Notes
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[1]
Slogan anonyme chanté à une manifestation du 1er mai 2014 à Beyrouth.
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[2]
La notion de dispositif renvoie au sens que lui attribue Michel Foucault : « un ensemble résolument hétérogène, comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions règlementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques, bref : du dit, aussi bien que du non-dit » (Foucault, 2001, p. 299).
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[3]
L’usage le plus fréquent que fait Freud de cette notion concerne la répression des représentations conscientes ; la répression de l’affect, désigne, quant à elle, son inhibition ou sa suppression, plutôt que sa transformation (Laplanche & Pontalis, 1967, p. 419-420).
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[4]
[Ma traduction de l’anglais].
Introduction
Que reste-t-il alors ? Sinon […] leur incapacité (sociale) à se situer dans une « perspective » qui donne sens à leur existence, la situation paradoxale du « mort vivant » ou du « vivant (déjà) mort ». (Sayad, 1999, p. 208).
1Dans la mondialisation actuelle, tandis que les régimes de l’immigration s’homogénéisent, les slogans des mobilisations collectives se font écho à l’international. « We came here to work, not to die », que l’on pourrait traduire par : « Nous sommes venu·es ici pour travailler, pas pour mourir », est l’un de ces slogans que reprennent les luttes des migrant·es du Canada au Liban. [1] Il fait entendre tant la vulnérabilité et les décès des migrant·es dans des conditions indignes, qu’un « corps à corps avec la mort, une mort en deçà de la mort, une mort dans la vie », jadis saisie par Fanon (1952, p. 245) accueillant des ouvriers nord-africains en France. Si les politiques de l’immigration se sont certes transformées depuis l’œuvre de Fanon, l’actualité de cette saisie clinique s’est imposée, entre autres, au cours de l’expérience de recherche qui a donné lieu à cet article.
2Ma contribution est issue d’une recherche réalisée à Beyrouth (Liban) avec des travailleuses domestiques migrantes asiatiques et africaines, de nationalités diversifiées. Les participantes à la recherche m’ont permis de saisir comment le dispositif de travail dans lequel elles sont insérées, lorsqu’il ne menace pas leur intégrité corporelle, dessine pour elles une existence « hors la vie », une vie dont plusieurs interlocutrices se disent écartées (« je n’ai pas de vie » ; « je veux ma vie »). [2] Prenant acte de processus psychiques révélateurs d’une « mélancolie sociale » envahissante (Ayouch, 2018), la recherche s’est dirigée vers le « travail de survie » que réalisent mes interlocutrices dans leur situation migratoire. Cet article vise à partager l’après-coup de cette recherche, qui façonne partiellement mon positionnement clinique actuel.
3Je me propose de revenir ici sur le concept de « travail de survie », ancré dans la parole de mes interlocutrices, en retraçant son émergence, pour envisager ensuite ses implications dans la pratique clinique. Une approche par le « travail de survie » prend sa pertinence dans l’abord clinique de vécus marginaux confrontés à un réel social mortifère, au sens fort de l’expulsion hors de l’humanité et des obligations sociales ordinaires. Elle implique que la vulnérabilité à ce réel, tramé par les rapports sociaux, ne soit pas soumise au déni dans la rencontre, levée du déni qui parcourt l’œuvre de Fanon. Au-delà des enjeux de transmission intergénérationnelle qui dominent d’ordinaire l’analyse clinique, l’attention portée au « travail de survie » permet de nommer/dégager et étayer les mouvements subjectivants et les pratiques, parfois infimes et pourtant complexes, par lesquelles un sujet tente d’inscrire socialement une perspective de vie soutenable.
Contexte et méthodologie « sous contrainte »
4Le contexte étudié s’inscrit dans une récurrence, à l’échelle mondiale, de programmes d’immigration temporaire pour pourvoir un travail domestique et de care à domicile, que ce soit dans les pays du Nord ou dans ceux du Sud global (Anderson, 2000 ; Galerand & Gallié, 2014 ; Parreñas, 2017 ; Hanieh, 2016).En faisant souvent jouer l’« effet papiers », soit les conditionnalités propres au statut administratif (Moujoud, 2018), cette restructuration globale du travail domestique s’est accompagnée de formes renouvelées d’une mise au travail coercitive (Glenn, 2010). Durant deux à trois années de contrat reconductibles, les femmes migrantes au Liban sont tenues à l’espace d’un foyer étranger et à une disponibilité permanente pour le travail domestique et de service. C’est le seul débouché formel qui soit ouvert aux migrantes, associé à une obligation contractuelle de résider au foyer employeur. En effet, la limitation de la liberté de mouvement des femmes migrantes est l’un des leviers de leur coercition au travail ; elle accentue du même pas leur vulnérabilité aux violences. Bien qu’en principe illégales, d’autres pratiques de mise en captivité sont normalisées (Abdulrahim, 2010), parmi lesquelles la confiscation des passeports et l’enfermement à domicile des migrantes.
5En garantissant une stabilité de salaires très bas, cette organisation du travail domestique a permis sa relative généralisation au Liban. Différentes contraintes relevant de la coercition au travail, du statut administratif et du risque de détention auquel s’exposent les migrantes, font obstacle à un dégagement simple du « contrat », un terme paradoxal qui renvoie à un travail non-libre institutionnalisé. Cependant, la « fuite » hors du foyer des employeurs représente une pratique courante, quoique réprimée, des travailleuses migrantes dans la vie sociale beyrouthine. Les travailleuses ayant quitté ou le plus souvent fui le foyer employeur pour s’installer indépendamment dans les quartiers populaires et les camps du grand Beyrouth, se retrouvent dans l’irrégularité administrative.
6L’enquête à Beyrouth a pris lieu à l’occasion de plusieurs séjours réalisés entre 2014 et 2017. Rencontrées pour la plupart à travers des membres de leurs réseaux, quinze participantes à la recherche régulières et de nombreuses interlocutrices occasionnelles, résidaient dans les faits soit « dans le contrat » (au foyer employeur), soit « dehors », pour ce qui est des travailleuses fugitives. L’accessibilité d’une langue commune a participé au choix des interlocutrices ; le verbatim dans cet article comporte des traductions libres à partir de l’anglais ou de l’arabe libanais. S’agissant de la méthodologie de la recherche, par co-construction et ayant donné lieu à des retours successifs, l’un de ses aspects aura été particulièrement révélateur : les difficultés à pouvoir rencontrer les participantes à la recherche, inhérentes aux contraintes qui enserrent leurs vies. Bien que je sois une citoyenne du pays d’immigration de mes interlocutrices, ce qui a certainement affecté les modalités de l’entrée en relation, nos prises de contact m’ont néanmoins renseignée sur le fonctionnement et les rôles des « îlots relationnels » des migrantes.
L’investissement des îlots relationnels
7L’importance des réseaux des femmes migrantes ne s’apprécie qu’au regard de l’intense solitude qui caractérise la vie et le travail « dans le contrat ». La solitude est exprimée à la manière d’une « perte du commun », qui caractérise le « faire » aussi bien que l’« être ». Comme l’écrivait le psychiatre Louis Le Guillant (2006) au sujet des migrantes internes réalisant le travail domestique à Paris, la solitude prend une dimension « existentielle » qui est d’une part rattachée à une étrangeté au milieu où l’on est appelé à vivre, et d’autre part, spécifique à une inexistence sociale dans le foyer.
8Dans le contexte enquêté, cette solitude s’articule à des expériences récurrentes de la déshumanisation. Outre sa fonction stratégique de privation de contacts, c’est selon la signification d’une radicale indifférence à la vie et à la mort des travailleuses que l’enfermement est interprété. En comptant les trois contenants à gaz présents dans son lieu de vie, une boutique de vêtements tenue par son employeuse qui l’y enfermait le soir, Dorkasse souligne à mon intention : « Imagine seulement s'il y a quelque chose qui se déclenche : la première personne à exploser ici, c'est moi ». « Et quand ils partaient, ils fermaient la porte à clé. Si la maison brûle, tu brûles avec », conclut Ammabit. L’imaginarisation de la mort propre vient exprimer l’entrée dans une dimension sociale hors ou en deçà de la vie valable, en tirant sa logique jusqu’à son aboutissement potentiel. Pour se soutenir dans cette chute brutale des semblants du monde habituel et de sa valeur propre, quelques éléments de continuité sont présentés comme précieux. Photographies, livres et objets-« souvenirs » composent dans les chambres exiguës des travailleuses domestiques, autant d’autels de la mémoire.
9Aux premiers temps du contrat, les prises de contact avec d’autres femmes migrantes sont décrites avec une charge affective particulière. Elsy évoque ainsi cette expérience :
Je suis arrivée dans une maison de gens que je ne connaissais pas, et j’ai travaillé chez eux six mois, mais c’était très difficile [pause]. Ils fermaient la porte à clé, je ne sortais pas. C’est-à-dire, moi de ma vie je n’oublierai cette fois où, alors que je dormais dans la chambre, j’ai entendu un son, des Éthiopiennes qui parlaient amharique… J’ai cru que c’était un rêve. Vraiment, j’entendais ma langue ? J’ai regardé par la fenêtre, j’ai vu une fille éthiopienne...
11Souvent parcourus d’interruptions signant la résurgence d’affects pénibles, les récits de l’entrée « dans le contrat » retracent avec un certain lyrisme les premières retrouvailles avec la mélodie familière de sa langue et les rencontres avec d’autres femmes de son groupe social. Bien souvent, la seule possibilité de communication se réduit à ce qui peut s’exprimer à distance, sans sortir du foyer employeur. Estelle se souvient : « cette sensation ne te quitte pas, tu veux parler à quelqu’un qui est comme toi », ajoutant : « tu veux la suivre dans la rue mais tu es là dans ton carré du balcon et tu ne peux pas. Donc il y a cette nostalgie-là… »
12La « nostalgie » n’est plus tournée vers les proches restés au pays, mais oriente Estelle vers des rencontres avec d’autres « comme soi » dans le voisinage, déterminant une attitude aux aguets d’une reconnaissance possible. Tandis que la sortie de la solitude se donne à imaginer dans ces rencontres, c’est dans la nouvelle réalité de la vie migratoire qu’il serait possible de ne plus être « seule au monde » et de faire communauté. En effet, il paraît souvent difficile d’exprimer aux proches dans le pays d’émigration, les expériences que l’on traverse. « Mais ici, les gens [des communautés migrantes] te comprennent… », commente Ammabit, « dès qu’ils te voient, ils se sentent avec toi. Sans même réfléchir, quoi ». Les rencontres entre travailleuses migrantes suggèrent l’établissement d’un lien où l’autre se fait à la fois miroir de la condition propre et alliée potentielle, au travers d’une empathie rapidement imaginée et trouvée. Un lien identificatoire se noue au-delà des relatives différences de situation :
Estelle, quand elle a vu, quand elle m'a vue [à travers le grillage de la boutique], elle a pleuré. Moi et elle on s'est mises devant les portes comme ça, on pleurait et puis on pleurait et puis on pleurait (elle rit). […] Elle m'a regardée, elle m'a dit « mais c’est pas possible... » Je te dis mais la manière dont Estelle a pleuré, moi j'ai plus rien compris, je lui ai dit : « Mais Estelle, mais ça va, tu pleures, mais moi je vais faire comment ? C'est moi qui suis enfermée. » Elle me dit : « Mais non, je suis déprimée. Qu'est-ce que tu veux que je te dise ? » Je lui ai dit : « Mais ça va, c'est pas la fin du monde. Elle m'enferme comme ça, elle croit qu'elle a trop gagné ou bien je sais pas. C'est pas la fin du monde, ça va aller. »
14La reconnaissance de sa condition dans les larmes est récurrente dans ces rencontres. Si elle cristallise ici la douleur morale et l’angoisse de cet « impossible », de fait inscrit dans le quotidien, elle n’est pas pour autant ordinairement dénuée du plaisir et du soulagement de « se retrouver », de pouvoir plaisanter dans l’entre-soi et de se rassurer en rassurant autrui (« c’est pas la fin du monde »).
15À la différence d’Estelle, c’est par la moquerie que réagit, à la vision de Dorkasse, une autre femme migrante travaillant dans une pistacherie voisine. Son humour signe cependant la persistance du « commun ». « Mais, tous les matins, elle se moque de moi », raconte Dorkasse en riant, « elle me dit que mais franchement, tu es comme un chien ! Même le chien est mieux que toi ». Si cette voisine provoque Dorkasse régulièrement, l’exaspération de ne pas voir ses conseils suivis se fait également sensible : « Tu fais quoi là-bas, tous les jours, tous les jours, quitte là-bas, pars, massa ! C'est quoi ça ? Tu es en prison, hein, tu sais que ça, c'est la prison que tu es en train de faire ? » Tous les moyens sont bons pour que Dorkasse rejoigne le contingent des travailleuses fugitives : la figure moqueuse du chien obéissant, les injonctions explicites. Malgré la distance que cette collègue semble camper vis-à-vis de Dorkasse, l’acharnement à pousser cette dernière dans ses retranchements, à susciter sa colère et son désir de liberté, sans parler d’un sentiment surévalué de maîtrise du cours de son existence, témoigne d’un « nous » identificatoire qui se prolongera dans les actions de solidarité de cette voisine, comme d’Estelle, pour organiser la fuite de Dorkasse.
Destins de la blessure
16Un soir, Lucie, une amie d’Estelle par qui j’ai rencontré Dorkasse, m’écrit avec sa sobriété habituelle : « On travaille dur, on n’insulte pas et on se soumet, et ça aussi fatigue ». Une configuration psychosociale, caractéristique de ce contexte, commande aux travailleuses de s’abstenir, à répétition, de « répondre » et de contenir des affects d’indignation et de colère, tout en poursuivant le ballet du service. Par un tour intenable, l’auto-préservation limite en effet toute riposte. La « répression » des affects (Unterdrückung) renvoie ici à des processus psychiques distincts du refoulement, en tant qu’ils se jouent entre préconscient et conscient, ne donnant pas lieu à une méconnaissance. [3] La significativité de l’incapacité à « répondre » aux propos blessants, voire à la violence physique, dans un contexte de service, suscitant d’intenses processus de répression, est reconnue en clinique du travail, notamment depuis les travaux de Le Guillant (2006) et une enquête ayant fait date de Dominique Dessors et al. (2009).
17Les processus de répression psychique éclairent l’une des dimensions subjectives de la fatigue, que les corps de nombreuses travailleuses migrantes affichent continûment et qui n’est pas seulement le fruit de l’exploitation. La fatigue est décrite tantôt sur le registre d’une perte de vitalité désirante, tantôt sur celui d’une défaillance corporelle qui fait grain de sable dans la mise au travail, en s’opposant à ses injonctions. Elle semble alors rassembler en elle les traits d’un vécu dépressif et d’une conversion somatique qui, dans leurs variations, seront eux-mêmes mis en relation, par plusieurs interlocutrices, avec le conflit couvert qu’elles ont traversé dans le foyer employeur. « À ce moment, j’avais toujours des migraines, toujours » se souvient Estelle, ajoutant : « Mais le médicament, c’est la paix ! Quand je suis sortie, je n’ai plus jamais eu ça ». Or les « maux » des travailleuses domestiques sont régulièrement placés, dans le discours majoritaire, sous le signe de la simulation. Par contraste, l’inquiétude des îlots relationnels est vive face aux « maux » incarnés de leurs collègues. Bien que les « maux du corps » impliquent, comme toute production subjective, des coordonnées singulières ; bien qu’ils ne soient pas forcément adressés aux îlots relationnels des migrantes, ce sont eux qui y répondent en priorité, prenant en charge un réinvestissement de la personne en souffrance, qui inclut une attention à sa parole et ses aspirations.
18Tandis que les îlots relationnels se constituent, d’emblée métonymiques d’une communauté plus importante, ils participent aux constructions de l’espoir. Formellement destiné à ce qu’elle reçoive les instructions de sa patronne, le portable de Dorkasse lui permet désormais de contacter qui elle souhaite : « La seule chose qui me donne peut-être l’espoir, c’est que j’ai le téléphone. C’est l’espoir qu’on me donne, c’est qu’il n’y a pas que des choses blessantes... » Au fil des échanges entre collègues, une interprétation marginale des interactions vécues dans le foyer employeur se constitue. Ces échanges donnent lieu à un repérage partagé des enjeux du statut social chez les employeurs, souvent tourné en dérision, dans une fonction de rééquilibrage symbolique et de maintien de sa valeur personnelle, permettant ainsi d’élaborer et de sauvegarder un point de vue qui résiste à l’incorporation d’une disqualification désespérante. Les récits de rébellion ou de fuite réussie hors du foyer, ne restaurent pas le seul narcissisme individuel, mais viennent réaffirmer la dignité collective, comme le montre leur réception enchantée. Ils contribuent à tracer des limites préservatrices à ce que l’on est en mesure de « supporter », inscrivant des alternatives possibles. Prenant place dans le processus par lequel une telle expérience de l’oppression amène à reconstruire son rapport au monde, les îlots relationnels maintiennent la possibilité d’un apaisement, à la fois en tant qu’exutoire de la colère et en tant qu’autres de la blessure, pourvoyeurs d’espoir par leur existence même.
19Un ouvrage de Michael Pollak (2000) propose un repérage des modalités de survie qui ressortent de témoignages de rescapé·es, incluant des ressources désirantes, relationnelles et spirituelles infimes auxquelles s’accroche la subjectivité. C’est à lui que j’emprunte la notion d’îlots relationnels, qui requalifie les « îlots affectifs » dont Pollak (2000, p. 283 et suiv.) explore l’importance, à partir d’une lecture de Terrence Des Pres, p. 285), sont définis comme les « points de départ des complicités et des ruses indispensables à la survie dans un univers où des institutions médiatrices n’existent que pour une couche infime de la population » (Ibid., p. 286). Les îlots relationnels des travailleuses migrantes sont investis dans un univers marqué par le pouvoir personnel, leurs membres se faisant les principaux dépositaires d’une « réponse » à la souffrance subjective exprimée par des sujets déshumanisés. Cette réponse fera simultanément intervenir des « complicités » et des « ruses » (Pollak, 2000, p. 286) ou plus simplement des pratiques de survie communes. Ainsi, ces réseaux restreints témoignent d’une épaisseur relationnelle qui fait défaut au sein de ladite « relation de service », même si les affects n’y sont pas absents, de sorte que la notion d’« îlots relationnels » m’a paru plus appropriée.
Des pratiques de survie subjectivantes
20Dans leurs prises de paroles, la plupart des participantes à la recherche ont exprimé un sentiment de spoliation dont j’ai ressenti la force. Une spoliation de son corps : de sa puissance, de sa nourriture et de sa santé. Une spoliation de temps, d’énergie, de jeunesse, de moments partagés avec d’autres. Une spoliation de son avenir, de tout ce qu’on y imagine et qu’on ne pourra pas faire de la même façon. Une spoliation de son dû par les employeurs et les agences de main-d’œuvre. Face à ce sentiment de perte et d’injustice, se dressent des discours et des pratiques marginales qui renvoient respectivement à la nécessité de s’économiser et à l’importance de redistribuer des ressources vitales. Les liens d’étayage que tissent les îlots relationnels des femmes migrantes trouvent ici une matérialisation substantielle.
21Dans ce dispositif de travail, comme frappés par la menace d’un travail vampirisant et de conditions d’accueil non référées à leurs besoins, les vies des travailleuses, leurs liens et leur avenir doivent continuellement être réclamés. Dorkasse me prend à partie :
Mais comment est-ce que ces gens-là se couchent dans leur vie et dorment la nuit ? Dans tout ça, il y a des enfants des gens qui ne s'en sortent pas, des enfants des gens qui meurent, qui tombent malades, qui n'arrivent jamais à se remettre, qui n'arrivent pas à se soigner, après. Tu crois que travailler sept ans, tu rentres chez toi, même prendre soin de ton propre enfant, tu ne peux plus, parce que tu es fatiguée...
23Outre le travail sans repos, la privation de nourriture ou l’octroi des seuls restes alimentaires est l’autre témoin récurrent de la déshumanisation des travailleuses. Florence décrit le rationnement imposé par sa précédente employeuse allemande expatriée au Liban : « Je n'étais pas comme ça, mais quand je suis arrivée, je suis devenue... squelette vivant ». Lorsque Florence et son amie Laura me parlent de leur détermination à poursuivre leur travail actuel « dans le contrat », pour accéder à une mobilité sociale ultérieure, je leur demande quelles seraient les limites infranchissables qu’elles refuseraient d’endurer. La réponse de Florence attire à nouveau l’attention sur l’absence de repos et de nourriture suffisante. « Avant que tu n’ailles chez eux, c’est parce que tu manges ! Tu mangeais chez toi, avant de venir ici, non, sinon tu ne vas pas avoir la force de venir chez eux ». En se référant à la privation de nourriture, Florence souligne l’occultation paradoxale des forces emmagasinées dans son corps, sans lesquelles la migration et le travail n’auraient pas pris lieu, et auxquelles les employeurs doivent aussi les services reçus. Dans cette compression extrême de l’entretien accordé aux migrantes, viennent s’insérer des formes alternatives d’obligations sociales réciproques.
24De manière frappante, les réseaux des travailleuses soutiennent continûment une règle d’auto-préservation du groupe contre le travail à destination des employeurs. S’il ne s’agit pas d’une règle de métier au sens strict de la clinique du travail (Cru, 2014), cette disposition vient pourtant au premier plan. Ainsi les participantes à la recherche s’échangent et justifient des expédients pratiques pour part répandus, pour part variables et contextuels, auxquels il faut recourir pour préserver ses forces et sa santé. Travailler sans réserve témoigne d’un manque de considération envers son corps et son avenir. La règle d’auto-préservation dans le travail se dit à travers un contre-discours humanisant (« tu es humaine, tu n’es pas un robot ») qui réaffirme la vulnérabilité du corps d’une collègue, contre la surestimation raciste de ses forces.
25Les pratiques de redistribution me semblent devoir être appréhendées dans une continuité avec les précédentes. Centrales dans la constitution des îlots relationnels, elles consistent à prendre son dû et redistribuer ce qui est emmagasiné en excès dans le foyer. « Se servir », dit Lucie, puisque personne ne la sert. Après avoir perdu près du tiers de son poids et avoir été alarmée par les symptômes de sa dénutrition, Dorkasse a improvisé un panier qu’elle pouvait faire sortir par la fenêtre du magasin, afin qu’il soit rempli par d’autres travailleuses venues la visiter le soir, après l’heure de fermeture. Lorsqu’à l’inverse, les travailleuses ne sont pas contrôlées pour ce qui concerne leur accès à la nourriture, des paquets circulent de balcon en balcon à destination de voisines dénutries, ou à l’intention de collègues ayant « fui le contrat » et sans revenu. Ce réseau complexe de redistribution témoigne d’une attention infinie à la faim des unes et des autres et plus généralement à leur qualité de vie. Ces pratiques impliquent aussi un souci de justice et une fonction redistributive parmi les travailleuses migrantes, au-delà du hasard du foyer plus ou moins difficile « chez qui l’on tombe ».
26Aussi ordinaires quelles puissent paraître, ces pratiques peuvent nécessiter des stratagèmes complexes : la chute d’un linge suspendu sur le balcon ouvre un prétexte de sortie ; un sac poubelle rempli d’aliments est confié à un épicier complice. Tout en répondant à une nécessité vitale endossée par les liens d’étayage des travailleuses, ces pratiques maintiennent une dimension symbolique cruciale. D’une part, elles sont orientées par une modalité d’attention particularisée qui contraste avec « l’indifférence des privilégiés » souvent expérimentée dans le foyer employeur (Molinier, 2013). Ces pratiques correspondent à des moments de sortie de l’invisibilité, de reconnaissance interhumaine, d’expression affective et de gentillesse dans un vécu subjectif éprouvant. D’autre part, elles trament par intermittence un semblant de justice, dans un quotidien marqué par une frontière aiguë entre des vies que tout favorise et d’autres qu’on épuise, qui « meurent, qui tombent malades, qui n'arrivent jamais à se remettre », selon les mots de Dorkasse.
De la mélancolie sociale au travail du deuil : la fuite
27Au fil de la durée du « contrat » ; parfois à l’occasion d’un renouvellement de sa durée imposé par les employeurs, qui « in-définit » du même pas la temporalité de la souffrance, l’absence d’issue au travail non libre et à la déshumanisation du service porte une puissance traumatique sidérante, à l’origine de processus mélancoliques sensibles. Par « processus mélancolique », une notion empruntée à l’essai Deuil et Mélancolie (Freud, 1968), je renvoie ici à l’intuition de Freud, face à des auto-accusations caractéristiques de la mélancolie, selon laquelle les réactions des sujets « proviennent encore d’une constellation psychique qui était celle de la révolte, constellation qu’un certain processus a fait ensuite évoluer vers l’accablement mélancolique » (Ibid., p. 157).
28« La passivité de la mélancolie, écrivent les psychanalystes Laurie Laufer et Thamy Ayouch (2018, p. 156), est souvent déclenchée par une situation qui dépasse le sujet et le confronte à l’impossibilité à réagir face à l’événement. » Cette désespérance éclaire en partie les suicides des travailleuses domestiques migrantes, qui emporteraient deux travailleuses chaque semaine au Liban (Su, 2017). Malgré des mobilisations existantes pour faire reconnaître la trame de ces suicides en nombre, à la croisée des scènes subjectives et politiques, ces morts sont encore bien souvent redoublées par le déni et communément appréhendées comme l’issue d’une folie, de drames passionnels, ou encore d’un « accident de nettoyage des vitres ». Le fait, pourtant connu, que la plupart des travailleuses migrantes qui se sont donné la mort l’ont fait en se jetant du balcon du foyer employeur, au-dehors, dans un passage de l’espace privé à l’espace public, donne rarement lieu à une interrogation sur la portée éventuelle de dénonciation dont le geste suicidaire a pu être investi.
29Dans les paroles de mes interlocutrices, les femmes migrantes dont la vie aurait été d’une manière ou d’une autre brisée et/ou maintenue dans une mort sociale durant des décennies, sont omniprésentes. Dorkasse se souvient :
Dans la première maison où j’étais, il y avait une autre fille, Cynthia. Ça fait trois ans qu’elle est là et c’est seulement maintenant qu’elle a un téléphone. Un jour, je vais sur le balcon, et je la vois là. Elle m’a confié qu’elle voulait sauter. J’étais nouvelle là et je ne comprenais pas ce que c’était.
31Au prisme de leurs trajectoires, plusieurs interlocutrices comprennent et m’expliquent sinon la tentation du geste suicidaire, du moins l’incorporation d’un état « hors la vie ». « Même le regard de ces femmes, c’est un regard enlarmé », dit Lucie. Elle poursuit à propos d’une travailleuse migrante qu’elle a rencontrée le jour même dans un supermarché, mais dont elle n’a pas réussi à capter le regard : « On l’a éteinte dès le début ». Comme le suggèrent ces descriptions, les processus mélancoliques que peuvent saisir mes interlocutrices renvoient à la perte du lien social, dérivée du désaveu de toute existence sociale et de tout désir extérieur au travail dans le pays d’arrivée.
32La première rubrique que Fanon explorait jadis dans son « diagnostic de situation », face aux travailleurs migrants nord-africains : « Relations ? Il n’y a pas de contacts. Il n’y a que des heurts » (Fanon, 1952, p. 243), attire l’attention sur l’exclusion d’une relationnalité ordinaire et des expressions désirantes qui s’y déploient. La perte des relations vivantes prend en effet une étendue inouïe qui « condamne l’individu à se vider de toute vie » (Renault, 2009, p. 137). Ce repérage clinique réapparaît en filigrane dans un ouvrage récent de Thamy Ayouch (2018), qui réfléchit à une « mélancolie sociale » favorisée par l’ordre politique qui s’applique aux groupes altérisés et minorisés. L’auteur y cerne « un deuil de socialisation que l’exposition à une violence au quotidien peut faire incorporer et transformer en mélancolie » (Ayouch, 2018, p. 145). Cependant, comme j’aimerais le montrer dans les paragraphes qui suivent, la « mise en partage » de ces processus mélancoliques dans les îlots relationnels des migrantes, semble venir border ceux-ci en les contextualisant et en les réinscrivant sur une scène sociale. Surtout, les réseaux des migrantes viennent incarner, par leur étayage et par les issues qui émergent de leur créativité pratique, une « prime de rester en vie » (Freud, 1968, p. 172), ouvrant à un travail du deuil possible.
33Dorkasse, avec qui nos échanges ont pris lieu dans l’actualité de son expérience du « contrat », m’a appris que la haine empêchait de dormir, qu’elle empêchait de vivre. Elle connaît une période où son « système devient malade », parcouru de maux changeants et diffus, elle « qui ne tombait jamais malade ». Elle se désigne, à quelques reprises, comme une « morte-vivante » et ses propos prennent, par moments, une grammaire mélancolique. Elle dessine la figure d’un monde sorti de tout ordre vivable, habité d’êtres auquel Dieu ne met plus de limites, qu’il « laisse là ». Encore vaudrait-il mieux que Dieu « éteigne » ou « mette le feu » à ce monde dans son entier, qui « ne donne plus envie de vivre ». L’indignité s’étend ainsi parfois au-delà de ceux qui tirent profit du dispositif d’immigration dans lequel elle est insérée : les employeurs, les intermédiaires de la migration et des membres de sa famille. L’expression de sa colère alterne avec des visions d’une humanité envahie de méchanceté, animale, uniquement animée par le profit.
34Dorkasse décrit comme particulièrement éprouvants les instants où elle ne parvient pas à entrer en contact avec son réseau et à recevoir de l’écoute : « quelqu’un peut se tuer à cette allure ». En partageant des bribes de nouvelles, elle parle de personnes migrantes au Liban qui ont connu un désastre au cours de leur trajectoire, mais aussi de jeunes personnes précocement défuntes dans son pays d’émigration. Elle s’inquiète des métamorphoses de son sentiment de soi (« je suis devenue une autre personne, je ne suis plus moi, j'ai changé ») et partage les modifications de son caractère avec ses rares interlocutrices. Par la suite, le recoupement de ces auto-observations, qu’elle effectue en recueillant les paroles d’autres travailleuses, l’amène à formuler : « les filles qui reviennent d'ici deviennent méchantes, à la longue », ce qui vient faire énigme.
35Dans cette période, Estelle et Lucie partagent avec Dorkasse leur expérience en partie similaire du « contrat ». Elles ré-ancrent l’accablement de Dorkasse dans une situation délimitée, délestant celle-ci d’une « ontologisation » mélancoligène (Laufer & Ayouch, 2018). Ce mouvement deviendra perceptible lorsque la fuite de Dorkasse sera décidée, celle-ci disant dans une lucidité « soutenable », après-coup : « Laisse-moi te dire, l’expérience que j’ai vécue ici, ce n’est pas trop mauvais. C’est mauvais, mais j’ai aussi appris, j’ai aussi appris qu’il y a des gens qui font ça à d’autres gens ». Vérité partielle qui ne lui sera pas contestée. Les interlocutrices de Dorkasse se gardent également d’essentialiser sa position ni d’en désespérer. Estelle et Lucie se tiennent prêtes au revirement qui amènerait Dorkasse à partir. « Quand sa chaussure va la serrer, elle va la jeter », dit Lucie, confiante et faisant preuve de patience quant à ce qu’il revient à Dorkasse de traverser. Construit au prix fort, s’énonce un savoir partagé concernant l’importance, pour tenir, des plaisirs et des désirs ordinaires de la vie : se promener au soleil, bavarder, rire aux éclats, prendre soin de son apparence, ou encore, selon les mots de Lucie : aller voir « ce qui se passe dans la vie ».
36Les échanges de Dorkasse avec son îlot relationnel, ancrés dans une expérience en partie commune, viennent par ailleurs pointer, pour la chercheuse, la significativité du projet migratoire. Ils imbriquent une réflexion sur sa responsabilité de mère célibataire attachée à son fils, et sur la destructivité de son expérience de travailleuse domestique migrante. Au fil de ces discussions, Dorkasse remodèle les nœuds de ces ensembles d’attachements et d’assignations. Elle énonce que son combat est plus important à transmettre que tout ce qu’elle pourrait offrir à son fils. Comme pour se soutenir de ses souvenirs vivants, elle ré-évoque deux types de scènes : des scènes de jeux avec son enfant et de mobilité dans l’espace, qui contrastent avec son immobilisation actuelle ; des scènes d’empathie de son fils de trois ans envers elle, dans des périodes où elle était vulnérable ou malade. Son souci de soi semble d’autant plus consistant qu’il est partagé et qu’il fonde la possibilité de prendre soin de son enfant.
37Une semaine avant sa fuite, Dorkasse m’appelle et me chante Khawuleza, morceau de Miriam Makeba, militante politique sud-africaine. La chanson met en scène la demande brûlante, adressée par des enfants à leurs mères, de fuir la police coloniale pour se préserver. Ci-dessous, la présentation orale de cette chanson par son interprète :
Khawuleza est une chanson sud-africaine. Elle provient, près des villes de l’Afrique du Sud, des « cités », des « quartiers », des « réserves », c’est selon, où vivent tous les Noirs sud-africains. Les enfants crient depuis les rues, voyant les voitures de police arriver pour rafler leurs maisons, sous un prétexte ou un autre. Les enfants disent : « Khawuleza mama ! », ce qui signifie simplement « Fais vite maman ! ». « S’il te plaît, s’il te plaît ne les laisse pas t’attraper ». [4] (Makeba, 1966)
39Si la mélancolie sociale des travailleuses migrantes conserve une spécificité, c’est qu’elle trouve potentiellement à être appuyée dans sa traversée par des constructions collectives, voire une subjectivation politique. En tant que possibilité frayée dans le répertoire d’action des travailleuses migrantes, faisant écho à des expériences historiques diverses, la fuite témoigne en effet d’une issue collectivement créée à une situation déshumanisante.
40L’action de la fuite, qui engage une mobilité jusque-là désavouée, se prépare et se pratique en sollicitant des remaniements subjectifs conséquents. À l’encontre de la normalisation du travail non libre, la fuite suppose d’asseoir la légitimité d’avoir une vie à soi et parmi les autres. Il s’agit d’un pari fait, pour part, à l’aveugle, sans connaissance globale de la vie « dehors » dans le pays d’immigration, et d’une action transgressive dont la répression par les forces de l’ordre ne peut que susciter la peur. À l’illégalisation s’articulent les remaniements de la culpabilité de donner le pas à sa vie plutôt qu’au sacrifice migratoire. Cette dénormalisation n’est pas individuelle, mais reçoit le soutien des réseaux migratoires qui participent souvent à organiser la fuite. La fuite n’est cependant pas le seul mode de la survie : le quotidien des migrantes en situation informelle s’avère parfois plus difficile qu’il n’était imaginé. Néanmoins, le mouvement de la fuite fait ressortir une force d’échappée par-delà les contraintes et les restrictions de l’existant, de sorte qu’il m’a permis de saisir une dimension importante de la survie des travailleuses, comme créativité pratique.
Pour une « possibilité d’exister » : le travail de survie
41En guise de conclusion, le « travail de survie » ne renvoie pas simplement ici à la dimension de l’autoconservation, sauf à en rappeler la complexité sur le plan du narcissisme et du détour par l’autre (Freud, 2005). Semés d’attentions particularisées, les « îlots relationnels » des participantes à la recherche rappellent la confiance en autrui, capable d’identification et d’empathie, maintiennent vivante la dimension de l’adresse, reconstruisent les semblants d’un monde soutenable et restaurent la possibilité d’y discerner une perspective de vie. Ces liens permettent de former la capacité d’extraire l’espoir du désespoir, ou encore d’« extraire la vie à partir de la mort », selon les mots de la psychiatre-psychothérapeute palestinienne Samah Jabr (2018). L’élaboration collective des vécus traumatiques apparaît à même de border et de circonscrire sur une scène sociale partagée, la déchirure ayant donné lieu à des processus mélancoliques devenus figurables. Un travail du deuil du projet migratoire initial, des idéalisations et des attachements qui l’organisaient, est porté par ces îlots relationnels qui viennent donner corps à une « prime de rester en vie » désirante.
42Le concept de « travail de survie » présente certaines implications pour une clinique de la déshumanisation traumatique, des processus mélancoliques et du travail du deuil, dès lors que l’on tient compte de leur dimension collective en lien avec un réel social. Précisément, d’abord, ce concept reconnaît, dans les mots de l’auteure afro-américaine Audre Lorde (2003), la prémisse d’un « n’être pas censé survivre », « pas en tant qu’êtres humains » ; l’intuition que la survie, corporelle et subjective, doive se déployer à partir d’institutions sociales dans lesquelles rien n’est (pré-)disposé en ce sens. Si le « travail de survie » suppose des voies facilitées ou empêchées, socialement agencées, sur le plan de la vie psychique (Molinier, à paraître), il appelle en réponse une pratique clinique non neutre politiquement et résolument critique.
43Ensuite, sur le fond d’un dispositif aussi mortifère que normalisé, le « travail de survie », que mes interlocutrices réalisent, éclaire d’autres enjeux, à partir d’une indisponibilité des conditions d’un mieux-être, qui ne soient dérobées ou collectivement construites. La fabrication d’un lien social minoritaire et l’inscription de contre-discours, témoignent d’une subjectivation collective de l’expérience migratoire. Le travail de survie se soutient aussi d’une facette indispensable de l’ordre de la créativité pratique, voire de l’action coordonnée, ne serait-ce que pour sortir de l’isolement contraint. Un excédent de travail caché devient nécessaire pour habiter le monde. Ce concept vient ainsi rappeler l’importance du travail dans les processus de subjectivation, entendu non plus seulement comme « travail psychique », ni bien sûr en tant qu’emploi, mais comme praxis, approche que la psychodynamique du travail a théorisée (Dejours, 2000 ; Molinier, 2006), malgré une difficulté peut-être persistante à sa prise en compte.
44Certaines situations président ainsi à l’indissociabilité, d’une part, de la préservation du sujet, et d’autre part, de la formation de relations et de pratiques nouvelles. Cette intuition ressort de l’œuvre de Fanon, même s’il a pu placer la conquête d’une « possibilité d’exister » (Fanon, 1971, p. 81) dans les mouvements de libération de son époque, tandis que « le travail de survie » n’implique pas de certitude quant à l’orientation de ces pratiques, souvent menées à l’aveugle. Au-delà de l’enquête ici décrite, une clinique de la déshumanisation orientée par « le travail de survie » incite à porter attention aux relations vivantes vers lesquelles un sujet peut se tourner ; à faire cas de ses expédients ordinaires et variables en fonction des dispositifs qui règlent son existence ; à être affecté·e par la teneur inestimable des pratiques par lesquelles il demeure possible de « se faire une vie ».
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Mots-clés éditeurs : travail de survie, travail non libre, mélancolie sociale, migration, Liban
Date de mise en ligne : 28/09/2021
https://doi.org/10.3917/rep2.031.0044Notes
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[1]
Slogan anonyme chanté à une manifestation du 1er mai 2014 à Beyrouth.
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[2]
La notion de dispositif renvoie au sens que lui attribue Michel Foucault : « un ensemble résolument hétérogène, comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions règlementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques, bref : du dit, aussi bien que du non-dit » (Foucault, 2001, p. 299).
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[3]
L’usage le plus fréquent que fait Freud de cette notion concerne la répression des représentations conscientes ; la répression de l’affect, désigne, quant à elle, son inhibition ou sa suppression, plutôt que sa transformation (Laplanche & Pontalis, 1967, p. 419-420).
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[4]
[Ma traduction de l’anglais].