Notes
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[1]
P.-L. Assoun, « La recherche freudienne. Petit Discours de la méthode à l’usage de la Recherche en psychanalyse », in « La recherche en psychanalyse à l’Université », Recherches en psychanalyse, 2004-1, L’Esprit du Temps, pp. 49-63.
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[2]
P.-L. Assoun, « Freud et les sciences sociales. Psychanalyse et théorie de la culture », Armand Colin, « Cursus », 1993.
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[3]
P.-L. Assoun, « Métapsychologie et psychiatrie : l’effet “DSM” », in Synapse n°174, mars 2001, pp. 20-22.
-
[4]
S. Freud, L’humour, in Gesammelte Werke, t. XIV, 388 (Nous citons désormais les textes de Freud d’après cette édition en retraduisant les passages concernés).
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[5]
S. Freud, L’intérêt de la psychanalyse, G. W. VIII, 392.
-
[6]
M. Foucault, La naissance de la clinique.
-
[7]
G. Canguilhem, Essai sur le normal et le pathologique, 1943 ; Le normal et le pathologique, Vrin, 1969.
-
[8]
S. Freud, Le déclin du complexe d’Œdipe, G. W. XIII, 399.
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[9]
S. Freud, Sur les types libidinaux, G. W. XIV, 510.
-
[10]
S. Freud, Pour introduire le narcissisme, G. W. X, 153.
-
[11]
S. Freud, L’humour, G. W. XIV, 388.
-
[12]
S. Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste, III, 1e partie, C, G.W. XVI, 181.
-
[13]
S. Freud, Sur les types libidinaux, G. W. XIV, 510.
-
[14]
S. Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste, 2e partie, f), G.W. XVI, 233.
-
[15]
S. Freud, Complément métapsychologique à la doctrine du rêve, G. W. VIII, 412.
-
[16]
S. Freud, L’intérêt de la psychanalyse, 1ère partie, VIII, 398.
-
[17]
S. Freud, Deuil et mélancolie, G. W. VIII, 428.
-
[18]
P.-L. Assoun, Introduction à la métapsychologie freudienne, Presses Universitaires de France, Quadrige, 1993.
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[19]
S. Freud, La perte de la réalité dans la névrose et la psychose, G. W. XIII, 365-366.
-
[20]
S. Freud, L’analyse finie et l’analyse infinie, sec. II, G.W. XVI, 63.
-
[21]
S. Freud, L’humour, G.W. XIV, 386.
-
[22]
S. Freud, L’analyse finie et l’analyse infinie, G.W. XVI, 70, N.1.
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[23]
P.-L. Assoun, Freud et les sciences sociales. Psychanalyse et théorie de la culture, Armand Colin, « Cursus », 1993.
-
[24]
S. Freud, La moralité sexuelle civilisée et la nervosité moderne, G. W. VIII, 152.
-
[25]
S. Freud, La question de l’analyse profane, sect. VII, G.W. XIV, 285.
1Dire qu’il y a un malaise de la recherche fait écho et miroir à la question que nous évoquions en introduction à ces recherches en psychanalyse : que la recherche s’origine, en sa dynamique inconsciente, du malaise qu’elle met au travail [1]. Dire qu’il y a un malaise de la recherche parodie de plus l’expression « malaise de la culture » promue comme catégorie opératoire de la théorie freudienne de la culture dans et par l’écrit éponyme de Freud [2]. L’Unhehagen apparaît comme définitoire de la Kultur en sa dimension inconsciente, par cette possibilité chronique de désintrication, entre Eros et Thanatos.
2Il s’agit à présent de marquer le point nodal où se rencontrent le malaise de la recherche et le malaise de la culture, soit l’articulation entre norme et symptôme.
3Le ressort d’une telle réflexion s’articule à un constat de conjoncture autant qu’à un diagnostic de structure. La psychanalyse est dès l’origine interpellée sur sa conformité à la norme : mise aux normes scientifique et sociale, sur fond de ce paradigme de pseudo-objectivité qu’est « l’évaluation ». Ce qui se dévoile alors est l’attaque frontale du « savoir de l’inconscient », en sa vocation critique. C’est à ce titre qu’elle est, aujourd’hui comme hier, prise à parti.
4C’est donc bien à cette question de la norme et de la normalité qu’il faut revenir pour fixer la posture de la psychanalyse face à cette normativation, antipathique à l’essence même de la recherche.
La recherche du réel face au discours de la norme
5Le discours analytique semble s’annoncer par le fait qu’il met du symptôme partout. Ce n’est pas sans raison que l’on parle de « sa majesté le symptôme ». On pourrait en dire autant du discours psychiatrique ou médical, à cette nuance – décisive – près que là où le symptôme vaut, pour la tradition médico-psychiatrique, comme signe de la maladie, il revêt pour l’analyste la fonction signifiante princeps.
6Quant au dispositif DSM, il pulvérise le symptôme dans la nébuleuse des « troubles », ces entités faussement concrètes qui consacrent au fond la fin du règne du symptôme en sa fonction de vérité. Simultanément, une conception impérieusement factuelle accrédite un règne de la norme [3] : ce que l’on appelle « trouble » apparaît en effet comme une anormalité de facto, qui ne dit plus rien du sujet ni du rapport à la vérité – celle de son désir ni des effets du transfert – à ce titre techniquement (comportementalement) « remédiable ».
7Revenir à cette question du normal et du pathologique, qui touche au fond de l’épistémologie clinique, est imposé par ce contexte, soit la dissolution d’une psychopathologie dans un catalogage des syndromes dont on sent qu’il réintroduit, sous couvert de l’inventaire des « troubles », une conception sous-jacente de la normalité, d’autant plus active que neutralisée.
8C’est ici, si l’on ose dire, le « normal » qui fait symptôme, par cette passion triste qu’il organise. Mais la psychanalyse ne saurait se réfugier dans quelque tour d’ivoire où elle préserverait le trésor de l’inconscient. Elle ne peut s’inscrire dans le débat de la recherche qu’à se situer par rapport à cette question, d’autant plus nocive que jamais objectivée. Cela nous convoque à nous ressaisir de la question : qu’en est-il du « normal » en psychanalyse ?
9Suivant le visage de Janus du « malaise », il s’agit de revenir à la question du normal et du pathologique en psychanalyse, en sa double « valence », clinique et culturelle.
La « vie psychique », entre pathologie et normalité
10Le registre du pathologique est déterminant comme mode d’accès au savoir de l’inconscient. Comme le dira Freud : « Le domaine dans lequel nous nous sentons assurés [littéralement : sûrs], c’est la pathologie de la vie psychique (Pathologie des Seelenlebens) ; c’est ici que nous faisons nos observations, que nous acquérons nos convictions » [4].
11Ce primat heuristique du pathologique et du « maladif» suppose-t-il une discréditation de la notion de « normal » ? C’est en tout cas avec la plus grande prudence que le terme est employé par l’analyste – et à raison, tant la notion est connotée.
12Le passage fait par la langue entre le « normal » (1759) et la « normalité » (1834) s’avère un glissement lourd de sens. L’idéologie apparaît bien comme une théorie spontanée et autoritaire de la « normalité ». D’où la légitime défiance dont elle fait l’objet. L’idéologie se présente comme une théorie « naturelle » de la normalité : elle se situe du côté d’une « normopathie ». Ce que l’on désigne comme « les gens » ont d’abord besoin de savoir s’ils sont (à peu près) normaux. On peut partir du sens courant et populaire : est « normal » ce qui fonctionne, par opposition à ce qui dysfonctionne ou qui « cloche » – ce qui est général, par opposition au « pas normal », singulier, de l’ordre de l’exception. Conception fonctionnaliste conventionnelle.
13Les « gens » se règlent sur une conception spontanée : est-ce que ce que j’ai, ce que je fais est (plus ou moins) normal – alors même que le symptôme est, selon le mot de Lacan, ce que ces mêmes gens « ont de plus réel » (ce qui n’exclut pas que cela les encombre et qu’ils n’en veulent pas).
14Ce besoin de norme doit bien être aussi pensé, car il tient quiconque. « L’homme quelconque » est épris de normalité et s’il «fait du symptôme », c’est à défaut de pouvoir rester fidèle à la norme.
15D’où la tentation, bien entretenue par les comportementalistes, de rejeter la psychanalyse du côté d’un romantisme du symptôme, qui en entretiendrait les charmes trop longtemps ! Or, il y a bien chez Freud une problématique de la normalité, recouverte par la thématique du primat du symptôme. Il y a bien chez le créateur de la psychanalyse cette prétention régulièrement réaffirmée de parvenir, précisément par la clinique du symptôme en son ressort inconscient, à une « psychologie du normal » [5]. Ce rappel n’est pas qu’anecdotique et le psychopathologue aurait tort de le refouler : il engage l’ensemble de la conception freudienne de la psyché et c’est à la réexhumer que l’on peut rectifier la pente pathologisante d’un certain usage de la psychanalyse, qui permet d’embraser le contre-feu des « antipsychanalyses » normativantes.
16La question s’avère déterminante pour situer la question dans le débat épistémologique où, dans la plus grande confusion, le règne ordinaire de la norme est accrédité, sous le couvert d’une pathologisation du social et où s’opère le déplacement permanent des discours, de la clinique au social – au point qu’un certain discours de la norme sociale vient investir la clinique, sous couvert du « sens commun ».
Archéologie de la norme
17Le couple du « normal » et du « pathologique » est un produit épistémologique majeur. La « psychopathologie » en est une version.
18C’est dans le registre médical que ce couple se met en place de façon axiale. Cela tourne autour de la notion de maladie et corrélativement de « symptômes », signes cliniques de l’être malade.
19Mais au-delà : tout un mouvement fondamental du savoir occidental va à tracer une ligne de démarcation entre « normal » et « pathologique » – celui dont Michel Foucault a fait dans toute son œuvre l’archéologie [6] et dont Georges Canguilhem a produit l’articulation épistémologique [7].
20Il importe de revenir aux mots. Le normal se présente communément sur le mode de la fréquence et du consensus. C’est ce qui se produit habituellement, là où l’anormal pointerait l’ex-ceptionnel. C’est au fond l’habituel et le familier.
21S’y ajoute une connotation logique : la norme pointe vers le « type », soit l’idéal et le modèle.
22Consultons le signifiant linguistique : la norme (norma) c’est l’équerre (gnômon). Instrument destiné à tracer des angles droits ou à élever des perpendiculaires. La normativité arrondit les angles et trace une réalité « à l’équerre ».
23Est donc mathématiquement normal ce qui est « fait à l’équerre ». C’est corrélativement ce qui est conforme à une règle, ce qui a droit d’être, par référence à une règle. Dans la mesure où cela permet de caractériser une grande fréquence de la règle appliquée aux existants, cela prend un tour épidémiologique et statistique dont nous reconnaissons la tendance.
24Equarrir, c’est tailler pour rendre carré, régulier (couper en quartiers, dépecer un animal). Point de normativation sans lacération !
25Il y a là une invention sémantique et philosophique de la normalité. Conception « immanentiste » : seul l’homme est susceptible de déterminer lui-même ses propres valeurs, sans référence à une valeur transcendante et extérieure.
26Le terme va prendre un sens commun à partir de la médecine selon le cycle : normalité–pathologie–retour à la normale (guérison) ou triomphe de la pathologie (morbidité ou mort).
Le normal et ses discours
27A l’origine, ce qui fait la « norme », c’est la phusis, la nature, la maladie intervenant comme un trouble dans l’être vivant et son « dosage ».
28La conception moderne redéfinit le vivant, comme l’indique la querelle du « mécanisme » et du « vitalisme ».
29A cette conception « spontanée », s’oppose la conception « savante », celle qui décrit le concept de « santé » par opposition à la maladie.
30On voit la foire d’empoigne entre le discours médical et biologique ou physiologique – biologique moléculaire et biochimique – et le discours sociologique, qui définit une norme d’après l’habitus social.
31Normes vitales d’un côté, normes sociales de l’autre.
32Entre les deux, on assiste à l’émergence d’une conception quantitative : la « moyenne », qui trouve résonance en sociologie statistique (Quételet) et en épidémiologie.
33Le couple s’est construit au cours d’une histoire dont on connaît l’articulation.
34Sydenham, le médecin du xviie siècle, caractérise la maladie comme un regroupement typique de signes en évolution, tels la goutte. Puis intervient l’idée de lésions touchant les organes (Morgagni) ou les tissus (Bichat). Suit la méthode anatomo-clinique qui établit des corrélations entre l’examen du patient vivant et l’autopsie (Corvisart, Laennec, Bouillaud). Puis c’est l’histopathologie (Virchow) précédant la révolution pastorienne (bactériologie) – sans oublier la toxicologie. Un tournant est au xixe siècle la médecine physiologique.
35Quand Freud se présente sur le champ du savoir avec sa « jeune science », le champ épistémologique se découpe entre deux positions : celle qui va du pathologique au normal (Broussais et Comte), les maladies étant caractérisées selon le défaut ou l’excès de l’irritation des divers tissus – et celle qui va du normal au pathologique (Claude Bernard), de la physiologie à la clinique, l’état pathologique étant dès lors une altération de l’état normal.
36Deux conceptions de la maladie s’attachent à l’idée que l’état pathologique n’est qu’une modification quantitative de l’état normal : le mal est assimilé à un agent extérieur (microbe) ou virus étranger au corps (médecine ontologique), le mal est ce qui vient déranger l’équilibre des humeurs, agent interne (médecine dynamique).
37Qu’on pense au « principe de Broussais » : « Les phénomènes pathologiques sont identiques aux phénomènes normaux aux variations quantitatives près ».
38Leriche pense, lui, une continuité : « La santé, c’est le silence des organes ». La maladie, c’est l’éprouvé de la souffrance, le bruit des organes !
La « science du normal et du pathologique »
39L’« anormal », c’est l’« anomal », comme on le dit depuis le xiiie siècle. L’anomalie, fait insolite sans rapport à une anormalité, maladie ou pathologie, mais relié à une normativité vitale, la façon dont la vie produit ses propres normes, se définit dans l’espace et sans référence au malade. La monstruosité est lue comme une infirmité ou irrégularité dans l’ordre de la biologie. Pas de biologie sans « intelligence de l’anomalie».
40La maladie éclate dans une succession chronologique et suppose l’existence du sujet conscient, révélant son mal dans la relation au médecin : les hommes se sentent malades – d’où l’idée de normalité physiologique.
41Pas de maladie sans pathologie et sans malade : il faut que le sujet se sente malade – d’où l’écoute du symptôme.
42La pathologie relève de la biologie et non de la physiologie.
43La norme est le produit de la vie qui introduit dans la conscience humaine les concepts de normal et de pathologique. Il n’y a pas de science du normal et du pathologique, comme le souligne Canguilhem : « Il y a une science des situations et des conditions dites normales. Cette science est la physiologie ». Le monstre, la maladie, la mort renvoient à la « polarité dynamique du vivant ».
44Il y a une négativité présente au cœur du vivant, ce qui suppose une « priorité de l’infraction sur la régularité ». La médecine accède à la scientificité en réduisant l’« être-malade » à la pathologie.
Champ sémantique du normal et du pathologique chez Freud
45Comment situer la psychanalyse par rapport à cette modélisation ? Il convient d’abord de partir du lexique freudien.
46Le terme « normal » existe bien de façon récurrente chez Freud. Il se présente comme adjectif ou accolé à un substantif.
47Celui-ci est caractérisable par ce que l’on peut appeler « santé psychique ». Cela touche à la question de l’idéal – ce que présente la fin de l’analyse.
48Sur le versant psychopathologique, apparaît la dimension du « modèle normal » (Normalvorbild).
49D’un côté, Freud se maintient dans le paradigme de la psychopathologie.
50De l’autre, il montre que la frontière entre normal et pathologique n’est jamais « totalement tranchée » (ganz scharf) [8]. Il s’agit d’« aider à remplir le gouffre (Kluft) supposé entre le normal et le pathologique » [9].
51D’autre part, il y a bien chez Freud une problématique du « normaler Mensch », « l’homme normal » – ce qui semble la traduction du concept comtien. Il s’agit en fait d’un concept qui appartient à la théorie de la culture. Il y a donc bien une anthropologie de la normalité.
52On ne peut parler de « l’homme » si l’on ne suppose pas qu’il y a un idéal-type de réalisation de la « normalité », conformité de l’essence humaine à elle-même. Le « normal » est un postulat de la « science de l’homme ».
53D’où la catégorie de la Normalpsychologie, « psychologie du normal », distincte de la « psychopathologie ».
54Il est question de « normalité » (Normalität) de façon ponctuelle.
55Il lui arrive également de parler de « moi normal » (normales Ich) [10].
Le « normal » comme « diacritique »
56Sur quoi se fonde cet usage du couple notionnel ? Quel usage pouvons-nous faire de la notion de « normal » et de « normalité » ? C’est un mot dont nous sommes économes, du moins dans notre discours, il y a même une sorte d’interdit sur ce terme, chargé d’ambiguïtés. Freud parle de « crainte » (Scheu) à porter un « jugement sur le normal ». On l’a vu, à Freud, le mots « normal » et ses dérivés ne font pas peur. Le silence sur le normal comporte une conséquence : l’abandonner aux exploitations normativantes.
57Mais alors comment l’entendre ? Il faut regarder de près le passage de l’essai sur l’humour cité plus haut, où Freud, après avoir rappelé que « le domaine dans lequel nous nous sentons assurés [sûrs] », c’est la pathologie de la vie psychique, terrain de « nos observations » et « nos convictions », ajoute : «Nous nous permettons (getrauen) un jugement sur le normal provisoirement quand nous devinons le normal dans les isolements et les contorsions du maladif (die Isolierungen und Verzerrungen des Krankhaften). Une fois que cette crainte (Scheu) est surmontée, nous devons reconnaître quel grand rôle pour la compréhension des processus psychiques revient, tant pour les relations statiques que pour l’échange dynamique, dans la quantité de l’investissement d’énergie » [11].
58Ainsi l’analyste se sent heimlich, chez lui, dans la pathologie, au point d’être « effrayé » par normal, mais, une fois cette Scheu surmontée, il accède à une théorie des processus psychiques.
59Pourquoi ces deux mots d’« isolement » et de « contorsion » pour désigner le pathologique ?
60La pathologisation suppose d’abord une sorte d’autonomisation de processus particuliers qui font sécession, au sein de l’ensemble. Idée vénérable de la tradition médicale, hippocratique. Dans la clinique analytique, on la rencontre exemplairement dans le processus d’« isolation » de la névrose obsessionnelle.
61Au-delà du « mécanisme de défense », il y a là le ressort même de la pathologie.
62Freud décrit ailleurs les symptômes névrotiques comme « un état dans l’Etat, un parti inaccessible, inutilisable au travail en commun qui a réussi à surpasser (überwinden) l’autre parti, le soi disant normal et à le contraindre à son service » [12].
63Pourquoi parler de Verzerrung, ce que l’on peut restituer par « contorsion » ? Sans doute parce que la pathologie se montre comme un dis-morphisme. Effet d’anomalie qui confère au symptôme sa dimension de « monstruosité ». Tout ce qui est « excessif », dit Freud en ce sens, signe le névrotique au sens générique.
64Ce départage du normal et du pathologique est destiné à précisément ne pas en manier le couperet.
65D’une part, cela même fait travailler sur les Ausbildungen extrêmes au moyen des « images de maladies (Krankheitsbildern) », ce qui revient, souligne Freud à dépasser le gouffre entre normal et pathologique [13].
66D’autre part, « parmi la « foule de processus psychiques analogues que la recherche analytique de la vie psychique nous fait connaître », une partie, on l’appelle pathologique, l’autre, on la compte dans (einrechnen) la diversité de la normalité ». Mais « les frontières entre les deux ne sont pas tirées de façon tranchée, les mécanismes sont dans la plus grande mesure (in weiten Mass) les mêmes et ce qui est beaucoup plus important, c’est si les changements correspondants se réalisent au moi même ou s’ils se présentent comme étrangers à lui, ce qui les fait nommer symptômes » [14].
La dialectique normal /pathologique : le Normalvorbild
67Tout cela permet de fournir l’assise de la problématique. Mais le plus déterminant est ce que cela ouvre d’heuristique. On rencontre là un postulat majeur d’épistémologie clinique, formulé dans la phrase liminaire du Complément métapsychologique à la doctrine du rêve :
68« Nous pourrons faire l’expérience, lors de diverses occasions, combien c’est avantageux pour notre recherche (Forschung), si nous les amenons (heranziehen) en comparaison certains états et phénomènes (gewisse Zustände und Phänomene) que l’on peut concevoir comme modèles normaux d’affections maladives » (als Normalvorbilder krankhaften Affektionen) [15].
69Freud suggère là tranquillement un principe d’épistémologie clinique qui va bien au-delà de l’analogie. Il s’agit d’une homo-logie rendant possible l’étayage de la théorie sur la découverte clinique.
70Soit donc les « états et phénomènes » considérables comme « normaux » : ceux-ci valent comme « modèles normaux » (Normalvorbilde) des « affections névrotiques ». Dans Vorbild, on entend Bild – « image ». Il s’agit d’un « type » idéal, d’un « paradigme » ou d’un « prototype ».
Rêve vs folie, Deuil vs mélancolie
71Ainsi le rêve est-il présenté comme « le modèle normal de toutes les formations psychopathologiques » [16]. Plus précisément, il s’agit du paradigme normal en tant qu’« état ou phénomène » quotidien, de l’« affection narcissique ». De même le deuil est le Normalvorbild de la mélancolie.
72C’est la première phrase de Deuil et mélancolie qui se réfère explicitement au précédent du rêve : « Après que le rêve nous a servi comme modèle normal des perturbations psychiques narcissiques (als Normalvorbild der narzisstischen Seelensstörungen), nous voulons faire l’essai d’éclairer l’essence de la mélancolie par sa comparaison avec l’affect normal de deuil » [17].
73Cela définit le but même de l’essai majeur sur la mélancolie. C’est un « essai » pour éclairer rien moins que l’essence psychique de la mélancolie au moyen ana- ou homo-logique de l’« affect normal » (Normalaffekt). Mesure-t-on bien, en prononçant la conjonction désormais si familière « Deuil et mélancolie », quelle révolution épistémologique elle promeut ?
74Cela signifie non pas seulement que cela autorise un parallèle, mais que l’un donne accès à l’autre.
75C’est la référence à la « composition (Zusammenstellung) de la mélancolie et du deuil » qui effectue une percée décisive par rapport à la conception psychiatrique de la mélancolie : « Appliquons à la mélancolie ce que nous avons appris du deuil ».
76La façon dont Freud procède va nous éclairer sur la logique en marche. Il énumère les points communs entre les deux “composés”, pour repérer l’élément distinctif de la pathologie :
77On peut lire sur ce tableau deux éléments :
78a/ L’essence psychopathologie de la mélancolie est situable et saisissable par l’affinité structurale avec le « modèle normal » du deuil. C’est cette référence au prototype normal qui permet de réaliser une percée par rapport aux théories séculaires sur la mélancolie.
79b/ Le caractère distinctif, la « pointe pathologique » se dégage comme un trait « moins un » qui se détache de la souche normale, tel un « surgeon ».
80Conclusion : la mélancolie emprunte une partie de ses caractères au deuil (c’est sa partie normale en quelque sorte), l’autre partie s’étaye sur le « processus de régression du choix d’objet narcissique au narcissisme ».
81Le deuil est un processus de réversion narcissique d’une perte objectale – ce qui en fait la fonction normale ; la mélancolie en revanche traduit la « faille narcissique » à l’occasion (au prétexte) d’une perte d’objet. Notons au passage que, contre l’abus du terme de « faille narcissique », le terme ne s’applique proprement qu’à la position mélancolique et suppose une logique de dégagement du pathologique à partir du processus-souche dit « normal ».
Le narcissisme, opérateur du normal et du pathologique
82La psychanalyse n’est pas qu’une théorie du symptôme, c’est une contribution à la compréhension du fonctionnel normal, proprement dit, de la psyché. Ou plutôt elle ne prend sa portée pour la théorie du symptôme qu’à l’articuler à cette dimension de fonctionnement de l’appareil psychique.
83On remarquera que c’est l’introduction du narcissisme qui a fourni l’occasion à l’affirmation de ce principe d’homologie normal/pathologique. C’est que le narcissisme a une fonction à la fois structurale et pathologique.
84• D’un mouvement, Freud le fait sortir de la pathologie pour lui reconnaître une portée structurale.
85• D’un autre mouvement, il en fait l’instrument d’une rénovation de la psychopathologie.
86• D’où l’équation, qui mérite d’être promue comme la « différentielle » ou « intégrale » proprement freudienne :
Le normal et la structure : névrose, psychose, normalité
87Cela engage l’ensemble de la rationalité méta-psychologique [18]. C’est dans La perte de la réalité dans la névrose et la psychose que l’on trouve une caractérisation métapsychologique de la normalité, articulée au plus intime du clivage névrose-psychose.
88Elle s’obtient donc en combinant les traits de la relation à la réalité de la névrose et de la psychose. On obtient trois formules [19] :
89(Névrose). Elle ne nie pas la réalité
90Elle ne veut rien en savoir.
91(Psychose) Elle nie (verleugnet) la réalité
92Elle cherche à la remplacer.
93(Normal) “Normal” ou “sain”, nous appelons un comportement (ein Verhalten) qui réunit (vereinigt) des traits déterminés des deux réactions, elle nie aussi peu que la névrose la réalité mais comme la psychose s’efforce à sa modification (Abänderung). »
94Freud parle de « comportement normal, efficace » (zweckmässig). Celui-ci amène naturellement à une prestation de transformation externe du monde extérieur et ne se contente pas, comme dans la psychose, de la “réalisation” de changements internes : elle n’est plus “autoplastique” mais “alloplastique”.
95L’apparition du « normal » en tierce position constitue un élément capital. Le normal se pense comme une position psychique spécifique, mais non comme une sorte de « canon » par rapport auquel les pathologies (névrotique et psychotique) se situeraient. Il faut le lire dans l’autre sens : quand on a bien situé la névrose et la psychose dans leur fonction de réalité, on saisit comment la posture normale est possible.
96Il faut rappeler que la psychose, alors même qu’elle nie radicalement la réalité (idéalisme absolu), devient dans et par le délire un réalisme radical. Il s’agit en effet de reconstruire le monde. Mais cette « transformation » est purement auto-plastique. Elle repose sur une conception autarcique (selbstherrlich).
97La névrose, elle, maintient la réalité, mais elle renonce à la transformer. Le fantasme est une façon de se maintenir à distance de la réalité.
L’alloplasticité
98La normalité est une position subjective intéressante : elle suppose à la fois de reconnaître, entendons de ne pas dénier (verleugnen) la réalité – c’est une Bejahung de la réalité qui s’oppose à une tendance lourde de la psyché (du principe de plaisir névrotique) ; mais c’est aussi la possibilité de la trans-former, d’en envisager la modification. La normalité suppose l’idée d’un jugement d’existence de la réalité combinée à une plasticité de la réalité, ce qui se récapitule par la notion d’alloplasticité.
99On en voit la conséquence pour la théorie et la pratique analytiques.
100On ne peut présenter un spectre de bon sens : normalité-névrose-psychose en ordre de gravité pathologique croissante. D’un côté, le « normal » est plus proche en effet de la névrose, par la stabilité de l’assiette du réel, mais de l’autre, il est plus proche de la psychose, dans la mesure où il prend le risque, en contraste du « conservatisme » névrotique, d’une modification déréalisante.
101La cure permet bien en ce sens une rectification non seulement subjective mais de référence à la réalité, puisque le sujet retrouve non une simple capacité d’adaptation, mais de rapport « allo-plastique ». La disposition névrotique tend à éviter la réalité pour défendre le principe de plaisir. Retour au sens de la « modificabilité » de la réalité, au profit du désir et de l’action, de l’amour et du travail.
102On comprend enfin en quel sens Freud évoque un « niveau de normalité psychique (psychische Normalität) absolue » comme point théorique de fin de l’analyse, quand les refoulements ont été résolus et les lacunes du souvenir comblées » [20]. Fût-ce une « fiction d’idéal » (Idealfiktion).
103Cela éclaire enfin les effets d’entre-deux.
104Le retour du refoulé se manifeste par une rupture de la continuité du monde vivant familier.
105Un moteur essentiel de l’Unheimlich est ce sentiment d’anormalité, au sens de quelque chose qui, au sein du déroulement continu du monde quotidien, laisse pressentir l’incidence du refoulé. Le sentiment de quelque phénomène a-normal vient signer régulièrement le retour du refoulé dans le réel.
106L’humour intervient comme moyen de restaurer une « normalité subjective ». C’est une façon de maintenir de façon « grandiose » sa supériorité sur l’épreuve infligée par la réalité, donc de maintenir la « supériorité » du principe de plaisir : « Avec sa défense de la possibilité de souffrance, il prend une place dans la grande série des méthodes que la vie psychique humaine a formé pour s’abstraire de la contrainte de la souffrance, d’une série qui adhère à la névrose, culmine dans la folie (Wahnsinn) et sont insérées dans celles de l’ivresse, de l’autosubmersion, de l’extase » [21].
Métapsychologie du normal
107On voit, à ce trajet, en quoi la position freudienne permet de penser cette dialectique entre normal et pathologique, tant au plan de la recherche clinique que de la théorie de la culture.
108Ce trajet permet d’entendre ce que Freud affirme, à l’abri d’une note, que « la santé ne se laisse décrire que métapsychologiquement » [22].
109La métapsychologie est donc le savoir des processus psychiques qui régissent le fonctionnement psychique normal, alors même que son matériel est emprunté à la psychopathologie clinique.
110Autrement, on ne sait rien de la « santé psychique » d’un sujet tant que l’on n’a pas pris en compte l’état de forces de ses instances et pris un relevé de son état désirant !
111Corrélativement, une théorie psychopathologique ressaisie par le savoir de l’inconscient engage sa « scientificité » dans sa conception de l’appareil psychique.
112Le fond du malaise de la recherche en psychopathologie est à la fois cette pathologisation en quelque sorte torpide de tout phénomène – en contraste de l’ambition psychanalytique d’explication métapsychologique des processus sous-jacents au pathologique et cette normativation adaptative.
Normalité culturelle et symptôme pulsionnel
113L’autre aspect du malaise touche à la culture – en quoi nous bouclons la problématique dont nous sommes partis.
114Il faut bien s’aviser en effet que ce déni de la théorie, ce mépris ou cet indifférentisme « explicatif » va de pair avec un normativisme social que la psychanalyse bat en brèche. Si d’un côté, Freud met en évidence le lien entre normal et pathologique au plan métapsychologique et clinique, de l’autre il souligne que le symptôme prend ressort du rapport entre culture et pulsion.
115Comme nous l’avons montré ailleurs [23], le névrosé n’est pas seulement celui qui « a » des symptômes – ce qui engage toute la clinique analytique – mais celui qui est un symptôme de la Kultur. Si la Culture est fondée sur la répression pulsionnelle, la (psycho)névrose en témoigne à titre structural, ce qui ouvre un questionnement sur la féminité et la perversion, symptômes de l’économie pulsionnelle.
116Un passage de La « moralité sexuelle civilisée » et la nervosité moderne fait allusion à la sexualité normale, comme celle exigée par la culture (kulturförderliche Sexualität) [24].
117Au-delà de quelque relativisme culturel conventionnel, il s’agit de souligner que le symptôme se forme au point de discordance structural de la satisfaction du sujet à l’interdit d’une part, à l’économie de la jouissance sociale d’autre part.
118C’est ce qui dote la recherche analytique de ce tranchant critique que viennent laminer solidairement la haine froide du désir et l’exaltation morne de la norme – dont Freud prenait acte en constatant la “pression presque inisupportatble que la culture exerce sur nous (psychanalystes) en exigeant une correction (ein korrektiv) [25].
119Si un diagnostic est possible sur le malaise de la recherche, il doit être cherché du côté de son enlisement dans cette dictature de la norme qui, faute de reconnaître le savoir du symptôme, en institutionnalise les effets au plan collectif.
120C’est contre un tel destin que « se cabre » ce que l’on désigne comme l’esprit de recherche.
Mots-clés éditeurs : culture, mélancolie, métapsychologie, rêve, délire, passion, pathologique, deuil, symptôme, malaise, normal, recherche
Notes
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[1]
P.-L. Assoun, « La recherche freudienne. Petit Discours de la méthode à l’usage de la Recherche en psychanalyse », in « La recherche en psychanalyse à l’Université », Recherches en psychanalyse, 2004-1, L’Esprit du Temps, pp. 49-63.
-
[2]
P.-L. Assoun, « Freud et les sciences sociales. Psychanalyse et théorie de la culture », Armand Colin, « Cursus », 1993.
-
[3]
P.-L. Assoun, « Métapsychologie et psychiatrie : l’effet “DSM” », in Synapse n°174, mars 2001, pp. 20-22.
-
[4]
S. Freud, L’humour, in Gesammelte Werke, t. XIV, 388 (Nous citons désormais les textes de Freud d’après cette édition en retraduisant les passages concernés).
-
[5]
S. Freud, L’intérêt de la psychanalyse, G. W. VIII, 392.
-
[6]
M. Foucault, La naissance de la clinique.
-
[7]
G. Canguilhem, Essai sur le normal et le pathologique, 1943 ; Le normal et le pathologique, Vrin, 1969.
-
[8]
S. Freud, Le déclin du complexe d’Œdipe, G. W. XIII, 399.
-
[9]
S. Freud, Sur les types libidinaux, G. W. XIV, 510.
-
[10]
S. Freud, Pour introduire le narcissisme, G. W. X, 153.
-
[11]
S. Freud, L’humour, G. W. XIV, 388.
-
[12]
S. Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste, III, 1e partie, C, G.W. XVI, 181.
-
[13]
S. Freud, Sur les types libidinaux, G. W. XIV, 510.
-
[14]
S. Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste, 2e partie, f), G.W. XVI, 233.
-
[15]
S. Freud, Complément métapsychologique à la doctrine du rêve, G. W. VIII, 412.
-
[16]
S. Freud, L’intérêt de la psychanalyse, 1ère partie, VIII, 398.
-
[17]
S. Freud, Deuil et mélancolie, G. W. VIII, 428.
-
[18]
P.-L. Assoun, Introduction à la métapsychologie freudienne, Presses Universitaires de France, Quadrige, 1993.
-
[19]
S. Freud, La perte de la réalité dans la névrose et la psychose, G. W. XIII, 365-366.
-
[20]
S. Freud, L’analyse finie et l’analyse infinie, sec. II, G.W. XVI, 63.
-
[21]
S. Freud, L’humour, G.W. XIV, 386.
-
[22]
S. Freud, L’analyse finie et l’analyse infinie, G.W. XVI, 70, N.1.
-
[23]
P.-L. Assoun, Freud et les sciences sociales. Psychanalyse et théorie de la culture, Armand Colin, « Cursus », 1993.
-
[24]
S. Freud, La moralité sexuelle civilisée et la nervosité moderne, G. W. VIII, 152.
-
[25]
S. Freud, La question de l’analyse profane, sect. VII, G.W. XIV, 285.