Notes
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[1]
Catalogue de l’exposition, Ed. du Centre Pompidou, Juin 2004.
-
[2]
Celan P., Le méridien et autres proses, La librairie du 21e siècle, Seuil, 2002.
Celan P., Entretien dans la montagne, Verdier, 2001. -
[3]
La journée doctorale qui se déroulera le 19 novembre 2005 sera consacrée aux «Cliniques de l’extrême».
-
[4]
Lucio Fontana, Catalogue de l’exposition, Editions du Centre Pompidou, 1987.
-
[5]
J’ai fait l’hypothèse que les autoportraits prennent source dans cette expérience face au premier visage et nous la font revivre (Korff-Sausse, 2003).
-
[6]
«Que voit le bébé quand il tourne son regard vers le visage de la mère ?», se demande Winnicott. «Généralement, ce qu’il voit c’est lui-même. En d’autres termes, la mère regarde le bébé et ce que son visage exprime est en relation directe avec ce qu’elle voit».
-
[7]
Il y aurait beaucoup à dire, avec Kandinsky et Klee, sur le choix de la couleur verte pour représenter le sang.
-
[8]
On pense ici à la mère morte de Green.
-
[9]
Le ciel étoilé de Van Gogh, Musée d’Orsay.
1«Pourquoi y a-t-il quelque chose et non pas rien?»
2Question fondamentale de la philosophie occidentale, énoncé par Heidegger, que je vais tenter de déployer à ma façon. Je ferai dialoguer les artistes, poètes et peintres (principalement les trois K: Klee, Kandinsky, Kupka, dont les écrits théoriques datant des premières décennies du xxe siècle sont une source très riche quant à notre propos), des enfants en psychothérapie et les psychanalystes, parmi lesquels je me référerai surtout à Bion, qui pose les fondements théoriques et épistémologiques de cette approche. A partir de sa question fondamentale – «Qu’est-ce que penser?» – tout son système théorique conceptualise les modalités de l’émergence de la vie psychique, que je veux explorer aujourd’hui à travers la question plus spécifique de l’émergence de la forme dans la clinique et l’esthétique, en recherchant des analogies processuelles entre la création artistique et la constitution de la psyché.
31 – Dans la clinique psychanalytique
4Quelles sont les origines de la pensée?
5Les processus psychiques prennent leur source dans l’activité somatique, sensorielle, motrice, émotionnelle primaire. Il y a un ancrage corporel de la pensée. Des premiers éprouvés sensori-affective-moteurs aux représentations plus élaborées, la forme émerge à partir d’une matrice initiale et indifférenciée, que Bion nomme le proto-mental.
62 - Dans l’esthétique
7Quelle est la genèse de l’œuvre?
8L’œuvre retrace et nous fait parcourir le processus créateur long, douloureux, mais aussi jubilatoire, qui du chaos pulsionnel non-organisé, fait surgir une forme dont la pertinence esthétique s’impose. Les grandes œuvres sont celles qui portent en elles les traces ou les inscriptions du processus qui ont contribué à les faire. «Il peint l’objet en train de prendre forme», écrit Merleau-Ponty à propos de Cézanne. Pour Klee (1925), la production d’une œuvre correspond au passage du chaos, qui «peut être rien ou quelque chose en sommeil», au cosmos. Ce sont surtout les œuvres d’art moderne qui renouent avec l’enracinement dans la sensorialité, «la préhistoire du visible», comme le dit encore Klee, afin de chercher une nouvelle lisibilité du monde à partir de l’originaire.
D’où émerge la forme?
9Les enfants disent: Où j’étais avant d’être né?
10En partant de cette interrogation primordiale, on serait tenté de dire: qu’y avait-il avant la forme? Mais là n’est pas la bonne question. Je préfère l’énoncer de la manière suivante: «A partir de quoi émerge la forme?»
11Je ne considérerai donc l’émergence de la forme ni comme une organisation psychopathologique, ni comme un moment chronologique. Ce serait une erreur de penser en termes de développement. La forme ne résulte pas de l’informe, elle ne s’oppose pas à l’informe. Je verrais l’informe comme une forme de la forme, une modalité du devenir-forme, une forme en devenir, ou en disparition. «Mon plaisir est de faire venir, de faire apparaître, puis de faire disparaître», écrit Michaux.
12Rien n’est jamais fixe ou acquis, tout est transformation, qui est le maître-mot de la théorie bionienne et le titre d’un de ses principaux ouvrages. Le modèle de la croissance psychique de Bion implique une capacité organisatrice, désorganisatrice et réorganisatrice, un temps réversible, conjuguant les mouvements progrédients et régrédients et une articulation dynamique entre liaison, déliaison, reliaison. On retrouve cette plasticité des processus psychiques chez Klee, qui parle de «pré-création, création, et re-création». «Nulle part ni jamais la forme n’est résultat acquis, parachèvement, conclusion. Il faut l’envisager comme genèse, comme mouvement. Son être est le devenir et la forme comme apparence n’est qu’une maligne apparition, un dangereux fantôme».
Au début, il y a le rythme
13L’artiste contemporaine Aurélie Nemours [1] dit: «Un jour j’ai réalisé que le rythme était à l’origine de la forme, que la forme finalement obéissait elle-même au rythme, et j’ai dit: «la forme souffre» parce qu’elle n’est pas libre. La forme est la chose du rythme et c’est le rythme qui est créateur».
14Les processus de la création décrits par l’artiste correspondent aux premiers processus de la vie psychique décrits par les observations de bébé et la clinique psychanalytique du premier âge. Les premières traces rythmées, en résonance avec les mouvements cosmiques et biologiques, sont les éléments avec lesquels le bébé organise un monde initial indifférencié. Pour G. Haag (1995), pour Maldiney (1983), les rythmes sont les noyaux organisateurs des systèmes symboliques ultérieurs.
15Ces premiers organisateurs que sont les structures rythmiques peuvent s’exprimer aussi bien par des sons, des lignes, des mots, des mouvements de danse, des lumières, des formes architecturales. Il y a entre ces univers sensoriels des «correspondances» au sens de Baudelaire, qui existent dès le début de la vie comme le décrit Stern avec le phénomène de la trans-modalité sensorielle du bébé. Kandinsky était persuadé de la possibilité d’entendre les couleurs. Pour faire un tableau, dit Kupka (1911-1913), «L’organe de la vue n’est pas seule en cause. La réalisation d’une œuvre plastique requiert la collaboration de tous les organes des sens (...) L’objet de la peinture cesse d’être la simple reproduction de ce que les yeux perçoivent».
Il n’y a pas de forme sans fond
16La forme ne s’inscrit pas dans la suite de l’informe, mais elle ne peut se former que dans une articulation dynamique avec un fond perceptivo-sensoriel. Le fond et la forme sont dans un rapport complémentaire, puisque la forme se constitue en lien avec un fond qu’elle constitue en même temps, ce qui n’exclut pas des rapports antagonistes, qui en déterminent la dynamique conflictuelle.
17On pourrait donc dire que la forme est à la recherche d’un lieu qui puisse l’accueillir pour que la forme se forme, comme le dit Maldiney (1983), tout comme les pensées sans penseur de Bion, «pensée sauvage», «pensée vagabonde», pensée dépourvue du nom et de l’adresse de son maître, sans trace de propriété ni de généalogie, sont à la recherche d’un penseur, c’est-à-dire un appareil psychique pour «penser les pensées déjà-là».
18«Le poème, je crois, cherche aussi ce lieu», écrit le poète Paul Celan [2]. Pour rendre compte de l’émergence de la parole poétique constitutive du Moi, il évoque un lieu d’où la parole tire son origine, domaine étrange et étranger, lieu d’accueil pour l’œuvre à venir. «Le poème est seul. Il est seul et en chemin. Celui qui l’écrit lui est simplement donné pour la route». En quête, lui aussi, de ce contenant matrice de l’œuvre, le peintre Gaston Chaissac dit: «je cherche à rendre l’aspect du lieu de la pensée».
19La forme ne peut donc s’envisager que par rapport à un espace. Et l’espace ne peut se concevoir que par rapport au corps. Donner forme, c’est donner corps. L’espace externe est la projection de l’espace interne ; il recueille des contenus psychiques non encore figurés. D’où notre saisissement lorsque nous entrons dans une cathédrale gothique, une église sistercienne ou une œuvre d’architecture moderne. D’où l’importance, dans la cure de certains patients des aménagements d’intérieurs, décorations d’appartements, les bricolages de robinetterie ou de circuits électriques, qui apparaissent à des moments de construction ou de re-construction du moi, de restauration narcissique, des sorties de deuil. Donner corps, c’est-à-dire donner une forme visible, déchiffrable, intelligible à ce qu’il y en soi d’invisible, inconnu, inconnaissable, de pressenti, d’informe, d’inexploité. C’est de cette démarche que rend compte la phrase célèbre de Klee (1925): «L’art ne reproduit pas le visible ; il rend visible».
20Mais gardons-nous de concevoir ce lieu comme un espace dans lequel s’inscrirait une forme, passivement en quelque sorte. Ce lieu-contenant va non seulement contenir les éléments qui sont projetés en lui, mais à la faveur d’un partage de l’expérience émotionnelle, il va les transformer et les renvoyer sous une forme assimilable pour être réintrojectés comme des contenus psychiques, selon le modèle de la fonction-alpha décrite par Bion. Les virtualités signifiantes se transforment en éléments symboliques à condition qu’un autre en fasse réflexion.
21Le sein est un sein pensant, dit Bion.
22Le miroir des yeux de la mère est réflexif, la perception est une aperception, dit Winnicott, qui écrit par ailleurs: «Chaque bébé commence par une nouvelle création du monde. Et l’on espère que le septième jour, il est satisfait et se repose... mais il faut que quelqu’un soit là pour que ce qui a été créé devienne réel.»
23La forme émerge dans l’articulation de l’espace et du regard, l’espace aimante le regard et le regard vectorise l’espace.
Lorsque l’enfant rencontre les peintres ...
24Certains artistes nous aident à rendre saisissables ces passages des zones archaïques vers la constitution d’un espace psychique, puisqu’ils nous permettent de regarder une forme organisée en y retrouvant les modes d’émergence de la forme. De même, les dessins d’enfant, des premières traces archaïques sensitivo-motrices aux représentations symboliques, témoignent de la constitution du sujet. Je propose de contempler les dessins d’enfant comme on regarde une œuvre d’art, avec l’idée que regarder une forme, c’est participer à la vie de cette forme au moment où elle se forme.
25Adrien, 7 ans, est un enfant handicapé, atteint d’une hémiplégie, une épilepsie stabilisée, une dysarthrie, une hypoaccousie pour laquelle il est appareillé. Le handicap a été détecté à 11 mois et les examens pratiqués alors ont montré qu’il y a eu une atteinte neurologique pendant la grossesse.
26Je réduis le cas clinique au seul enjeu de notre thème d’aujourd’hui, l’émergence de la forme et je laisse de côté délibérément l’histoire et la dynamique familiale, si ce n’est pour dire que la mère a eu des épisodes dépressifs avant la naissance d’Adrien, pendant la grossesse et après les naissances de ses deux enfants. J’ai vu Adrien pour des consultations thérapeutiques entre 5 ans et 7 ans.
27Je rappelle brièvement mon hypothèse (Sausse, 1996): dans la clinique du handicap, malgré la marque irrémédiable de l’organicité et les limites dues au handicap, qui peuvent constituer des facteurs psychotisants, j’ai observé le plus souvent chez ces enfants l’inventivité incroyable de la psyché humaine pour rendre pensable ce qui apparaît de l’ordre de l’impensable, au moyen de modalités originales des processus psychiques. C’est pourquoi la clinique du handicap, ou ce que j’appelle maintenant les cliniques de l’extrême [3], permet d’explorer de manière privilégiée les zones archaïques d’où émerge la forme.
28Adrien dessine beaucoup. On s’étonne que cet enfant s’obstine à dessiner, alors qu’il est tellement gêné par sa maladresse motrice. Pour dessiner, Adrien ne se sert que de sa main gauche, la «grosse main», sa main droite, sa «petite main», n’obéissant pas aux commandes cérébrales, reste inerte. Il doit se débrouiller pour déboucher les feutres d’une seule main. S’il ne pose pas sa main paralysée sur la feuille, ce qu’il oublie souvent, la feuille bouge pendant qu’il dessine, ce qui déforme bien entendu le trait.
29Paradoxalement, Adrien témoigne de manière privilégiée des enjeux du geste graphique, rejoignant en cela la démarche de certains artistes qui se méfiaient de leur habileté, tel Chaissac qui cultivait la maladresse en attachant des poids à ses poignets, ou bien en effectuant certains de ses dessins avec la bouche, pour s’écarter délibérément d’une facilité technique. Picasso ne disait-il pas qu’il lui avait fallu toute une vie pour retrouver la qualité du graphisme de l’enfant? Lui qui avait été un enfant surdoué et un peintre précoce? Klee, qui était très intéressé par les dessins des enfants, ainsi que ceux des fous, recommandait à ses élèves d’utiliser la main gauche moins habile que la main droite. Le talent vient faire obstacle au génie. Pour faire beau, il faut renoncer à faire joli. Giacometti ne cessait de contrecarrer sa virtuosité technique spontanée. A dix ans, raconte-t-il dans un entretien avec Pierre Schneider, il était capable de tout dessiner, dans une parfaite adéquation entre sa vision et sa réalisation. Puis, à 18 ans, il vit une crise, où «tout d’un coup, l’univers devient étranger» et ses réalisations graphiques ne cessent de se déformer, échappant à ses intentions. Mais, n’est-ce pas de cette rupture qu’est née toute son œuvre?
30Adrien dessine très vite, sans hésiter. Pour Adrien, il y a donc quelque chose de plus fort, qui le pousse à dessiner malgré ses difficultés graphiques évidentes: le désir – la nécessité? – de donner forme?
31Sylvia Plath: «J’écris pour une seule raison. Il y a en moi une voix qui refuse de se laisser réduire au silence».
32Pourrait-on paraphraser ces propos de la poétesse en faisant dire à Adrien: «Je dessine pour une seule raison. Il y a en moi des formes qui refusent de se laisser réduire à la non-expression».
33Les premiers dessins (ill. 1) sont des balayages, typiques des jeunes enfants, où quelque chose émerge à partir d’un vécu sensoriel et d’une expérience émotionnelle qui s’exprime par un geste du corps et qui va organiser une forme. Le balancement rythmique exprime l’aller-retour de la mère et le décollement de l’enfant. Pour Geneviève Haag (1995), ces traces rythmiques préfiguratives sont déjà des pré-représentations.
34Très vite, les formes courbes se referment pour constituer des contenants à forme de plus en plus humaine, qui témoignent de la capacité de l’enfant à établir l’enveloppe corporelle et psychique, malgré les difficultés motrices (ill. 3). Souvent ces tracés vont avoir un centre, qui devient un point sur lequel Adrien va s’acharner avec le feutre, afin de percer le papier et d’effectuer un trou (ill. 2).
35Les points sont une première pénétration de l’espace. Pour Kandinsky (1923), qui a longuement traité du point et de la ligne, comme éléments initiaux du tableau, placer un point sur un plan, «première rencontre de l’outil et de la surface», «ultime rencontre du silence et de la parole», est un acte irréversible, puisque quelque chose cesse en même temps que quelque chose apparaît. «Par ce premier choc, le plan originel est fécondé».
36Certains artistes, qui ont cultivé ce geste graphique de percer la feuille, peuvent éclairer le geste de l’enfant. Lucio Fontana [4] pratique des entailles sur les supports, d’un geste radical et répétitif (ill. 4). De par des coupures, fentes, et lacérations, l’artiste s’attaque à l’intégrité du support et impose une blessure à la toile. Mais Fontana refuse qu’on interprète son geste comme destructeur, informel ou négatif. «Plus les lacérations sont nombreuses et plus la surface revient et la superficie reste». S’il fend la surface, c’est pour créer de l’espace et entrer dedans. Il fraie le passage de l’envers à l’endroit, ou dévoile le revers. La toile lacérée ouvre sur l’expérience conceptuelle de l’infini. Ce geste évoque la «présence de l’arrière-fond» décrite par Grotstein (cité par Haag, 1995). Est-ce que l’espace maternel est pénétrable? Hospitalier? Accueillant? Y a-t-il quelqu’un pour recevoir les projections des éléments bêta et les soumettre à une transformation? Percer la feuille n’est-ce pas une tentative d’établir ou de rétablir l’interpénétration des regards? (Haag, 1995)
37Fontana, d’origine argentine, évoque le souvenir de la pampa, de ses ciels immenses, et les nuages qui, enfant, le fascinaient. Scruter le ciel n’est-ce pas scruter le visage de la mère? Lorsque pour une raison ou une autre, le regard maternel ne renvoie rien, dit Winnicott, les bébés cherchent, tels des scientifiques, à observer les éléments d’une situation dont le sens leur échappe et tentent, tels des thérapeutes, à réanimer et guérir leur mère. «Certains bébés ne renoncent pas à tout espoir ; ils étudient l’objet et font tout leur possible pour y déceler une signification qui devrait s’y trouver, si seulement elle pouvait être ressentie. D’autres bébés, torturés par ce type de défaillance maternelle relative, étudient les variations du visage maternel pour tenter de prévoir l’humeur de leur mère, tout comme nous scrutons le ciel pour deviner le temps qu’il va faire.» (Winnicott, 1971, p. 156).
38Adrien travaille en série comme certains grands peintres, démarche inaugurée par Monet, avec la série des meules et des cathédrales. Si les enfants aiment eux aussi répéter leurs dessins, les peintres montrent qu’il ne s’agit pas simplement d’exercices répétitifs pour consolider les acquis, mais de s’exercer aux transformations créatrices. Voici ce que dit Monet à propos de la cathédrale de Rouen: «... chaque jour j’ajoute et surprends quelque chose que je n’avais pas encore pu voir». Mais encore, il l’interpelle: «Bon dieu, que cette mâtine de cathédrale est donc dure à faire!» «Quelle difficulté ... Je suis rompu, je n’en peux plus ... J’ai eu une nuit remplie de cauchemars: la cathédrale me tombait dessus, elle semblait ou bleue ou rose ou jaune». En scrutant la cathédrale, les moindres variations de lumière sur la façade, il scrute le ciel, il scrute les yeux de la mère, il scrute l’objet maternel primaire. Ou encore son propre reflet dans les prunelles de la mère.
Les pérégrinations du bonhomme-Adrien
39Adrien se lance alors dans une grande série de dessins (ill. 9-10) déclinant toutes les variations entre un contenant et d’autres ronds fermés, qui deviennent des personnages, qui se promènent: tantôt dedans, tantôt dehors. Comme dans le jeu de la bobine, le bonhomme-Adrien va et vient, apparaît et disparaît, entre et sort. Qui est inclus dans qui? Il explore les creux et concavités du corps. L’enfant raconte au fil des dessins les pérégrinations du bonhomme-Adrien dans le mouvement fluctuant de fusion/séparation avec l’objet maternel. En faisant défiler les étapes de la construction psychique du sujet, il retrouve les grands thèmes de la peinture.
40Dans une série de maisons, les bonshommes d’Adrien, sont enchâssés dans l’embrasure de la fenêtre (ill. 11-12), dont les croisées dessinent une croix, intersection de la verticale et de l’horizontale, intégration de la bisexualité, des imagos parentales différenciées. La fenêtre, véritable métaphore de la peinture, est emblématique de la démarcation entre l’espace de la représentation et le monde réel. Tel Matisse, qui bouscule la séparation dedans/dehors dans ses fenêtres en mettant les deux espaces sur le même plan, comme si le dedans avait été envahi par le dehors, Adrien explore les possibilités infinies qu’offre l’articulation forme/fond, objet/matrice, mère/enfant.
41Presque tous les dessins d’Adrien commencent par une ébauche extrêmement rapide et précise d’une forme archaïque contenant trois points bien définis: les deux yeux et la bouche, prototype de visage (ill. 3 et13). Des recherches récentes ont montré que le nouveau-né scrute de manière privilégiée le visage humain, qu’il explore, de manière précoce et persistante, par la vue [5] (A. Decerf, 1987). Jawlenski, reproduisant inlassablement une figure humaine en séries (Têtes abstraites, Têtes mystiques...) ne cesse d’interroger le visage énigmatique de la Vierge-mère, la réduisant aux contours de l’ovale épuré dont les traits finissent par envahir l’entière surface de la toile, afin d’atteindre son essence spirituelle. «A mon avis, le visage n’est pas seulement visage, mais le cosmos tout entier (...) Dans le visage, se manifeste l’univers». Se saisir du visage de l’autre, c’est déchiffrer les mystères du monde.
42Les trois points d’Adrien se propagent et prennent des significations multiples. Une fois, ce sont des gouttes de pluie qui arrosent le personnage, puis le pénètrent et l’envahissent (ill. 5), puis le personnage sera entièrement exposé à la pluie, démuni (ou délivré?) de la maison-contenant protectrice (ill. 6). Ces gouttes seraient-elles les larmes de la mère dépressive, que l’enfant incorpore comme un héritage mélancolique? Est-ce que des yeux de la mère, premier miroir comme nous l’a enseigné Winnicott [6], Adrien ne retient que les larmes?
43Puis, les points deviennent des boutons, qui désignent les zones de l’ouverture/fermeture, attachement/détachement, point ombilical originaire du nombril, comme en témoignent d’autres points, les poignées de la porte (ill. 11-12) ou la sonnette (ill.11), qui permet d’aller «sonner chez les pompiers pour chercher du secours». Ces boutons qu’Adrien a bien de mal à fermer sur ces vêtements à cause de son handicap, ces boutons qui sont aussi le signe visible des maladies infantiles, évoquant la question inéluctable pour l’enfant handicapé: Qu’est-ce que j’ai? On peut d’ailleurs remarquer que les bonshommes ont plusieurs bras, mais que la mère des dessins n’a qu’une seule main (ill. 7), comme Adrien... Il est remarquable que l’enfant compose une imago maternelle où il la rend semblable à lui-même. Toute puissance de la pensée, avec le déni du fait qu’il n’est pas conforme? Mais cette image témoigne aussi d’une plasticité créatrice qui modifie fantasmatiquement la réalité pour la rendre moins blessante et renouer les identifications croisées.
44Les points évoquent encore les orifices, zones érogènes, source pour cet enfant d’éprouvés particuliers, puisqu’il porte un appareil auditif. Mais le plus souvent, les points sont des yeux, qui finissent par être partout (ill. 9 et 14). On peut penser à l’artiste japonais contemporain Takashi Murakami, qui a couvert des surfaces, toiles, murs, objets, d’une multitude d’yeux roses. Des yeux ouverts, qui pénètrent l’espace maternel, (la mère se plaint régulièrement de la curiosité intrusive de son fils), expression de sa pulsion scopique exacerbée, ou de ses tendances sadiques orales et anales, première manifestation de la pulsion épistémophilique, comme le dit Mélanie Klein. Des yeux fermés par des coups de crayons (ill. 14), qui représentent peut-être une mère qui ne voit pas...impénétrable. Tels les anges de Paul Klee (ill. 15-16-17), dont les yeux, inclus dans des emboîtements corporels, expriment l’espoir, le chagrin, l’oubli.
«J’ai envie de savoir»
45Le bonhomme va bientôt sortir, dit Adrien (ill. 7). Et le voici (ill. 8) en bas du corps maternel, entouré de deux grandes tâches vertes qui représentent le sang [7]. Lorsque sa mère vient le chercher, il lui montre les dessins, comme pour l’amener à raconter sa naissance. «J’ai envie de savoir», confirme-t-il.
46Savoir quoi? Dans une perspective freudienne classique, il s’agit de la curiosité concernant la sexualité bien sûr, qui se double pour Adrien par un questionnement sur les circonstances de sa naissance et de son handicap. Mais d’une manière plus générale, Adrien, comme tout enfant, est confronté à l’imprévisibilité primordiale de l’autre, émetteur des signifiants énigmatiques. Il manifeste le désir de savoir ce qui se passe dans la tête de sa mère, que la dépression rend plus mystérieuse encore [8]. Adrien questionne sa mère et interroge le monde.
47C’est ce que Meltzer (1988) appelle le conflit esthétique. Après la césure de la naissance, l’être humain, assailli par un flux de stimulations sensorielles nouvelles subit un choc esthétique, face à la beauté de la mère, concentrée sur son sein et son visage. «Mais le sens du comportement de sa mère, de l’apparition et de la disparition du sein et de la lumière dans ses yeux, le sens d’un visage sur lequel les émotions passent comme les ombres des nuages sur un paysage sont inconnus de lui. Sa mère est énigmatique pour lui». Confronté au décalage entre la beauté extérieure qu’on perçoit et la beauté interne, qui exige d’être appréhendée et interprétée par l’imagination créatrice, l’enfant fait l’expérience du conflit esthétique que Meltzer formule par la question: «Est-ce que c’est aussi beau à l’intérieur?»
48La forme émerge et se constitue dans son rapport indispensable mais toujours complexe au fond, espace corporel, espace cosmique, espace du tableau, dont le prototype est le visage de la mère, où les yeux brillent tels les étoiles de Van Gogh [9], qui percent et éclairent la voûte céleste, enveloppe universelle, antique et primordiale de l’être humain. Les prunelles maternelles, premier miroir, comme les points multipliés d’Adrien, représentent les zones de pénétration, de communication et de réflexivité de l’espace de cet autre primordial, sans lequel aucune subjectivation n’est possible, et que l’enfant, tout comme l’artiste, ne cesse d’interroger, d’explorer, de figurer et de raconter.
Bibliographie
- HAAG G., 1995, « La constitution du fond dans l’expression plastique en psychanalyse de l’enfant. Sa signification dans la construction de la psyché », in Decobert S. et Sacco F., Le Dessin dans le travail psychanalytique avec l’enfant, Toulouse, Erès, p. 75.
- KANDINSKY W., 1923, Point et ligne sur plan, coll. Folio Essais, Gallimard.
- KLEE P., 1925, Théorie de l’art moderne, Paris, Gallimard, coll. Folio Essais (1964/1985 pour la traduction française).
- KORFF-SAUSSE S., 2003, « Le visage du monde. L’autoportrait et le regard de la mère », Revue française de psychanalyse, 2003/2, pp. 627-646.
- KUPKA F. (1911/1913), La Création dans les arts plastiques, Editions du Cercle d’Art, Paris, 1989.
- MALDINEY (1983), Art et existence, Klincksieck, 2003.
- SAUSSE S., 1996, Le Miroir brisé. L’enfant handicapé, sa famille et le psychanalyste, Paris, Calmann-Lévy.
- WINNICOTT D.W. (1971), Le rôle de miroir de la mère et de la famille. Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1978, p. 153-163.
Mots-clés éditeurs : bion, handicap, forme, création, dessin d'enfant, esthétique
Notes
-
[1]
Catalogue de l’exposition, Ed. du Centre Pompidou, Juin 2004.
-
[2]
Celan P., Le méridien et autres proses, La librairie du 21e siècle, Seuil, 2002.
Celan P., Entretien dans la montagne, Verdier, 2001. -
[3]
La journée doctorale qui se déroulera le 19 novembre 2005 sera consacrée aux «Cliniques de l’extrême».
-
[4]
Lucio Fontana, Catalogue de l’exposition, Editions du Centre Pompidou, 1987.
-
[5]
J’ai fait l’hypothèse que les autoportraits prennent source dans cette expérience face au premier visage et nous la font revivre (Korff-Sausse, 2003).
-
[6]
«Que voit le bébé quand il tourne son regard vers le visage de la mère ?», se demande Winnicott. «Généralement, ce qu’il voit c’est lui-même. En d’autres termes, la mère regarde le bébé et ce que son visage exprime est en relation directe avec ce qu’elle voit».
-
[7]
Il y aurait beaucoup à dire, avec Kandinsky et Klee, sur le choix de la couleur verte pour représenter le sang.
-
[8]
On pense ici à la mère morte de Green.
-
[9]
Le ciel étoilé de Van Gogh, Musée d’Orsay.