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Article de revue

Pour une étude critique des concepts

Pages 15 à 19

1La distinction entre recherche clinique et recherche empirique semble assez claire. Avant même de prendre en compte les différences méthodologiques, on peut les opposer par leur objet: la recherche clinique est une méthode qui utilise la pratique de la psychanalyse comme instrument de connaissance, la recherche empirique utilise d’autres méthodes pour étudier la pratique de la psychanalyse et les connaissances qui en résultent.

2Entre méthodes clinique et empirique, la place de la recherche conceptuelle est plus difficile à situer. Notons d’abord une question de mots. « Clinique » et « empirique » définissent des méthodes, « conceptuel » ne le fait pas. Ce n’est pas une recherche par les concepts mais sur les concepts. Or les concepts psychanalytiques sont ceux que la clinique construit et auxquels se réfère, explicitement ou implicitement, la recherche empirique. À première vue, la recherche sur les concepts se présente comme une réflexion de nature épistémologique et méthodologique sur les deux autres méthodes.

3Les cliniciens ont tendance à considérer que seule leur pratique valide les concepts qu’ils utilisent et les « empiristes » jugent que les résultats de leurs études suffisent à les valider. Chacun a tendance a assimiler la recherche conceptuelle à la sienne propre. Comment légitimer l’autonomie, même relative, de la recherche conceptuelle?

4C’est là une tâche à laquelle se sont mis certains chercheurs depuis quelques années (…). Les quelques commentaires qui suivent ont pour but de souligner combien la recherche conceptuelle diffère de la recherche clinique proprement dite, en quoi elle lui est redevable de ses propres contraintes méthodologiques et en quoi elle lui est nécessaire en définitive. C’est sans doute dans « Pour introduire le narcissisme » (Freud, 1914) que nous trouvons la première approche d’une telle recherche. Elle est dominée par deux principes, sa nécessité et son caractère empirique. On ne peut observer les processus de l’expérience sans recourir à des concepts. Mais ces concepts sont au service de l’observateur: « C’est que ces idées ne sont pas le fondement de la science, sur lequel tout repose: ce fondement, au contraire, c’est l’observation seule ». Nous sommes là à l’opposé d’une démarche axiomatique. Les concepts sont des outils qui nous aident à comprendre ce que l’expérience clinique nous fait voir: « Ces idées ne constituent pas les fondations mais le faîte de tout l’édifice, et elles peuvent sans dommage être remplacées et enlevées ». Ici, sans doute, Freud va trop loin et notre vue épistémologique actuelle nous conduirait à penser que l’observation elle-même, c’est-à-dire la manière dont nous écoutons les patients et observons les processus de la cure, dépend en partie du cadre conceptuel dans lequel nous situons notre écoute.

5Ceci peut toutefois nous aider à situer la recherche conceptuelle par rapport à la recherche clinique. Celle-ci utilise des concepts tant dans la pratique elle-même que dans la manière dont nous rendons compte de cette pratique, en tant que mode d’observation et source de connaissance de l’appareil psychique et du processus thérapeutique. Le clinicien ne cherche pas à valider les concepts, il les utilise pour valider sa compréhension de ce qu’il observe. Tout juste montre-t-il qu’un concept lui est utile. En clinique, la validité d’un concept est testée en fonction de son utilité. La méthode clinique questionne l’expérience et utilise des concepts pour formuler une réponse, provisoire certes, mais utile en l’état de l’expérience commune.

6La recherche conceptuelle ne se préoccupe pas de l’utilité du concept. Elle s’interroge sur sa place dans le champ conceptuel du clinicien, et surtout de la communauté des cliniciens. Elle ne porte pas de jugement de valeur sur le concept mais sur la manière dont il est utilisé. Correspond-il bien à ce que celui qui l’utilise cherche à dire? Est-il entendu dans le même sens par les autres cliniciens? Le concept garde-t-il le même sens d’un auteur à l’autre, voire chez le même auteur? Freud nous a donné de nombreux exemples de l’évolutivité des concepts et, mieux, du flou nécessaire de certains concepts. N’a-t-il pas parlé dans le texte cité plus haut de « conceptions fondamentales nébuleuses, évanescentes, à peine représentables »? La recherche conceptuelle n’a pas à porter de jugement sur la qualité du concept, sur la manière dont il rend sensible le fait clinique qu’il entend définir. Elle met en évidence les propriétés du concept et l’usage qui en est fait. Ces remarques ont un intérêt pour dissiper une opinion préconçue que les cliniciens ont souvent vis-à-vis de la recherche conceptuelle, celle qu’ils sont seuls juges de la validité des concepts qu’ils utilisent (ce qui est vrai) et qu’ils pratiquent eux-mêmes une recherche conceptuelle (ce qui est faux).

7Ce lien étroit entre recherches clinique et conceptuelle comporte aussi des conséquences sur la méthodologie de cette dernière. La recherche conceptuelle a pour objet la recherche clinique. Elle est en position seconde. Ce qui suscite parfois l’irritation des cliniciens. Elle observe la recherche clinique. Elle le fait avec des méthodes variées, depuis la simple monographie descriptive jusqu’à l’analyse quantitative des données. Ici, comme pour les recherches qui portent sur la psychanalyse, les recherches dites empiriques, le choix de la méthode ne dépend pas d’a priori théoriques mais de la nature de l’objet et des buts de la recherche.

8L’objet ici c’est la recherche clinique, pour autant qu’elle est « utilisatrice » de concepts. C’est en ce sens qu’elle se distingue des études « empiriques ». Bien entendu, cet objet revêt des formes diverses qu’il n’est guère nécessaire de développer ici: études historiques sur l’évolution des concepts chez un auteur, une école ou la communauté toute entière, études comparatives entre auteurs ou écoles. La recherche conceptuelle ne s’interdit pas des jugements de valeur sur la manière dont les concepts sont communiqués, discutés, acceptés, repris, etc. Ce qui est un objet de jugement ce n’est pas la pensée clinique mais les échanges entre cliniciens. En termes de méthodologie, on peut dire que la recherche conceptuelle porte non sur la validité des concepts mais sur leur concordance.

9Il est clair que recherche clinique et conceptuelle, de mon point de vue, ne coïncident pas. Ce qui a des conséquences directes sur les structures institutionnelles où elles sont pratiquées. Ce qui est communément entendu chez les psychanalystes comme activité scientifique est le lieu où s’exprime naturellement la recherche clinique. C’est aussi celui où s’exprime une certaine réflexion épistémologique qui s’inscrit déjà dans la recherche conceptuelle. En ce sens, les cliniciens ont raison de penser qu’ils sont en mesure de pratiquer la recherche conceptuelle. La recherche historique ne date pas d’hier. Elle porte certes sur les événements, les faits, mais elle porte aussi naturellement sur l’histoire des idées. Si un mouvement se dessine depuis deux décennies pour une action mieux programmée dans la recherche conceptuelle, c’est certes pour soutenir l’intérêt des cliniciens pour une réflexion conceptuelle et celui des historiens, mais c’est aussi pour développer des recherches systématiques, planifiées, fondées sur des hypothèses de recherche plus aventureuses et plus réfutables.

10Par leurs exigences méthodologiques, de telles recherches se rapprochent des études dites empiriques mais elles s’en distinguent par leur objet. Il est bon de le rappeler. L’empirisme de ces dernières tient à leurs objets: des situations concrètes, des observations de traitement, des cas individuels ou des cohortes. L’empirisme des recherches conceptuelles est indirect, il porte sur les recherches cliniques, empiriques, des cliniciens. Par ses méthodes, la recherche conceptuelle est du côté des recherches dites empiriques; par ses objets, elle est proche de la recherche clinique.

11Nous avons jusqu’à présent parlé des cliniciens comme distincts de ceux qui pratiquent la recherche conceptuelle. Comme d’ailleurs pour les recherches empiriques, il est question ici de fonction, non d’identité professionnelle. Le clinicien, s’il le désire et s’il en a les compétences, peut participer à des recherches conceptuelles. Mais des chercheurs non cliniciens peuvent aussi mener de telles recherches. Personne ne conteste à des historiens, des philosophes ou des sociologues de pratiquer des recherches sur la psychanalyse. La question est plus délicate quand il s’agit d’intégrer à ces recherches des jeunes chercheurs. Quelle place la recherche universitaire peut-elle tenir dans ce domaine? Peut-on travailler sur des concepts dont on n’a pas la pratique? Ceci est risqué mais possible quand le chercheur s’inscrit nettement dans une discipline autre. Ce n’est pas le cas pour les jeunes, souvent futurs cliniciens qui participent à des recherches universitaires. Il y a lieu ici de réfléchir sur les moyens dont nous disposons pour créer des réseaux ouverts, pas seulement limités au cadre universitaire, qui mettraient en rapport jeunes thésards et praticiens. De telles confrontations, organisées par des enseignants-chercheurs, certes aussi cliniciens, permettraient aux praticiens de mieux accepter les problématiques de recherche, tout en montrant aux jeunes chercheurs la complexité clinique des domaines explorés.

12Quel bénéfice pour la psychanalyse et ses pratiques, de la recherche conceptuelle? Quel bénéfice, surtout, pour le psychanalyste clinicien lui-même? Introduire le doute, montrer combien les concepts « cliniques » demeurent flous, c’est-à-dire ouverts à des remises en question? Je pense que le « clinicien » doit tirer avantage d’une telle remise en cause des évidences doctrinales. Mais je pense aussi que celui qui s’intéresse à la recherche conceptuelle ne doit pas oublier que, pour l’usage qui en est fait, les concepts analytiques ne relèvent pas d’un codage précis mais demeurent des outils intellectuels incertains et flous. C’est là le prix de leur valeur créatrice pour le progrès même de la psychanalyse.


Mots-clés éditeurs : recherche comparative, recherche conceptuelle, recherche empirique, recherche historique, recherche clinique

https://doi.org/10.3917/rep.001.0015
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