Couverture de REPER_026

Article de revue

La programmation comme travail du regard

Entretien avec Sonia Soulas

Pages 21 à 22

Notes

  • [1]
    Une scène nationale est un lieu pluridisciplinaire, financé par l’État et au moins une collectivité territoriale, chargé de coproduire et diffuser des spectacles et de faciliter l’accès des publics à la création contemporaine.

1Les programmateurs occupent une place singulière dans le monde de la danse : ils assurent la délicate mission de choisir les pièces et les esthétiques qui seront présentées aux spectateurs ; leurs appréciations sont primordiales aux yeux des artistes. Sonia Soulas, directrice adjointe et conseillère pour la programmation danse au Grand R à La Roche-sur-Yon, souligne que le rôle du programmateur est en fait bien plus large : au-delà de la constitution d’une saison, il s’agit d’enrichir le regard que l’on porte sur la danse.

2Vous travaillez à la scène nationale [1] de La Roche-sur-Yon (Vendée) depuis quinze ans. Comment décririez-vous votre métier ?

3C’est un métier qui amène, constamment, à se questionner et à se mettre en mouvement. Il s’agit d’abord d’une pratique de spectatrice : regarder, mais aussi travailler ce regard par des rencontres, des lectures… dans le champ de la danse et dans les autres arts, puisque les danseurs nous emmènent sur leurs pistes de travail et nous font découvrir ce qui les nourrit. L’important est de ne pas perdre ce plaisir de spectatrice, de ne pas se laisser gagner par la fatigue (pour un programmateur, toute l’année est comme un festival, avec énormément de spectacles et de déplacements !) : pour rester disponible et prêt à se laisser surprendre, il faut de l’énergie.

4Je pense par exemple à la danse aujourd’hui en Afrique. J’étais, au départ, très démunie pour entrer dans les spectacles que je découvrais. Peu à peu, on s’invente d’autres façons de regarder, on change de point de vue et cette démarche esthétique devient une part de nous-même… Il y a eu également le hip-hop : en une époque où la création se fait très abstraite, où le mouvement tend à disparaître, je découvre, sous les préaux d’écoles, cette danse populaire, véhiculée par la télévision. J’ai immédiatement été impressionnée par la mise en jeu du corps que proposaient les hip-hopeurs, et surtout par leur capacité à changer d’état d’un instant à l’autre. Ces ruptures d’énergie en disent long sur un monde où l’on est à la fois pressé, stressé, et profondément relié aux autres par des rencontres et des émotions… Des années auparavant, il y avait eu le butoh : face à Sankai Juku, à la fin des années 1970, j’avais vécu une émotion extrêmement profonde, jusqu’aux larmes, sans comprendre ce qui se passait.

5Y a-t-il des personnes avec lesquelles vous partagez ces surprises et ces questions ?

6Bien sûr ; une part importante de mon temps est consacrée au fait de parler de danse. D’abord avec Marie-Pia Bureau, la directrice du Grand R, puisque nous discutons ensemble de la programmation. Mais également avec d’autres programmateurs : nous sommes très sollicités, nous ne pouvons pas voir toutes les pièces. Par conséquent, quand on découvre une œuvre qui nous paraît importante, on se dit qu’il faut qu’elle vive, c’est-à-dire qu’elle soit visible ! On appelle alors d’autres professionnels pour attirer leur attention sur l’artiste en question.

7J’échange aussi très régulièrement avec des enseignants, notamment ceux qui sont en charge de la danse au lycée et au conservatoire… Je considère comme une responsabilité le fait de partager, avec les partenaires avec lesquels j’ai la chance de travailler, ce que je vois en France et à l’étranger – d’autant plus que la danse est peu médiatisée et qu’il existe peu de moyens de nourrir une culture chorégraphique. En outre, c’est en parlant de danse, en partageant son enthousiasme et son questionnement que l’on suscite de nouvelles idées, de nouvelles envies – parfois très différentes de ce que l’on aurait imaginé soi-même. Je suis très heureuse quand je vois naître sur la ville des projets de danse inattendus ; ils sont parfois nés d’une rencontre que j’ai facilitée, mais ce n’est pas moi qui les ai initiés. Ils témoignent du fait que le territoire est ouvert à la danse, fertile…

8De toute façon, on ne fait rien tout seul : avoir du désir ne sert à rien si on ne le partage pas, si on ne “pollinise” pas. Il faut embarquer les gens dans ce qui compte pour nous ; il faut être plusieurs à rêver si l’on veut qu’un projet voie le jour ! Or c’est l’autre pan fondamental de ce travail : faire en sorte que les propositions artistiques rencontrent un public. L’enjeu est de convaincre des personnes, qui n’imagineraient pas venir un jour voir un spectacle, que la danse peut faire partie de leur vie.

9Les amener à porter un regard accueillant sur le spectacle. J’ai assisté à des rencontres magnifiques avec la danse. Cet art peut changer le cours d’une existence, ouvrir une palette d’émotions insoupçonnées.

10Peut-on accompagner cette découverte ?

11C’est ce que nous essayons de faire. Il s’agit d’abord de déconstruire les préjugés, les attentes, de sortir de l’attitude de consommateurs qui nous conditionne : « On paie pour voir. » Or cela exige un énorme effort ! Ce que l’on demande aux gens, c’est de sortir de chez eux, de venir au théâtre (ce qui peut représenter 80 kilomètres en voiture, une garde d’enfants…), de payer une place, tout cela pour vivre un moment dont il est fort possible qu’il ne leur apporte pas du tout un plaisir immédiat : l’expérience esthétique peut au contraire passer par un dérangement, voire de la colère… Je pense à Umwelt de Maguy Marin, que nous avons accueilli récemment et qui a suscité quelques réactions vives. Nous y avions réfléchi avec le personnel d’accueil du théâtre : comment accompagner les spectateurs ? Il est très important de ne pas exclure la personne qui laisse éclater sa déception et son incompréhension, et qui sort de la salle. On peut l’inviter avec bienveillance à s’asseoir pour attendre les personnes qui l’accompagnaient et sont peut-être restées dans la salle ; proposer un verre d’eau, discuter… Plusieurs de ces personnes, plus tard, sont revenues nous parler de cette expérience. Certaines sont venues par la suite voir Turba et participer à la rencontre organisée avec Maguy Marin. En résumé, le travail de programmateur ne peut pas se limiter à choisir des spectacles, les annoncer dans une brochure, et attendre que les gens viennent…

12La question du choix des spectacles se pose cependant : comment construit-on une programmation ?

13Nous proposons une dizaine de spectacles de danse par an. Or je vois chaque année suffisamment de propositions enthousiasmantes pour au moins trois saisons !

14Je vais au spectacle, je laisse “reposer”, les souvenirs décantent… Au bout de quelques temps, je me demande quelles pièces me restent en mémoire : ce sont elles que je vais tenter de programmer. La première question qui se pose est celle de la cohérence de la saison (puisque la programmation de danse n’est pas pensée “à part”, bien entendu, mais en cohérence avec les propositions théâtrales, littéraires, circassiennes et musicales). Il y a par ailleurs des contraintes budgétaires, mais aussi temporelles : comme les pièces tournent peu aujourd’hui, les danseurs travaillent sur plusieurs projets, et trouver une date à laquelle toute une équipe sera disponible est parfois très compliqué.

15Certaines pièces jouent le rôle de “locomotives”, par exemple celle d’un artiste connu qui va inciter les gens à se pencher sur notre programmation. Il peut aussi s’agir d’un artiste qui a déjà travaillé à La Roche-sur-Yon, ou d’un projet que nous coproduisons et autour duquel nous avons organisé des ateliers avec les amateurs ou les scolaires, des répétitions publiques… Nous avons également un “temps fort”, qui est l’occasion de proposer des formats atypiques, comme des pièces courtes : il est difficile, sur une seule soirée, de faire venir les gens pour une pièce de vingt minutes – alors qu’il est très important que les artistes puissent recourir à un format adapté à leur projet, quel qu’il soit ! On pourrait proposer des soirées composées, mais – sans même parler des problèmes financiers et logistiques liés au double montage technique, à la rémunération et aux défraiements de deux compagnies ! – il est très délicat de composer une telle soirée, de faire en sorte qu’elle se justifie artistiquement. Dans le cadre d’un temps fort, c’est différent ; l’ambiance est plutôt celle d’un festival, au sein duquel les spectateurs inventent eux-mêmes leur parcours.

16D’une manière générale, il est difficile pour les artistes de partager le plateau, car cela implique de nombreuses concessions (temps de montage, implantation lumière, disponibilité de l’équipe technique, temps de répétition…). Je les comprends : dans la période de grande pression que nous vivons, les artistes sont les plus fragilisés de notre secteur. Leurs pièces tournent dramatiquement peu, et ils sont très seuls. Sur le papier, ils ont une “compagnie”, et il arrive que cette compagnie bénéficie d’un emploi aidé (toujours à durée déterminée) pour l’administration, mais en réalité, il est rare qu’ils soient véritablement accompagnés par un ou des professionnels. Dans ces conditions, il est normal qu’ils soient tendus : quand ils sont programmés, il est vital pour eux que l’équipe du théâtre soit disponible, que la rencontre avec le public se déroule dans les meilleures conditions…

17Quelles sont vos relations avec les compagnies ? Vous êtes nécessairement souvent amenée à leur dire que vous ne soutiendrez pas leur projet

18Effectivement, c’est un métier où l’on doit régulièrement dire non. Il est toujours important d’expliquer cette décision. Et de se parler : là aussi, il faut faire un travail de déconstruction des peurs et des a priori. Les artistes – pour les raisons bien compréhensibles que je viens d’évoquer – se font souvent tout un monde des programmateurs. Les rapports pourraient être plus simples. Ce sont les artistes qui nous donnent envie de continuer, d’avancer ; je pense donc que la moindre des choses que nous leur devions est d’être là quand ils en ont besoin, de leur apporter un retour sur leur travail, une discussion… Cela fait partie des responsabilités d’un programmateur – même si, comme tout le monde, je regrette de ne pouvoir consacrer à ces dialogues qu’un temps limité.

19Parfois, une simple conversation est l’occasion pour les artistes de préciser le chemin qui est le leur. C’est un grand pas, car le système d’attribution des subventions tend à leur dicter un rythme (une création par an !) et face aux difficultés de diffusion, ils ont l’impression de devoir se soumettre à une demande des programmateurs. Or cette “demande” à laquelle on pourrait “répondre” n’existe pas – on le saurait ! La seule chose qui vaille, c’est l’authenticité et le fait de travailler à son propre rythme. Je pense à la jeune compagnie S’Poart : quand ils ont présenté In vivo, on les a incités à créer une autre pièce, immédiatement. J’avais tendance à leur dire qu’au contraire, attendre un an ou deux pour la prochaine création n’était pas si grave, s’ils ressentaient le besoin de faire vivre et mûrir leur pièce… Parfois, c’est tout simplement à cela que nous servons : à rappeler que le désir des artistes doit être au centre des projets et des modes de travail.


Date de mise en ligne : 02/03/2013

https://doi.org/10.3917/reper.026.0021

Notes

  • [1]
    Une scène nationale est un lieu pluridisciplinaire, financé par l’État et au moins une collectivité territoriale, chargé de coproduire et diffuser des spectacles et de faciliter l’accès des publics à la création contemporaine.

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