Couverture de REP_003

Article de revue

De l'absence au vivant

Pages 131 à 140

Notes

  • [1]
    Corps du vide et espace de séance, Paris, J.P. Delarge, 1977, p. 212. Souligné dans le texte, comme le seront les passages ultérieurement soulignés dans les citations. Avant qu’il ne soit fait référence à Des Bienfaits de la dépression, toutes les citations se rapporteront à ce texte du début et la mention de la page, entre parenthèses, suivra le passage cité.
  • [2]
    Des Bienfaits de la dépression. Eloge de la psychothérapie, Paris, O. Jacob, 2000, p. 46. Les références à cette œuvre seront désormais insérées dans des parenthèses faisant suite à la citation.
  • [3]
    Ibid., p. 36.
  • [4]
    Paris, Aubier, 2000.

1La parole de Pierre Fédida est difficilement séparable de la tension interne qui servait d’ancrage à son inscription. Parole proférée avec la fermeté qui peut caractériser le rendu d’un arrêt – d’où sa dimension minérale –, où se faisait néanmoins perceptible le souci de ne pas se précipiter pour rendre cet arrêt. L’offre était d’abord celle du vide de l’écoute. Pierre Fédida a souligné l’importance, pour créer un suspens dans le cours temporel, de ne pas présenter un regard «préoccupé». Dans cette tension entre rigueur et extrême sensibilité, pouvait s’établir ce «rapport juste» qui «désigne le corps du psychothérapeute comme une membrane différentiellement sensible» [1].

2Une tension analogue est décelable dans la thématique que déploient les œuvres successives. L’accent y est certes placé, de manière prioritaire, sur la valeur fondatrice de l’absence, du vide, de la perte – autant de termes qu’il faut se garder de rendre interchangeables –, néanmoins, essentiellement dans le premier temps et le dernier temps de l’œuvre, une autre dimension s’annonce, situant l’inassimilable du côté du vivant.

L’opération du savoir et le primat de la mélancolie

3L’accent mis sur le corps, lorsqu’il est fait allusion à cette «membrane différentiellement sensible» qu’est «le corps du psychothérapeute», pourrait être interprété comme un ralliement, de la part de Pierre Fédida, à ce «nouveau romantisme du corps» (p. 70) qui emporte certaines techniques thérapeutiques du côté d’une attention privilégiée accordée aux vécus corporels. Or il n’en est rien. Revenant à l’agir médical qui s’est joué dans le recours à la dissection et à l’autopsie, Pierre Fédida, loin de considérer ces techniques comme nous éloignant du rapport au corps, tel qu’il intéresse la psychanalyse, déchiffre en elles le réaffleurement de l’une des strates psychiques qui fait précisément du corps mort un point de passage obligé pour l’accès à soi mis en œuvre dans le cogito: «L’ouverture des cadavres assigne au corps humain la place que lui reconnaîtra plus tard le cogito de la méditation: ‘Je me considérais, premièrement, comme ayant un visage, des mains, des bras, et toute cette machine composée d’os et de chair telle qu’elle paraît en un cadavre, laquelle je désignais par le nom de corps’ (Descartes, Deuxième Méditation).» (p. 20)

4Le corps se trouve ici introduit dans «la pensée de l’étendue», une étendue géométrique débouchant sur un hors temps. Loin de dénoncer le caractère artificiel de cette prise sur le corps qu’effectue l’anatomie, Pierre Fédida souligne le gain d’une telle opération: «l’ouverture du corps referme et arrête le corps sur sa figure» (p. 21). Or le rapport à la «figure», découpant les organes dans un espace partes extra partes – ce qui permet d’ailleurs d’effectuer diverses translations par le truchement desquelles des organes apparemment hétérogènes en viennent à se surimprimer –, commandera une dimension essentielle dans l’appréhension du corps. Essentielle, mais non exclusive, dans la mesure où d’autres modalités de confrontation se trouvent du même coup évacuées:

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«...maintenu jusque-là au contact de la folie, de l’extase et de la mort, le corps est déraciné de ses mythes et vidé de ses mystères; il perd son obscurité et la mort en est ainsi évacuée en même temps que la vie.»
(p. 20)

6La figure corporelle ainsi figée dans un hors temps est solidaire d’une paralysie psychique: «la mort, dans l’hypothèse du cadavre, fait de l’anatomie ce qui rend impossible l’existence d’un deuil.» (p. 37). Ce deuil «attendu pour sortir du vide».

7Faut-il recevoir cette mise en garde comme une dénonciation et y voir la préfiguration, grâce à la psychanalyse, d’une approche antithétique, préservant davantage la spécificité du vivant? Oui et non. Bien que déclarant «La psychanalyse est une archéologie du corps» (p. 37), Pierre Fédida se livre à une réhabilitation de l’anatomie:

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«Le sens donné par Freud à l’érogénéité du corps, loin d’engager chez lui une psychologie du corps ou une sexologie du vécu corporel, met en suspens la découverte physiologique au bénéfice de l’anatomie.»
(p. 30)

9C’est en effet le fantasme, grâce à la référence à Mélanie Klein, qui réintroduira cette radicalité conduisant à éliminer la prise en compte d’une temporalité en devenir. Dans cette perspective, la passion visant à connaître le psychique a nécessairement parti lié avec «cette mélancolie qu’est la connaissance de soi. L’ouverture des corps, ajoute Pierre Fédida, fut, sans doute, un moment singulier de la mélancolie moderne. Le cogito – selon le pouvoir dont il s’est réputé d’être connaissance sans distance – est bien, d’une certaine façon, la réplique de l’acte anatomique.» (p. 74)

10Pierre Fédida se penchera, avec une attention privilégiée, sur la douleur hypocondriaque pour y saisir cette volonté de non-savoir à l’égard de toute prise en compte d’une éventuelle évolution temporelle. L’hypocondriaque se livre moins à une plainte, dessinant l’espace d’une attente, qu’à une accusation visant l’organe responsable, organe auquel est accordée une sorte de transcendance à l’égard des manifestations à travers lesquelles il s’exprime. Il devient le principe du mal, participant ainsi de la dignité que Freud confère au Urheber, ce personnage posé comme «auteur», comme cause première de cette souffrance qui manifeste l’envers d’une élection. On passera alors de la dénonciation de la douleur à la saisie directe de ce qui, dans le corps alloué à soi ou dans le corps de l’autre, est appréhendé comme prenant en otage le lieu douloureux. C’est alors que l’anatomie devient l’instrument privilégié dont s’empare une volonté de représailles:

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«Il est paradoxal qu’elle se veuille sèche de toute participation imaginaire alors qu’elle engage (...) le désir le plus archaïque de voir et de savoir le corps de l’autre, de l’ouvrir, le pénétrer et le découper. Mais alors l’anatomie existe-t-elle en dehors de son fantasme inconscient? Et ce fantasme ne réunit-il pas dans ‘le complexe d’intelligence’ (Rorschach) un meurtre et un inceste sur le corps des parents?»
(p. 36)

12La volonté d’objectivation radicale du corps s’enracinerait ainsi dans la passion de l’enfant meurtrier et incestueux, s’acharnant à extraire – de son propre corps ou du corps maternel où il serait enfermé – la cause immémoriale du mal. L’inconscient ne connaît pas le régime intellectuel propre à l’hypothèse, il ne connaît que la prise en flagrant délit, prise s’emparant d’une causalité originaire, située dans un hors-temps. Le psychisme voué à la passion interprétative se comporte alors en métaphysicien impénitent, ne voulant rien savoir, ni du vivant, ni du mort, ne travaillant qu’avec des entités appréhendées dans leur radicalité: «La dualisme philosophique, note Pierre Fédida, n’est pas mort avec la naissance de la psychanalyse» (p. 34).

13Loin d’être un artefact qu’il conviendrait de dénoncer, la passion de n’en rien savoir du vivant fait réaffleurer une radicalité meurtrière-incestueuse ne faisant qu’un avec l’infantile: «La mort n’a plus ici (...) pouvoir d’événement. Elle joue le rôle de fondement transcendantal du savoir médical.» (p. 78) Ce qui est ainsi refusé dans le vivant a moins trait à son statut d’existant qu’à l’imprévisibilité et à la non-maîtrise de son mouvement. En tant que la connaissance veut s’effectuer, pour recourir à la formulation spinoziste, «sub specie aeternitatis», elle se fait plus volontiers complice de l’inexorabilité du corps mort que de l’impuissance à prévoir à laquelle confronte la prise en compte du corps vivant. C’est ainsi que Pierre Fédida peut écrire: «La mort est, non plus la fin de l’homme, mais son origine» (p. 90).

14En nouant ainsi une complicité avec le moment fondateur du xviie siècle, où s’imposent solidairement l’ouverture du cadavre et le cogito, Pierre Fédida ne pouvait, au départ de son itinéraire, que faire preuve d’une grande méfiance à l’égard de l’intérêt porté au biologique, tel qu’il s’exprime dans le projet férenczien de «bioanalyse». Projet refusé globalement dans la mesure où «la vie ne se laisse pas analyser» (p. 104).

15Le souci de réintroduire le corps dans ce qu’appréhende la psychanalyse ne saurait donc être confondu avec le mirage d’une capture immédiate visant le «vécu corporel», terme qui devient la cible d’une dénonciation régulière, chargée d’ironie. Une seule injonction nous protège contre cette tentation: «Admettre la perte comme fondement de la réalité» (p. 109). Ce qui revient à ne pas lâcher le fil du négatif, voie obligée, même si cette prescription revient à instaurer un certain privilège de la mélancolie: «Le ressassement de la plainte mélancolique se donne en effet comme l’actualisation d’un savoir totalitaire de soi, l’expression obligée d’une lucidité de la conscience ou encore la résolution d’une connaissance radicale de soi.» (p. 56) Dans une telle perspective, la pulsion de mort apparaît comme liée moins à quelque flambée passionnelle subite visant la destruction de l’autre qu’à cette volonté d’investigation exhaustive exigeant l’inertie de l’objet à interroger.

16Ce transcendantal funèbre ne commande pas seulement le rapport au connaître, mais aussi l’apparente échappée se dessinant dans le rapport au rêver. Loin de constituer une évasion nous libérant de la nécessaire prise en compte de la limite, de la perte, l’insertion du rêve dans le sommeil le fait passer du côté de l’acceptation d’une perte: «L’entrée dans le sommeil a quelque chose à voir avec un deuil de soi» (p. 59):

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«Entrer dans le sommeil n’est-ce pas tout à la fois faire le jeu d’un deuil en admettant qu’il soit résolu par le rêve dès lors que le sommeil en est l’enjeu? Comme si, en acceptant de dormir – soit donc en s’abandonnant au somatique – l’homme jouait chaque nuit l’illusion de la perte en trouvant dans le rêve la satisfaction de son manque et la preuve donnée de sa propre immortalité. La simulation de sa propre mort dans le sommeil et le pouvoir confié au rêve de la mettre en scène pour l’interpréter représentent une sorte de réplique humoristique (pleine d’esprit) de l’attitude du mélancolique occupé, par ses ressassements, à fouiller en lui-même sans vergogne à la recherche de son propre cadavre.»
(p. 55)

18En dépit de l’accent mis sur la perte, l’analyse de Pierre Fédida sur l’entrée dans le sommeil n’ouvre-t-elle pas simultanément sur la mise en jeu d’un deuil et sur l’impossibilité corrélative de ce même deuil? En exergue du chapitre sur «L’hypocondrie du rêve», est placé l’extrait dans lequel Freud souligne le pouvoir d’anticipation propre au rêve:

19

«Des souffrances corporelles sont souvent ressenties plus tôt et plus clairement qu’à l’état de veille et toutes les sensations corporelles du moment se présentent grossies à une échelle gigantesque. Ce grossissement est de nature hypocondriaque, il présuppose que tout investissement psychique a été retiré du monde extérieur sur le moi propre, et il rend alors possible la reconnaissance précoce des modifications corporelles qui pendant la veille seraient encore quelque temps passées inaperçues.»
(Complément métapsychologique à la théorie du rêve) (cité p. 51)

20Le désinvestissement n’est que l’autre face d’un investissement narcissique massif, transformant le moi onirique en médecin de soi-même, médecin néanmoins enfermé, non dans la passion thérapeutique, mais dans celle du diagnostic. C’est alors au rêve que Freud délègue la fonction que, dans sa correspondance avec Fliess, il confiait à son ami. Le rêve aurait ainsi pour tâche de porter à ses dernières limites un pouvoir que, dans les rêves mettant en scène Brücke, Freud déléguait à son professeur et directeur de laboratoire: le pouvoir visuel attribué aux «merveilleux yeux bleus» du maître, yeux capables de dissoudre instantanément ce sur quoi ils s’arrêtent.

21Porter à la visibilité, dissoudre, Pierre Fédida n’en finit pas de rester fidèle à un principe de négativité. L’accentuation du visuel dans le rêve n’est en effet que l’envers d’une opération d’occultation: «La visibilité de l’image onirique (...) est l’illusion nécessaire pour que le désir y soit figuré, travesti et en même temps défendu contre sa propre reconnaissance.» (p. 63)

22Alors que le rêve est souvent apporté, dans la séance, comme révélation et attestation d’une scène où serait mise à nu, prise en quelque sorte en flagrant délit, la noirceur de tel ou tel protagoniste, Pierre Fédida fait culbuter sur elle-même la stratégie à l’œuvre dans la construction du rêve pour souligner la dimension de méconnaissance attachée à la fabrication du visuel:

23

«Le caractère visuel des représentations est nécessaire à la conscience pour que l’interprétation tienne lieu de méconnaissance et pour que rien ne soit entendu du désir inconscient.»
(p. 63)

24Une alliance s’avère ainsi agissante, faisant de la transcription visuelle l’équivalent d’une opération discursive ancrée dans le processus même de la négation. Alors que le rêveur veut faire authentifier son statut de victime d’une situation vécue comme agression, il donne à entendre, si on fait droit à l’hypothèse d’une méconnaissance structurale, un désir inconscient fasciné par la destruction, ou tenant néanmoins à ce que la destruction soit inscrite au compte de l’Autre. Notons toutefois que cette stratégie ne vient pas nécessairement témoigner d’un vœu de destruction, mais tout du moins d’un vœu d’attestation; que le rêve lui-même se fasse pièce à conviction.

Entendre comme déploiement d’un espace

25L’insistance avec laquelle est analysée la notion de perte ne vise pas seulement à inscrire cette dernière dans un réel vis-à-vis duquel devrait être instauré un travail de deuil. La perte qu’il faut, dit Pierre Fédida, «admettre comme fondement de la réalité» (p. 109) ne renvoie pas nécessairement à l’événementiel, mais concerne directement la constitution même de la scène psychique. Perte d’ailleurs solidaire d’un travail de déplacement, de délocalisation.

26Délocalisation qui affecte en premier le corps dans la mesure où la douleur, d’abord située dans telle région du corps, est dépourvue par elle-même de pouvoir d’attestation, d’où ce «non-lieu du corps» (p. 84) qui correspond, pour Pierre Fédida, moins à une vérité intemporelle qu’à une condition située à la base du travail analytique. L’attente va se trouver focalisée sur une présence corporelle autre, celle de l’analyste:

27«L’idéal de l’analyste, c’est son écart. Ce juste à côté qui peut lui faire entendre à lui-même ce qu’il ne peut jamais combler ni remplacer. Et c’est par cet écart que le corps existe essentiellement dans le rapport psychothérapeutique. C’est lui qui instaure l’espace vide par lequel l’illusion créative est possible (...)

28

«Le corps est toujours nié par l’affirmation plénière de son contenu (...), une séance est l’espace qui convient pour entendre du corps le négatif en lequel il se dit essentiellement».
(p. 11)

29Etrange localisation d’un corps qui n’est appréhendable que dans son opération de transfert. Dans ce transfert du corporel, le corps est attendu comme logé dans l’à côté de soi, ce «juste à côté» auquel Pierre Fédida accorde une fonction structurale: «Le vide pourrait être dit ce qui donne corps à l’analyste.» (p. 116) S’agit-il d’un retour à ce «corps du vide» choisi comme titre de l’œuvre? Le travail analytique parvient à faire bouger ce statut du vide pour, en son lieu même, y faire advenir l’espace: «L’analyse serait-elle autre chose que la constitution du vide en espace intérieur?» (p. 114) Espace qui ne peut d’ailleurs se constituer que si s’est introduite, dans les mouvements auxquels il sert de support, la dimension du temps. L’espace thérapeutique est notamment défini comme «temporalisation subjective du corps (la métaphorisation du vide en un creux) par l’entendu.» (p. 136)

30Tout repose ainsi sur la fonction attribuée à l’intervalle: intervalle entre corps de l’analysant et corps de l’analyste, intervalle entre une ouverture du discours et sa reprise par delà l’épreuve de l’impossibilité à tout dire. N’est-ce pas ainsi que se creuse, dans la situation analytique elle-même, ce lieu qui n’est pas sans rapport avec l’espace féminin interne? «Entre ou antre?» (p. 140). Pierre Fédida reprend ainsi à son compte l’équation interrogative proposée par J. Derrida.

31L’allusion à un éventuel paradigme maternel agissant au sein même du dispositif analytique se fait par la suite explicite, quoique sous une forme négative: «On serait tenté d’ajouter que dans la vie d’aucun individu il n’existe jamais – notamment dans le rapport à la mère – un tel intervalle qui porte pouvoir de reconnaissance de son identité.» (p. 150). Le chevauchement des deux situations trouve d’ailleurs son fondement dans la position psychique – être «attentif» – (aufmerksam) que Freud attribue à la fois au psychanalyste et au Nebenmensch de l’Esquisse, tourné vers le nourrisson en détresse. Une telle attention est d’ailleurs inséparable de la «temporalisation» mise en œuvre. Il s’agit en effet moins de l’attention portée à l’enfance passée que de la rencontre avec une enfance qu’on pourrait dire actuelle et que Pierre Fédida place sous le signe d’un «avènement»: «Un corps est toujours malheureux, même s’il est réussi et il se révèle tel en l’espace psychothérapeutique dans le moment si étrangement émouvant de l’avènement de son enfance.» (p. 236)

32

«Dans le moment»: c’est donc l’acceptation de ce temps et des intervalles qu’il inscrit dans son déploiement qui permet de déranger ce qui se présente d’abord comme un «savoir totalitaire de soi». L’advenue de la tendresse se fait alors inséparable de la déchirure qui caractérise le passage d’une parole se voulant capture directe à une écoute transitant nécessairement par une exposition à la vulnérabilité «Ce qui reste d’un corps à voir – d’un corps qu’on voit – c’est l’émouvante tendresse de son défaut, violemment mis à nu par la désappropriation de l’écoute.» (p. 236) La tendresse fait également retour lorsqu’il s’agit de spécifier le moment visuel précédant nécessairement l’engagement dans l’écoute: «Le corps de l’obèse sollicite, par sa fragilité, une infinie tendresse du regard.»
(p. 303)

33Le corps dont il est ici question est aux antipodes de celui auquel s’intéresse la leçon d’anatomie. Non plus le corps ouvert à une vision s’exerçant sur le mode du scalpel, mais un corps situé au croisement du regard et de l’écoute, dans cet intervalle où apparaîtra son «défaut». C’est cette imminence de la parole et de l’écoute qui introduit le corps dans un autre espace: «Cela suppose que le corps soit un miroir à échos, un espace de résonances. Cela implique surtout qu’il soit intérieurement réceptif à une rythmique – un temps de création de l’espace personnel.» (p. 208)

34Dans l’articulation ainsi proposée entre l’enjeu de la rencontre analyste-analysant et celui qu’on peut assigner à ce jeu d’«attention» et d’interprétation auquel se livre le Nebenmensch, sans doute convient-il de se garder de proposer trop rapidement une lecture qui identifierait le rôle du Nebenmensch et celui de la mère. La présence d’interférences entre ces deux rôles est incontestable, mais on ne saurait oublier que l’offre de satisfaction qu’accomplit le Nebenmensch s’inscrit dans une trajectoire sur laquelle prennent place également l’écoute «attentive» de la détresse et l’interprétation que doit apporter le personnage présenté comme un «individu expérimenté». Si on déploie l’éventail de ces pouvoirs, on est amené à ne pas inscrire systématiquement du côté maternel un tel entrecroisement de vecteurs. Au moment où Pierre Fédida, au début de son œuvre, campe un analyste qui semble situé dans les parages de la fonction maternelle, il articule dans le même temps cette mise en garde: «Il convient toutefois de laisser aux mots de mère et de père une vacuité et une indistinction quant aux contenus psychologiques» (p. 217). Mise en garde qui intervient actuellement à point nommé, étant donné la frénésie différenciatrice qui s’est emparée de certains secteurs du questionnement psychanalytique.

35Il est vrai que la question du père est mise en relief par Pierre Fédida dans une étape de son parcours, en particulier dans Le Site de l’étranger. L’accent est alors porté sur le tranchant par lequel s’impose cette dimension et par la restructuration qu’elle imprime à l’espace dans lequel se manifeste la parole. Un axe est alors privilégié, celui que découpe «la verticale de l’étranger». Néanmoins, lorsque cette question du masculin réapparaîtra dans Par où commence le corps humain, ce qui sera retenu du membre viril concernera moins sa valeur axiale que son aptitude à l’altération, à la métamorphose. On échappe ainsi à la célébration patriarcale de la statue du Commandeur.

L’envers du psychique: le vivant

36Si la trajectoire décrite par l’œuvre porte la trace de ce que Freud nomme la Wendung (habituellement traduite par «passage», ce qui gomme la signification de changement d’orientation, et qui signifie plutôt «conversion», «volte-face», «virage»), la traversée de ce moment patriarcal – la «conversion» au père – ne donne que plus de relief à cet autre virage dont témoigne Des bienfaits de la dépression. Un recadrage décisif intervient, par lequel les notions scandant la progression théorique antérieure – la perte, l’absence, la castration – font soudain figure de refuges théoriques, ayant pour fonction de masquer la façon dont la pensée doit se protéger contre un règne appréhendé comme une menace, le règne du vivant:

37

«En mettant l’accent sur le deuil, la perte ou la séparation, on a négligé de concevoir en quoi l’animation de la vie est éprouvée comme une menace violente de mort sur la vie.» [2]

38La mort change soudain de visage; elle n’est plus solidaire de l’immobilité éternitaire conférée à une figure du corps, mais elle est présentée comme une violence infligée précisément par l’advenue du vivant; il s’agit ainsi d’une autre mort que celle dont se nourrit le savoir mélancolique. Une puissance turbulente, qui est solidaire de l’irruption du vivant, va ainsi bousculer le repérage auquel s’est livré le savoir anatomique. S’ensuit une conception nouvelle de la tâche assignée au «psychique» en tant que confronté à la violence du vivant: «Ce qu’on appelle ‘psychique’ ne serait-ce pas cela – le processus même d’une sorte d’évolution fixe accordant les moyens de défense contre ce que le vivant de la vie a de traumatique?» (p. 36)

39La notion de «défense» est ici à entendre dans le sens de protection nécessaire, cette protection fût-elle assurée à coups d’opérations situées entre la négation et le déni. La dépression permet de voir à l’œuvre ce travail de relatif assourdissement de tout ce qui risquerait de provoquer, du côté de l’imprévisible vivant, l’inscription d’une déchirure. Pierre Fédida voit en elle «l’équivalent d’un sommeil d’hibernation et qui doit être respectée et traitée avec tact, afin que l’excitation vivante ne fasse pas violence à la vie ainsi sauvegardée» (p. 37).

40Un cas clinique vient témoigner de cette dépressivité défensive, celui d’un père, Bernard, dont la dépression est consécutive à la naissance d’un fils: «Bernard ne saurait dire comment tout cela lui est venu. Peu à peu et, en même temps, très subitement. Il ne voulait pas d’un autre enfant, et la conception et la naissance de ce garçon ont, dit-il, accéléré en lui la représentation de son vieillissement et de sa mort.» (p. 21-22)

41Ne sommes-nous pas ainsi reconduits au mythe fondateur de la psychanalyse, mythe dans lequel Freud n’a explicité que les fragments ayant trait aux vœux meurtriers et parricides s’emparant du fils? Or la voie que dégage Pierre Fédida nous confronte à une autre mise en perspective. Dans le récit mythique lui-même, la naissance éventuelle d’un fils n’est-elle pas rendue d’emblée équivalente à une menace de mort planant sur le père? En localisant le vœu meurtrier dans le seul inconscient filial, n’interdit-on pas la prise en compte de cette crise intimement corrélée au devenir-père, même lorsque d’autres vecteurs suggèrent la présence d’un désir d’enfant? L’écoute à laquelle s’expose Pierre Fédida recueille précisément une dimension souvent insonorisée, celle que voilent les pieux mensonges entourant parfois l’évocation du thème hugolien: «Lorsque l’enfant paraît...». C’est au contraire sur son appréhension vis-à-vis de l’arrivée de l’enfant que s’interroge Bernard, dans ses associations et dans ses rêves:

42

«Dans un des rêves qui suit, il conduit sans aucune prudence une voiture à folle allure. A ses côtés, son jeune fils qu’il ne reconnaît pas et qui est terrorisé. Un autre enfant traverse la route et il est écrasé par la voiture qui s’arrête contre un mur. Dans les associations qui viennent spontanément, il dit avoir demandé à sa femme d’avorter, alors qu’elle attendait leur second enfant, et que cette pensée l’avait mis si mal que souvent, au moment de chercher à s’endormir, il avait cette sorte de vision hypnagogique d’écraser sauvagement un jeune enfant. L’être déprimé, c’est un enfant écrasé par un père tout-puissant.»
(p. 26)

43Une telle analyse est dotée d’un puissant effet d’ouverture, dans la mesure où, dans la doxa psychanalytique, les difficultés auxquelles se heurte la «fonction paternelle» sont souvent mises au compte d’une possessivité maternelle excessive, sans que soient interrogés les obstacles auxquels se heurte parfois la tentative, pour un homme, d’aller dans le sens d’un désir d’enfant.

44La voie ainsi rendue praticable croise celle dans laquelle s’engage Freud au début de son itinéraire, lorsque, explorateur des réactions féminines, il met l’accent sur la peur du vivant qu’il rencontre aussi bien dans les Etudes sur l’hystérie que dans L’Interprétation des rêves. On se souvient de la remarque proférée par Mme Emmy à la vue d’«images d’Indiens déguisés en animaux» – «Pensez donc! S’ils prenaient vie (Wenn die lebendig würden)! (Frisson d’horreur)» –, remarque d’ailleurs répétée sous différentes formes. Les paroles féminines recueillies dans L’Interprétation des rêves disent l’ampleur des vœux infanticides et de la résistance opposée par bien des femmes à ce qui est vécu comme une «intrusion d’un élément étranger» [3]. Défenses dans lesquelles il serait illégitime de voir une réaction féminine fondamentale – questionnement que j’ai tenté de mener dans Le Paradigme féminin[4] –, mais qu’il faudrait plutôt regarder comme un dispositif de fermeture, de clôture sur soi, rendant plus sensible le moment où se joue l’ouverture, l’admission (Aufnahme) de l’autre dans le territoire propre.

45Etrange effet d’écho que celui où, dans la thématique finale de Pierre Fédida, se répercute la confrontation initiale de Freud avec l’arrivée du vivant. Il importe toutefois de ne pas figer la figure d’effroi – qu’elle se manifeste, avec Madame Emmy, dans l’horreur exhibée ou, avec Bernard, dans l’intervalle entre fascination meurtrière et dépression –, et de souligner la focalisation sur l’inavouable qui scande la trajectoire de Pierre Fédida. Dans l’une de ses dernières conférences – «La figure de la Piéta. Corps de la Vierge et corps du Christ» –, figure virginale et figure meurtrière glissent l’une dans l’autre, puisque les réactions que la patristique attribue à Marie sont rapprochées de celles qu’Euripide campe chez Médée. Dans l’évocation des sentiments que Médée éprouve pour ses enfants, fait retour l’une des expressions que Pierre Fédida fait plusieurs fois intervenir dans son étude du processus clinique: la «tendresse». Il sera en effet question de la «tendresse absolue – je cite d’après mes notes – que Médée exprime, non seulement en tant que mère, mais aussi en tant qu’amante, «amante absolue», est-il ajouté. La dimension meurtrière est alors mise en rapport avec le discours tenu par Jason exposant son départ à Médée. Du fait de ce discours, dit Pierre Fédida, «la maison se défait». Telle est l’œuvre de la douleur: «la douleur détisse le corps». Comme dans le texte sur la dépression, l’accent est mis, moins sur le danger corrélé au désir maternel, qu’aux effets éventuellement meurtriers de la position masculine. Le contresens serait d’ailleurs total si on s’appuyait sur ces suggestions lancées par Pierre Fédida pour articuler un discours à visée normative. Se construisant dans le compagnonnage avec la mort – mort rencontrée, avec l’ouverture éternisée du cadavre, dans une tonalité funèbre ou mort se confondant avec l’approche du vivant –, la parole de Pierre Fédida est familière de ces sites où rôde l’inavouable.


Mots-clés éditeurs : dépression, mélancolie, temporalisation, psychique, perte, visuel, vivant

https://doi.org/10.3917/rep.003.0131

Notes

  • [1]
    Corps du vide et espace de séance, Paris, J.P. Delarge, 1977, p. 212. Souligné dans le texte, comme le seront les passages ultérieurement soulignés dans les citations. Avant qu’il ne soit fait référence à Des Bienfaits de la dépression, toutes les citations se rapporteront à ce texte du début et la mention de la page, entre parenthèses, suivra le passage cité.
  • [2]
    Des Bienfaits de la dépression. Eloge de la psychothérapie, Paris, O. Jacob, 2000, p. 46. Les références à cette œuvre seront désormais insérées dans des parenthèses faisant suite à la citation.
  • [3]
    Ibid., p. 36.
  • [4]
    Paris, Aubier, 2000.

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