Notes
-
[1]
De retour à Montréal, sa pratique principale et quotidienne va devenir un mélange d’exercices de boxe et de yoga, qui, selon ses mots, l’ont aidée à récupérer et à guérir de sa blessure.
-
[2]
Loïc Wacquant, Corps et âme. Carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur, AgonE, 2002 [2000], p. 61.
-
[3]
Le shadow boxing consiste à boxer contre un partenaire invisible, dans le but d’acquérir les bonnes coordinations et d’apprendre à doser l’énergie projetée dans le geste.
-
[4]
Il s’agit d’un choix de la danseuse, et non de la musique de la version originale. Les deux duos sont dansés l’un à la suite de l’autre sur une musique d’Iggy Pop.
Louise Lecavalier a coupé le souffle à des milliers de spectateurs par les risques physiques qu’elle prenait en scène.
1Mais son cheminement nous invite à envisager bien d’autres formes de risque : le parcours de la danseuse se lit comme une succession de défis.
2Tout spectateur de la compagnie Lalala Human Steps au début des années 1990 se souvient de la danseuse fétiche du chorégraphe canadien Édouard Lock s’élevant du sol, faisant une rotation complète à l’horizontale en sautant par-dessus son partenaire, avant de chuter. Les vrilles de Louise Lecavalier font partie des images qui ont marqué le champ chorégraphique de la fin du XXe siècle, témoignant de l’engagement physique sans concession de la danseuse et de son incroyable dynamisme. Une mise en scène du danger que chaque spectateur envisageait alors comme la recherche d’un mouvement inimaginable, défiant notamment les lois de la gravité terrestre. Cette vision, quoique largement fantasmée, est intéressante si l’on observe l’évolution de la carrière de la danseuse, tant il est vrai que la notion de prise de risque en articule les différentes étapes. Pourtant, au fil des années, la danseuse abandonnera ce seul geste spectaculaire pour investir de nouveaux territoires. Car la prise de risque, vue et vécue comme telle par le spectateur, n’est pas la même que celle perçue par la performeuse ; un écart de perception qui nous montre à quel point l’appréciation du risque dépend de codes sociaux, culturels, mais aussi de facteurs esthétiques autant que cognitifs. Si la danseuse n’en parle jamais directement – nous avons pu le constater au cours de conversations qui ont pris place entre 2006 et 2009 –, le risque est bien là : dans l’entraînement quotidien autant que dans les choix artistiques, il sculpte le geste et apparaît bien souvent comme le moteur de la création.
Au risque de la découverte : les années lalala
3« On ne s’est jamais dit : on va faire des choses extrêmement physiques, des trucs périlleux ; on n’est pas allé prendre des cours d’acrobatie », explique Louise Lecavalier lorsqu’elle évoque son parcours aux côtés d’Édouard Lock. Les premières années de la compagnie canadienne sont caractérisées par une recherche sur la physicalité et la virtuosité du geste, que des pièces telles que Human Sex (1985) ou Infante c’est destroy (1991) illustrent bien. La danse de Lock combine une approche extrêmement ciselée du détail et un engagement global du corps, favorisant le travail des portés, des sauts ou des courses. Le corps est constamment en tension, prêt à exploser. Pourtant, si les danseurs renvoient l’image d’un contrôle absolu, une sensation de fragilité émane aussi de leur danse. Chez Lock, le temps fort des sauts de Louise Lecavalier – rotations horizontales, et non verticales comme c’est le plus souvent le cas – n’est pas vers le haut (suspension) mais semble entièrement voué à la chute.
4Au cours de la tournée que la compagnie effectue en 1988 avec David Bowie, cette mise en jeu arrive à son paroxysme. Dans l’introduction du morceau Look Back in Anger, Louise Lecavalier marche vers le chanteur, prend appui sur lui avant de s’élancer dans une vrille. Elle traverse la scène, saute par-dessus l’un de ses partenaires danseurs, avant de revenir vers le chanteur, se laissant porter puis sautant au-dessus de son dos. Dans la séquence, elle ne se relâche jamais dans les bras du partenaire. Les muscles sont arc-boutés, les genoux pliés, le corps prêt à bondir à tout instant. On pourrait dire que le corps est en crescendo sans que jamais il ne s’abandonne à son poids.
5Au fur et à mesure des pièces, le côté spectaculaire se double d’un travail tout aussi important sur la dissociation et la décomposition du geste, autres constantes de la syntaxe lockienne ; le travail s’affine : « Édouard cherchait à approfondir tout ce qu’il chorégraphiait et moi je cherchais à approfondir la manière de danser, de comprendre de plus en plus, de pousser plus loin », raconte la danseuse.
Combattre
6Au milieu des années 1990, le risque chez Lalala Human Steps réside autant dans l’exacerbation de la performativité du geste dansé que dans la recherche d’un nouveau langage chorégraphique. Pourtant, outre cette dimension esthétique, le risque sera aussi bien réel, physique. En 1999, après une blessure à la hanche et deux interventions chirurgicales, Louise Lecavalier quitte la compagnie. Pendant sa convalescence et alors que les médecins lui prédisent l’arrêt de sa carrière, elle décide de continuer à s’entraîner et découvre la boxe lors d’un séjour à Los Angeles. Cette discipline, que la danseuse pratiquera dans la seconde partie de sa carrière comme entraînement régulier, montre à elle seule la manière dont Louise Lecavalier a toujours incorporé dans sa danse l’engagement physique et la résistance que le risque suppose.
7La gestion du risque par Louise Lecavalier au cours de la décennie suivante va donc prendre la forme d’un combat. Combat réel, pour retrouver sa mobilité, et combat à travers la nature du geste de la boxe. La proximité entre cette « escrime des poings » et la danse frappe immédiatement la danseuse lorsqu’elle s’y plonge avec acharnement [1]. L’intention et l’épuisement du geste boxé lui apportent précision et densité, car la boxe exige une concentration que le sociologue Loïc Wacquant décrit comme « intensive et éreintante [2] ». La régularité des exercices pratiqués par les boxeurs, la répétition intensive de séries, de shadow boxing [3] confèrent au geste une puissance dans un rapport obstiné à l’effort, une ténacité souterraine que nous retrouvons chez Louise Lecavalier. La danseuse analyse la boxe comme une pratique marquée par « beaucoup d’exigence avec une légèreté, beaucoup de puissance et de force mais quelque chose qui reste léger. La boxe, c’est quelque chose de dansant ! » De la boxe à la danse, petit à petit, la danseuse quitte les rings pour retrouver le chemin des plateaux et fonde sa propre compagnie, Fou Glorieux, en 2006. L’interprète qu’elle a été auprès de Lock continue de fasciner chorégraphes et danseurs qui viennent travailler avec elle, détournant bien souvent les images spectaculaires que nous avons de la danseuse. Cette qualité de résistance et d’engagement que Louise Lecavalier a développée dans son training grâce à la boxe et après les années Lalala va se décliner autrement dans ses pièces les plus récentes.
Au risque du déséquilibre
8« Je veux chercher le mouvement jusqu’à la limite, c’est comme le truc du funambule, marcher sur le fil. Cette sensation du vide : où est-ce que je ne suis plus rien ? Je le recherche, peu importe avec qui je travaille. » C’est ainsi que la danseuse envisage l’évolution de sa carrière aujourd’hui. En 2006 et 2008, Louise Lecavalier collabore deux fois avec la compagnie de Benoît Lachambre, ParBleux, pour les spectacles “I” Is Memory et Is you me. Dans ces pièces, sans être concrètement mise en danger sur scène, la danseuse s’expose à différentes formes de risque. Ici, d’autres principes que ceux travaillés avec Lalala sont mis en jeu ; l’engagement performatif du geste se manifeste ailleurs. Louise Lecavalier utilise ses forces dans un travail plus interne, minimaliste, et simultanément extrêmement exigeant, physiquement et cognitivement ; un travail qui déplace profondément ses habitudes perceptives et motrices. Il s’agit donc d’un défi pour la danseuse et c’est bien là que se situe la prise de risque : « Je ne suis pas du tout une danseuse acrobatique. Je ne faisais pas des bonds extraordinaires comme ça, c’est quelque chose qui est venu par ce que j’ai cherché. C’est pareil avec Benoît [Lachambre], je ne suis sûrement pas quelqu’un qui danse lentement mais on a cherché ça, puis on a découvert ça. » Pour Louise Lecavalier, le risque est dans le plaisir d’explorer, de perdre l’équilibre dans un geste qui lui est étrange ou étranger.
9Dans le solo “I” Is Memory, le début du spectacle est extrêmement lent. Un costume est posé au centre de la scène, sur une chaise, comme une marionnette inanimée. Cette première partie du spectacle consiste pour la danseuse à se glisser centimètre par centimètre dans cette seconde peau. Le corps se dresse petit à petit, au prix d’un effort qui semble immense. La danseuse surgit réellement du sol et s’enracine, amenant ainsi le spectateur à percevoir à quel point la posture debout tient d’un équilibre fragile. Puis, au milieu de la pièce, habillée et assise sur la chaise en lieu et place de son double inanimé, Louise Lecavalier effectue une série de figures pour finalement s’accrocher à une barre latérale, installée juste derrière la chaise. Comme flottant sur l’air, elle prend appui sur la chaise avec ses mains pour soulever son buste, puis son bassin et enfin ses jambes. À la manière d’un reptile, le corps glisse, se replie sur lui-même avant de s’étirer, se tord. Lorsque les deux mains sont appuyées sur la chaise et les deux pieds sur la barre transversale, la colonne vertébrale est libérée et ondule. Les jambes semblent séparées du tronc ; l’ensemble du poids du corps repose en fait sur de minimes appuis. Derrière cette sensation que le corps flotte, l’équilibre est en fait très précaire. À plusieurs reprises, le corps se replie vers le centre, se contracte, ce qui permet au mouvement de se ramasser, de ralentir, comme au creux d’une vague. Le mouvement ne se construit pas par la forme mais par la sensation, ce qui donne l’impression que le corps cherche son point équilibre en se projetant dans des états de déséquilibre extrêmes. Certes, la prise de risque est ici moins spectaculaire que les célèbres vrilles, mais la perte de repères est bien là, dans l’infiniment petit du geste, dans le moindre déplacement du poids du corps, dans chaque contraction musculaire.
Rejouer son geste, réinventer le risque
10Ainsi, le plus captivant n’est sans doute pas la dimension spectaculaire du travail de Louise Lecavalier impliquant de facto une prise de risque physique et esthétique, mais le fait que la danseuse, des années après avoir quitté la compagnie d’Édouard Lock, ait repris en 2009 deux duos du chorégraphe, dans A few minutes of Lock.
11Avec ce projet, la prise de risque est double pour Louise Lecavalier. Prise de risque artistique, puisque la danseuse se tourne à nouveau vers ce répertoire qui l’avait rendue célèbre, et prise de risque physique, puisque la virtuosité qu’impliquent les pièces de Lock est bien sûr toujours présente. Mais le risque semble désormais intériorisé par la danseuse, ce qui modifie complètement la perception que nous avons de son geste. Dans cette pièce, reprise de deux courts extraits des spectacles Exaucés/ Salt (1998) et 2 (1995), lorsque la musique d’Iggy Pop [4] commence, Louise Lecavalier fait face à son partenaire masculin. Suit une séquence d’éléments-clefs de la syntaxe de Lock : sauter par-dessus l’autre, se projeter dans ses bras. Mais ici, lorsque la danseuse saute et que son partenaire la rattrape, la tension musculaire s’échappe. La danseuse saisit ainsi l’occasion de redécouvrir un matériau, d’envisager une nouvelle façon de faire, nourrie de ses précédentes expériences. Il s’agit d’une autre façon de prendre un risque. Celui-ci, physique notamment, est toujours présent, mais imperceptible. Loin de surexposer la puissance du corps, Louise Lecavalier déplace les enjeux du risque. La fatigue, la concentration avant chaque saut sont palpables, révélant une virtuosité qu’on pourrait dire fragile. Bien au-delà d’un risque manifeste, apparaît la dimension invisible de ce que ce risque recouvre : rejouer, perdre ses repères, (se) danser autrement. « Où est-ce qu’il y a une perte de contrôle, une perte de confort ? », s’interroge finalement l’interprète. « L’anti-confort. Je cherche tout sauf le confort. »
Notes
-
[1]
De retour à Montréal, sa pratique principale et quotidienne va devenir un mélange d’exercices de boxe et de yoga, qui, selon ses mots, l’ont aidée à récupérer et à guérir de sa blessure.
-
[2]
Loïc Wacquant, Corps et âme. Carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur, AgonE, 2002 [2000], p. 61.
-
[3]
Le shadow boxing consiste à boxer contre un partenaire invisible, dans le but d’acquérir les bonnes coordinations et d’apprendre à doser l’énergie projetée dans le geste.
-
[4]
Il s’agit d’un choix de la danseuse, et non de la musique de la version originale. Les deux duos sont dansés l’un à la suite de l’autre sur une musique d’Iggy Pop.