Notes
-
[1]
Par image spéculaire, nous entendons l’image narcissique unitaire construite au miroir.
-
[2]
Symbolique, imaginaire et réel peuvent être définis comme les qualités « synthétiques » de la structure : ils constituent, selon Lacan, les différentes dimensions (dit-mensions) de l’existence. Lacan, J (1975-76). Le sinthome, version dactylographiée. Aujourd’hui, ce séminaire est publié : Lacan J. (2005). Le séminaire, Livre XXIII, Le sinthome (1975-76). Imaginaire : dimension qui procède de la constitution de l’image du corps, il est donc à entendre à partir de l’image. C’est le registre du spéculaire et du leurre. Symbolique : dimension attachée à la fonction du langage et plus spécialement à celle du signifiant. Le symbolique est en rapport étroit avec le père et, en particulier chez Lacan, au Nom-du-Père, le Père mort de Totem et Tabou fondateur de la loi et du désir. Réel : ce qui résiste, impossible à dire et à imaginer. Le réel est à distinguer de la réalité (la représentation du monde extérieur) ordonnée par le symbolique et l’imaginaire. Tout traumatisme est, pour Lacan, une expérience de l’ordre du réel. Pour tout approfondissement sur le concept de structure chez Lacan, voir aussi : Lippi, S. (2010), Héraclite, Lacan : du logos au signifiant. Recherches en Psychanalyse [en ligne], 9.
-
[3]
Le phallus est, pour Freud, le symbole de la libido pour les deux sexes. Lacan met le phallus au centre de la théorie psychanalytique en faisant de lui l’objet du refoulement originaire freudien. Le phallus est d’un côté l’objet censé combler le désir de la mère : il devient ainsi le symbole de la complétude, de la totalité et de la jouissance, en ce sens il est un objet « imaginaire », un leurre (?). Mais il peut être aussi le phallus « symbolique » (?), qui représente l’impossibilité de la jouissance, autrement dit la castration. Dans notre texte, nous nous référons au phallus imaginaire.
-
[4]
À distinguer de la personne du père, le Nom-du-Père est un opérateur du discours. Aux yeux de Lacan, la fonction paternelle est à attribuer à l’effet symbolique du langage, et non à une personne en chair et en os. Le Nom-du-Père rassemble sous son nom, l’instance du désir et de la loi en même temps. Il structure donc le désir du sujet. Une impasse au niveau du Nom-du-Père se présente dans la psychose : c’est ce que Lacan appelle « forclusion du Nom-du-Père ».
-
[5]
La castration n’est pas liée à un organe, mais au désir. Selon les termes de Lacan : « Disons qu’à tout le moins, un minimum doit être retenu pour définir ce qui est dans son essence le complexe de castration — c’est le rapport d’un désir avec ce que j’appellerai dans cette occasion une marque. » Lacan, J. (1998). Le séminaire, Livre V, Les formations de l’inconscient, p. 308.
-
[6]
La nourriture comme l’alcool peuvent avoir aussi la fonction de « compensation » pour le sujet psychotique, compensation venant « combler la faille signifiante ou les effets de cette faille. » Askofaré, S., Combres, L. (2011). Symptômes et suppléances. Un essai de problématisation. Recherches en Psychanalyse [en ligne], 13.
-
[7]
L’identification à l’objet déchet concerne la mélancolie comme la schizophrénie, selon des modalités différentes, bien sûr. « Aujourd’hui, on inscrit volontiers au même registre cette passivité si infernale pour la prétention thérapeutique, dans laquelle le psychotique ne semble exister que comme un objet de soin, en nous montrant que la vie ne le porte plus à aucune conséquence où il lui faille y mettre du sien. » Lepoutre, T. (2011). Remarques sur l’autisme de la schizophrénie. Schizophrénie. L’évolution psychiatrique, 76-4, 607.
-
[8]
« On assisterait à une confusion des limites dans le lien transgenerationnel ». Estellon V. (2012). Le temps immobilisé. La pensée magique, Cliniques méditerranéennes, 85, 135.
-
[9]
La patiente avait décompensé lors de la reprise du travail (en milieu protégé).
-
[10]
Teixeira Ribeiro, C. (2009). Que lugar para as drogas no sujeito? Que lugar para o sujeto nas drogas? Uma lectura psicanalitica do fenomeno do uso de drogas na contempraneidade. Agora, XII-2, 335.
-
[11]
Nous reprenons la définition de suppléance de Patrick Martin-Mattera : « Une suppléance consiste à tenter de remplacer le nom-du-père par un signifiant singulier, souvent issu du délire ou conditionné par lui, qui n’appartient qu’au sujet seul et qui, de ce fait, parvient difficilement à maintenir le lien social. » Martin-Mattera, P. (2011). Sublimation ou sinthomation ? Apports et réflexions cliniques sur la création dans la psychose. Écriture, L’évolution psychiatrique, 76-3, 425.
-
[12]
Lippi, S. (2013). Une femme, objet d’amour ou fétiche ?. Violences conjugales, Cliniques méditerranéennes, 88.
-
[13]
Lacan, J. (1966). Le stade du miroir comme formateur du Je. Écrits.
-
[14]
Voir aussi le concept d’« holophrase ». Pour Lacan, l’holophrase est la « prise en masse » du couple signifiant (S1 et S2). Lacan, J. (1973). Le séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, 215. D’après Colette Soler, l’holophrase concerne toute structure : « L’holophrase précède la phrase, écrit-elle. […] La parole première fonctionne à l’occasion comme holophrase jouie, distincte de son message. » Soler, C. (2009). Lacan, l’inconscient réinventé, 36.
-
[15]
Lippi, S. (2008). Espace de la passion dans la mélancolie : quelle place pour la séparation ?. Séparations, Cahiers de Psychologie Clinique, 31, 165-177.
-
[16]
Lacan, J. (1991). Le séminaire, Livre VIII, Le transfert, 463.
-
[17]
Lacan, J. (1973). Le séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, 248.
-
[18]
Clavreul, J. (1987). La folie de Louis II de Bavière. Le Désir et la Loi, 110.
1 L’image hante le sujet. Sans vouloir en faire une généralité, nous pouvons observer cliniquement que les addictions alimentaires sont souvent liées à une problématique spéculaire [1], narcissique. À ce sujet, il nous paraît opportun de faire une distinction entre la névrose et la psychose, dans leurs rapports respectifs à la question de l’image et du narcissisme.
L’image spéculaire dans la névrose et son rapport avec la castration
2 Dans la névrose un corps qui n’est pas parfait vient signaler une blessure narcissique, une rencontre avec la castration, insupportable pour le sujet, qui commence à se détester lorsqu’il ne ressemble pas à ce qu’il veut être, à son image idéale : il ne s’aime plus car il n’accepte pas de se voir « décollé » de l’image parfaite de soi, construite au miroir, et à laquelle il s’identifie.
3 Le névrosé souvent va mal à cause de la chute de son image spéculaire : comme l’a bien mis en évidence Freud, la problématique névrotique tourne autour de la castration, castration « imaginaire » [2], car c’est l’image phallique [3] de soi que le sujet a peur de perdre.
4 Pensons au corps phallique de l’hystérique, trop jouissif : le symptôme fait jouir pulsionnellement le sujet en même temps qu’il le met face à sa castration. Comme cette jeune femme qui, chaque fois qu’elle séduit, se sent après dans l’obligation de manger sans arrêt. La grande bouffe lui sert à désinvestir l’identification au phallus lors de sa séduction (elle est hantée par la perfection de son corps et elle déteste l’idée de grossir). Et l’image au miroir en prend un coup, bien sûr.
5 La peur de ne pas être assez phallique (qui va en même temps avec la peur de l’être trop) provoque parfois des symptômes alimentaires. Le symptôme « transfère » la problématique narcissique sur le corps : le corps maltraité – trop ou pas assez de nourriture, effet yoyo du corps – « marque » la castration, mais il rapporte aussi un petit « gain » de jouissance. Castration et jouissance, les deux en même temps. L’image spéculaire est provisoirement sauvée par un détour – il y aura le jeûne après la grande bouffe – mais elle risque quand même de perdre son assise dès qu’il y aura un retour du refoulé.
6 Le symptôme anorexique tente de supporter, d’une façon paradoxale, l’image d’unité et de perfection qui risque à chaque instant de se défaire. La recherche de la perfection, ou la peur de la perte de celle-ci (angoisse de castration) peut devenir démesurée pour un sujet, au point de lui faire perdre ses coordonnées, les repères symbolique et imaginaires, les limites de son moi. Au point de lui faire côtoyer la folie : dans l’anorexie, la plainte ou l’exaltation concernant le corps peut prendre parfois des allures délirantes (n’oublions pas que nombre de manifestations du réel sont indépendantes de la forclusion du Nom-du-Père [4]).
7 « Je n’aime pas mon image = je ne m’aime pas », c’est la plainte constante des patientes boulimiques. « Ma diététicienne m’a dit que je devrais m’aimer plus, mon problème c’est que je ne m’aime pas assez », me dit un jour une patiente. Mais dans la névrose, renforcer le moi du sujet peut se révéler dangereux. En effet, toute thérapie de soutien ne fait que renforcer, dans le sujet, la concentration sur sa propre image (plus ou moins) phallique, en faisant esquiver à celui-ci son désir : le clinicien « entre » dans le symptôme et le consolide.
8 « Je m’aime/je me hais », c’est la même chose lorsqu’on est dans la recherche du phallus à travers l’image de son propre corps : nous sommes loin de la dynamique du désir, désir qui passe nécessairement par le manque, désir qui se construit à partir de la castration [5], et de sa douloureuse acceptation (au niveau inconscient).
La spécificité des addictions dans la psychose
9 Tout autre est la question des addictions alimentaires dans la psychose. Car, dans la psychose, ce qui fait problème n’est pas l’image spéculaire. Lorsque des troubles alimentaires se manifestent, ceux-ci « cachent » quelque chose d’un autre ordre dans cette structure. Ce n’est pas l’être spéculaire qui est altéré, mais l’être tout court : le sujet est anéanti, comme envahi par une puissance extérieure qu’il ne peut pas combattre et qui l’objective. C’est alors que le sujet se perd comme « être », et non comme « image ».
10 Une jeune femme de vingt-quatre ans, que nous appelons Pamela, avait été hospitalisée plusieurs fois suite à des crises maniaques, précédant régulièrement des tentatives de suicide. Pamela était stabilisée depuis un certain temps (elle avait dû quand même abandonner ses études et toute idée de travailler en milieu non protégé). Nonobstant la stabilisation (momentanée) de l’humeur, elle inquiétait pourtant le service à cause de son obésité : cent quarante kilos pour un mètre soixante-deux, et son poids était en augmentation. La situation commençait à devenir dangereuse pour elle du point de vue de sa santé.
11 Pamela remplaçait les crises maniaques par de la nourriture :
Quand je mange, je suis heureuse… ça me fait du bien. Manger, ça me calme les nerfs. Autrement je vais mal… je ne sais pas quoi faire de mes journées, je m’ennuie… je le sais je remplis un vide avec la nourriture. Je ne fais rien, je ne vaux rien, je ne suis rien. Avant j’achetais des vêtements, des livres, des CD, des DVD… Aujourd’hui j’achète des cochonneries qui me font grossir. Avant je marchais sans arrêt, des jours entiers, toute la nuit… Je me rappelle des nuits à Paris… je marchais, je marchais la tête vide, sans penser à rien… Aujourd’hui je ne fais que manger, je mange tout le temps.
13 La patiente continue :
Je déteste mon image, je ne peux plus me regarder au miroir, je hais le corps que je vois, je hais mon corps… Je me hais !
15 Notons que, d’un point de vue phénoménologique, c’est la même plainte et la même auto-accusation que nous retrouvons dans la névrose (voir le cas de la patiente névrosée citée plus haut).
16 Pamela, lorsqu’elle va bien, fait attention à son aspect, elle est bien habillée, avec un certain style personnel. En revanche, lorsqu’elle tombe en dépression, elle ne prend plus soin d’elle : elle ne se lave pas, elle ne se coiffe pas, elle ne se maquille pas, elle s’habille sans faire attention… Et elle mange.
17 Il ne s’agit pas, selon notre hypothèse, d’une boulimie hystérique, où le symptôme (manger) viendrait « régler » la question du phallus, ou de la séduction, comme nous avons vu plus haut. Pour Pamela, la problématique du poids et du corps – un corps maltraité – ne concerne pas l’image spéculaire, elle n’est pas liée à la question narcissique. Elle me dira un jour :
Il y a quelque chose de pourri en moi, peu importe que je sois grosse ou mince. Je ne pourrai pas combler le vide en m’empiffrant, je le sais. La seule solution est la mort. La nourriture : c’est ma punition, je me punis avec les aliments, je me punis en mangeant. C’est la punition que je mérite. Parce que je ne suis bonne à rien, ma famille a raison, ma mère me le dit sans arrêt… j’ai tout raté, les études, le travail, les relations, tout… je n’ai rien, je ne suis rien, je ne vaux rien.
19 La jeune femme mange pour ne pas mourir, ou alors, elle se tue en mangeant. La nourriture prend, comme la boisson pour l’alcoolique, la fonction de pharmacon [6], elle est à la fois médicament et poison. À travers la destruction de l’image, elle « tue » son corps – et son être –, en s’identifiant à l’« objet déchet ». [7] Objet déchet pour l’Autre, en l’occurrence l’Autre Maternel :
Ma mère ne s’intéresse qu’à mon poids, on ne va jamais au cinéma, on ne fait que parler de mon poids. Être grosse, c’est ce qui maintient le lien à ma mère. Depuis que j’ai su que mon père la trompait, et qu’il m’a abandonnée, j’ai « fait bloc » avec elle contre lui. Je ne sais pas qui de nous deux est le parasite de l’autre…
21 À noter que l’abandon de la part du père, de la mère, est vécu par la patiente comme son propre abandon : Pamela confond sa mère avec elle-même [8], elles sont une seule chose face au père.
22 Pendant une autre séance, la patiente me dit :
Ma famille est horrifiée par mon poids. De toute façon je m’en fiche : je ne suis qu’une pourriture. Je fais semblant de me préoccuper de grossir… je le fais pour ma mère, moi, je m’en fiche.
24 Elle me montre un dessin qu’elle a fait et qui la représente. Son corps sur le papier a deux contours : elle m’explique qu’elle avait dessiné deux contours pour marquer la différence entre sa façon de se voir, et la façon dont sa mère la voyait (c’était le contour le plus extérieur).
Vous voyez ? Moi je ne me vois pas grosse, c’est ma mère qui veut que je me voie comme ça.
26 La patiente avait plusieurs fois refusé de se faire hospitaliser dans des cliniques d’amincissement, ce qui montre encore une fois, que pour Pamela, le poids, ne constitue pas un souci au niveau de son image.
La nourriture, le poids, la faute
27 Internée à un certain moment à l’unité clinique, suite, cette fois-ci, à une forte dépression [9] qui l’empêchait de sortir de son lit, de se laver, de s’habiller, etc., elle devait se rendre à une clinique d’amincissement, sous conseil de son psychiatre, pour programmer une cure. Mais la jeune femme n’avait jamais pu faire cette visite. Elle avait décompensé encore à l’hôpital et s’était retrouvée en isolement. Elle avait fait un doigt d’honneur à son psychiatre, geste qui symbolisait son refus de rentrer en clinique : elle ne voulait, pour aucune raison au monde, entrer dans une clinique pour mincir, m’avait-elle dit lors d’une séance, une fois sortie de l’hôpital psychiatrique.
28 Quelle est donc la fonction, pour cette jeune femme, du corps « déformé », de son moi maltraité, de son image détruite ? Ce n’est pas une demande « altérée » d’amour, le besoin d’être valorisée par l’Autre pour sa propre belle image – homologue de la « belle âme » hégélienne – qui l’obsède (comme c’est parfois le cas dans la névrose), mais la volonté de jouissance de l’Autre, volonté qui insiste, pour le sujet psychotique, et qui lui impose de se voir et de s’identifier à une pourriture.
29 Le poids en excès prouve, et surtout montre, l’identification de la jeune femme à l’objet déchet : elle paie pour sa faute, faute d’être un être immonde, ignoble, méprisable, comme elle me dit sans cesse, elle paye pour une faute qui ne pourra pas s’extirper. En même temps, le corps rebutant, exposé sans retenue et sans honte, se révèle le seul moyen de s’opposer au désir de l’Autre. [10] Cette forme d’exhibitionnisme, presque pervers, devient une sorte de « compensation » pour le sujet psychotique (on ne peut pas parler bien sûr de « suppléance » [11]) : la perversion soutient l’image phallique du sujet. [12] Et c’est notamment une image phallique consistante, qui lui permette de maintenir son « je » [13], qui manque à la jeune femme.
30 Le symptôme boulimique dans la psychose montre l’absence de la fonction paternelle et il devient signe : monolithe qui représente l’échec de la métaphore paternelle. En ce sens, parler de « symptôme » boulimique est (quasi) inexact : la différence qui habite l’articulation signifiante S1-S2 est annulée ici. Le sujet n’est pas représenté par un signifiant qui représente un autre signifiant, il est inscrit comme monolithe [14], identifié au signe extra-métaphorique, qui représente seulement lui-même.
31 Image, corps, être : les trois instances sont confondues dans la psychose. Ce n’est pas l’image qui est « pourrie », mais le corps (viande fonctionnelle pour l’Autre), et avec lui, l’être du sujet, réduit désormais au néant.
Conclusions : le diagnostique différentiel
32 Dans la mélancolie, le sujet est coupable. La culpabilité se forme à partir de l’identification à l’objet perdu – la distance d’avec l’objet perdu s’estompe –, objet dont le sujet mélancolique n’arrive pas à faire le deuil. Dans le cas de Pamela, l’objet perdu est le père.
33 L’identification à l’objet perdu dans la mélancolie advient d’une façon tout à fait particulière : il s’agit d’une incorporation (Einverleibung), dans sa dimension réelle. Cet objet perdu, qu’on pourrait aussi nommer « petit autre assassiné » (d’où la faute du sujet), attaque – envahit – réellement le sujet (et non son image, son image phallique, comme dans le deuil névrotique). Le sujet ne peut plus se séparer – inconsciemment – de l’objet. Mauvaise rencontre, tuché, incursion du réel par le truchement de l’objet perdu, désormais irremplaçable. [15]
34 Lacan est explicite sur ce point. Il écrit dans Le transfert :
L’objet y est, chose curieuse, beaucoup moins saisissable pour être certainement présent, et pour déclencher des effets infiniment plus catastrophiques, puisqu’ils vont jusqu’au tarissement de ce que Freud appelle le Trieb le plus fondamental, celui qui vous attache à la vie.
36 Et il ajoute :
« Je ne suis rien, je ne suis qu’une ordure ». Remarquez qu’il ne s’agit jamais de l’image spéculaire. Le mélancolique ne vous dit pas qu’il a mauvaise mine, ou qu’il a une sale gueule, ou qu’il est tordu, mais qu’il est le dernier des derniers, qu’il entraîne des catastrophes pour toute sa parenté, etc. [16]
38 Dans la mélancolie, de même que dans la manie (l’autre face de la même médaille), ce n’est pas la problématique spéculaire qui hante le sujet : ce n’est pas autour de l’objet narcissique que tourne la question, mais autour de la faute, une faute radicale, existentielle, qui attaque directement le désir du sujet.
39 Lorsque nous considérons différemment la fonction des addictions dans la névrose (problématique spéculaire qui tourne autour de la castration) et dans la psychose (attaque au désir de vie à travers l’identification au déchet, en même temps que tentative de refus de l’objectivation), nous signalons aussi une différence dans la direction de la cure.
40 Dans la névrose, le soutien narcissique se montre inefficace : le renforcement du spéculaire finit par écraser le sujet sous le poids de son idéal. Plus le sujet croit se rapprocher de celui-ci et plus il se sent en confiance : mais toute la construction est fictive. L’image est ravageante : l’identification spéculaire, mélange entre unification phallique et jubilation pulsionnelle est fatale pour le sujet, qui n’arrivera pas à s’y tenir dans sa tentative de s’accorder avec elle. Une clinique orientée par la question du désir peut se révéler plus efficace que toute attaque frontal au symptôme (boulimique et/ou anorexique). Lacan, à la fin des quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, parle du désir d’analyse comme d’« un désir d’obtenir la différence absolue » [17], différence qui n’est rien d’autre que la coupure entre le narcissisme et le désir, où la chute phallique du sujet correspond bien sûr à l’abandon du souci de l’image, mais surtout à la mise en acte, à la praxis de son désir.
41 Dans la clinique de la psychose, soutenir le narcissisme est sûrement vain : la forclusion du Nom-du-Père bloque le « jeu » entre la présence et l’absence du phallus (et de la castration). Il n’est pas inutile cependant, de chercher à reconstruire le narcissisme, de bout en bout. Autrement dit, chercher à remettre en place, dans la cure, un avatar du stade du miroir, qui permette de donner une consistance moïque au sujet, une certaine « matérialité imaginaire » [18], comme le dit Jean Clavreul (même si cette « matérialité imaginaire » ne tiendra pas dans toute circonstance). Escamotage imaginaire, provisoire et précaire, artifice qui cherche à faire ressurgir un sujet constamment en train de s’éclipser.
Bibliographie
Bibliographie
- Askofaré, S. & Combres, L. (2011). Symptômes et suppléances. Un essai de problématisation. Recherches en Psychanalyse [en ligne], 13.
- Clavreul, J. (1987). La folie de Louis II de Bavière. Le Désir et la Loi. Paris : Denoël.
- Estellon, V. (2012). Le temps immobilisé. Cliniques méditerranéennes, 85.
- Lacan, J. (1966). Le stade du miroir comme formateur du Je (1948). Écrits. Paris : Seuil.
- Lacan, J. (1973). Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (1964). Le séminaire, Livre XI. Paris : Seuil.
- Lacan, J. (1975-1976). Le sinthome, version dactylographiée.
- Lacan, J. (1991). Le transfert (1960-1961). Le séminaire, Livre VIII. Paris : Seuil.
- Lacan, J. (1998). Les formations de l’inconscient (1957-1958). Le séminaire, Livre V. Paris : Seuil.
- Lacan, J. (2005). Le sinthome (1975-1976). Le séminaire, Livre XXIII. Paris : Seuil.
- Lepoutre, T. (2011). Remarques sur l’autisme de la schizophrénie. L’évolution psychiatrique, 76-4.
- Lippi, S. (2008). Espace de la passion dans la mélancolie : quelle place pour la séparation ?. Cahiers de Psychologie Clinique, 31.
- Lippi, S. (2010), Héraclite, Lacan : du logos au signifiant. Recherches en Psychanalyse [en ligne], 9.
- Lippi, S. (2013). Une femme, objet d’amour ou fétiche ?. Cliniques méditerranéennes, 88.
- Martin-Mattera, P. (2011). Sublimation ou sinthomation ? Apports et réflexions cliniques sur la création dans la psychose. L’évolution psychiatrique, 76-3.
- Soler, C. (2009). Lacan, l’inconscient réinventé. Paris : PUF.
- Teixeira Ribeiro, C. (2009). Que lugar para as drogas no sujeito? Que lugar para o sujeto nas drogas? Uma lectura psicanalitica do fenomeno do uso de drogas na contempraneidade. Agora, XII-2.
Notes
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[1]
Par image spéculaire, nous entendons l’image narcissique unitaire construite au miroir.
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[2]
Symbolique, imaginaire et réel peuvent être définis comme les qualités « synthétiques » de la structure : ils constituent, selon Lacan, les différentes dimensions (dit-mensions) de l’existence. Lacan, J (1975-76). Le sinthome, version dactylographiée. Aujourd’hui, ce séminaire est publié : Lacan J. (2005). Le séminaire, Livre XXIII, Le sinthome (1975-76). Imaginaire : dimension qui procède de la constitution de l’image du corps, il est donc à entendre à partir de l’image. C’est le registre du spéculaire et du leurre. Symbolique : dimension attachée à la fonction du langage et plus spécialement à celle du signifiant. Le symbolique est en rapport étroit avec le père et, en particulier chez Lacan, au Nom-du-Père, le Père mort de Totem et Tabou fondateur de la loi et du désir. Réel : ce qui résiste, impossible à dire et à imaginer. Le réel est à distinguer de la réalité (la représentation du monde extérieur) ordonnée par le symbolique et l’imaginaire. Tout traumatisme est, pour Lacan, une expérience de l’ordre du réel. Pour tout approfondissement sur le concept de structure chez Lacan, voir aussi : Lippi, S. (2010), Héraclite, Lacan : du logos au signifiant. Recherches en Psychanalyse [en ligne], 9.
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[3]
Le phallus est, pour Freud, le symbole de la libido pour les deux sexes. Lacan met le phallus au centre de la théorie psychanalytique en faisant de lui l’objet du refoulement originaire freudien. Le phallus est d’un côté l’objet censé combler le désir de la mère : il devient ainsi le symbole de la complétude, de la totalité et de la jouissance, en ce sens il est un objet « imaginaire », un leurre (?). Mais il peut être aussi le phallus « symbolique » (?), qui représente l’impossibilité de la jouissance, autrement dit la castration. Dans notre texte, nous nous référons au phallus imaginaire.
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[4]
À distinguer de la personne du père, le Nom-du-Père est un opérateur du discours. Aux yeux de Lacan, la fonction paternelle est à attribuer à l’effet symbolique du langage, et non à une personne en chair et en os. Le Nom-du-Père rassemble sous son nom, l’instance du désir et de la loi en même temps. Il structure donc le désir du sujet. Une impasse au niveau du Nom-du-Père se présente dans la psychose : c’est ce que Lacan appelle « forclusion du Nom-du-Père ».
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[5]
La castration n’est pas liée à un organe, mais au désir. Selon les termes de Lacan : « Disons qu’à tout le moins, un minimum doit être retenu pour définir ce qui est dans son essence le complexe de castration — c’est le rapport d’un désir avec ce que j’appellerai dans cette occasion une marque. » Lacan, J. (1998). Le séminaire, Livre V, Les formations de l’inconscient, p. 308.
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[6]
La nourriture comme l’alcool peuvent avoir aussi la fonction de « compensation » pour le sujet psychotique, compensation venant « combler la faille signifiante ou les effets de cette faille. » Askofaré, S., Combres, L. (2011). Symptômes et suppléances. Un essai de problématisation. Recherches en Psychanalyse [en ligne], 13.
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[7]
L’identification à l’objet déchet concerne la mélancolie comme la schizophrénie, selon des modalités différentes, bien sûr. « Aujourd’hui, on inscrit volontiers au même registre cette passivité si infernale pour la prétention thérapeutique, dans laquelle le psychotique ne semble exister que comme un objet de soin, en nous montrant que la vie ne le porte plus à aucune conséquence où il lui faille y mettre du sien. » Lepoutre, T. (2011). Remarques sur l’autisme de la schizophrénie. Schizophrénie. L’évolution psychiatrique, 76-4, 607.
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[8]
« On assisterait à une confusion des limites dans le lien transgenerationnel ». Estellon V. (2012). Le temps immobilisé. La pensée magique, Cliniques méditerranéennes, 85, 135.
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[9]
La patiente avait décompensé lors de la reprise du travail (en milieu protégé).
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[10]
Teixeira Ribeiro, C. (2009). Que lugar para as drogas no sujeito? Que lugar para o sujeto nas drogas? Uma lectura psicanalitica do fenomeno do uso de drogas na contempraneidade. Agora, XII-2, 335.
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[11]
Nous reprenons la définition de suppléance de Patrick Martin-Mattera : « Une suppléance consiste à tenter de remplacer le nom-du-père par un signifiant singulier, souvent issu du délire ou conditionné par lui, qui n’appartient qu’au sujet seul et qui, de ce fait, parvient difficilement à maintenir le lien social. » Martin-Mattera, P. (2011). Sublimation ou sinthomation ? Apports et réflexions cliniques sur la création dans la psychose. Écriture, L’évolution psychiatrique, 76-3, 425.
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[12]
Lippi, S. (2013). Une femme, objet d’amour ou fétiche ?. Violences conjugales, Cliniques méditerranéennes, 88.
-
[13]
Lacan, J. (1966). Le stade du miroir comme formateur du Je. Écrits.
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[14]
Voir aussi le concept d’« holophrase ». Pour Lacan, l’holophrase est la « prise en masse » du couple signifiant (S1 et S2). Lacan, J. (1973). Le séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, 215. D’après Colette Soler, l’holophrase concerne toute structure : « L’holophrase précède la phrase, écrit-elle. […] La parole première fonctionne à l’occasion comme holophrase jouie, distincte de son message. » Soler, C. (2009). Lacan, l’inconscient réinventé, 36.
-
[15]
Lippi, S. (2008). Espace de la passion dans la mélancolie : quelle place pour la séparation ?. Séparations, Cahiers de Psychologie Clinique, 31, 165-177.
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[16]
Lacan, J. (1991). Le séminaire, Livre VIII, Le transfert, 463.
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[17]
Lacan, J. (1973). Le séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, 248.
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[18]
Clavreul, J. (1987). La folie de Louis II de Bavière. Le Désir et la Loi, 110.