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Article de revue

L'esprit est au-dehors

Pages 124 à 132

Notes

  • [1]
    En République, 511d [Platon (1950a), p. 1101] et Théétète 187a [Platon (1950b), p. 153].
  • [2]
    Aristote (1997), p. 78.
  • [3]
    Quine (1977), p. 63-76.
  • [4]
    Descartes (1967), p. 810.
  • [5]
    Hobbes (1971), p. 684.
  • [6]
    Locke (1972), p. 264.
  • [7]
    Frege (1971), p. 102-126.
  • [8]
    Freud (1969), p. 133.
  • [9]
    Freud (1974), p. 34.
  • [10]
    Heidegger (2001), p. 161.
  • [11]
    Austin (1962), p. 16.
  • [12]
    Ce type de considérations est également développé, suivant un autre point de vue, par Casas de Pereda (2011).
  • [13]
    Austin (1962) p. 101.
  • [14]
    Lacan (1973), p. 37.
  • [15]
    Lacan (2005), p. 17.
  • [16]
    Cf. Lacan (1981).
  • [17]
    C’est dire que nous ne rejoignons pas le contraste entre Lacan et Wittgenstein que cherche à dresser Defrenet (2009).

1 Nous avons changé de paradigme sans même que nous nous en soyons rendu compte ; avant, nous étions convaincus que l’esprit est au-dedans, maintenant, bien que nous soyons encore réticents à l’admettre, nous savons que l’esprit est au-dehors ; avant, il était convenu de dire que l’esprit est caché au creux de l’âme, maintenant nous « voyons » que l’esprit n’est pas caché : nothing is hidden.

2 Mais, d’où nous venait cette idée que l’esprit est au-dedans ?

3 D’abord de l’obnubilation de Platon de « sauver les phénomènes », sozein ta pheinomena, c’est-à-dire d’assurer un statut ontologique à la signification face au scepticisme engendré par la posture des sophistes : il invente la doublure mentale du langage. Il y aurait dans l’âme des unités de sens innées identiques chez tous auxquelles les propositions exprimées renverraient : la signification repose sur des « affects dans l’âme », pathemata tès psukhês.[1] Aristote conserve ce point de vue dans le De Interpretatione : les affects de l’âme sont les mêmes pour tout le monde et sont les ressemblances des mêmes choses [2], position dont il se dégage dans le livre Gamma lorsqu’il aborde le principe de non contradiction et la question de l’homonymie où il accorde aux usages et aux circonstances d’être les arbitres de la signification. Seul, dans l’Antiquité, Chrysippe aborde de front la question de la signification en inventant le lecton : lorsqu’un Grec et un Barbare entendent le même énoncé produit dans la langue grecque et voient le même objet auquel cet énoncé renvoie, le Grec comprend, mais pas le Barbare, car le Grec a l’usage de l’emploi de cet énoncé et comprend à quel aspect de l’objet cet énoncé renvoie. Quine reprendra l’expérience de pensée de Chrysippe sous la forme de la visite d’un ethnologue chez un indigène prononçant l’expression : « Gavagai ! » alors qu’un lapin dévale sous les buissons. L’expression de l’indigène désigne-t-elle l’animal, une partie de l’animal, la fuite de l’animal, l’utilisation culinaire de l’animal, etc. ? Seul l’indigène le sait ou du moins sa communauté linguistique. [3]

4 Cette position, sûrement renforcée par le statut de l’âme dans la religion chrétienne, se maintient tout au long du Moyen Âge où Ockham, 600 ans avant Fodor, invente même l’expression de langage de la pensée. C’est avec Descartes puis Hobbes que ce postulat est mis en abîme.

5 Contrairement à une opinion partagée, si l’auteur des Méditations emploie le mot idea, il ne l’emploie pas dans l’acception de représentation-ressemblance, cas de Locke, Leibniz, Berkeley, Hume et Kant ; il l’emploie pour désigner « tout ce que nous concevons par la pensée » et qui, comme les paroles, précise-t-il, « ne ressemblent en aucune façon aux choses qu’elles signifient [4] » : la réalité objective de l’idée, ce qu’elle signifie, excède la seule désignation de son référent tout en ayant avec lui un rapport spécifique de causalité : si j’ai une idée de x, c’est qu’elle me vient du dehors, non par simple effet de x, mais par le discours des autres comme il le souligne à propos du mot « Dieu » qui fait partie de ces « mots qui sont les plus ordinaires en la bouche des hommes ».

6 Hobbes est encore plus net : « c’est l’usage, écrit-il, qui donne leur force aux mots [5] ».

7 C’est Locke qui, en affirmant que nous disposerions d’un rapport cognitif à nous-même, reposant sur un regard intérieur nous permettant, grâce à une lumière appelée consciousness (ni the conscience (morale), ni the awareness (saisie intellectuelle), de voir les représentations du monde extérieur que nous aurions autoproduites à partir de nos données sensibles, regard dont le redoublement, je ne peux voir sans voir que je vois, serait constitutif du soi (que Coste traduit par le moi), invente le représentationalisme qui va parasiter la pensée jusqu’à aujourd’hui. [6]

8 À l’exception de Condillac, Bentham et Destutt de Tracy qui prennent la mesure de l’identité de la pensée et du langage, l’idéalisme règne en maître (Kant, Hegel, etc.) et le langage est réduit à la seule fonction de domestique d’une pensée pensant toute seule. Même Hegel, qui semble s’attarder sur le langage, le réduit à un moment de l’idée ; l’hégélianisme est un spiritualisme immanentiste et solipsiste.

9 Ce n’est qu’avec Peirce, Frege et Freud, entre 1867 et 1895, que cette fiction est dissoute.

10 C’est donc Peirce, en 1867, en lisant à l’American Academy : On a New list of categories, qui rompt avec le représentationalisme ; mais l’œuvre de « l’exilé de Milford » ne sera connue que très lentement. La démonstration de Peirce est simple : nous n’avons aucun pouvoir de penser sans signes et tout signe renvoie à un autre signe qui en est l’interprétant et ainsi de suite, de sorte que toute signification est toujours après-coup et que toute énonciation est toujours dialogique : elle s’adresse toujours à un autre susceptible de me dire ce que je lui dis en m’interpellant sur ce que je fais, c’est-à-dire sur ce qui s’ensuit de ce que je parle. Si je vous dis : « Il pleut ! », c’est que je dispose de critères externes pour le dire et qu’il suit de ce que je dis que je prenne mon parapluie en sortant dans la rue ou que j’attends de mon information que vous preniez votre parapluie pour sortir dans la rue. Et même si cet énoncé n’est qu’un mot de passe que je diffuse à Radio Londres, il s’ensuit néanmoins que les FFI de Limoges vont prendre position pour libérer leur ville, etc. Je parle ou écris en écho à une parole ou à un écrit entendu ou lu (voir la pluie qui tombe, c’est un signe) et j’adresse ce que je dis ou écris à un autre qui m’en précisera la signification. Si je vous dis : « Il pleut ! » et que vous sortiez sans votre parapluie, je ne pourrai qu’en conclure que ce que je dis ne veut rien dire ou que vous avez commis un acte manqué.

11 L’histoire a donc attribué à Frege (qui était en relation avec Peirce) cette sortie du représentationalisme avec la publication en 1892 de Sinn und Bedeutung.[7] Dans ce texte, Frege montre que la signification couvre quatre rapports.

12 Ainsi, si je vous dis : « J’aime Vénus » :

13 ) le rapport du contexte interne à l’énoncé (Zusammenhang) : les termes de cet énoncé (je, aimer, Vénus) ne prennent leur sens que dans leur articulation au sein de l’énoncé ;

14 ) le rapport de la référence (Bedeutung) où l’énoncé renvoie à un objet réel ou virtuel du monde : la planète Vénus ou la déesse Vénus.

15 ) le rapport du sens (Sinn) qui ne renvoie à rien d’intra-mental, mais à un dehors partagé par la communauté des locuteurs (le fameux troisième monde) et qui égale le mode de donation de la référence, la manière dont elle est perçue : ainsi, lorsque je vous dis que je vois l’étoile du matin ou l’étoile du soir : je vois alors la planète Vénus (référence) sous la description d’étoile du matin ou sous la description d’étoile du soir selon les circonstances, mais ces deux descriptions sont des usages multiséculaires.

16 ) le rapport de coloration (Färbung) ou d’éclairage (Beleuchtung) qui précise la note singulière que le locuteur ajoute : ainsi sa prosodie, sa gestuelle, sa rhétorique, etc.

17 Ce que Frege montre, c’est que la signification transcende en grande partie la singularité des locuteurs sans pour autant qu’il soit fait appel à un a priori mentaliste ou à un réalisme platonicien : le caractère intuitif de la connaissance eidétique n’implique aucun caractère mondain de sa réalité ; en gros, que je puisse anticiper que lorsque je demande une ficelle à ma boulangère, elle va me donner du pain et non une corde, ne s’ensuit pas que la notion « pain fantaisie très mince » existe au même titre que les clés que j’ai dans la poche : elle existe comme énoncé possible dans ces circonstances comme en témoigne la situation contrefactuelle où je retrouve ma boulangère dans la boutique de son mari, une droguerie, et où je lui adresse le même énoncé : « Je vous demande une ficelle » et où elle me donne alors une corde.

18 En un mot, la signification d’un énoncé est liée au locuteur comme aux circonstances, elle est contextuelle : c’est le contexte qui dit ce que dit l’énoncé. Si, lorsque je dis à ma boulangère dans la boutique de son mari : « Je voudrais une ficelle », je m’attends à ce qu’elle me donne une corde, il se peut que Jean, associant la boulangère à son mari, en lui disant, alors qu’il se trouve avec elle dans sa boulangerie : « Je voudrais une ficelle », s’attende à ce qu’elle lui donne une corde et non un pain fantaisie. Bref, une chose est la somme des emplois possibles d’un mot tels qu’ils sont répertoriés dans le dictionnaire, une autre la signification contextuelle d’un énoncé effectif.

19 Le troisième auteur convoqué, et non des moindres, est Freud.

20 Dès les Études sur l’hystérie, Freud prend la mesure de la réalité du fantasme comme s’égalant à ce qui a été vu et entendu, donc à des énoncés perçus dans un contexte précis.

21 Prenons le célèbre énoncé : « glance at the nose » exprimé à l’impératif par la nurse du patient de Freud transposé par homophonie dans la langue allemande en « Glanz auf der Nase ». Qu’est-ce qui est dit ? Qu’une certaine phrase prononcée par la nurse anglaise : un regard sur le nez, avait deux effets sur la détermination de la sexualité du patient, l’un portant sur l’élection du référent lié directement à la structure phonématique de la phrase métamorphosée par son homophonie en allemand : un brillant sur le nez, l’autre, et le plus important, portant sur le contexte de l’élection de ce référent : ce patient exigeait que ses partenaires aient un certain brillant sur le nez afin d’être en état d’accomplir l’acte charnel. [8]

22 Si la signification se réduisait à l’élection du référent, ce patient aurait tout au plus badigeonné de crème brillante tous les nez rencontrés ; or, ce n’est que dans le cadre de sa sexualité que s’opérait cette élection. Donc, la signification ne se réduit pas à la seule élection du référent, mais implique le contexte de cette élection. Or, si cette élection intervenait dans le cadre de sa sexualité, c’est que l’énoncé de la nurse avait été formulé dans ce cadre : il s’agissait d’un moment où tout à la fois le patient se livrait à une activité onaniste, découvrait l’absence de pénis chez les filles et avait été menacé de castration par la nurse s’il continuait de se masturber ; à cette occasion, celle-ci avait prononcé l’énoncé : un regard sur le nez. Quel intérêt cette nurse avait-elle à interpeller ainsi le bambin ? Si cette phrase avait un tel effet sur le bambin devenu adulte, c’est que cette phrase avait eu une couleur affective forte pour la nurse. Ainsi de la jouissance de la nurse d’un autre patient de Freud, l’homme aux rats, le jugeant incapable de prouesse sexuelle et les effets qui s’ensuivirent sur la sexualité de ce patient. [9]

23 Mais, ici, en incitant le bambin à regarder le nez, cette nurse, que voulait-elle lui signifier ? En quoi son intérêt était là concerné ? De lui faire croire que tous les êtres humains sont semblablement dotés d’un nez et qu’ainsi ils sont en tous points semblables ? Y avait-il chez elle, comme chez la mère de Hans, une inclination à nier l’absence de pénis chez les filles ? On ne le saura jamais, la cure du patient, l’homme aux loups, ayant été interrompue.

24 À tout le moins, la nurse savait, comme tout un chacun, que dans le service à l’Autre auquel est convié tout nouveau-né, on est tous égaux, on doit tous répondre à la demande de la mère, c’est-à-dire fournir du phallus à la mère, expression qui spécifie que le nouveau-né n’en finit pas de combler les attentes de l’Autre, excès vis-à-vis duquel le pénis n’est qu’un fantoche (le phallus était un emblème religieux représentant un pénis érigé ; par son étymologie, il renvoie à phae, la lumière, l’éclat).

25 Demeure l’indice de l’intérêt de la nurse dans la prosodie de son énoncé qui se montre par son pouvoir d’action à travers le temps et le changement de langue, signification contextuelle singulière que prend en charge le concept de Repräsentanz, inventé par Freud en 1915, et qui se manifeste par ses effets sur le patient, sa manière d’agir.

26 Le concept de Repräsentanz désigne la signification contextuelle singulière ; il égale les concept de coloration (Färbung) et d’éclairage (Beleuchtung) de Frege et précise le statut de cette part de la signification : refoulée, car elle n’est accessible que par ses effets, ce que Freud appelle le symptôme et Wittgenstein la manière d’agir. C’est ce concept que Lacan appelle : signifiant premier (S1), qui n’est connu que par ses seuls effets (S2).

27 Le concept de signifiant chez Lacan n’a ainsi aucun rapport avec le concept homonyme de Saussure ; il dit, ce qui va de soi pour Wittgenstein, que le signifiant, l’énoncé, porte avec lui sa signification qui est avant tout contextuelle, en particulier quand cette signification est celle de l’épreuve de satisfaction, la Befriedigungserlebnis : quand l’homme aux loups s’apprêtait à faire l’amour, il ne pouvait accomplir l’acte charnel que sous réserve de répondre à la demande de l’Autre qui lui ordonnait alors d’avoir un regard sur le nez, soit, en allemand, un brillant sur le nez. En quelque sorte, un contexte : faire l’amour, faisait surgir le souvenir de l’énoncé de la nurse : un brillant sur le nez, dont la signification imposait la pose d’un brillant sur le nez de la partenaire du patient.

28 Ce pas de côté assuré par Peirce, Frege et Freud ne sera toutefois pas tout de suite audible, car, concomitamment, l’œuvre de Husserl (et en partie celle de Saussure) va organiser un retour au mentalisme dont fera son miel le cognitivisme contemporain.

29 Le succès de Husserl, comme celui de Kant avant lui, est lié à sa tentative de déjouer le scepticisme né avec la crise des sciences : apparition des géométries non euclidiennes mettant en cause le 5ème postulat d’Euclide, irréversibilité des systèmes thermiques, notion d’entropie (Clausius 1865), rayonnement du corps noir, mécanique quantique (Planck 1900), problèmes posés par l’avance du périhélie de Mercure et la courbure des rayons lumineux, relativité (Einstein 1905)…

30 Husserl, comme Kant en son temps mais autrement puisque Kant lui-même est renvoyé dans le champ du relativisme anthropologique, convoque à nouveau Hume et opère un élargissement inenvisagé par Kant de son intuitionnisme : le belief n’est-il pas une forme archaïque de l’intentionnalité comme la genèse des idées sur la strate des impressions n’est-elle pas l’esquisse de la réduction eidétique ? Mais, là où Kant pour déjouer le scepticisme humien imposait à l’objet de se régler sur les actes du sujet, au point de le maintenir dans la nuit de la chose en soi, Husserl fait de la donation originaire de l’objet dans la conscience la source de droit de la connaissance, c’est le fameux principe des principes.

31 Bien sûr cette donation du sens de l’objet résultant du remplissement de la visée signitive par l’intuition sensible repose sur une intuition eidétique, mais celle-ci, pour Husserl, ne peut que renvoyer, pour éviter tout psychologisme, à une morphologie pure des significations, c’est-à-dire à des unités de sens non seulement excédant la sphère linguistique mais sur lesquels celle-ci serait appendue.

32 Qu’il soit, par exemple, de l’essence de la couleur d’être étendue, c’est-à-dire que je ne puisse imaginer une couleur sans étendue révèle une nécessité objective qui transcende toute expérience psychologique de la couleur, de sorte que je n’ai pas à attendre la généralisation de cette expérience empirique pour accéder à sa signification.

33 Mais, pourquoi faire de cette essence une réalité mentale a priori, au lieu de saisir tout simplement qu’elle est le fruit de l’expérience multiséculaire des générations qui nous ont précédés comme Quine, en un article célèbre de 1951 portant sur les deux dogmes de l’empirisme, et Austin à travers toute son œuvre l’ont montré : la plage sémantique du mot « couleur », lorsque ce mot est employé dans des circonstances où il désigne une teinture, contient la notion d’étendue puisqu’aucune observation depuis la nuit des temps n’a rapporté la perception d’une peinture sans surface ; en un mot, la signification du mot « couleur » égale l’énoncé : « teinture d’une surface » ou : « effet de l’interaction entre la lumière et une surface ».

34 Nulle nécessité donc de privilégier cette morphologie eidétique a priori ; les usages suffisent pour nous dire les significations de nos énoncés.

35 Bien sûr, la perception n’attend pas le langage linguistique pour fonctionner et à tout le moins les animaux perçoivent, à ceci près que le traitement neurologique de la perception se limite à des informations de contrastes : de formes, de teintes et de déplacements dans le champ visuel, de sons, de tons et de temporalités dans le champ auditif, d’odeurs, de saveurs et de textures dans les champ de l’olfaction, du goût et du toucher, auxquels sont associés des significations objectales et indicielles : objectales, car, comme Husserl le note avec son concept d’intuition catégoriale, nous voyons d’emblée des objets (les nouveau-nés, les sourds-muets et mon chat en témoignent) et indicielles, car, à ces objets sont associés des valeurs, et là on peut reprendre Hume, d’agréable et de désagréable qui engendrent des passions d’attirance et de répulsion, d’espoir et de crainte, valeurs qui nous viennent pour la plupart du dehors, y compris chez les animaux.

36 La signification n’est donc pas en dedans, déposée au creux d’un ego monadique clos sur lui-même, mais dehors, égale aux énoncés que nous percevons, car la signification n’est pas non plus une réalité distincte de nos énoncés, mais ce que l’usage de ces énoncés dans les circonstances de leur emploi dit et suscite, car elle n’est pas qu’informative, elle est aussi prescriptive : elle détermine nos actions ainsi que le montre le patient de Freud ou ainsi que le montre la vie ordinaire où lorsque je vois la couleur rouge du feu de croisement, je ne vois pas que « rouge », je lis « arrête-toi ! » et je m’arrête sans réfléchir.

37 Mais surtout, je ne peux voir la couleur « rouge » du feu de croisement que si je dispose du mot « rouge » et bien sûr du concept « rouge » ; or, si je peux désigner la couleur de cet objet en employant des mots synonymes : amarante, garance, grenat, carmin, etc., je constitue aussi le concept de la couleur de cet objet en employant des mots car le concept est la somme des prédicats susceptibles de dire les qualités de l’objet, ce qu’on appelle son intension, et seuls les mots du langage ordinaire, en rendant compte de l’expérience des générations qui m’ont précédé comme de l’expérience de ma génération, peuvent dire ces prédicats. Sans les mots, nous ne pourrions pas dire les choses (effectives ou virtuelles) comme nous ne pourrions pas disposer de leur concept ; c’est toute l’illusion du cognitivisme contemporain que d’imaginer rendre compte de la désignation et de l’intension par le seul pouvoir des neurones : jusqu’à preuve du contraire, mon chat, que j’adore, ne dispose pas de la capacité de désigner nominalement ses croquettes, même s’il en a la capacité ostensive (il me montre avec sa tête où se trouvent ses croquettes et parmi ses croquettes, celles qu’il souhaite en cet instant) comme il ne dispose pas de la capacité d’en élaborer le concept : il dispose, comme les sourds-muets, de leur seule signification objectale et indicielle lui permettant de les distinguer comme objet doté des valeurs « agréable » et « attirant ».

38 Husserl, en se refusant de faire confiance au langage ordinaire ne voit pas que celui-ci suffit pour assurer ce qu’on appelle la signification qui n’est ainsi qu’un mythe comme le dira Wittgenstein puis Quine, mythe issu de notre obstination à séparer la signification du langage : la notion « pain fantaisie très mince » est, tout bien considéré, un énoncé du langage ordinaire. Bref, Husserl, en affirmant la réalité d’unités de sens (les noèmes) existant en dehors de la sphère linguistique, répète une décision métaphysique majeure qui traverse toute l’histoire des idées et qui confère un fondement a priorique au langage au cœur de l’ego, mais qui nous détourne de l’effectivité du langage et de la pensée qui est au-dehors.

39 Cette conception de la signification fut aussi celle de Heidegger : « Aux significations, écrit-il, viennent se greffer des mots, Den Bedeutungen wachsen Worte zu ».[10] La fameuse significativité (Bedeutsamkeit) que Heidegger prête au monde environnant, Umwelt, est mystérieuse et relève d’un comprendre explicitant antérieur au langage.

40 *

41 Cette idée, qu’il y aurait un corps de signification, Bedeutungskörper, logé dans la tête derrière chacun de nos énoncés, s’effondre donc au cours du XXe siècle sous l’effet conjugué de Wittgenstein, Quine, Austin, Mauss, Ryle et, aujourd’hui, Cavell, Travis, sans oublier Lacan.

42 Toutefois, cette idée subsiste dans la psychologie populaire comme dans le cognitivisme contemporain.

43 Pourtant, si on lit la clinique de Freud, c’est ce qu’elle nous montre.

44 1) Déjà, qu’est-ce qu’un rêve ? Prenons celui de « la belle bouchère » : après avoir raconté à Freud son rêve où elle se voit contrainte de ne pouvoir donner un dîner car il ne lui reste pour provision qu’un peu de saumon fumé, elle lui dit qu’une amie, la veille, lui a suggéré de l’inviter à dîner car, lui a-t-elle dit : « On mange si bien chez toi ». Or, cette amie, très mince et qui adore le saumon, plaît à son mari qui pourtant n’aime que les grosses. Il y a donc le saumon, objet du désir de l’amie, l’amie comme objet éventuel du désir du mari si cette dernière devient grasse et la diète comme objet du désir du mari qui souhaite maigrir. Que met en scène le rêve ? Le rêve met en scène la signification des énoncés perçus du désir du mari.

45 2) Ensuite, qu’est-ce qu’un oubli ? Prenons celui de Freud lorsqu’il se promène en Bosnie-Herzégovine et qu’il s’apprête à rapporter à son compagnon de voyage deux propos sur les mœurs de ses habitants que lui a tenu un de ses amis médecin dans ce pays. Le premier : que ces gens sont fatalistes devant la mort, mais Freud ne dit pas le second, il le retient : que ces gens accordent une grande importance à la jouissance sexuelle. Puis la conversation se poursuit entre nos deux voyageurs et Freud en vient à évoquer les fresques d’Orvieto évoquant la Fin du monde et le Jugement dernier, mais alors qu’il souhaite dire le nom du peintre, celui-ci lui reste sur le bout de la langue et lui vient à la place le nom de deux peintres, celui de l’exaltation de la sensualité, Botticelli, le peintre de Vénus et de Simonetta Vespucci, et celui de l’exaltation de la maternité, Boltraffio. Il y a donc le compagnon de voyage qui suscite l’énonciation de Freud suggérée par les circonstances (la Bosnie et ses habitants) et consistant dans l’évocation des propos d’un ami médecin dont une partie est tue, et alors que Freud poursuit en demandant à son compagnon s’il a été à Orvieto et vu les fameuses fresques de… le nom de l’artiste lui reste sur le bout de la langue et c’est Vénus et la madone qui surgit !

46 3) Enfin, qu’est-ce qu’un symptôme ? Que dit à Freud Elisabeth V.R. en lui parlant des circonstances de survenue de son astasie ? Que son père lui avait dit qu’elle devait rester auprès de lui pour remplacer le fils qu’il n’avait pas eu, c’est-à-dire rester célibataire : allein-stehen, seul debout.

47 L’Inconscient est l’effet de propos entendus dont la signification, liée aux circonstances, est indicible au regard des usages : la bouchère ne peut pas dire à son amie qu’elle lui refuse le statut d’objet du désir de son mari, Freud ne peut pas dire à son compagnon de voyage les mœurs sexuelles des Turcs, Élisabeth ne peut pas dire que son père veut la garder pour lui.

48 C’est ce pouvoir du langage que montrent les analyses de Austin. Qu’il s’agisse du pouvoir illocutoire ou performatif du langage, mais aussi du pouvoir perlocutoire du langage : l’énoncé de l’Autre parental a le pouvoir de faire exister l’enfant auquel il est adressé comme il a le pouvoir d’ordonner les conduites de ce dernier, c’est ce que Freud appelle le fantasme.

49 Mais, que veuillé-je dire quand je parle, avec Austin, de force illocutoire et perlocutoire ? Que le pouvoir du langage excède sa fonction descriptive, qu’il a avant tout une fonction pragmatique comme l’illustrent la promesse, la nomination ou le baptême, l’ordre, le legs, le pari, etc., mais aussi la description de cela seul de son statut d’affirmation : une chose est de dire : « le chat est sur le paillasson », une autre (qu’il s’avère) que le chat est (effectivement) sur le paillasson ; dans le second cas, le locuteur engage sa parole.

50 La promesse, par exemple, réalise ce que dit l’énoncé, sous réserve que le locuteur ait l’autorité reconnue par l’auditeur pour la dire et que le contexte se prête à cette énonciation ; la promesse ne se limite pas au fait de dire comme elle ne s’égale pas à une opération mentale ; elle est une énonciation qui s’impose dans un contexte et qui ajoute un « objet » à l’état du monde : elle ne décrit pas, elle fait.

51 Semblablement pour le baptême. Quand une mère z nomme son fils x du nom de y, son énoncé y ne se limite pas à sa signification : il y a un x qui s’appelle y, comme il ne s’égale pas à une opération mentale : il y aurait dans la « tête » de z un état mental égalant la décision de nommer x du nom de y, il ajoute un « objet » y à l’état du monde, il y opère un engagement ontologique dans un contexte précis : il y a une mère, un enfant, un employé de mairie, ce dernier reconnaissant l’autorité de la mère à nommer l’enfant.

52 Si la mère n’est pas la mère mais une usurpatrice, si l’employé de mairie dénie à la mère son autorité ou oublie de dresser l’acte de naissance, etc., il y a échec de la nomination et x n’advient pas au titre de y dans le monde. [11] Mais, s’il y a réussite, celle-ci est suivie d’effets : la mère et la communauté auront l’obligation d’appeler x du nom de y et x aura l’obligation de répondre à l’appel du nom de y : pour l’enfant exister dans le monde, ce sera exister dans le monde au titre de y.[12]

53 L’illocutoire est l’engagement ontologique qui suit de l’énonciation, il y a un y, et le perlocutoire est l’effet qui suit sur les membres de la communauté qu’il y ait un y[13], et aucun énoncé n’est dépourvu de ces effets.

54 Tout énoncé :

55 1) fait exister dans la communauté du locuteur ce dont il est question, ainsi du mariage que prononce le maire et me voilà marié, du baptême qu’effectue le parrain du navire et voilà le navire exister, de la promesse que formule l’ami et voilà l’attente de l’arrivée de l’ami, de l’ordre que donne le contremaître et voilà l’ouvrier y répondant ;

56 2) a des effets sur le locuteur et l’auditeur : que le maire dise que je suis marié et le voilà prêt à me féliciter et me voilà prêt à partir en lune de miel, que le parrain de mon navire le baptise et le voilà prêt à en signer l’acte et me voilà prêt à appareiller, que mon ami promette de venir et le voilà prêt à venir et me voilà prêt à sa venue, que le contremaître donne l’ordre d’apporter des briques et le voilà prêt à les attendre et me voilà prêt à les lui apporter.

57 Ainsi, l’Autre, jouissant de l’enfant, en le nommant, le fait exister ; il en a l’autorité, et le contexte lui est propice : l’enfant, au départ, est dans une détresse absolue.

58 C’est ce pouvoir du langage que va aussi analyser Lacan en montrant combien le discours de l’Autre est toujours perçu par l’enfant comme demande au sens que ce mot a en latin : demandare, c’est-à-dire d’impératif, de commandement, ce qui lui permet de se dispenser du concept de pulsion : la pulsion n’est qu’un effet du pouvoir du langage : « C’est de la pensée, écrit Lacan, que ça décharge [14] ». « Les pulsions, c’est l’écho dans le corps du fait qu’il y a un dire ». [15] « L’affect, poursuit Lacan, est fait de l’effet de ce qui est dit quelque part. » [16]

59 Non seulement nous sommes tissés sur le langage, mais celui-ci est au-dehors et nous n’en sommes que l’effet. [17]

Bibliographie

Bibliographie

  • Aristote (1997). De l’interprétation. Organon. (Tricot, J. trad.). Paris : Vrin.
  • Austin, J. L. (1962). How to do Things with Words. Oxford: Oxford University Press.
  • Casas de Pereda, M. (2011). From where do the voices to which we speak, speak to us? To whom do we speak when we speak in transference?. Revista Uruguaya de Psicoanálisis, 113, 13-28.
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  • Descartes, R. (1967). Œuvres. Paris :Garnier.
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  • Lacan, J. (1981). Intervention à Bruxelles du 26 février 1977. Quarto, 2.
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  • Locke, J. (1972). Essai sur l’entendement humain. (Coste, P. trad.). Paris : Vrin.
  • Platon (1950a). Œuvres complètes, vol. I. (Robin, L. trad.). Paris : Gallimard.
  • Platon (1950b). Œuvres complètes, vol. II. (Robin, L. trad.). Paris : Gallimard.
  • Quine, W.V.O. (1977). Le mot et la chose. (Dopp, J. & Gochet, P. trad.). Paris : Flammarion.

Mots-clés éditeurs : externalisme, Austin, Wittgenstein, Peirce, Frege, Freud, mentalisme, Lacan, internalisme

Mise en ligne 23/01/2015

https://doi.org/10.3917/rep.018.0124

Notes

  • [1]
    En République, 511d [Platon (1950a), p. 1101] et Théétète 187a [Platon (1950b), p. 153].
  • [2]
    Aristote (1997), p. 78.
  • [3]
    Quine (1977), p. 63-76.
  • [4]
    Descartes (1967), p. 810.
  • [5]
    Hobbes (1971), p. 684.
  • [6]
    Locke (1972), p. 264.
  • [7]
    Frege (1971), p. 102-126.
  • [8]
    Freud (1969), p. 133.
  • [9]
    Freud (1974), p. 34.
  • [10]
    Heidegger (2001), p. 161.
  • [11]
    Austin (1962), p. 16.
  • [12]
    Ce type de considérations est également développé, suivant un autre point de vue, par Casas de Pereda (2011).
  • [13]
    Austin (1962) p. 101.
  • [14]
    Lacan (1973), p. 37.
  • [15]
    Lacan (2005), p. 17.
  • [16]
    Cf. Lacan (1981).
  • [17]
    C’est dire que nous ne rejoignons pas le contraste entre Lacan et Wittgenstein que cherche à dresser Defrenet (2009).
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