Couverture de REP2_031

Article de revue

Institution totale et discours criminel

Formes de constriction du sujet

Pages 8 à 23

Notes

1. Introduction. La prison en échec

1Il y a lieu de s’interroger sur l’efficacité de la prison comme procédure disciplinaire et de considérer ses limites en tant qu’institution normalisante. On peut rencontrer en effet des dysfonctionnements de plus en plus évidents dans sa fonction de rééducation et de réintégration sociale (Foucault, 1972-1973, p. 229-230). La réussite de la prison à cet égard est partout assez discutable (Aleo, 2016, p. 47-48 ; Tiscini, 2018 ; Tiscini & Kalaora, 2019, p. 331), au point qu’il soit possible d’esquisser une sorte d’échec généralisé de la mission rééducative du système pénitentiaire, tant en Italie (selon l’article 27 de la Constitution italienne  [1]) qu’en France. Si, idéalement, la peine est censée réhabiliter les personnes qu’elle a contraintes, les effets de la détention sont le plus souvent négatifs. À ce propos, Tiscini observe que l’exclusion sociale produite par le délit ou le crime est « redoublée, voire répétée une deuxième fois, par l’emprisonnement, qui est d’une durée variable. La question ne devrait donc pas être “d’où vient le crime” et “pourquoi devient-on criminel”, mais “que pouvons-nous faire pour et avec ces sujets qui ont commis un crime” ? » (Tiscini, 2018, p. 51). Le crime aliène le sujet du reste du corps social et, plutôt que viser à la réintégration au sein de la société, la peine poursuit tout d’abord un processus d’exclusion.

2Cet article envisage ce phénomène à partir de notre pratique de psychologue clinicien et notamment sur notre expérience dans un établissement pénitentiaire de haute sécurité en Italie. Il faut préciser qu’une prison de haute sécurité comporte des caractéristiques qui la différencient de la prison « normale », la rendant bien plus dure et « totale » ; les prisonniers, par exemple, passent environ vingt heures par jour dans leur cellule et subissent, en général, davantage de restrictions au regard des occasions de socialisations. Dans cet établissement, tous les détenus étaient des criminels accusés ou suspectés de crimes liés à l’organisation mafieuse.

3À partir de l’écoute de détenus incarcérés (condamnés) pour crimes mafieux, on relève une sorte d’isomorphisme structural entre le discours mafieux et celui de l’institution totale de la prison (Monteleone, 2016a). À notre avis, il y a généralement un effet de dégradation de la personnalité du sujet détenu, qui renforce celle qui est opérée par l’ordre symbolique criminel en dehors de l’institution. L’un comme l’autre semblent présenter des formes similaires de contrainte du sujet. L’effet d’appauvrissement passe également au travers du postulat sous-jacent de l’institution totale (Basaglia, 1967, p. 102-105), qui reproduit sur le détenu une coupure entre corps-objet-organisme et corps-sujet. De ce point de vue, la psychanalyse peut offrir au sujet la possibilité de retrouver des espaces de réinvention et réappropriation de soi-même et donc de subjectivation.

La prison comme institution totale

4La prison joue un rôle central dans les sociétés occidentales depuis désormais deux siècles, comme forme à travers laquelle l’institution pénale exerce les peines. La lecture foucaldienne éclaire cette transformation et fait valoir qu’elle est au moins autant une manière de réorganiser le pouvoir de punir afin qu’il soit plus homogène, régulier et efficace, qu’un moyen d’adoucir les peines (Foucault, 1975, p. 96). À ce titre, la punition par l’enfermement marque un changement de la prise en charge politique du corps, en passant de la logique du pouvoir souverain, s’exerçant par « un droit de prise » et de suppression (Foucault, 1976, p. 179), à une logique disciplinaire qui cherche à maîtriser les corps par la soumission à de multiples procédures régulant mouvements, gestes et rapports de force.

5Héritant de l’intelligibilité mécanique du corps (Foucault, 1975, p. 160) et de son projet de réguler l’intériorité par le dressage (Descartes, 1649, p. 370 ; Gonthier, 2001, p. 30), les technologies disciplinaires visent ainsi le contrôle de l’âme en assurant la docilité du corps. Elles consistent de la sorte en un arsenal correctif et de contrainte qui réfère les pratiques à une norme et cherche à réduire l’écart avec cette dernière.

6L’opposition entre le corps-sujet, doué d’une intériorité raisonnable, et le corps-objet, prédiscursif et animal, se trouve être à la source de nos catégories juridiques. Esposito démontre, en effet, que le droit romain a produit la catégorie de personne en tant que statut de propriétaire d’une chose, et en premier lieu de son corps (Esposito, 2014, p. 16) :

7

Le corps – sur lequel la personne exerce son domaine propriétaire – est pensé comme chose, chose corporelle et corps réifié. Cela signifie que le dispositif de personne, dans le même individu, fonctionne en même temps dans le sens de personnalisation – quant à sa partie rationnelle – et dans le sens de dépersonnalisation, quant à celle animale, c’est-à-dire corporelle. (Esposito, 2007, p. 113)  [2]

8Le dispositif légal repose ainsi sur l’opposition entre personne et corps. Dans un même temps, la prison entérine cette division en réduisant le sujet à un corps objectivé et manipulable, mais cherche à résoudre cette tension en agissant sur l’intériorité à partir de ce dernier. D’où la situation paradoxale dans laquelle on vise la réintégration sociale et la réhabilitation morale du condamné en réduisant sa liberté en tant que corps. En d’autres termes, la prison contredit de fait le principe de liberté afin d’opérer son rétablissement.

2. Le cas de A.

9A. est un jeune homme détenu, pour crimes liés à la Mafia, dans une maison d'arrêt de haute sécurité. Il relève de ce qui est défini dans le champ judiciaire comme homme de main de l’organisation mafieuse : des criminels qui font de la délinquance un métier sans occuper toutefois un rôle très important dans l’organisation. En particulier, A. volait des voitures et s’occupait de racket. Une fois arrêté, il a été conduit dans la maison d’arrêt de haute sécurité suite à la révélation des liens entre ses crimes et l’association mafieuse.

10Il demande une consultation psychologique suite à des troubles du sommeil et des situations d’anxiété. En particulier, il souffre depuis peu de crises de panique qui se produisent dans un cadre bien précis : lorsqu’il est accompagné de la salle d’audience du tribunal souterrain à la prison pour son procès, les policiers le menottent et le placent dans une étroite cabine métallique à l’intérieur de la camionnette du transport de sécurité.

11Dans ces moments, il éprouve alors une sensation envahissante d’angoisse qui provoque une perturbation générale dans son corps. Il dit : « C’est une chose que je ne souhaite à personne… Dans ces moments je me sens mourir ». Lorsqu’on lui demande d’expliquer ce qu’il sent, il répond : « je suis à bout de souffle », « je me sens étourdi », « j’ai des vertiges ». Et puis il ajoute : « J’ai l’impression que le monde s’effondre », « … Comme s’il arrivait à sa fin ». « J’ai peur… J’ai peur comme si le camion se renversait », avant de conclure : « J’ai peur de mourir en restant bloqué à l’intérieur ».

12A. raconte que les médecins lui ont parlé de claustrophobie, en expliquant qu’il s’agirait d’un problème dû à ses facultés psychologiques et neurocognitives. Il confie cependant sa perplexité face à ce diagnostic, dans lequel il ne se reconnaît pas. Il perçoit au contraire cette claustrophobie comme quelque chose d’étranger à lui-même, qui ne lui appartient pas. Il explique qu’il vit désormais en permanence dans un espace clos : pourquoi devrait-il avoir peur de cet espace étroit ? Continuant de parler, il dit « Enfin peu m’importe si je suis claustrophobe ou non… Je veux comprendre ce qu’il m’arrive… Pourquoi j’ai ces troubles. J’ai besoin d’aide pour comprendre pourquoi je souffre tellement ». « Je me dis que cette peur n’est pas réelle et elle est seulement dans ma tête… Mais je suis également terrifié par la situation. »

13A. a un problème de gestion de l’anxiété, qui produit en lui un malaise assez envahissant dans sa vie quotidienne. L’anxiété se manifeste au niveau somatique comme un état d’activation généralisé et difficile à tolérer, et elle pourrait être interprétée comme une caractéristique cruciale de la réponse de A. au régime carcéral. Du moment où A. est considéré comme corps-organisme, sujet-organisme qui doit être géré, il se trouve dans un contexte dépersonnalisant qui agit sur sa propre subjectivité, une subjectivité déjà fragile en soi qui, ayant besoin d’identifications très fortes, se trouve dépourvue de toute possibilité de se soutenir encore. En effet, lorsqu’il est soustrait au réseau de relations dont son monde était fait et dans lequel il avait dans une certaine mesure une place symbolique bien définie (en tant que fils de…) (Lo Verso, 1998), il se trouve soudainement dans un contexte dépourvu de sens et de ces identifications qui, grâce à l’organisation sociale mafieuse, lui procuraient un grand soutien. On peut dire en effet, en tant que psychologue clinicien, qu’on a envisagé une « psychose carcérale », c’est-à-dire un fonctionnement psychique, très fragile au fond, qui a éclaté pendant la détention en prison.

14Cette situation entraîne un basculement des identifications de A. et le surgissement d’une angoisse sans nom, dont la claustrophobie n’est qu’une expression. La dégradation de sa santé mentale se réfléchît donc au sein de son corps, étant donné qu’il n’a pas les moyens d’articuler symboliquement un discours autour de sa propre angoisse et de ses propres peurs concernant le futur. Dans cette perspective, si la Mafia produit un sujet totalement identifié à son propre discours, la prison continue sur la voie de la contrainte et de l’assujettissement avec un appauvrissement symbolique du contexte de vie du sujet, qui passe lui aussi par la gestion de A. en tant que corps.

15À partir du discours du patient, on peut, par ailleurs, relever que l’institution totale, dont les opérateurs incarnent les objectifs de normalisation, offre un modèle de soin qui structure l’individu en le conformant à des schèmes d’évaluation dans une approche organiciste et réductionniste, comme dans le cas de l’étiquetage-diagnostic de claustrophobie que les médecins attribuent à A. Il n’a pas d'outils pour accéder à quelques formes de « sublimation », c’est-à-dire d'instruments pour donner une forme à son angoisse. Le diagnostic, comme l’institution totale elle-même, est une forme de contrainte de A. après son incarcération, de la même manière que la Mafia l’était au dehors, avant l’incarcération.

16Conçu comme simple organisme, le sujet, avec ses symptômes et sa souffrance, est réifié dans une identification qui lui est aliénante. En effet, la référence directe de la catégorisation psychiatrique organiciste est le DSM-5 (American Psychiatric Association, 2013) : c’est-à-dire que le sujet y est réduit à son fonctionnement physiologique, qui serait la cause de tous les processus psychologiques et pathologiques. Dans cette perspective, la claustrophobie est un problème qui doit être résolu en visant la normalisation et l’objectivation du sujet, elle est ramenée à la dimension corporelle. L’écoute du sujet est alors subordonnée aux devoirs de l’institution et le traitement de son corps correspond à une colonisation par le pouvoir psychiatrique (Basaglia, 1967, p. 107-108). Le but principal est l’adaptation du sujet qu’on poursuit à travers le traitement de l’organisme biologique conçu comme ensemble des fonctions neurophysiologiques.

3. Le sujet, le corps et la prise symbolique

17On peut inférer des propos de A. une certaine résistance à être traité comme corps-organisme, à être réduit en chose à gérer, ainsi que sa conviction fondamentale d’avoir un corps et non de l’être. Dans cette sensation d’étrangeté que le sujet éprouve face à son propre diagnostic psychiatrique, on retrouve la différence radicale entre la sensation que le sujet a de lui-même et le discours réductionniste de la psychiatrie dans son effet potentiellement aliénant. C’est d’ailleurs le résultat du biologisme de la médecine et de la psychologie contemporaines (Laurent, 2008 ; Venderveken, 2019, p. 13-14).

18Or, vivre dans un contexte humain signifie vivre dans un monde symbolisé, c’est-à-dire un monde qui est habité par des objets qui sont le résultat d’un découpage opéré par les signifiants (Miller, 1981, 4). À ce propos, le philosophe Cimatti considère que la perception de l’objet dans les êtres humains est possible à partir d’un langage qui en délimite les contours (Wittgenstein, 1953, p. 84-85, § 216 ; Wittgenstein, 1958, p. 97 ; Cimatti, 2017, p. 173). Il est possible de transposer ce discours sur ce qu’on appelle « sujet » : « l’idée que le je réel vit dans mon corps est liée à la grammaire particulière du mot « je » (ou « mon »), et je pourrais les appeler « l’utilisation comme objet » et « l’utilisation comme sujet » (Wittgenstein, 1958, p. 124). En d’autres termes, ce sont les pratiques de vie, les habitudes linguistiques qui produisent le sujet humain en tant que tel.

19Le monde humain en tant que monde symbolisé par l’effet du langage est un monde dématérialisé, mais en même temps le langage a des effets dans l’expérience quotidienne de chacun, y compris dans l’expérience qui est faite de soi-même : la conscience de chacun est le résultat de l’effet de coupure que le langage produit sur le corps, sur la réalité naturelle. Cimatti considère en effet que le langage opère une séparation entre « psyche » et « soma » pendant l’enfance, lorsque l’enfant devient capable de diriger volontairement son attention envers les objets du monde (Cimatti, 2017, p. 175). Les coutumes sociales produisent donc certaines formes de vie en fournissant des règles qui donnent une signification au monde. La rencontre avec le langage, les règles établies, la dimension sociale, a pour effet de produire une coupure dans le corps-organisme en créant l’être humain (Cimatti, 2015, p. 9) en tant qu’être symbolique et social. C’est à partir de cette expérience d’assujettissement aux règles linguistiques et sociales qu’il est possible pour l’être humain de dire « moi » (Ibid., 131). Par contre, ce qui advient dans la prison de haute sécurité est la soumission d’un sujet à un régime très dur d’où la dimension symbolique du monde humain, fût-il mafieux, est absente et à laquelle se substituent les règles rigides de l’institution totale, qui s’appliquent d’ailleurs à travers le réductionnisme aliénant du pouvoir psychiatrique.

20L’être humain n’existe en tant que sujet-personne que dans le milieu social, il n’existe pas à l’état naturel. En ce sens, personne ne peut fixer une règle par soi-même (Descombes, 2003, p. 34), de fait une règle est définie à partir d’un contexte social qui en donne la signification ou, comme le dit Lacan : « dès que se forme un système symbolique quelconque, il est d’ores et déjà, de droit, universel comme tel » (Lacan, 1978, p. 46). Un individu est humain à partir d’un ordre symbolique, d’un contexte social qui donne une signification aux règles établissant qu’il est un individu, un sujet.

21Donc, l’individu humain s’institue dans un monde de symboles, un monde linguistique, de règles et de rapports aux autres. C’est le monde de la liberté qui peut produire l’être humain : un sujet-personne reconnu juridiquement (Schroeder, 2016, p. 58-60) et, en tant que tel, caractérisé proprement comme être moral, libre (Honneth, 2014).

22De ce point de vue, lorsque l’institution totale, et en particulier la prison, traite le sujet comme corps-organisme, elle opère une réduction qui est aliénante pour le sujet, en l’obligeant à être un sujet privé de liberté. Comment peut-on prétendre, en effet, produire un sujet « autonome » en en faisant un sujet sans liberté ? Ou encore, si on le considère, comme dans le cas de A., comme simple dysfonctionnement neurophysiologique ?

23Au contraire, on observe une opération radicale de soumission du sujet-corps, du corps symbolique (avec son histoire de vécus et de significations), aux logiques du pouvoir. De surcroît, sa réduction à un organisme et à un corps-objet-de-gestion, dans le cas de la prison par exemple, implique un appauvrissement au niveau symbolique de la vie de l’individu jusqu’à une sorte de dépersonnalisation (Aleo, 2016, p. 45-46 ; Tiscini, 2018, p. 50 ; Mannarà, 2020, p. 250-251).

4. Le « symbolique » de la Mafia et celui de l’institution totale

24Les aspects de l’institution totale précédemment décrits relèvent d’une réduction de la singularité du sujet à une déviance qu’il faut gérer et uniformiser en l’adaptant aux exigences de la société et de l’institution elle-même. Simultanément, on assiste à une dépersonnalisation du sujet à plusieurs niveaux, celui-ci étant par exemple réduit à son rôle de patient/prisonnier, « client » de l’institution (Goffman, 1968 ; Goodman, 2013, p. 80). À partir de ce traitement, l’institution produit un sujet conforme à ses exigences, un sujet aliéné à ses requêtes.

25À ce propos, Carlo Monteleone (2020), psychanalyste italien et psychiatre dans un institut pénitentiaire de haute sécurité, relève dans le discours des détenus le vécu de la violence exercée par l’institution. Les détenus subissent les règles très dures et restrictives de la prison de haute sécurité. Il parle ainsi d’une sorte de « violence logique de l’institution totale sur les Mafieux » (Ibid., p. 76), pour faire valoir que l’institution elle-même ne favorise pas un procès de subjectivation dans le sens psychanalytique. De plus, l’institution produit un sujet construit à son image, à ses besoins. D’un point de vue psychanalytique, il est néanmoins intéressant de constater que ce processus d’assujettissement trouve chez les détenus mafieux des conditions psychiques plus favorables qu’ailleurs, en rendant manifestes les dysfonctionnements de l’institution dans ces cas (Ibid.).

26En effet, on peut relever que le sujet « mafieux » a un rapport avec l’Autre symbolique qui est caractérisé par des impératifs absolus, où le langage de l’Autre a valeur d’ordonnance et engage le désir du sujet (Ibid., 78). Il s’agit typiquement d’un Autre qui a un pouvoir identique à celui de la Loi et de la jurisprudence sur le sujet (Puccio-Den, 2015). Dès son enfance, le sujet mafieux est subjugué par un discours qui l’immerge dans des valeurs et une moralité alternatives à celles promues par l’État. La personnalité du sujet mafieux se fonde par conformisme sur des aspects imaginaires, sur des stéréotypes qui attribuent en outre une signification de la réalité et des relations sociales différentes.

27Dans notre expérience de psychologue clinicien à l’hôpital, nous avons eu l’opportunité d’écouter un sujet mafieux qui avait été hospitalisé pour des problèmes de santé. Dans la période où j’ai fait des entretiens psychologiques avec lui il était assigné à résidence et, pour ces problèmes, se trouvait à l’hôpital. Ce patient avait été hospitalisé déjà plusieurs fois pour la même maladie, qui ne pouvait être guérie que par une opération chirurgicale. Pourtant, chaque fois qu’il était hospitalisé, dès que les médecins envisageaient de procéder à l’opération, le patient demandait sa sortie avec la meilleure thérapie d’analgésiques possible. En d’autres termes, ce patient mafieux avait peur de l’opération chirurgicale. À une occasion, parmi d’autres, où le patient était hospitalisé, les médecins m’ont demandé de l’écouter. Je l’ai rencontré et j’ai entrepris avec lui un bref parcours d’entretiens psychologiques en hôpital. Le patient y a participé avec plaisir mais, au lieu de parler de sa peur d’être opéré, il en a profité pour se présenter comme sujet, membre d’une famille mafieuse très puissante, au travers de laquelle (et de ses affaires illégales) il a pu accumuler de grandes richesses, etc. Il disait : « J’ai payé pour ce que j’ai fait en allant en prison, mais ça valait le coup… j’ai placé ma famille, mes enfants aujourd’hui vont dans les meilleures écoles et connaissent déjà plusieurs langues ».

28Ce patient observait une attitude très défensive envers ce qui était perçu comme « étranger », et il a été un peu difficile d’obtenir sa confiance ; mon cheval de Troie a été son narcissisme. Il s’agissait, en effet, d’une personnalité très narcissique, fortement liée au discours de la Mafia, la fidélité à son patron, le respect d’un ordre symbolique de valeurs comme : la masculinité, la force physique, la violence verbale ou physique, la vengeance « obligatoire » contre les torts subis, etc. Il avait épousé la fille de son « boss », avant que ce dernier ne meure en prison quelques années plus tard.

29À certains moments, le sujet parlait de lui-même de façon maniaque, me laissant à penser qu’il y avait une sorte de correspondance entre l’image de soi actuelle et l’image idéale de soi-même, dans une dénégation totale de la castration (Miller, Di Ciaccia, 2018, p. 56-58). Il présentait, en outre, certaines des caractéristiques de personnalité typiques de la psychopathie : le narcissisme, la séduction envers l’autre sexe, la poussée à l’action, la tendance à agir les pulsions, etc. (Hare, 1993 ; Meloy, 2004). Dans cette modalité d’être au monde, le sujet voit l’autre, la personne extérieure à sa famille ou à son groupe, toute différence, comme un élément dont il faut suspecter une sorte de menace. Dans cette perspective, pour le sujet narcissique qui est centré sur sa propre image (phallique) de quasi-toute-puissance et d’infaillibilité, l’opération chirurgicale représente une perte du contrôle sur soi-même et sur son corps. L’opération est une déperdition et une dégradation de l’image de soi, laquelle se fonde sur l’ordre symbolique mafieux et sur son pouvoir totalisant.

30Ces aspects sociaux de puissance symbolique de la Mafia sont à la base de la distance symbolique des sujets mafieux au regard du lien social proprement dit (Monteleone, 2006, p. 195). Le sujet mafieux se construit dans un ordre symbolique caractérisé par des signifiants maîtres qui remplissent tous les aspects de la vie de l’individu depuis son enfance. Les exigences de la famille deviennent prioritaires par rapport aux règles qui soutiennent et garantissent la coexistence sociale (Monteleone, 2020, p. 78). L’ordre symbolique, les valeurs de la Mafia se caractérisent par l’emprise absolue sur le sujet, qui est donc symboliquement séparé de la loi et de l’autorité juridique de l’État (Legendre, 2005, p. 356). Dans cette perspective, les sujets qui ont le plus besoin d’un soutien psychique de l’image de soi trouvent, dans l’ordre symbolique et social de la Mafia, des identifications totalisantes adaptées à la construction d’une personnalité défensive, mais aussi, en même temps, très fragile. En fait, dans les deux cas, les sujets mafieux trouvent un étayage de l’image de soi grâce au soutien que leur procure le discours à la fois cruel, cynique, et très rassurant au niveau inconscient, de la Mafia. Toutefois, ce faisant, ils laissent la porte ouverte à l’angoisse lorsqu’ils rencontrent le réel, soit sous la forme de la maladie physique, soit sous l’effet de l’appauvrissement identitaire généré par la contrainte du pouvoir due à l’institution totale.

31Le sujet est produit de telle manière que sa conformité aux lois de la famille et à ses impératifs criminels est aveugle et absolue. Il n’y a pas d’autres horizons existentiels pour ces sujets. En adoptant une perspective plus philosophique, on peut alors avancer qu’il n’y a pas d’« autonomie morale » au sens propre (Alparone, 2019), à partir du moment où le sujet suit des règles qui lui sont imposées comme absolues. Dans ce sens, le sujet de la Mafia a un rapport d’aliénation plutôt que de séparation avec le signifiant qui provient de l’Autre. Il est absolument identifié à la Loi qui provient du discours de l’Autre (Izcovich, 2008, p. 71), c’est-à-dire de l’organisation mafieuse dont il cherche la reconnaissance.

32Certaines recherches ont montré que les sujets mafieux ne relèvent pas particulièrement de fonctionnements psychiques psychopathologiques (Craparo et al., 2017). En d’autres termes, la majorité des délinquants de la Mafia n’ont pas de troubles psychiques (ou neurobiologiques) proprement dits. On pourrait plutôt dire qu’ils appartiennent à un ordre symbolique précis qui fonde un lien social spécifique avec ses valeurs et ses normes propres. Le psychanalyste Girolamo Lo Verso (1998) relève que le fonctionnement de l’organisation mafieuse a les traits d’un fondamentalisme, lequel repose sur une loi symbolique absolue et totalitaire :

33

La culture mafieuse (qui dépasse l’appartenance stricto sensu à une organisation mafieuse) constitue une identité « moi » qui s’oppose au « nous » social représenté par l’état et ses règles sociales. Mais ce « moi », cet égocentrisme mafieux est en réalité un autre « nous », le « nous » de la famille, des amis, des alliés. Ce deuxième « nous » est aussi intérieur à l’individu, il structure et sature l’identité. (Ibid., p. 29)

34Il s’agit donc d’une sorte d’idéologie fondamentaliste, un symbolique fait d’impératifs catégoriques où l’organisation criminelle règle tous les aspects de la vie des individus dans la société. Elle est acceptée par les sujets comme le seul horizon de sens dans lequel ils peuvent vivre. La Mafia s’apparente à une sorte de Loi absolue qui donne leur direction aux vies des individus qui lui appartiennent (Monteleone, 2016b). C’est pour cette raison qu’on peut parler d’impératif catégorique criminel pour le sujet, dès l’instant où cette Loi pousse à l’action violente, au crime.

35

C’est une loi du tout ou rien où la sanction a en réalité valeur de loi. Au sens que Lacan lui donne, à partir de Kant et de Sade, c’est-à-dire ce qui se perpétue à l’infini obéissant à une logique contenue dans les prémisses, dans le programme, sans une clocherie, sans un achoppement, sans autre cause que le programme lui-même. […] Le point d’origine absolue, c’est le matérialisme comme cause et conséquence à la fois, réponse extrême, c’est-à-dire perverse, à l’Autre qui n’existe pas. (Biagi-Chai, 2000, p. 69).

36La Loi qui soutient l’organisation mafieuse est une Loi qui ordonne la jouissance, en fondant un lien social qui oriente le sujet contre le système de règles de l’État. Il s’agit d’une Loi qui répond de manière perverse au malaise de la civilisation elle-même.

37Dans cette perspective, on pourrait dire qu’il y a une sorte d’isomorphisme structural entre le discours de la Mafia et celui de l’institution totale, en tant que formes de contrainte du sujet. En fait, dans les deux cas, le sujet se trouve assujetti, dominé par un ordre absolu de règles, qu’il accepte et auxquelles il se conforme. D’une certaine façon, et surtout pour les sujets qui ont une structure subjective fragile, l’institution offre des identifications bien précises et assez stables, qui ont des fonctions similaires à celles que le sujet connaît en dehors de la prison, dans sa famille et dans l’organisation mafieuse. Ces règles organisent tous les aspects de leurs existences, exercent une prise totale sur les corps des sujets eux-mêmes, sur lesquels s’opère l’exercice de la violence.

38L’enjeu pour la psychanalyse, et pour toutes les pratiques de soin ayant à faire avec ce genre de sujets, serait de déstabiliser le système « pervers » du pouvoir mafieux qui opère de façon inconsciente dans le sujet et de dépasser l’impératif de silence qui le soutient (Monteleone, 2016a, p. 179). À travers l’écoute du sujet, on peut rompre le cercle vicieux qui rend similaires la prison, en tant qu’institution totale, et le discours « fondamentaliste », totalitaire de la Mafia. En particulier, l’écoute psychanalytique, qui se concentre sur le sujet dans sa singularité la plus radicale, se présente comme un élément de rupture avec la logique de masse, entendue comme famille ou comme groupe criminel, en favorisant la possibilité d’un procès de subjectivation (Ibid.). Dans ce sens, la psychanalyse peut offrir un discours alternatif pour le sujet, qui lui ouvre une fenêtre de non-sens dans la rigidité symbolique qui caractérise le « monde sans espoir », cynique et conformiste du sujet mafieux (Monteleone, 2006, p. 195).

Conclusion

39Le pouvoir de la prison vient de loin dans l’histoire et a désormais un rôle fondamental dans la gestion de la déviance sociale. Son efficacité est toutefois très incertaine et, dans la majorité des cas, démentie. En tant qu’institution totale, la prison opère une prise de pouvoir sur le sujet qui passe surtout à travers sa réduction à son corps réel, dépersonnalisé. Dans cette opération d’aliénation de l’humanité du sujet, celui-ci perd toutes les caractéristiques d’autonomie. Nos observations cherchent à confronter ce discours et ces pratiques à ce qui est proposé par le discours mafieux, en ce qu’ils ont en commun d’être absolus et de n’offrir aucune possibilité de liberté réelle. Dans les deux cas, il s’agirait donc de formes de contraintes sociales et symboliques de la subjectivité, où la prison (en particulier celle de haute sécurité) se pose pour le sujet mafieux en continuité avec l’ordre symbolique absolu mafieux. Dans ces cas, la psychanalyse en prison peut présenter, en tant que pratique de soin caractérisée par une approche non-organiciste, une opportunité nouvelle pour ces sujets soumis à ces discours totalisants. Ils pourraient alors franchir les limites de leur propre monde symbolique pour embrasser de nouveaux horizons d’espoir, de sens.

Bibliographie

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : corps, psychanalyse, prison, institution totale, Mafia

Mise en ligne 28/09/2021

https://doi.org/10.3917/rep2.031.0008

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