du taux de change :

  • Le secteur exposé négativement : l’industrie d’exportation traditionnelle, les industriels nationaux qui sont en concurrence avec des producteurs étrangers ainsi que les activités touristiques sont généralement défavorisés par l’appréciation de la monnaie nationale. Il faut cependant relativiser cette idée. Avec la mondialisation actuelle, les spécialisations dans le secteur industriel deviennent très pointues. Souvent, il n’existe plus que deux ou trois régions productrices à l’échelle mondiale. La conséquence est que même à l’intérieur du secteur industriel exportateur, un nombre important de produits ont aujourd’hui une élasticité-prix faible, soit parce que ces secteurs sont basés sur des avantages compétitifs (savoir-faire, organisation de la production, etc.) que l’on ne retrouve pas ailleurs, soit parce que les barrières à l’entrée sont considérables, soit pour les deux raisons à la fois. Dans le secteur touristique, la situation est aujourd’hui presque inversée. Un certain nombre de pays possédaient des systèmes de production très spécialisés avec une demande peu sensible aux prix. Avec la chute des coûts de transport et la transparence du marché, de nouveaux producteurs sont apparus et les prestations tendent à devenir comparables. L’élasticité-prix de la demande a plutôt augmenté.
  • Le secteur exposé positivement : traditionnellement, la théorie mentionne l’essor pris par les importations lors d’une réévaluation. Les activités liées à l’importation sont donc également favorisées. Dans un petit pays comme la Suisse, très inséré dans les relations économiques internationales, un nombre important de secteurs n’existent simplement pas, l’exemple le plus frappant étant celui de l’automobile. Dans ces secteurs, les importateurs jouent un rôle crucial. En l’absence de concurrence de la part de producteurs nationaux, ils se sont souvent regroupés en cartel afin de profiter des importantes marges laissées par la hausse du franc. Autre secteur favorisé, mais cette fois à l’exportation, les activités financières. En effet, et sans que les raisons aient été véritablement dégagées au niveau théorique, il semble que les activités bancaires, financières et fiduciaires qui se déroulent au niveau international jouissent de plusieurs avantages en opérant à partir d’un pays à monnaie forte. Ainsi, certaines devises comme le franc suisse véhiculent une image de « monnaie forte » et jouent le rôle de monnaie refuge lorsque des instabilités se manifestent sur le marché des changes. Ce mécanisme est encore renforcé par les comportements mimétiques et autovalidants des investisseurs et opérateurs financiers qui, en poussant ces monnaies vers le haut, les confortent dans leur rôle de monnaie refuge. Deuxième raison pour laquelle les activités financières semblent favorisées, elles tirent un profit de l’appréciation, parce qu’expérience faite, la baisse des taux d’intérêt – qui contrebalance l’appréciation – réduit leurs coûts de refinancement avant que le jeu de la concurrence ne les oblige à répercuter cet avantage sur leur clientèle (Groupe de travail interdépartemental « Euro », 1998). Lorsque cette appréciation se poursuit sur le long terme, elle peut fournir un avantage déterminant. Ces deux raisons peuvent sembler insuffisantes. Cependant, on comprend mieux l’avantage que retirent les activités financières à s’appuyer sur une monnaie forte si l’on raisonne a contrario : il n’y a pas d’exemple de place financière internationale qui se soit développée dans un pays à la monnaie en continuelle dépréciation et aux taux d’inflation élevés. Le cas des grands pays dont la monnaie fait office de réserve internationale est bien sûr différent.
  • Les secteurs abrités et/ou insensibles : certains secteurs ne sont tout simplement pas ou très peu ouverts à la concurrence internationale (administration, agriculture [5], etc.) et ne sont conséquemment pas affectés par l’appréciation de la valeur extérieure de la monnaie. D’autres, qui pourtant opèrent au niveau international, se révèlent également peu sensibles. Ainsi, pour les sièges sociaux des grandes entreprises, les coûts ne sont pas discriminants dans leur choix de localisation. Leurs décisions d’implantation s’expliquent avant tout par la qualité de vie dans la région d’accueil et par des facteurs personnels (Commission of the European Communities, 1993). Second exemple d’activités peu sensibles, les organisations internationales, qui sont nombreuses en Suisse. En effet, les décisions de localisation des principales d’entre elles (ONU, OMC, etc.) sont le résultat de négociations politiques longues et complexes dans lesquelles l’évolution du taux de change ne joue pas de rôle.
Selon leur(s) spécialisation(s), les SPR seront donc exposés de manière très différente à l’évolution du taux de change.

2.2.2 – La dichotomie PME/grandes entreprises

40Face à l’appréciation d’une monnaie, les entreprises n’ont pas toutes les mêmes capacités de réaction. Sans que cette distinction soit absolue, il y a d’un côté les grandes entreprises internationalisées (GE) et de l’autre, les petites et moyennes entreprises (PME) directement ou indirectement exportatrices dont l’essentiel des activités est ancré dans une région.

41Ainsi, une monnaie forte favorise d’autant plus les stratégies d’expansion et de délocalisation des grandes firmes multinationales. Comme l’observe MICHALET (1998), « la surévaluation ne joue pas seulement un rôle de contrainte, elle devient un acteur positif poussant à la multinationalisation. En effet, les actifs étrangers, évalués en monnaie faible vont apparaître singulièrement bon marché à la firme qui cherche à s’implanter par le rachat d’entreprises, d’actions ou la création d’une unité nouvelle ». Les investissements directs à l’étranger sont ainsi pour l’essentiel le fait de grandes entreprises multinationales. Les raisons en sont multiples. Premièrement, l’investissement à l’étranger se fait généralement de manière indivisible (rachat d’une entreprise, mise sur pied d’un réseau de distribution, investissement, marketing, etc.) et nécessite une capacité financière importante. Deuxièmement, de telles opérations doivent s’appuyer sur une organisation importante. On ne contrôle pas des activités à distance comme on le fait sur un seul site. C’est essentiellement pour ces raisons que la principale forme d’internationalisation des PME reste et restera l’exportation de biens et éventuellement de services. Les PME ne sont pas adaptées à une gestion du capital et de l’organisation à grande échelle. Leurs forces résident ailleurs, par exemple dans la souplesse, l’interaction, les capacités d’expérimentation, etc.

42Ainsi, une région ou un secteur marqué par la prédominance de grandes entreprises réagira en principe à une appréciation de la monnaie nationale par l’investissement à l’étranger. En somme, la stratégie des entreprises deviendra dominante et marquera une rupture par rapport à la théorie traditionnelle qui, dans ses versions de base, ne tient pas compte des capacités d’exportation de capitaux par les GE. À l’inverse, un SPR composé essentiellement de PME soit se contractera, soit investira dans l’innovation afin d’échapper à une concurrence par les prix qu’il ne sera plus en mesure de soutenir. Notons que cette incitation à l’innovation et au refuge dans des activités à haute valeur ajoutée et à faible élasticité-prix est, selon ce raisonnement, le fait spécifique des PME. En effet, la grande entreprise domine son espace, peut utiliser à son profit la division spatiale et internationale du travail et n’est pas prisonnière des savoir-faire et du niveau des salaires dans une région. L’objectif de l’innovation, pour une grande entreprise, c’est avant tout de conserver la rentabilité de ses investissements. Ainsi, une grande entreprise pourra parfaitement développer un produit en Europe, le fabriquer en Asie et le vendre aux États-Unis ; c’est la rentabilité au niveau de l’ensemble de l’organisation qui sera le critère pour innover. Si, à présent, nous adoptons la perspective d’un entrepreneur ancré dans une région, qui n’a pas ou que peu la possibilité d’organiser sa production à une échelle internationale, l’innovation a un objectif plus global : il s’agit d’assurer non seulement une certaine rentabilité de l’entreprise, mais sa survie dans un contexte régional donné du point de vue des savoir-faire et du niveau des rémunérations. Face à l’évolution des taux de change ou de toute autre forme de coût, une grande entreprise peut lancer un produit qu’elle fabriquera en partie dans un pays à coût élevé de la main-d’œuvre et en partie dans un pays à bas salaires. Une PME régionale ou des créateurs d’entreprise ne retiendront pas un tel produit. Ils seront contraints d’en imaginer d’autres, dont une des caractéristiques essentielles est de laisser une valeur ajoutée correspondant aux conditions en vigueur dans la région. Les acteurs régionaux jouent donc une partie différente. Les enjeux sont par conséquent différents, ce qui n’est pas sans influence sur le processus d’innovation, sur les types de produits élaborés et sur les transformations qui en découlent dans le SPR.

2.3 – Capacité d’adaptation et d’innovation des SPR

43Nous avons vu que l’impact du taux de change dépend de la structure du SPR au départ du mouvement d’appréciation. Cependant, deux régions qui ont les mêmes structures au départ ne réagiront pas forcément de la même manière. Les très nombreux travaux menés au cours de ces vingt dernières années sur les milieux innovateurs, les technopoles ou les districts industriels ont montré que les régions présentent des capacités d’adaptation et d’innovation différentes. Selon ces travaux, ces capacités résident dans la conjonction de trois éléments : l’autonomie décisionnelle, la présence de relations de concurrence/coopération entre les acteurs régionaux et la capacité à générer des ressources spécifiques.

44Ainsi, les structures du SPR, sa composition sectorielle et la prédominance de grandes entreprises ou de PME, ne déterminent pas totalement la manière dont évoluera une région. Le facteur territorial va également influencer l’évolution du SPR.

45La capacité d’adaptation et d’innovation est forte lorsqu’un SPR possède globalement une bonne autonomie de décision, dispose de ressources spécifiques et que les acteurs régionaux interagissent sur un mode de complémentarité, de coopération et de concurrence. Cette capacité d’innovation sera faible lorsque ces éléments sont absents.

2.4 – Types d’évolution structurelle des SPR face à une appréciation de la valeur extérieure de la monnaie

46En combinant ces critères, on obtient un certain nombre d’évolutions structurelles possibles des SPR (Tableau 2).

Cas 1 : Exposition négative – forte capacité d’adaptation et d’innovation

47La théorie du franc fort ou théorie des cercles vertueux évoquée précédemment montre que les entreprises d’une économie confrontée à une hausse de la valeur extérieure de la monnaie vont chercher à améliorer leur compétitivité en se spécialisant dans des activités à faible élasticité-prix. La hausse de la valeur extérieure de la monnaie est ainsi validée a posteriori et relance une boucle de spécialisation. Ce cercle vertueux n’est cependant possible que pour des régions qui possèdent de fortes capacités d’innovation et d’adaptation. Un ancrage fort est donc la condition à une telle évolution. La conséquence en est une croissance du revenu basique qui s’effectue grâce à une augmentation importante de la productivité et de l’innovation. En principe, l’emploi dans le secteur basique devrait diminuer, mais pas forcément l’emploi de l’ensemble de la région.

48Dans un tel cas, les modèles des districts industriels, des technopoles ou des milieux innovateurs sont applicables.

Cas 2 : Exposition négative – faible capacité d’adaptation et d’innovation

49La théorie traditionnelle de la dévaluation/réévaluation prévoit qu’une région dont les activités sont destinées à l’exportation et qui est confrontée à une hausse de la valeur extérieure de sa monnaie verra, après une première période de hausse du revenu due à l’effet-prix, les quantités qu’elle exporte baisser et son revenu diminuer. La baisse de la demande étrangère a pour conséquence une contraction des activités basiques. En l’absence d’une forte capacité d’innovation, le système s’adapte mécaniquement à l’évolution de la demande externe. Il n’y a pas de changement notable de la productivité et par conséquent la baisse du revenu basique entraîne une baisse de l’emploi. Dans un tel cas, la théorie de la base économique est applicable.

Cas 3 : Exposition positive – forte capacité d’adaptation et d’innovation

50Les secteurs de la finance internationale ainsi que les activités commerciales d’importation sont favorisés par une augmentation de la valeur extérieure de la monnaie. Lorsque les activités financières sont au cœur du SPR, les activités complémentaires (sièges sociaux, services, etc.), en principe soumises à des logiques différentes, sont entraînées dans la croissance grâce à la forte capacité d’adaptation et d’innovation (complémentarités et innovations intersectorielles) générée par le système. L’ensemble de la région est entraîné dans une forte croissance du revenu basique et des emplois. Les activités traditionnelles sont cependant rejetées à la périphérie.

51Le modèle de la métropole est applicable.

Cas 4 : Exposition positive – faible capacité d’adaptation et d’innovation

52Ce cas est semblable au cas 3. Cependant, la répartition de la croissance de ce secteur n’est pas homogène dans l’espace. Les régions, peu spécialisées dans les activités métropolitaines, ne capteront qu’une faible partie du marché. On assiste donc en principe également à une hausse de l’emploi des activités basiques, mais cette hausse est très en deçà des régions concurrentes et dotées d’une forte capacité d’adaptation et d’innovation. De plus, il n’y a pas d’effet d’entraînement sur des activités complémentaires ou de soutien.

Cas 5 : Secteurs abrités ou insensibles

53Les SPR spécialisés dans des activités abritées du taux de change évolueront en principe en fonction de l’évolution de la demande nationale suivant la logique de la théorie de la base économique. Dans un tel cas, la notion de capacité d’innovation et d’adaptation n’est pas pertinente puisqu’elle rend compte de la compétitivité d’une région au niveau international.

54On doit distinguer les activités réparties dans l’espace (agriculture), les activités concentrées à demande nationale (industries agro-alimentaires) et les services (administration, santé, enseignement supérieur, etc.). Ces derniers, qui représentent de loin la plus grande masse des emplois, se répartissent en principe dans l’espace selon la théorie des places centrales.

55Les activités exposées, mais insensibles ont des comportements différents. L’évolution des organisations internationales dépend pour l’essentiel de facteurs politiques. Les sièges sociaux des entreprises multinationales en revanche se localiseront d’une part là où la qualité de vie est importante et d’autre part dans des systèmes métropolitains, puisque c’est dans ces derniers qu’ils trouvent les prestations de services complémentaires leur permettant d’effectuer la gestion et le contrôle de leurs filiales à l’étranger.

Cas 6 : Prédominance de grandes entreprises – présence des sièges (6a) ou de fonctions exposées négativement (6b)

56La grande entreprise va investir à l’étranger, devenu plus attractif pour l’investissement. La région peut donc subir différents mouvements.

57Cas 6a : Si elle possède les sièges des GE, elle verra son pouvoir de contrôle s’étendre à l’étranger. Cette internationalisation peut déboucher sur un SPR de type métropolitain, centré sur la production des capacités de contrôle d’une économie internationalisée. L’emploi de ces sièges est généralement peu important, mais il entraîne des services complémentaires.

58Cas 6b : Si la région possède des établissements remplissant d’autres fonctions, elle sera mise en concurrence avec l’étranger. En plus de la stratégie de la GE, l’évolution dépendra conjointement de l’exposition de la fonction considérée au taux de change et de la capacité de réaction de la région. On peut alors assister à des délocalisations et éventuellement, lorsque les capacités régionales sont importantes, à une évolution vers des activités à plus faible élasticité-prix. Quoi qu’il en soit, dans tous les cas, il y aura une contraction de l’emploi, causée soit par la délocalisation, soit par une hausse de la productivité.

59La théorie qui rend le mieux compte de cette nouvelle répartition des activités est la théorie de la division spatiale du travail.

Tableau 2

Types d’ajustement structurel régional face à une appréciation de la valeur extérieure de la monnaie

Tableau 2

Types d’ajustement structurel régional face à une appréciation de la valeur extérieure de la monnaie

III – Conclusion

60En conclusion, nous dirons que les théories qui lient l’évolution du taux de change au développement régional sont relativement simples au départ. Les coûts relatifs entre une région et les espaces dans lesquels elle exporte sont modifiés et par conséquent les échanges en sont affectés. Par la suite, ces théories deviennent contradictoires les unes par rapport aux autres. Ainsi, pour prendre un exemple parmi d’autres, une hausse de la valeur extérieure fait baisser les exportations et par conséquent le revenu pour les théories néoclassiques, alors qu’elle pousse à une spécialisation dans des biens à faible élasticité prix et à une hausse du revenu à moyen et long terme pour les « théories du franc fort ».

61Dès lors, ce rapide survol des théories du commerce international et des effets sur les entités spatiales, nationales ou régionales concernées montre que l’on assiste aujourd’hui à une déconstruction assez radicale des théories. En effet, on est passé du déterminisme absolu – la même logique s’impose partout et en tous temps – à un relativisme fort – tout dépend des spécificités des espaces considérés et de leur capacités d’adaptation. Notre objectif n’était pas de trancher des débats théoriques mais de passer en revue les différents éléments à considérer pour comprendre la multiplicité des trajectoires régionales observables. Il en ressort la nécessité de tenir compte, premièrement, des structures existantes au départ du processus d’adaptation aux variations du taux de change (position dans le système d’échange national et international – zone euro ou autre -, spécialisation, présence de grandes entreprises) et deuxièmement des capacités endogènes différenciées d’adaptation et d’innovation. Ainsi, toute réflexion sur l’impact à long terme de l’euro sur les régions européennes devrait tenir compte conjointement de ces différents aspects. L’intégration monétaire n’est pas une transformation qui impose partout la même logique. Les différents espaces concernés ont des histoires monétaires et productives particulières qui joueront leur rôle. Il s’agit d’en tenir compte.

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Mots-clés éditeurs : systèmes de production régionaux, taux de change, ajustement structurel

Date de mise en ligne : 01/04/2012

https://doi.org/10.3917/reru.015.0691

Notes

  • [*]
    Première version novembre 2000, version révisée juin 2001.
  • [**]
    Les chiffres entre parenthèses renvoient aux notes en fin d’article.
  • [1]
    Pour une excellente synthèse : voir FAUGÈRE et VOISIN (1993).
  • [2]
    Les termes de l’échange désignent la capacité d’une économie à couvrir ses dépenses d’importation par ses recettes d’exportation (BASSONI, BEITONE, 1994).
  • [3]
    Remarquons que MUNDELL s’interrogeait déjà sur la pertinence des conclusions consacrées aux chocs asymétriques nationaux et considérait qu’un découpage régional était plus approprié.
  • [4]
    AGLIETTA (1987) définit cette notion de la manière suivante : « Les pôles de compétitivité sont des ensembles d’entreprises qui ont acquis des positions dominantes dans la concurrence internationale et qui exercent des effets d’entraînement pour une grande variété d’activités productives ».
  • [5]
    Le secteur agricole est souvent l’objet de politiques protectionnistes. Notons, toutefois, que les Accords de l’OMC ont poussé de nombreux pays à engager un processus de libéralisation.

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