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Article de revue

Risquer corps et âme pour une valse

Pages 30 à 31

Notes

  • [1]
    G. Gallini, A Treatise on the art of dancing, London, R. Dodsley, 1772. Il décrit ici l’Allemande, dont les principes se retrouvent dans la valse.
  • [2]
    E. M. Arndt, Reisen durch einen Theil Teutschlands, Ungarns, Italiens und Frankreichs in den Jahren 1798 und 1799, Leipzig, 2e ed., 1804, cité par E. Reeser, De Geschiedenis van de Wals, Amsterdam, H. J. W. Becht, s. d., pp. 25-26 ; traduit par W.A.G. Doyle-Davidson, The History of the Waltz, Amsterdam, H. J. W. Becht, s.d., p. 28.
  • [3]
    E. M. Arndt, dans E. Reeser, op. cit., p. 18.
  • [4]
    S. Wolf, Beweis dass das Walzen eine Hauptquelle der Schwäche des Körpers und des Geistes unserer Generation sey, Deutschlands Söhnen und Töchtern angelegenlichst empfohlen, 2e éd., Halle, Johann Christian Hendel, 1799 [1797].
  • [5]
    P.J. Marie de Saint-Ursin, « Lettre Sixième : Du Luxe privé – de la walse », LAmi des Femmes, ou Lettres d’un médecin, Paris, Barba, 1804, pp. 59-68.
  • [6]
    Ibid., pp. 62-63.
  • [7]
    Paris et Villeneuve, « Danse » dans Dictionnaire des sciences médicales (vol. 8), Paris, Panckoucke, 1814, pp. 4, 6.
  • [8]
    M. Kelly, Reminiscences, vol.1, London, Henry Colburn, 1826, pp. 200-205.
  • [9]
    De Brieude, Traité de la Phtisie Pulmonaire, Paris, Levrault, 1803.
  • [10]
    Ibid., p. 32.
  • [11]
    Ibid., pp. 32-33.
  • [12]
    De Bienville, M.-D.-T., La Nymphomanie, Paris, Office de librairie, 1886 [1771], p. vij.
  • [13]
    Les « sympathies » sont définies, dans le langage commun, comme « le résultat d’impressions actuelles, ou le souvenir d’impressions passées fournies par les sens » et, dans la sphère médicale, comme « les communications spéciales de certains organes entre eux, et les communications générales qui font ressentir au système entier les affections des organes particuliers, sans enchaînement naturel de fonctions ».
    P. Pons, Essai sur les sympathies, considérées sous le rapport de la médecine, Paris, Didot Jeune, 1818, p. 7.
  • [14]
    L. Vitet, Le médecin du peuple, Tome XI, Lyon, Frères Perisse, 1804 [1776], p. 471.

Nous avons exploré, dans ce numéro, la question du risque dans les danses spectaculaires. Mais les danses de société peuvent également être considérées comme des pratiques à risque : l’apparition de la valse, à la fin du XVIIIe siècle, a ainsi conduit de nombreux médecins à se préoccuper de la danse, et de ses effets sur la santé...

1En 1772, Giovanni Gallini – maître de danse né en Italie, formé à Paris, et qui fait carrière à Londres – décrit une danse qu’il considère comme typique de la région allemande : « Chaque homme, tenant sa partenaire par la taille, la fait tournoyer avec une rapidité presque inconcevable : ils dansent dans un grand cercle, et semblent se poursuivre l’un et l’autre [1]. » Cette danse offre un contraste important par rapport aux danses aristocratiques françaises, telles que le menuet, où dominaient la complexité des enchaînements des pas, la symétrie mathématique, la mémorisation détaillée des gestes. La valse se définit quant à elle par des figures répétitives et circulaires, où la prise fermée domine. Il s’agit d’un nouveau fonctionnement physique et social du couple, qui se présente désormais en face-à-face intime, autonome par rapport au reste des danseurs (alors que les contredanses en vogue au XVIIIe siècle n’occasionnaient que des touchers ponctuels et valorisaient la dimension communautaire).

2Cette nouvelle prise correspond aussi à des sensations nouvelles. Au centre de l’expérience de la danse, elle place la sensation du toucher et l’acte du pivot : un centre de gravité « extériorisé » et partagé par le couple se substitue au centre de gravité individuel qui caractérisait les danses antérieures. La vitesse est atteinte quand l’axe de l’homme et celui de la femme se penchent légèrement vers l’extérieur : une force centrifuge, qui s’accompagne généralement d’un effet de vertige.

3Les nouvelles danses tournantes d’origine germanique font rapidement l’objet d’un engouement exceptionnel en France. Les voyageurs observent chez les Français un désir obsédant de danser et, tout particulièrement, de valser. Le poète allemand Ernst Moritz Arndt, qui voyage en France en 1790, décrit : « L’amour pour la valse, et la nationalisation de cette danse allemande, sont complètement nouveaux. C’est seulement depuis la guerre que la valse, comme le tabac à fumer ainsi que d’autres modes communes sont devenus d’usage [2]. » Arndt note aussi : « Les danseurs […] serraient les danseuses le plus proche possible contre eux-mêmes, et ainsi le tourbillon progressait dans des positions les plus indécentes ; la main de soutien était posée fermement sur les seins et avec chaque mouvement faisait des petites impressions avides ; on voyait les filles s’évanouir comme des folles ; avec les tournoiements dans les coins obscurs il y avait des touchers et des embrassements plus audacieux ; […] je comprends maintenant très bien pourquoi, ici et là en Souabe et en Suisse, on a interdit la Valse [3]. »

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William Combe et Thomas Rowlandson, The English Dance of Death, vol. 2, London, R. Ackermans Repository of Arts, 1815, p. 137.

La presse médicale s’inquiète

4Dès 1797, un pamphlet accuse la valse d’être le point faible des jeunes générations allemandes et le facteur principal de la dégradation de leur santé physique et mentale [4]. En 1804, le médecin Pierre Joseph Marie de Saint-Ursin s’inquiète à son tour de la popularité de la valse. Il publie une série de lettres en forme de manuel d’hygiène pour les femmes, qu’il dédie à Joséphine Bonaparte [5]. L’auteur tente de convaincre ses lectrices, femmes mondaines, que la valse fait partie de ces mauvaises pratiques de la vie de luxe, qu’elles ont tendance à trouver « irrésistibles », mais qu’elles feraient mieux d’éviter. Les jeunes femmes devraient reconnaître l’influence pernicieuse de cette danse sur leur santé physique et morale, et mettre un frein à leur désir de participer à la valse, danse que le médecin décrit comme une « lutte » entre le danseur et la danseuse, avec leurs « regards confondus, absorbés l’un dans l’autre, genou contre genou, les mains entrelacées, corps à corps, […] presque […] bouche à bouche », qui « décrivent, en délirant, des cercles multipliés […] ; voyez-la Madame, éperdue, sans mouvement, sans voix, la poitrine pantelante, et décidez si c’est d’une lutte ou d’une danse qu’une femme sort ainsi épuisée [6] ». Dans la presse médicale française du début du XIXe siècle, on retrouve régulièrement exprimée la crainte que la vie « civilisée », notamment la vie urbaine des grandes villes, n’induise une mollesse corporelle et morale avec des effets néfastes sur la constitution, donc sur la santé.

5Ces discours s’articulent progressivement autour de l’idée que cette danse serait à l’origine de nombreuses maladies féminines. Pour le médecin P. E. Remy, auteur d’une Dissertation Médicale sur lexercice de la danse, la danse, selon la façon dont elle est pratiquée, peut avoir des bénéfices, ou des inconvénients. En 1814, les médecins Pariset et Villeneuve publient un article dans le Dictionnaire des sciences médicales à propos de l’importance de la circulation du principe vital dans le corps dansant. Ils constatent que certaines danses, comme le menuet, sont excellentes pour la santé des femmes, qui manquent habituellement d’exercice physique, mais que la valse, « comme toute espèce de mouvement spontané poussé à un certain degré [et] qui se compose principalement d’une succession non interrompue de mouvements circulaires », est « capable d’affaiblir ou de diminuer les facultés intellectuelles, en appelant vers les parties inférieures du corps une trop grande quantité de fluide nerveux, de principe vital[7] ». Les danses telles que la valse produisent de graves chocs, voire des fausses couches. Le chanteur lyrique Michael Kelly relate à ce sujet, suite à un séjour en Autriche, que pour les jeunes femmes enceintes que l’on ne parvenait pas à retenir d’aller valser, des chambres d’accouchement étaient prévues à proximité des salles de bal… [8]

6Ces accidents graves relèvent, expliquent les médecins, du vertige et du toucher, aspects de la valse qui agissent sur l’imagination, et qui entretiennent donc un lien avec la perception, la pensée et le désir. Les médecins, auteurs de traités et d’articles sur la valse, répandent la crainte que la manie de la valse ne provoque des passions et des fantaisies immorales chez les danseuses, ce phénomène risquant même de se transformer en épidémie.

Le toucher et l’imagination

7Si l’on en croit la presse médicale française, la manie de la valse est un danger qui affecte uniquement les femmes. Jean-Joseph de Brieude – médecin et auteur d’un article pour l’Encyclopédie Méthodique de 1798, dans lequel il traite des effets néfastes des arts amateurs, y compris la danse et la littérature, sur la santé mentale des femmes – publie en 1803 son Traité de la Phtisie Pulmonaire[9]. Il traite des symptômes extrêmes résultant de la stimulation de l’imagination, cette stimulation étant induite par des pratiques telles que la valse, accusée ici de provoquer « un attouchement voluptueux, auquel on cherche à ajouter une impression morale, mystérieuse, afin d’exalter l’imagination [10] ». De Brieude ajoute qu’il se « rappelle avoir été témoin, plusieurs fois, des suffocations convulsives, des crachements de sang, des hurlements, des extinctions de voix subites, opérés par ces attouchements, et par l’imagination frappée en même temps [11] ». Tout comme dans « les liaisons dangereuses, les spectacles, les peintures et les lectures lascives [12] », liste d’éléments regroupés par le médecin Bienville dans son traité sur La Nymphomanie, les maladies de l’imagination, des manies, sont souvent induites par le toucher.

8Selon les discours savants, le toucher crée des échanges de transpiration censés agir sur l’équilibre du corps et des organes internes. Le contact entre deux personnes établit donc, par la voie d’une sympathie nerveuse [13], une communication entre « l’organe » de la peau et d’autres organes – en particulier le cœur, l’utérus, et le cerveau – de la femme touchée. Le médecin du peuple, un traité médical écrit par des médecins afin d’instruire les sages-femmes sur les maladies féminines, suggère que « le mariage […] serait utile » à la femme souffrant des premiers symptômes d’une telle manie, mais que « la danse [lui serait] très nuisible [14] ». La danse, surtout la valse, est censée produire chez les femmes sensibles, non seulement la phtisie pulmonaire, mais aussi toute une gamme de manies sexuelles : la clitorimanie, l’hystéromanie, la nymphomanie, l’érotomanie, etc.

9Rappelons que l’interdiction du bal est une constante dans l’histoire des danses européennes. Dans cette histoire, les tentatives d’interdiction de la valse à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle occupent néanmoins une place particulière, du fait de la conjonction d’un discours médical et d’un discours moral. Remarquons cependant que ces discours, qui visent à décrire et à encadrer le comportement des femmes au bal, ne sont produits que par des hommes. Quid des sensations féminines ? Qui nous dira pourquoi les femmes, en dépit des dangers dépeints par les médecins, s’adonnaient à la valse ? Une clé se trouve peut-être dans la littérature féminine : le bal y est décrit comme le lieu privilégié de la rencontre romantique entre l’homme et la femme. Le bal incite à l’enthousiasme et au rêve d’un partenariat « révolutionnaire » avec l’homme – partenariat dans lequel le mariage correspondrait à une relation affective et intime avec l’époux, cette affection correspondant à son tour à une nouvelle reconnaissance et à un nouveau pouvoir social pour la femme. C’est peut-être la raison pour laquelle les femmes étaient prêtes à risquer corps et âme pour trouver, pour saisir, l’amour romantique dans une valse.

10Quoi qu’il en soit, l’anxiété masculine à l’origine de ces discours réprobateurs n’eut pas raison du plaisir qu’avaient les femmes – et sûrement, avec elles, les hommes – à valser. Comme nous le savons, la valse devint la danse emblématique du XIXe siècle. Même la reine Victoria adorait valser…


Date de mise en ligne : 28/02/2013.

https://doi.org/10.3917/reper.029.0030

Notes

  • [1]
    G. Gallini, A Treatise on the art of dancing, London, R. Dodsley, 1772. Il décrit ici l’Allemande, dont les principes se retrouvent dans la valse.
  • [2]
    E. M. Arndt, Reisen durch einen Theil Teutschlands, Ungarns, Italiens und Frankreichs in den Jahren 1798 und 1799, Leipzig, 2e ed., 1804, cité par E. Reeser, De Geschiedenis van de Wals, Amsterdam, H. J. W. Becht, s. d., pp. 25-26 ; traduit par W.A.G. Doyle-Davidson, The History of the Waltz, Amsterdam, H. J. W. Becht, s.d., p. 28.
  • [3]
    E. M. Arndt, dans E. Reeser, op. cit., p. 18.
  • [4]
    S. Wolf, Beweis dass das Walzen eine Hauptquelle der Schwäche des Körpers und des Geistes unserer Generation sey, Deutschlands Söhnen und Töchtern angelegenlichst empfohlen, 2e éd., Halle, Johann Christian Hendel, 1799 [1797].
  • [5]
    P.J. Marie de Saint-Ursin, « Lettre Sixième : Du Luxe privé – de la walse », LAmi des Femmes, ou Lettres d’un médecin, Paris, Barba, 1804, pp. 59-68.
  • [6]
    Ibid., pp. 62-63.
  • [7]
    Paris et Villeneuve, « Danse » dans Dictionnaire des sciences médicales (vol. 8), Paris, Panckoucke, 1814, pp. 4, 6.
  • [8]
    M. Kelly, Reminiscences, vol.1, London, Henry Colburn, 1826, pp. 200-205.
  • [9]
    De Brieude, Traité de la Phtisie Pulmonaire, Paris, Levrault, 1803.
  • [10]
    Ibid., p. 32.
  • [11]
    Ibid., pp. 32-33.
  • [12]
    De Bienville, M.-D.-T., La Nymphomanie, Paris, Office de librairie, 1886 [1771], p. vij.
  • [13]
    Les « sympathies » sont définies, dans le langage commun, comme « le résultat d’impressions actuelles, ou le souvenir d’impressions passées fournies par les sens » et, dans la sphère médicale, comme « les communications spéciales de certains organes entre eux, et les communications générales qui font ressentir au système entier les affections des organes particuliers, sans enchaînement naturel de fonctions ».
    P. Pons, Essai sur les sympathies, considérées sous le rapport de la médecine, Paris, Didot Jeune, 1818, p. 7.
  • [14]
    L. Vitet, Le médecin du peuple, Tome XI, Lyon, Frères Perisse, 1804 [1776], p. 471.
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