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[1]
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[2]
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[3]
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[4]
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[5]
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[18]
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[19]
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-
[20]
Richard, F. (2011). Les formes actuelles du malaise dans la culture. Recherches en psychanalyse, 1, n° 11, p. 8.
1L’exploitation frénétique du corps dans le monde contemporain désarçonne le clinicien avec autant de vigueur que les crises d’hystérie il y a plus d’un siècle. À cette époque, la psychanalyse a été légitimée pour avoir décelé à l’origine de cette angoisse un conflit inconscient, notamment celui qui est relatif au complexe d’Œdipe. C’est à partir de la méthode freudienne de recherche, empirique, et de la logique de structure mise à jour par Lacan que nous nous intéressons à la dimension « visiblement excessive » [1] de la symptomatologie actuelle et à l’impératif éthique de « l’expérimentation de soi ». [2]
2L’excitabilité est l’une des formes d’engagement du corps dans l’univers du culte de l’action, de la vitesse et de la prise de risque. L’usage de drogue fait partie intégrante de cet ensemble de conduites caractérisées par l’excès. Il s’agit d’un mode de subjectivation actuel à double titre : d’une part l’usage de drogue actualise une problématique structurelle sous-jacente et, d’autre part, il est conjointement déterminé par une personnalité, un produit et un moment socioculturel, comme l’a mis en évidence C. Olievenstein. L’utilisation ancestrale de la drogue fait elle-même l’objet d’une évolution que le sujet interroge au gré de sa singularité.
3Dans cette perspective, en quoi l’actuelle manie des toxiques peut-elle répondre à la problématique psychotique ?
La suppléance toxico-maniaque à défaut du désir œdipien
4Pour Freud et ses élèves, comme pour Lacan, la sexualisation œdipienne du désir assigne le sujet à s’engager dans une dynamique progressiste. La névrose se fonde sur la Loi symbolique qui renforce la séparation initiée par le refoulement originaire. L’interdit de l’inceste structure le fantasme œdipien et le désir polarise la vie libidinale s’il est « parolisé ». [3] Le signifiant du Nom-du-Père donne un nom à ce complexe axé sur le renoncement à la jouissance de l’Autre et sur l’éducation des pulsions. Il en résulte la primauté accordée au symbole du manque dans l’Autre, le phallus, dont le refoulement pacifie l’existence du sujet. Mais la rencontre avec la fonction tierce de la Loi est redoutée par tous car, pour l’accepter, il faut un narcissisme solide et que l’Autre soit barré ou castré de la même manière.
5C’est sur ce point que bute la psychose. En effet, il y manque l’espace langagier introduit par le refoulement secondaire, et la forclusion du Nom-du-Père est corrélative d’une relation à la Loi incertaine. Ainsi, l’enjeu pulsionnel reste sur le devant de la scène et il instrumente le corps. Le défaut de manque obture la vectorisation du désir. En d’autres termes, la jouissance phallique ne refoule pas la jouissance du corps, et la pulsionnalité reste en excès. La conséquence est un état de dissociation lié à l’impossibilité de vivre une relation à l’Autre pacifiée. La jouissance n’est pas inter-dite, c’est-à-dire articulée au langage, et la jouissance corporelle ne parvient pas à se résorber dans une adresse.
6Quand le désir œdipien fait défaut, comment le sujet peut-il échapper à la déflagration identitaire et se soutenir dans une trajectoire ? Dans des situations limites de fragilisation de la structure, l’éthique subjective préfère parfois s’exprimer de manière contraire aux indications thérapeutiques. Alors le sujet peut recourir à l’excitation en espérant remédier à la dispersion et contourner une forme de régression qui serait catastrophique. Le penchant à l’excitation évoque l’humeur maniaque, dont l’apparente toute puissance séduit facilement. C’est en ce sens que nous emploierons le terme de « manie » dans cet article, au titre de cette « humeur » qui ne concerne pas que la psychose maniaco-dépressive. En ce sens, le penchant à l’excitation contemporaine met-elle justement à disposition du sujet une solution qu’il s’approprierait ?
7L’exemple de l’usage de drogue dans la psychose est éloquent. Nombreux sont les patients qui prétendent se soigner de la sorte. Au point que la prise en charge du toxicomane en psychiatrie nécessite effectivement d’interroger l’équilibre relativement stable que l’économie addictive [4] aurait réalisé pendant un temps. Les substances psychoactives ont-elles provoqué la décompensation de la personnalité, ou au contraire, désamorçaient-elles jusqu’alors les effets de structure [5] ? Les comorbidités interpellent le clinicien ayant à se prononcer sur une conduite, en évitant de nier le rapport sous-jacent à la négation et de consolider un clivage que le sujet connaîtrait déjà. Nous mentionnerons différentes étapes du parcours singulier d’un patient psychosé et « activement assujetti » à la drogue.
8Âgé d’une vingtaine d’années, Pierre a été soigné dans un service de médecine organique avant d’être hospitalisé en psychiatrie. D’après lui, les choses se sont mises à mal tourner quelques jours auparavant lorsqu’il s’est rendu sur un skatepark pour observer ce qu’il appelle « un spectacle d’une rare beauté ». Le lieu-dit n’a pas frustré ces attentes puisque Pierre a pu y admirer des skateurs s’exercer à leurs figures avec élégance et allégresse. À tel point qu’il s’est senti interpellé. Comme s’il ne pouvait pas rester extérieur à la scène, il est entré en piste pour inviter un skateur « à danser » avec lui. Celui-ci a répondu en lui mettant un coup de poing dans le nez. Suite à cela Pierre, ensanglanté, a vécu un moment d’errance dans la rue, au cours duquel il a avalé une grande quantité de nourriture avec délectation. De retour chez lui, ce sont ses parents, inquiets, qui ont demandé son hospitalisation.
9Ce qu’il y a de spectaculaire dans ce drame et le comportement de Pierre dans le service lui ont valu le diagnostic de « schizophrénie disthymique ». Et le fait que Pierre se drogue de temps en temps a fait l’objet de discussions. Va-t-on insister pour qu’il mette un terme à sa consommation ou le projet de soin doit-il porter uniquement sur la pathologie psychiatrique ? Du point de vue de la psychanalyse, la « manie » intensifiée par des substances psychoactives mérite d’être interrogée d’après la configuration structurelle d’ensemble. Car ce n’est pas sans conséquence de supprimer une conduite addictive. Il est possible que les mises en danger apparentes et la recherche effrénée d’excitations [6] aient une fonction.
10Pierre est par exemple un jeune homme qui a su s’insérer dans la mouvance actuelle des jeunes gens adeptes de sensations fortes. À l’hôpital, il s’acharne à négocier sa sortie pour pouvoir être en contact avec les autres. Malgré tout, il ne sort pas et après la fête de la musique, il s’exclame : « J’ai raté la fête de la débauche ! ». Au-delà de ce conformisme de surface, il explique que la drogue a un sens pour lui. Par exemple, elle lui permet de réfléchir dans des sphères plus élevées. Pierre montre cette même sensibilité à l’hôpital où aucun psychotrope n’a modifié son état de conscience. Des associations d’idées rapides et surprenantes se fondent sur une culture impressionnante. Ce goût pour la spiritualité et les lettres l’a amené à intégrer une classe préparatoire à hypokhâgne. Parallèlement, il peint, il explore des genres musicaux variés avec une jubilation à laquelle les substances psychoactives donnent un nouvel essor.
11Du fait de son hypomanie, il est difficile pour Pierre de voir son hospitalisation se prolonger. Le cadre de l’institution le confronte à certaines limites supposées lui permettre de réintégrer les limites de son corps. Mais ce contenant attise la frustration avant qu’il fasse consister un vide douloureux. À leur début, Pierre se présentait aux entretiens accoutré d’un chapeau à fleurs, de multiples accessoires et de bijoux dont un pendentif à l’effigie d’une feuille de cannabis. Mais son look se ternit progressivement pour se réduire au port du pyjama. Désormais il se sent « comme le Poinçonneur des Lilas » en partageant avec lui le sentiment d’être « au carrefour de la liberté et de l’enfermement ». Comme s’il était à l’entrée du métro, il « voit les gens passer » tandis que lui reste là, immobile, « spectateur sans liberté ». Chez Pierre, l’abandon des défenses maniaques donne lieu à une posture mélancolique.
12Pierre déplore qu’en raison de son « côté binaire », c’est ce qu’on lui a dit, « on ne voudrait pas le laisser sortir ». « Sortir » est un signifiant qui insiste. Mais de plus en plus contraint, il dit rejoindre la condition de ceux qui représentent l’ennui et la dégradation. Tel « un vieux dans une maison de retraite », il marche péniblement en regardant « l’ascenseur et tous les patients qui tournent autour ». Lui aussi se traîne, « traîne » sa « carcasse » devant « le mouvement de balancier de l’horloge ». Puis il lui vient à l’esprit que l’une de ses grand-mères lui a envoyé un courrier le matin même et, d’après lui, « cette lettre confirme ce sentiment ». Ne sachant plus réellement quel événement est antérieur à l’autre, il admet être confus et se confondre avec tout ce qui se présente à lui. On lui demande alors s’il se sent comme un grand-père et il répond que oui, « Un peu… ».
13L’enseignement de Freud comme de Lacan a mis l’accent sur la nécessité pour l’enfant de refouler le désir de l’Autre afin d’assurer son existence subjective. Cette formulation d’un « désir de l’Autre » montre que le refoulement originaire concerne les deux aspects de l’équivoque, c’est-à-dire à la fois le désir du sujet envers l’Autre et le désir de l’Autre envers le sujet. D’abord ces désirs ne firent qu’un, puis le refoulement amène à les distinguer, extrayant par là même l’enfant d’une jouissance ineffable. Seulement pour peu que leur intrication se poursuive, elle suscite sans arrêt des impasses subjectives ô combien éprouvantes. L’ambigüité de cette expression traduit ainsi le malaise du sujet lorsqu’il n’est plus soutenu par son désir. À cette place vide de sens émerge la crainte de la passivation par le désir de l’Autre et la menace de l’anéantissement mise au compte de sa jouissance.
14Interdire au sujet psychotique une extérioration de style maniaque, autrement dit lui signifier la place qui revient à l’intériorité, ravive parfois le malaise lié à l’absence de la fonction protectrice du fantasme. Le sujet devient l’instrument de la jouissance de cet Autre et devient aussi dévasté qu’il est dévastateur à l’endroit de son propre corps. La problématique corporelle est invariablement associée à celle du langage, dès qu’il n’est plus à même de surmonter l’angoisse. Lorsque la parole ne peut pas représenter ce qui a été forclos, la relation à l’Autre n’arrive plus à soutenir le sujet, à donner un sens à son existence sans courir le risque d’annihiler chacun d’eux dans le même mouvement. Dans cette situation, le corps reste le seul recours pour assurer la présence du sujet à lui-même et témoigner de son manque. En effet, la défaillance de la Loi ne laisse plus le corps être suffisamment « voilé, effacé et pris en charge par un Nom qui le représente en l’absentant » [7] souligne S. Le Poulichet. Les métaphores se bousculent dans un flot de parole sans que la métaphore paternelle, arrive à pacifier les limites relatives à une castration symbolique.
15C’est ce que nous montrent à certains moments les entretiens avec Pierre, lorsqu’après avoir abandonné ses logorrhées, il s’accroche à la relation transférentielle en présentant ses dessins confus, striés, où de nombreux télescopages emplissent l’espace. L’un d’eux le représente avec son père, et son graphisme paraît aussi tourmenté que la relation de Pierre à la question de la filiation et de l’ordre des générations. Chez Pierre, la force d’exaltation, puis le vide mélancolique effaceraient presque le problème lié à l’absence d’un père à même de pacifier son existence.
La consistance onirique face au vide
16Pour L. Binswanger, la schizophrénie et la « maladie maniaque-dépressive » sont deux psychoses qui se fondent dans des domaines du Dasein tout à fait différents : « La schizophrénie dans le domaine où la conséquence de l’expérience se brise sur l’objectivité et donc dans le domaine de l’historicité, tandis que la maladie maniaque-dépressive de son côté se fonde dans le domaine de la déréliction ». [8] Dans la première, l’être-à-l’œuvre doit avoir une fonction régulatrice tandis que, dans la seconde, le maintien de l’appartenance au moi n’est pas corrélatif du rétablissement de la continuité. Les caractéristiques respectives de ces psychoses font que – selon lui – les irruptions maniaques et dépressives se retrouvent facilement dans la schizophrénie. Les moments de rupture sont donc très importants.
17En ce sens, Pierre revendique une date de sortie pour « pouvoir fixer un point d’arrêt », autrement dit il réclame le droit de poursuivre sa quête d’exaltation sans être contraint d’affronter le vide suscité par l’immobilisme soudain et prolongé de l’hôpital. Mais on ne lui fixe pas de limite dans le temps, seulement dans l’espace. Cette restriction l’amène à réaliser peu à peu que son comportement excentrique cache quelque chose de plus sombre fondé sur le secret d’une enfance douloureuse et solitaire. Il raconte notamment avoir souffert à l’école de « difficultés avec le cadre ». À cinq ans, la naissance de sa petite-sœur l’aurait également perturbé au point qu’il aurait préféré être cette petite fille. Dès lors, sa douleur d’exister s’est exprimée par des périodes d’anorexie et de boulimie alternatives.
18Si l’on considère ce moment clinique du point de vue de D. W. Winnicott, la crainte de l’effondrement a trait à l’expérience du passé de l’individu pris dans les caprices de l’environnement. Dans la psychose, cette crainte est relative au risque de morcellement du Moi et elle conditionne l’organisation de défenses contre l’effondrement « mais le moi ne peut s’organiser contre l’échec de l’environnement dans la mesure où la dépendance fait partie de la vie ». [9] La difficulté vient de la terreur face au vide que le sujet cherche parfois à dompter par « un vide sous contrôle », organisé par exemple en ne mangeant pas, ou encore en se remplissant impitoyablement sous la forme d’une avidité compulsive.
19D.W. Winnicott fait aussi du vide une condition préalable au désir dans la mesure où – selon lui – un vide primaire est préalable à l’action de se remplir. Prendre en soi, c’est-à-dire se nourrir ou encore apprendre, peut aussi avoir une fonction de plaisir. Dans la maladie schizophrénique, on observerait en ce sens une involution du processus individuel de maturation, dans la mesure où le mouvement en avant du développement répond de près à la menace du mouvement régressif en arrière et des défenses contre cette menace.
20Si l’on considère ce qui se passe pour Pierre, on remarque la persévérance de la relation entre la problématique de la consistance et celle de l’excitation de la zone érogène. En effet, la question de l’enveloppe corporelle semble toujours en suspens lorsqu’il affirme avoir grossi et avoir « quitté son corps de rêve » à cause de l’hospitalisation. Il sous-entend que la manie permettait à son corps de consister oniriquement avant qu’il soit obligé de grossir pour compenser la dispersion. La limitation du cadre fait qu’à la dissociation se substitue le vide, et ce vide est à remplir. En ce sens, Pierre ajoute : « Tant que je serai à l’hôpital, je me remplirai ».
21Si l’on prend un point de vue plus général, le refoulement originaire éclaire non seulement la mise en place du circuit pulsionnel mais aussi celle du désir puisqu’il est corrélatif de l’existence subjective du simple fait qu’il sépare l’enfant de ce qu’il aime. Cet instant de scission est aussi celui d’un vécu traumatique associé à des représentations de choses et à un vécu sensoriel qui persisteront et chercheront une nouvelle mise en scène de manière hallucinatoire. Les premières thèses formulées par Freud dans l’Esquisse mentionnent l’appel à un système hallucinatoire dès le début de la vie [10] permettant à l’enfant d’« halluciner son désir ». Pour G. Pommier, le désir et le vécu sensoriel forment à l’origine un ensemble aussi confus que le désir, le rêve et l’hallucination. Et l’utilisation de ce procédé onirique est prolongée dans la psychose dans la mesure où il cherche à conjurer l’impasse désirante.
22Mais cette forme d’onirisme n’éradique pas le problème du désir de l’Autre qui insiste et dérégule l’imaginaire sans l’aide de coordonnées symboliques. Exilé d’une organisation désirante, le sujet psychosé n’a pas toujours d’autre solution que d’inventer d’autres moyens pour halluciner son désir. Par exemple, l’excitation suscitée par l’action de la drogue va faciliter la résistance à la jouissance maternelle. L’accès à une sensorialité nouvelle est une solution rapide, une voie prise dans le comportement [11] où il est possible d’agir encore, et de liquider l’excès pulsionnel. Le risque de la passivation est conjuré par le recours à l’activité. Le sujet s’érige grâce à l’emprise qui de plus est jouissive, et cette illusion de maîtrise constitue un recours réel au non-sens en offrant une direction à l’excitabilité. La toxico-manie pousse en avant, et même si cette forme d’excès peut se heurter à une autre forme d’anéantissement, cette fois-ci il est possible de s’en faire le sujet.
23Pierre situe le début de son état d’« exaltation » à l’adolescence, période qui lui a « enfin » accordé le « bien-être » de même que la « puissance » encore ressentis en début de son hospitalisation. Jamais il ne s’était senti autant « en harmonie avec les autres ». Cette toute-puissance était d’autant plus salutaire qu’elle se conjuguait à un sentiment d’unité avec l’autre. On pense ici au point de vue d’Abraham et Törok, pour lesquels nous sommes tous des mutilés de la mère, indépendamment de notre histoire personnelle, et cela par l’effet et la nature de la phylogénèse. Chaque phase de l’enfance correspond aux modalités traumatiques successives de la perte et d’une reconstitution symbolique d’une unité avec la mère. Un tel subterfuge pourrait fonctionner grâce à la suppléance de la perte par la « communion affective des individus dans des actes sociaux rituels, magiques, ou techniques ». [12] D’ailleurs, le corps social fournit lui aussi l’illusion d’une unité duelle retrouvée.
24Au sujet de ses conduites addictives, Pierre compare la nocivité des traitements administrés à l’hôpital avec la fonction de « médicament » que les drogues ont sur lui.
25Ce discours est fréquemment tenu par les patients mais Pierre s’en empare pour y ajouter certaines subtilités. En l’occurrence, il dit fumer un peu de cannabis en préférant de loin la cocaïne. À la différence du cannabis, la cocaïne est connue pour l’hypomanie qu’elle libère [13] et Pierre lui reconnaît même cette vertu spécifique : « Ça m’excite et ça me calme en même temps ». Ce sont donc les effets thérapeutiques de la cocaïne – pour lui – qui nous intéressent. En quoi l’excitabilité lui est-elle favorable et de quelle façon énigmatique parvient-elle à l’apaiser ?
26La conscience est une fonction psychique dotée d’une position spatiale, à la frontière de l’extérieur et de l’intérieur. S’il y a un envahissement pulsionnel, la drogue est à même de voiler la réalité psychique qui vacille, de sorte que l’apaisement s’associe à une production de plaisir homéostatique. La modification des conditions d’apparition des sensations rend le sujet hermétique aux effets délétères de l’angoisse.
27D’après P.-L. Assoun [14], c’est la raison pour laquelle, toxico-manie et manie peuvent servir la même quête. C. Olievenstein a souligné l’absence de jubilation pour le sujet au stade du miroir qui est remplacée pour le sujet devenu toxicomane par une unification dans le plaisir. [15] Ainsi, le plaisir unifie et le plaisir de l’unification suscite la répétition.
28On le sait, la pulsion se caractérise par son insistance à répéter une expérience de satisfaction. Elle ne renonce jamais. À partir de 1924, Freud a même admis que le plaisir n’est pas toujours lié à la décharge d’une tension pulsionnelle excessive et qu’il y a un plaisir possible dans le surcroît d’excitation, d’où l’appétit d’excitation. [16]
29Avec la drogue, le sujet évite de rencontrer le vide laissé par l’absence d’angoisse, et son psychisme est aussi envahi par le bien-être de l’ivresse. Il semble que, pour Pierre, remplacer l’angoisse par une autre forme d’excitation soit un procédé thérapeutique redoublé par un processus d’éviction du vide.
30Baudelaire, notamment, a évoqué cette « jouissance suprême de se sentir plein de vie ». [17] La drogue procure la sensation d’être désirant et plein à la fois, vertu des plus utile dans la psychose.
31Ainsi la drogue potentialise l’excitabilité et elle pousse le sujet à l’extérieur, à distance de lui-même. La sensorialité continue d’indiquer une présence à soi, mais plus sous la forme d’angoisse. Autrement dit, l’usage de la drogue fait que le corps s’oublie, et l’affect d’angoisse est remplacé par l’excitation. Avec cette sorte de manie, le sujet se réconcilie avec lui-même au profit d’une densité subjective élevée.
32Grâce à la drogue, la sensorialité est dorénavant vécue comme une réappropriation de soi sur un mode pacifié. Ce procédé qui privilégie l’extériorité ne représente paradoxalement parfois rien d’autre que la tentative de substituer à l’effondrement la réappropriation d’un vécu subjectif.
Conclusion
33Nombreux sont les patients qui recherchent une excitabilité retrouvée de l’existence. Pierre fait en sorte qu’elle s’exprime dans différents domaines : la lecture, la philosophie, les drogues. Dans la psychose, cette excitation est appelée à combler le vide, à pallier l’angoisse d’effondrement et plus encore, elle offre à l’excès de jouissance un destin nouveau. Pour Pierre, elle facilite « l’harmonie avec les autres », ceux-là même dont il ne s’est jamais senti proche. Il tente de faire du Un [18] là où il n’y avait que du vide. Dans ce contexte, la manie qui s’aide parfois de toxiques, est thérapeutique au sens où elle pousse le sujet en avant de lui-même. Cette course correspond à une forme d’onirisme artificiel qui supplée aux effets de la jouissance de l’Autre même s’il est difficile de fournir un point d’arrêt à cette nouvelle forme d’excès.
34Nous ajouterons que Pierre est finalement sorti de l’hôpital, une fois devenu plus calme. Mais en ce qui le concerne, il n’a jamais pu comprendre pourquoi ce calme douloureux était compris comme l’indicateur d’un mieux-être. Peut-être nous faut-il également élargir le cadre de notre pensée et saisir autrement cette frontière étroite sur laquelle d’autres patients évoluent comme lui. En l’occurrence, opposer à l’appel du gouffre l’extériorisation maniaque autorise une sorte d’équilibre, même s’il est instable, une sorte de situation limite où il est possible de se sentir vivant.
35Pour élargir notre point de vue, ajoutons que tout un chacun recourt de plus en plus à l’automédication. Comme le souligne M. Hautefeuille, on est passé d’une pharmacologie thérapeutique à une pharmacologie de confort où chaque difficulté du quotidien est domptée par un médicament. [19] En fait, l’individu cherche à faire preuve d’adaptation et à réaliser un sans-faute dans le projet d’uniformisation. De l’autre côté, la drogue est diabolisée et vite assimilée à la tendance actuelle à l’externalisation pathologique des conflits. [20] Pourtant, elle est bien en phase avec la culture postmoderne. Nous pourrions presque avancer que, dans une société qualifiée de « limite », un sujet limite n’est rien d’autre qu’un sujet cherchant à s’adapter.
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- Winnicott, D. W. (2000). La crainte de l’effondrement et autres situations cliniques (1989). Paris : Gallimard.
Notes
-
[1]
Birman, J. (2009). Cartographie du contemporain. Lyon : Editions Parangon, p. 9.
-
[2]
Birman, J. (2009). Jeunesse et condition adolescente dans la contemporanéité. Une lecture de la société brésilienne dans l’actualité. Recherches en psychanalyse, 2, n° 8, p. 251.
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[3]
Braunstein, N. A. (2005). La jouissance, un concept lacanien. Ramonville-Saint-Agne : Editions Erès, p. 80.
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[4]
Revue des revues (2010). Revue française de psychanalyse, 4, Vol. 74, p. 1209.
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[5]
Malapert, É. (2009). Comorbidité de l’addiction. Topique, 2, n° 107, p. 12.
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