Notes
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[1]
L’expression « entre-deux-guerres » a été forgée par l’écrivain antidreyfusard Léon Daudet en 1915, pour désigner une période courant entre la guerre de 1870 et la Grande Guerre. Elle en viendra plus tard à désigner la période de paix qui sépare les deux conflits mondiaux.
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[2]
Entre deux guerres, entre deux rives, entre deux corps. Imaginaires et appropriations des danses de société des Amériques à Paris (1919-1939), thèse d’histoire sous la direction de Pascal Ory (université Paris 1 – Sorbonne), 2008.
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[3]
Note attaquée sur le temps faible, et se prolongeant sur le temps suivant.
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[4]
Article de J. Lecoq, Le Petit Journal, 1er nov. 1919, cité dans Paris-Dancing, 1er déc. 1919, p. 6.
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[5]
Croche pointée – double croche – croche – croche.
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[6]
Une mesure à quatre temps, marquant le demi-temps entre le « 4 » et le « 1 » : 1 – 2 – 3 – 4–et–1 (lam – pam – pam – pam- pa-lam – pam – pam…)
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[7]
Dansons n°66, déc. 1925, p. 149.
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[8]
Système de notation du mouvement inventé par Pierre Conté dans les années 1930.
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[9]
Dans le cadre de la journée de l’édition en danse du 5 avril 2014, organisée par la Briqueterie et micadanses – Paris.
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[10]
Sophie Jacotot est notamment assistante à la chorégraphie pour Sacre # 2, de Dominique Brun (2014).
1Étudiant l’introduction des danses des Amériques à Paris, dans les années qui suivent la Première Guerre mondiale, Sophie Jacotot cherche à comprendre ce qui (se) passe entre deux guerres ; entre deux côtés de l’océan ; entre deux corps aussi, car ces nouvelles danses réinventent le couple dansant... Mais l’activité historienne elle-même n’est-elle pas une pratique de l’ « entre » – entre les questions du chercheur et les archives, entre les mots ou les corps d’hier et d’aujourd’hui, entre un passé révolu et des expériences actuelles ?
2L’entre-deux-guerres : pourquoi définir une période par ce qui la borne, et qui lui est donc extérieur ? Et que peuvent représenter ces limites temporelles pour l’histoire de la danse ?
3C’est évidemment a posteriori que l’expression « entre-deux-guerres » a commencé à désigner la période de paix d’une durée de vingt ans (1919 à 1939) qui sépare les deux guerres mondiales [1]. Malgré tout, il est frappant de constater que dès cette époque, les hommes et les femmes étaient nombreux à considérer qu’ils vivaient des années très singulières, voire une charnière, un temps intermédiaire. Ils avaient une conscience nette de la Première Guerre mondiale comme rupture fondamentale dans l’histoire européenne : la fin d’un monde (on considère d’ailleurs que le xxe siècle commence en 1914). La guerre de 1939-1945 sera un autre bouleversement radical : parler d’entre-deux-guerres, c’est parler d’un « entre-deux-mondes ».
4Durant les deux guerres mondiales, des spectacles de danse pouvaient avoir lieu, mais les bals étaient interdits en France, par compassion, disaient les autorités, pour les combattants et les endeuillés. Cela ne signifie pas que l’on ne dansait pas du tout (il y avait des bals clandestins), mais cet interdit pesait lourd. L’entre-deux-guerres, dans l’histoire de la danse, désigne donc les vingt années au cours desquelles la pratique sociale de la danse est autorisée, entre deux interdictions. On peut, bien sûr, distinguer des ruptures au sein de cette période : on parle généralement des années 1920 comme des années folles, et des années 1930 comme des années de crise… Pour la danse, on peut repérer, dans les années 1930, des effets de la crise économique (l’apparition de quotas de musiciens étrangers dans les orchestres de danse, par exemple). Mais dans l’ensemble, l’entre-deux-guerres m’est apparu comme une période unifiée par des caractères forts : la danse est alors le premier loisir des Français de toutes classes sociales ; Paris est empli de nouveaux lieux de danse, les dancings. Surtout, les danses n’ont plus rien à voir avec la valse ou la polka, prédominantes à la Belle Époque : des danses nouvelles, venues des Amériques, déferlent en Europe, suscitant une véritable « dansomanie ».
5Pour évoquer ce passage de l’Atlantique, le titre de votre thèse [2] évoque « deux rives » : pourquoi parler de rives, plutôt que de continents ? Et comment les danses traversent-elles ces milliers de kilomètres ?
6Les danses qui s’exportent en Europe viennent de plusieurs Amériques – le Nord, le Centre, le Sud. Les territoires d’origine des danses sont donc très contrastés, mais une caractéristique les rassemble : tous sont proches de l’océan. On ne trouvera pas en Europe, par exemple, de danses issues des Andes ou d’Amazonie – mais bien de Buenos Aires, de Montevideo, de Rio de Janeiro, des Antilles, de New York : la bordure atlantique, une zone d’échange, dont les danses sont déjà issues d’éléments provenant de plusieurs cultures, américaines, européennes et africaines. Ces danses et leurs musiques sont nées dans des contextes urbains, et sont très récentes : au moment où elles arrivent en Europe, leurs noms ne sont cristallisés dans leurs villes d’origine que depuis dix, vingt ou trente ans. Leur histoire est associée à des phénomènes culturels et politiques qui traversent toute l’Amérique : les indépendances, les abolitions de l’esclavage, l’affirmation des cultures populaires afro-américaines. On retrouve par exemple dans toutes ces musiques la présence de syncopes [3], ce qui s’explique par l’héritage des rythmes d’Afrique de l’Ouest, introduits aux Amériques à l’époque de l’esclavage.
7Depuis ces zones portuaires américaines, les danses « prennent le bateau » : les partitions, les disques, les instruments de musique, les danseurs, les musiciens, parfois des troupes entières, comme la Revue Nègre, qui répète son spectacle sur le paquebot… Dès l’arrivée, dans des ports comme Marseille ou Le Havre, les échanges commencent, les musiques notamment sont entendues, imitées, les partitions circulent. Mais, dans toute l’Europe, c’est sur tout au sein des capitales – notamment une plaque tournante comme Paris – que les nouveaux genres sont « lancés » : dans les congrès de danseurs, dans les music-halls… Et bien sûr dans les dancings : ce nouveau mot forgé en France, revendiquant nettement un lien à la culture américaine, s’impose dès 1919 pour désigner les établissements publics où les Parisiens s’approprient ces nouvelles danses.
8Les dancings seraient donc un autre paquebot, par lequel les danses circulent…
9La comparaison est d’autant plus juste que les dancings et les paquebots, dans leur décor et leur architecture, sont parfois assez proches ! Les uns comme les autres sont des lieux d’innovation : dans les revues d’architecture de l’époque, il y a des rubriques spéciales pour les paquebots et pour les dancings, dont chacun cherche à se façonner une identité originale, dans son nom, sa façade, son agencement intérieur, son décor.
10Si les paquebots sont systématiquement luxueux, les dancings en revanche concernent toutes les classes de la société : ils peuvent s’adresser à un public privilégié ou populaire. On y trouve un ou des orchestres, dont le répertoire – celui des nouvelles danses en vogue (jazz, tango, samba, biguine, rumba…) – se distingue de celui des bals musette, au sein desquels des formations musicales plus restreintes continuent – du moins dans un premier temps – de jouer, comme avant la Première Guerre mondiale, un répertoire privilégiant la valse, la polka, la java ou la mazurka. Les dancings se caractérisent aussi par la présence de danseurs professionnels chargés d’effectuer des démonstrations, voire de véritables numéros semblables à des extraits de revue de music-hall, et/ou de faire danser les clients.
11Faire l’expérience de ces danses venues d’ailleurs, est-ce s’approcher de cet ailleurs ou, au contraire, mesurer l’étrangeté de rythmes et mouvements issus de contextes culturels éloignés ?
12C’est un double mouvement. Ces danses deviennent rapidement très familières aux Européens, sans doute en bonne partie parce qu’elles ont des caractéristiques communes avec les danses européennes du xixe siècle (danses en couple fermé, se déroulant dans un dispositif de bal…). Mais si elles déclenchent un tel enthousiasme, c’est aussi parce qu’elles suscitent des sensations nouvelles : l’investissement de parties du corps qui n’étaient pas mobilisées auparavant (le buste, le bassin) ; des mouvements nouveaux (comme la rotation interne et externe des jambes dans le charleston, où l’on passe alternativement de « l’en-dehors » à « l’en-dedans »…). On mesure cette distance avec les habitudes précédentes dans les condamnations qui entourent également ces nouvelles danses : il y a de l’incompréhension, de la répulsion face au remplacement des « traditionnelles danses françaises » par « des pas de nègres et de sauvages [4] »… Même chez ceux qui prennent du plaisir à s’immerger dans ces nouvelles cultures de la danse, le paradoxe est présent : incorporer la « modernité » de l’Amérique est valorisé ; en revanche la dimension afro-américaine de ces danses est passée sous silence – si l’on excepte des milieux très restreints, comme les artistes de Montparnasse prêts à goûter le « Bal nègre ».
13En termes géographiques, l’arrivée des danses des Amériques est perçue comme un effacement des distances : tous les observateurs sont sidérés par le fait de voir à Paris un spectacle monté à Broadway quelques semaines auparavant, de danser le tango à des milliers de kilomètres du Rio de la Plata… Et pourtant, on ne danse pas – et on dansera de moins en moins – le même tango à Paris qu’à Buenos Aires : on assiste peut-être moins à la diffusion d’« une » danse qu’à la multiplication des façons de la danser.
14Quelles sont ces modifications apportées aux danses ?
15Toutes les danses évoluent, y compris sur leur « sol natal ». On peut prendre l’exemple du tango, l’une des rares danses américaines qui soit arrivée en Europe avant la Première Guerre mondiale. Au début des années 1920, quand cette danse se démocratise et que la France accueille à nouveau des professeurs argentins, ils introduisent des variations importantes par rapport à ce qui avait initialement été enseigné à Paris : de nouveaux pas, et surtout de nouveaux rythmes, avec l’abandon du rythme habanera [5] (qui sera récupéré par une autre danse, la milonga). Parallèlement, des inventions se déroulent en France : l’une des plus facilement repérables est le fait que les orchestres de tango accueillent des musiciens français, et que l’on chante des tangos en français. Ce sont d’ailleurs des musiciens français qui instaurent le rythme qui, aujourd’hui, est considéré en France comme le rythme traditionnel du tango [6] ! Quant aux mouvements, en comparant des sources argentines et françaises, on trouve des pas manifestement différents… parfois sous le même nom.
16Ces écarts ont fait dire à quelques observateurs de l’époque, et à plusieurs historiens de la danse, que le tango parisien n’avait plus rien à voir avec celui de Buenos Aires ou de Montevideo. Je n’irais pas jusque-là, d’abord parce qu’aux yeux de ceux qui le dansent alors, « c’est du tango ». Et de fait, ce qu’ils appellent tous « tango » ne peut se confondre avec le paso-doble, le shimmy ou le one-step. On repère notamment l’abrazo, l’embrassement fermé des corps : les poitrines sont en contact, et cet appui, libérant le bas du corps, permet un jeu de jambes caractéristique, très complexe.
17Il faut considérer qu’au sein d’une même ville, la pratique d’une danse varie d’un cours, d’un dancing, d’un individu à un autre. Ainsi, on a cherché à transmettre la biguine (issue des Antilles françaises) ou la rumba (nom commercial donné à une danse alors appelée son à Cuba), qui s’imposent à Paris dans les années 1930, en atténuant leur déhanché caractéristique. André Peter’s, maître de danse, présente quant à lui le « charleston épuré », dont les pas sont « dénués de tout mouvement du corps [7] »… On peut également, face à certains manuels (illustration ci-contre), avoir l’impression que la dimension improvisée des danses nouvelles est battue en brèche par la normalisation qu’opèrent les enseignants. Mais peut-être ces manuels n’ont-ils jamais été respectés ! Des sources filmiques révèlent qu’on pouvait aussi savourer l’improvisation et le déhanchement…
18Comment les appropriations européennes de ces danses sont-elles perçues par les Américains ?
19Pour savoir si elles ont à leur tour fécondé les pratiques de danse dans les Amériques, il faudrait mener dans les archives de ces pays une enquête plus poussée que celle que j’ai pu réaliser. Mais un élément au moins est manifeste : pour une grande partie de ces danses, notamment celles qui venaient d’Amérique du Sud, le succès en Europe a été une légitimation inédite. Le tango en Argentine et en Uruguay, la samba et la maxixe au Brésil étaient des danses populaires, associées aux Noirs et/ou aux immigrés, violemment dénigrées dans la presse et par les élites locales. Or voilà qu’elles passionnent Paris – la référence culturelle de l’époque ! –, qui offre à ces pays la possibilité de faire de telles danses des « danses nationales »…
20Toutes ces danses se pratiquent en couple. Que se passe-t-il dans l’« entre-deux corps » ?
21Une révolution ! On peut dire que ce sont les premières véritables danses à deux, en ce sens qu’elles autonomisent chaque couple. Auparavant, des danses comme la valse étaient exécutées par tous les participants de la même façon, au même rythme, à l’unisson, voire sous le contrôle du maître de danse qui supervisait le bal, même si elles se dansaient en couple. Dans les nouvelles danses, chaque couple improvise, invente sa façon de réagir au rythme, varie les pas et les directions.
22L’autre bouleversement majeur est le rapprochement des corps : si le tango est le seul à impliquer un enlacement aussi étroit, il ouvre la voie à une proximité dont on peut déceler des traces dans d’autres danses (le contact des corps est par exemple valorisé sur la couverture de cette partition de one-step, p. 17). Ce contact nouveau, qui invite à se « fondre » dans l’autre par un échange de poids (on parle aujourd’hui de « flow », de flux, comme si les deux corps ne faisaient qu’un dans l’improvisation), est aussi, très probablement, ce qui permet de danser différemment : l’information entre les deux corps circule de façon plus fluide, quand les deux bustes communiquent, que lorsque seuls les bras sont en contact. Les sources de l’époque ne le disent pas explicitement ; c’est plutôt dans l’expérience du tango tel qu’on peut le pratiquer aujourd’hui, ou dans d’autres pratiques de danses, comme le Contact Improvisation, que l’on peut mesurer qu’une écoute et une synergie particulières naissaient probablement d’une telle mise en contact. Le risque est de projeter sur l’entre-deux-guerres une sensibilité d’aujourd’hui… On trouve cependant des traces possibles de ces expériences kinesthésiques dans les sources : l’insistance des enseignants sur la bonne façon d’enlacer sa partenaire, sur l’endroit où poser ses mains, traduit peut-être la conscience de l’importance, pour parvenir à danser ces danses, de mettre en œuvre efficacement ce lien spécifique entre les partenaires. Et les discours réprobateurs soulignent combien l’image de la fusion des corps était présente : le tango ou, plus tard, la biguine sont régulièrement comparés à des accouplements en public. Différentes recommandations visent d’ailleurs à restaurer de l’écart : pas moins de vingt centimètres entre les bustes, disent certains manuels…
23Mais le simple fait de parler d’un écart de vingt centimètres donne une puissance remarquable à la relation de buste à buste !
24Absolument : même en valorisant l’écartement, c’est ce rapport entre les deux poitrines que l’on fait exister. Et il y a aussi le contact des mains, des bras, du dos, des épaules ou de la taille, parfois du visage (front contre front, joue contre joue), des cheveux (ou des bassins dans une image comme cette publicité pour le Bal nègre, p. 18)… On touche la peau, on sent l’odeur, on partage la sueur de l’autre. Il me semble que l’on peut facilement comprendre la force d’un tel contact aujourd’hui, en une époque où l’on danse moins, et souvent sans toucher les autres : pour certains de nos contemporains, faire l’expérience de telles danses est profondément dérangeant.
25Vous évoquez des expériences d’aujourd’hui : l’historien est-il lui aussi un voyageur, passant d’une époque à une autre ?
26Face aux sources de l’entre-deux-guerres, il était évident pour moi, non seulement de les lire ou les regarder, mais aussi de les mettre en pratique – notamment les manuels de danse – pour essayer de comprendre comment on dansait. Des amis historiens me disaient, incrédules : « Si tu travaillais sur la menuiserie au xve siècle, tu essaierais de construire des tables et des chaises à la manière des menuisiers du Moyen Âge ? » Or je crois que c’est effectivement ce que j’aurais fait, pour comprendre à la fois les gestes de l’époque et la façon dont ils étaient transmis… J’ai aussi appris les danses antérieures à l’époque que j’étudiais (la valse, la polka, les quadrilles…), ce qui m’a permis, par contraste, de mesurer le bouleversement que représentait l’apparition de rythmes syncopés, ou de réaliser qu’une autonomie nouvelle du couple dansant se dessinait : dans ce cas, la pratique m’a aidée à voir des témoignages d’époque qui soulignaient cette autonomie, et qui étaient restés anodins pour moi tant que je n’avais pas réalisé physiquement ce qu’impliquait le fait d’improviser à partir d’un répertoire de pas. Enfin, j’ai pratiqué le tango (que je dansais déjà) et les autres danses en vogue dans l’entre-deux-guerres telles qu’on les danse aujourd’hui, du moins pour celles qui ont survécu. J’ai ainsi approché concrètement ce que c’est que l’évolution d’une danse : j’ai réalisé combien on pouvait s’éloigner d’une trame, ou en rester proche ; combien les danses changeaient au fil du temps, d’un bal à l’autre ou d’un individu à l’autre… Malgré cela, un bal de danses de couple aujourd’hui ressemble à un bal de l’entre-deux-guerres : il peut nous aider à comprendre, et à rendre intelligibles, des réalités passées.
27Je dirais que ces expériences m’ont moins apporté de réponses face aux lacunes des sources, qu’elles n’ont fait jaillir de nouvelles questions. En expérimentant ce que c’était que guider et être guidée, par exemple, j’en suis venue à me demander si la liberté nouvelle que les discours de l’époque attribuent aux femmes était si réelle qu’on le pense couramment : dans une improvisation, c’est le plus souvent l’homme qui, guidant sa partenaire, dicte les pas, le rythme, l’enchaînement… Alors que dans une valse ou une polka, il n’indiquait pas à la femme ce qu’elle devait faire. Je me suis alors mise en quête de témoignages féminins – et j’ai trouvé des exemples de femmes qui soulignaient effectivement qu’elles se sentaient assujetties, dans ces danses nouvelles des Amériques, à la volonté de leur partenaire (une relation asymétrique dont on peut aussi trouver la trace dans certaines image, comme cette caricature de Sem, p. 18). On en vient ainsi à complexifier le sens d’une période marquée, par ailleurs, par des pratiques corporelles et des vêtements permettant des mouvements plus libres, par des mœurs autorisant les femmes à sortir de nuit plus facilement… Si je commençais une telle recherche aujourd’hui, j’irais plus loin encore dans cette « archéologie expérimentale ».
28Quelles méthodes mettriez-vous en œuvre ?
29Je chercherais tout particulièrement à utiliser d’autres outils d’analyse du mouvement : je m’étais limitée, pour cette recherche, à recourir ponctuellement à la notation Conté [8] pour analyser, puis comparer, des mouvements que je voyais sur des films, ou décrits dans des manuels. C’était un très bon outil pour regarder, que j’aimerais aujourd’hui croiser avec ceux auxquels je me forme : l’analyse fonctionnelle du mouvement, ou encore les outils développés par Rudolf Laban.
30Je proposerais également d’élargir à d’autres personnes l’expérimentation que j’ai menée seule. Récemment, en proposant une découverte « incarnée » du fox-trot à partir de documents de l’entre-deux-guerres [9], j’ai mesuré que l’on pouvait partager physiquement une recherche historique : on ne retrouvera pas à l’identique une danse du passé avec des corps d’aujourd’hui, mais on approche une autre culture corporelle, et l’on interroge les documents de façon féconde. Les sources historiques deviennent alors une sorte de partition ; le regard que les autres portent sur elles ouvre les interprétations possibles… Faire de l’histoire à partir de cette mise en jeu est un peu aventureux, en termes scientifiques, mais c’est aussi très stimulant. Mes expériences récentes sur des projets scéniques à partir de témoignages historiques [10] m’ont fait changer de regard sur les sources : aujourd’hui, je vois dans les archives, avant tout, un potentiel de création.
Notes
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[1]
L’expression « entre-deux-guerres » a été forgée par l’écrivain antidreyfusard Léon Daudet en 1915, pour désigner une période courant entre la guerre de 1870 et la Grande Guerre. Elle en viendra plus tard à désigner la période de paix qui sépare les deux conflits mondiaux.
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[2]
Entre deux guerres, entre deux rives, entre deux corps. Imaginaires et appropriations des danses de société des Amériques à Paris (1919-1939), thèse d’histoire sous la direction de Pascal Ory (université Paris 1 – Sorbonne), 2008.
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[3]
Note attaquée sur le temps faible, et se prolongeant sur le temps suivant.
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[4]
Article de J. Lecoq, Le Petit Journal, 1er nov. 1919, cité dans Paris-Dancing, 1er déc. 1919, p. 6.
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[5]
Croche pointée – double croche – croche – croche.
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[6]
Une mesure à quatre temps, marquant le demi-temps entre le « 4 » et le « 1 » : 1 – 2 – 3 – 4–et–1 (lam – pam – pam – pam- pa-lam – pam – pam…)
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[7]
Dansons n°66, déc. 1925, p. 149.
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[8]
Système de notation du mouvement inventé par Pierre Conté dans les années 1930.
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[9]
Dans le cadre de la journée de l’édition en danse du 5 avril 2014, organisée par la Briqueterie et micadanses – Paris.
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[10]
Sophie Jacotot est notamment assistante à la chorégraphie pour Sacre # 2, de Dominique Brun (2014).