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Article de revue

L'architecture comme performing art

Entretien avec Rebecca Williamson, architecte

Pages 14 à 15

Rebecca Williamson a animé des ateliers fondés sur l’interaction entre des étudiants en danse et en architecture lorsqu’elle enseignait à l’université de l’Illinois (États-Unis), entre 1998 et 2001.

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Performance conçue par Amy Larimer, Beth Breunig, Mary Chase et Kathryn Matzen à l’issue des ateliers danse-architecture de Linda Lehovec et RebeccaWilliamson. Photographie : Amy Larimer et Beth Breunig.

1Comment ces ateliers danse-architecture sont-ils nés ?

2Je m’intéressais à la façon dont on pense l’espace en architecture, en termes quantitatifs (le nombre de m3…) et qualitatifs. J’ai un jour assisté à un cours de danse ; l’enseignante, Linda Lehovec, évoquait les différentes « espèces d’espace » : le self space (l’espace de soi) et le general space (l’espace alentour). Il m’est apparu que la danse invitait à penser l’espace en fonction du corps, et qu’une rencontre danse-architecture serait très riche.

3J’enseignais dans un « college of fine arts », une structure universitaire regroupant des départements de théâtre, danse, architecture, arts plastiques, musique, etc. Il était donc possible pour Linda Lehovec, qui est devenue ma collègue au département danse, et moi-même de proposer des cours communs. Chacune d’entre nous avait une quinzaine d’étudiants. Nous avons commencé à préparer avec eux des projets auxquels l’autre groupe serait ensuite invité à réagir : l’objectif était d’emmener les étudiants d’architecture dans le studio de danse et les étudiants de danse dans l’atelier d’architecture (que l’on appelle « studio »), de faire entrer l’autre dans une démarche différente.

4Nous prévoyions ensuite un moment de visibilité publique, sous forme d’une improvisation danse-architecture. Des étudiants en architecture ont par exemple construit une grande structure avec des kilomètres de ficelle ; les danseurs ont improvisé en cherchant à répondre à l’espace créé. Quant aux danseurs, ils élaboraient pour les étudiants en architecture des propositions d’expériences spatiales (des trajets, etc.) ou d’introduction aux concepts de la danse : le mouvement de l’intérieur du corps, la proprioception… L’un des effets a été de sortir les architectes de leur mode de travail solitaire : ils ont découvert l’acceptation du contact de l’autre, l’écoute, le fait d’avoir à aider l’autre, physiquement.

5En école d’architecture, généralement, le risque est annulé : les projets demandés aux étudiants sont très clairs, avec des contraintes explicites, pour un résultat précis. C’était le contraire pour cet atelier : tout était fondé sur le collectif, l’interaction, l’inattendu. Un ancien étudiant, une fois entré dans le monde professionnel, m’a confié que c’était en fait le projet le plus réaliste qu’il ait eu à gérer au cours de ses études ! Alors que les étudiants en architecture sont plutôt axés sur leurs propres idées, et ont parfois tendance à se croire démiurges (« mon idée, c’est de créer un espace qui… »), ils se trouvaient confrontés à la liberté des individus dans l’espace, au fait que l’architecture ne fournisse qu’un cadre, dans lequel chaque personne construira son parcours.

6Quelle était la réaction des étudiants face à la démarche qui leur était proposée ?

7Plusieurs danseurs étaient paniqués à l’idée de dessiner ; pour certains architectes, la perspective d’avoir à danser était pénible. Nous avons trouvé un biais en proposant d’autres mots : inviter au « mouvement », et non à la danse, ce qui permet de mettre à distance les a priori liés à la recherche esthétique ; parler de « construction » plutôt que d’architecture, pour que les danseurs ne se sentent pas écrasés par une charge conceptuelle… Voyant la réticence des danseurs face au dessin, aux processus qui fixent, j’avais demandé aux étudiants en architecture de concevoir des mécanismes qui feraient en sorte que le mouvement des danseurs laisse une trace, que leurs gestes s’inscrivent dans l’espace. La danse et l’architecture ont en commun le travail du temps. L’architecture nous apparaît généralement par le biais d’œuvres qui résistent au temps, mais on peut aussi travailler sur des architectures éphémères, sur la vie d’un bâtiment. Je proposais de penser l’architecture comme un performing art, non au sens d’un art « du spectacle », mais d’un art qui se déroule dans le temps. Cela invitait les étudiants en architecture à envisager une architecture (souvent à base de tissu, de matériaux légers) consumée par le mouvement des danseurs. Ce que l’on construit sera toujours détourné, transformé, voire épuisé par le vécu humain ; on peut travailler sur cet épuisement, son sens, sa qualité. Je me souviens d’une structure en film plastique : peu à peu, sous l’action des danseurs, le film se déformait et devenait une sorte de hamac avant de se détruire (à la fin de la danse, les restes du film étaient recyclés…).

8Si l’on pense à l’architecture en termes de temps, on trouve aussi la question du corps : la construction d’un bâtiment est une concentration de mouvements humains. En introduction, je montrais aux étudiants des images de chantiers : il s’agit avant tout d’un ensemble de gestes, qui se succèdent selon un ordre et un rythme précis. Puis, une fois terminé, l’ensemble architectural sera perpétuellement redessiné par les gestes et les trajets des hommes qui l’investiront. Nous avons beaucoup travaillé sur cette question avec les étudiants. Cette université offrait un terrain d’observation éloquent : certains étudiants faisaient partie du « Reserve Officers’ Training Corps », c’est-à-dire que leurs études étaient payées par l’armée. En plus de leurs cours, ils devaient régulièrement suivre une forme d’entraînement. Il était à la fois choquant et fascinant de les voir marcher au pas, tourner à 90° comme un seul homme, dans ce campus classique, avec ses bâtiments géorgiens, sur les grands champs d’herbe au centre du campus.

9Comment les performances publiques étaient-elles conçues ?

10Notre but était d’investir des espaces quotidiens : comment notre expérience de lieux « habituels » peut-elle être enrichie par la danse et par une perception différente de l’espace ? Nous avons découvert que cette question, de manière assez surprenante, soulevait celle du vandalisme : a-t-on le droit d’investir un espace public d’une façon inattendue ? J’ai repensé à un événement qui m’avait marquée : un soir, les caméras de surveillance d’une université américaine filmèrent un enseignant alors qu’il marchait dans le couloir ; concentré sur sa réflexion sans doute, il avait commencé à créer une séquence rythmique avec le bruit de ses pas, et touché le mur avec le pied. Cela fut assimilé à du vandalisme et l’enseignant fut convoqué devant le conseil de discipline. La joie d’occuper l’espace, d’interagir avec un bâtiment, était scandaleuse. Qu’a-t-on le droit de toucher dans un édifice ? Quels gestes est-on autorisé à produire ?

11À plusieurs reprises, nous avons été confrontés à ces normes. Quand quelque chose d’anormal survient dans un lieu public, les personnes présentes cherchent à comprendre s’il s’agit de « désordre » ou d’une performance autorisée. Lors de l’une de nos performances, dans une gare, un agent de sécurité est intervenu : « I’ll call the police if you don’t stop that crazy walking », j’appelle la police si vous n’arrêtez pas de marcher de cette façon folle. Puis, peu à peu, les gens comprennent. Nous cherchions à leur proposer une découverte collective de l’espace, de façon très simple. Dans cette gare, les personnes présentes ont formé peu à peu un cercle autour des danseurs. Juste après que ces derniers soient sortis du cercle, des ouvriers sont sortis du bâtiment et ont traversé cet espace vide, avec leur peinture, leurs outils. Tout autour, chacun regardait leur posture et leurs gestes comme une chorégraphie.

12L’architecture induit un comportement, mais elle induit – ou présuppose – aussi des normes physiques.

13Bien sûr. L’architecture est marquée par toute une réflexion sur le corps idéal. Aux États-Unis, grâce aux contrastes des cultures d’origine et des conditions économiques, on trouve des corps très différents : des petits, des grands, des gros, des obèses, et des « differently abled » (handicapés) souvent bien intégrés dans la vie collective, grâce aux aménagements exigés par la loi. Nous avons organisé une rencontre avec des handicapés, qui nous ont parlé de leur expérience de l’espace : un petit dénivelé peut être un obstacle ; un bâtiment conçu pour être regardé à une certaine hauteur prend un aspect totalement différent s’il est vu depuis un fauteuil roulant…

14De nombreuses personnes « différentes » militent pour que les lieux publics et même certains lieux privés soient adaptés à leur corps. Lorsque les constructions ont été exposées, des personnes obèses n’ont pas pu entrer dans certaines structures, très étroites. Une étudiante a lancé un débat sur l’expérience des « large people », condamnés à vivre dans un univers qui n’est pas à leur taille. Cependant, des enfants gardaient un souvenir extraordinaire de la structure « interdite » aux obèses : ils avaient pu s’y faufiler, se glisser entre les parois… Si nous avions calibré les constructions pour qu’elles soient accessibles à tous, cette expérience magique n’aurait pas été possible. Nous n’avons pas tranché la question de ce qu’il « fallait » faire à ce sujet, mais ce débat montrait clairement que l’espace n’existe pas de façon abstraite : chacun construit son espace, en fonction de son expérience et de son corps.

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