Couverture de REP2_029

Article de revue

Qu’est-ce qu’un corps ?

Pages 9 à 20

Notes

  • [1]
    Cahiers de la Transidentité. 6 volumes : http://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=result ; articles et interventions sur le thème de la question trans dans les sociétés contemporaines.
  • [2]
    Paris : L’Harmattan.
  • [3]
    Claude Lévi-Strauss vu par Eduardo Viveiros de Castro, entretien par Marc Kirsch (2008). La lettre du Collège de France. Hors-série 2 « Claude Lévi-Strauss, centième anniversaire », p. 37.
  • [4]
    Par « trans », nous entendons parler des personnes transgenres, de transitude ou de transidentité.
  • [5]
    Nous nous référons au monde occidental comme concept géopolitique d’une « société occidentale moderne » (issue de l’héritage gréco-romain) se distinguant aussi bien des civilisations d’Asie que de celles de l’hémisphère Sud.
  • [6]
    Canaque en français.
  • [7]
    L’« être » et « qu'est-ce que l'être ? ».
  • [8]
    « Naturalisme : Différence des intériorités, ressemblance des physicalités ».
  • [9]
    « Analogisme : Différence des intériorités, différence des physicalités ».
  • [10]
    Désigne les personnes non-trans et décrit la coïncidence sexe-genre.
  • [11]
    Il s’agit d’un nous les personnes trans mais aussi du nous les personnes trans et cisgenres face aux assignations.
  • [12]
    Les références en études transgenres seraient très nombreuses à mobiliser : S. Stryker, S. Whittle, P. Currah, S. Stone, P. Califia, K. Bornstein, L. Feinberg, J. Serano, E. Koyama, R. Wilchins, L. Berkins, B. Radi, M. Cabral, A. Suess, S. Winters, T. Reucher, entre une centaine de noms possibles.
  • [13]
    Ce que nous définissons comme des « études sur les trans ». Lire notamment : Karine Espineira, Maud-Yeuse Thomas (2019). Études Trans. Interroger les conditions de production et de diffusion des savoirs. Genre, Sexualité et Société, n° 22 ; lire aussi Espineira, K., 2015a et 2015b.
  • [14]
    Néologisme proposé par Maud-Yeuse Thomas construit sur l’analyse de sa propre condition.

Introduction

1

Le corps, c’est le nouveau nom de l’esprit. Tout ce qu’on attribuait à l’esprit, c’est maintenant le corps qui le fait. Le cerveau est le nom moderne de l’esprit.[3]

2Cette question est centrale pour l’anthropologie, et nous nous proposons de la rapporter à la question trans [4] sans chercher à répondre aux questions suivantes : qui sont « les trans », comment est-on trans, quelle relation à leur corps, qu’est-ce qu’un corps trans, ou encore comment les personnes trans en parlent-elles ? Nous ne souhaitons pas partir de la question trans et engager une réflexion à rebours vers la question du corps, mais l’inverse, en envisageant le corps comme point de départ de la réflexion.

3Le corps, dans son apparence de naturalité semble être chargé d’idéologies (Ollier, 2017), de représentations (Bancel, Blanchard, Boëtsch, Deroo & Lemaire, 2004 ; Liotard, 2004, 2016 ; Salle, 2007 ; Bouvry, 2011), d’attendus comportementaux ou comme « support de la socialisation du genre » (Vallet, 2009), d’histoires et d’Histoire (Perrot, 1979 ; Ripa, 1988 ; Vigarello, 2011). Le sexe est lui-même approché comme construction sociohistorique, notamment avec les études sur le genre et, dans ces développements, le corps prend corps par des identifications, représentations et statuts nouveaux.

4De manière générale, la croyance populaire occidentale [5] donne le corps comme strictement naturel et originel sans l’appréhender dans ses dimensions culturelles : un ordre et un système sociopolitique qui le façonnent en sexe féminin et sexe masculin, en femme ou en homme. Nous venons au monde, à autrui, à la vie parce qu’un corps est né, nous quittons ce monde lorsque ce corps meurt. La dimension biologique y est récurrente et il faut rappeler que cela n’a pas toujours été ainsi. Dans d’autres sociétés, comme les sociétés amérindiennes (Premières Nations, Autochtones, aborigènes du Canada, natifs américains, etc.), le corps est secondaire, celui-ci ne semble pas exister en tant que tel. Un exemple de l’origine de cette question en anthropologie peut être donné à travers l’échange entre le kanak [6] Boesoou et l’anthropologue Maurice Leenhardt : « Vous nous avez apporté le corps et non l’Esprit. Nous connaissons et nous construisons par l’Esprit. Ce que vous avez apporté, c’est le corps. » (Breton, 2006a, p. 13). Stéphane Breton a cette autre formulation de cet échange : « Vous nous avez apporté le corps selon vous, puisque nous ne connaissions pas le corps occidental. » (Breton, 2006b, p. 50). Le corps – le corps occidental, décrit Breton – est notre antécédent principal. Plus exactement, cet antécédent est dépendant de l’assignation sexe-genre dans un système juridique autonome du lien social. Penser l’assignation et le lien social propose une tout autre vision que celle du naturalisme-objectiviste (Descola, 2005) qui objective donc le lien entre sexe et genre et en déduit un corps sexué. Il semble que les conséquences de ces changements de paradigme reliant le corps au lien social n’aient pas changé la nature du lien social et la nature et le statut du corps. C’est ce que cette contribution propose d’examiner.

Le corps entre sexe et genre

5Avant de venir à la proposition générale des ontologies [7] de Philippe Descola et aux interprétations de Tim Ingold, nous proposons trois schémas pour montrer la conception du lien entre corps et esprit relativement aux débats sur sexe et genre. Le premier schéma date du XIXe occidental, et nous l’illustrons avec la figure 1. Nous notons trois composantes : nature-culture, corps-assignation, sexe-genre. Ces trois binarismes organisent, articulent et hiérarchisent les autres binarismes. Lorsqu’on précise les liens entre ces trois binarismes (figure 1), on voit que « la nature » produit de la culture, le sexe du genre, le comportement sexuel du comportement de genre, etc. Descola nomme ce processus « ontologie naturaliste-objectiviste » [8] et, comme Foucault (1975), il le date à partir du XVIIIe, en le faisant précéder d’une « ontologie analogique » [9] (2005). Ce schème sexe-genre naturaliste fait l’impasse totale des assignations et façonnages de genre et donc de l’importance décisive de la culture.

Figure 1

Figure 1

Figure 1

6On recense un certain nombre de binarismes : nature/culture, inné/acquis, sexe/genre, corps/esprit, masculin/féminin, dans un modèle général de correspondances naturalistes. La nature serait toujours de la culture et, réciproquement, le sexe du genre et, réciproquement, etc. Il y a une relation d’effets dans un modèle général de co-construction et un schéma d’ensemble ou schéma structurel. Si la culture est de la nature, alors le comportement est lui-même à la fois et toujours naturel et culturel. De même, le sexe est du genre, et le genre est du sexe. Dans cette vision dite objectiviste, la sexualité et l’identité sexuelle sont programmées par les gènes, les hormones et non par la culture et le lien social. Ce modèle exclut les états intersexués du corps et les identifications non cisgenres [10] (Serano, 2007 ; Schilt & Westbrook, 2013 ; Aultman, 2014) de l’enfant, ramenées au schéma œdipien. De manière générale, nous lisons un tel schéma de haut en bas. Lorsque nous le lisons de bas en haut, nous pouvons noter que le comportement sexuel est traduit en comportement de genre alors qu’ils sont distincts et surtout qu’ils émanent d’un apprentissage relationnel social. Dans un cas, l’absence de distinction implique que l’un produit l’autre ; dans l’autre, ils sont distincts et sont dits variants : le comportement de genre est autonome du comportement sexuel. Cela a conduit à distinguer l’identité de genre de l’orientation sexuelle.

7Descola indique que ce schéma général est un ethnocentrisme occidental datant du XIXe et non un universalisme. De son côté, Ingold parle de modèle néodarwinien (2013). Le XXe siècle objectiviste applique aux sociétés humaines une taxinomie générale classant les existants dans un modèle dualiste corps/esprit. Notons que Descola et Ingold ne parlent pas des rituels de franchissements de genre – présents dans de nombreuses sociétés que Descola décrit comme animistes – et ne définissent pas le statut des individus socialement désignés comme « atypiques » (Mead, 1935). À la suite de Descola, Viveiros de Castro, Wagner et d’autres, Ingold réfute également l’opposition nature/culture occidentale.

8Une première réponse à la question qu’est-ce qu’un corps ? réside dans le cas présent dans le processus d’assignation de genre en fonction du sexe, conférant au corps une signification définie par la coïncidence ou congruence sexe-genre. Dans ce modèle, l’assignation et l’identification sont pensées indissociables et objectives puisque le sexe produit le genre, lesquels produisent ainsi le corps dans une boucle fermée. Ce schème général, définissant la loi symbolique, a placé le corps en origine et a orienté vers l’idée d’une rupture de nature pathologique concernant les personnes trans. L’affirmation d’une maladie mentale (la rupture) a pris le nom de « transsexualisme ». Or, la maladie mentale est elle-même une production sociale pour distinguer, classer et nommer entre majorité et minorité(s).

9Quel rapport avec la question trans ? Deux points sont susceptibles d’éclairer ce rapport : 1) Il est l’exception nécessaire et suffisante à la loi symbolique générale. 2) Il est difficile de sortir d’un modèle structurel énoncé sur le ton de la vérité scientifique et sociétale. L’avènement des identités et expériences de vies trans passe ainsi par une transformation du corps sexué au lieu d’une refonte de la loi symbolique.

10Qu’est-ce que la question trans ? Jusqu’à présent, on avait répondu : le sexe est dissocié du genre, ce qui avait permis la réponse psychopathologique. La réponse apportée jusqu’à présent repose sur la distinction entre l’assignation et l’identification. Il « nous » [11] faut nous désidentifier et nous désassigner (Ayouch, 2018) pour connaître et comprendre d’où nous émergeons et nous découvrons comme sujet, tout en nous heurtant au lien social à « deux sexes » fixes et intangibles. Nous interrogeons bien le modèle occidental sous-tendant une ontologie définie et la construction de son réel sociétal, non pas entre sexe et genre mais entre assignation et identification. Il n’y a pas de séparation ou « rupture sexe-genre » mais une distinction entre assignation et identification.

Le modèle néodarwinien (Ingold)

11Regardons maintenant comment fonctionne le rapport nature-culture avec le rapport sexe-genre pour composer ce corps tel qu’il est à la fois individuel et social, naturel et symbolique ; les termes nature et sexe ont été remplacés par « organisme » et culture et genre par « environnement sociétal », que propose Tim Ingold. La correspondance organisme et environnement sociétal détermine comment est le corps dans un état d’assignation, dans une société et une époque donnée.

12L’organisme est sexué, mais c’est l’assignation sexe-genre qui définit comment est le corps. Il est toujours social. Le corps est dit « prescrit », c’est-à-dire déterminé par les normes assignatrices. L’individu social qui émerge ne peut en aucun cas, dans aucune société, être appelé « naturel ». Seul, l’organisme est naturel et cela détermine la différence entre le règne animal et le genre humain dans l’aire occidentale ; cette distinction n’est pas valable dans l’aire amazonienne comme le rappelle Viveiros de Castro. Au schème occidental nature/culture, cette aire oppose une indistinction nature-culture et un perspectivisme corporel entre humain, non humain, esprit, etc. La question Qu’est-ce qu’un corps ? renvoie donc au processus de description et de définition du corps de manière invariante (les aires occidentales) et variante (les trois aires ontologiques selon Descola). Depuis Margaret Mead, l’anthropologie postule que, si toutes les sociétés assignent, elles n’assignent pas de la même façon, selon les mêmes attendus et rituels. Cela implique que le genre n’est pas le même objet d’une société ou d’une époque à l’autre.

13Tim Ingold indique qu’il s’agit d’une propriété émergente de l’histoire de l’évolution biologique, historique et individuelle, et présente l’organisme, l’environnement social et l’histoire de l’individu en train de se faire dans le contexte normatif du lien social. Enfin arrive l’individu tel qu’il découvre ce co-développement afin de construire son appartenance propre à une classe de genre, son identité, sa place, ses goûts et affinités. Ingold nomme cela ontogénie. La question Qu’est-ce qu’un corps ? renvoie au processus de description et de représentation à travers des éléments de nature biologique, historique, individuelle, culturelle, symbolique, etc., mais aussi à la façon dont l’individu se construit avec ses apprentissages. Tous ces éléments ne sont pas nécessairement liés entre eux. On a tendance à nommer « apprentissage élémentaire » le langage, l’alimentation, les premiers contacts avec les parents, etc. Or, la construction de l’identification fait partie de ces apprentissages premiers à de multiples niveaux. Il se peut que cela ne définisse pas l’identité de genre encore à venir mais, dans ce cas, cela est valable pour tous les individus et implique qu’il n’y a pas une linéarité ontogénique. L’organisme est placé du côté de l’axe nature mais le corps prescrit est la résultante co-organisée des deux axes. Ingold propose un autre schéma dans son ouvrage Marcher avec les dragons (2013).

Figure 2

Figure 2

Figure 2

14Ingold postule que l’individu (B1) est la résultante du schéma codéveloppemental liant C1 à E1, C2 à E2, etc. Ingold ne nomme pas l’individu B. Il le situe à la croisée de l’enchevêtrement des mondes physiques et sociaux. Dans l’ensemble, Ingold ne traite pas de l’organisme mais bien du corps en anthropologie et non en sciences biologiques. Toutefois, il réfute avec force le schéma biologique postulant une matrice génotype qui agirait en amont de la construction des individus et donc les déterminerait entièrement. Pour lui, l’action coordonnée du génotype et du phénotype participe de ce co-développement assurant la survie du corps du nourrisson dans le contexte d’un apprentissage stable. Avec la bipédie et la bicyclette, il montre que le corps est un organisme en perpétuel apprentissage sous dépendance des cadres ontologiques et cosmologiques. L’individu est dit « co-développemental » : il ne pousse pas comme une plante mais est structurellement dépendant de l’état d’équilibre de l’environnement naturel et culturel – ce que Viveiros de Castro appelle environnement « multinaturaliste » (2014). Si une transmission est rompue, les médiations le sont également, ce qui peut menacer la vie mentale et relationnelle de cet individu et donc de l’organisme. Or, c’est le cas lors d’une assignation rompant le développement psychique d’un enfant dont l’identification est distincte de l’assignation.

15Ce qui manque dans ce schéma, c’est le fait qu’il place l’individu (B1) comme produit des mondes physiques et sociaux, qu’il en est la conséquence, une sorte de témoin qui va, à son tour, passer le témoin dans l’intergénérationnel (B1-B2, etc.) comme dans l’interrelationnel sans rien changer. Ingold le schématise avec les flèches : B1 à la croisée de C1 et E1. Or, l’individu social est producteur dans son environnement social et sur son corps en lui donnant une forme culturelle, masculin, féminin, androgyne, autre. La flèche va donc de C1 à B1 et de E1 à B1 mais aussi de B1 à C1 puisqu’il genre son corps en fonction de l’environnement social, le modifie si cela ne lui assure pas une stabilité ; cela va également de B1 à E1 puisqu’il participe à cette genration ; enfin de B1 à B2, voir B3 puisqu’il va la transmettre à la génération suivante. Quelles en sont les conséquences ?

L’identité trans au cours du XXe siècle

Figure 3

Figure 3

Figure 3

16Pour éclairer le propos, nous proposons un schéma intergénérationnel construit sur un modèle d’Ingold. Nous avons implémenté un individu trans (B0) et des repères temporels relatifs à l’histoire des transidentités. [12] Ce schéma d’ensemble permet de montrer comment l’individu trans est représenté et décrit dans le temps depuis 1900.

17L’individu trans a été rattaché de manière secondaire à la ligne de première génération qui va de 1900 aux années 2000. Contrairement à l’individu cisgenre, la première génération des personnes trans, celle qui court d’Alan L. Hart (1890-1962), de Dora Richter (1891-1931) à Lili Elbe (1882-1931) en passant par Michel-Marie Poulain (1906-1991), Christine Jorgensen (1926-1989) et Coccinelle (1931-2006) n’a pas bénéficié de médiations socioculturelles, symboliques et imaginaires. En revanche, elles vont devenir les médiations des générations suivantes. B0 est appelé « individu transsexuel », observé et écrit par autrui [13], et pensé à partir d’un biosystème excluant une pensée des assignations, transmissions, identifications, etc.

18À la deuxième génération (C2), le travail des médiations associatives a facilité certains aspects de la construction personnelle et médiatique de l’individu trans. Cette génération a entre 30 et 60 ans en 2018. L’irruption d’Internet et sa généralisation ont changé encore la donne ; ils et elles se renomment « transidentités » dans un processus de resignification symbolique en fondant les Transgender Studies anglophones, avec le « manifeste posttranssexuel » (1991) et ce que nous définissons comme des études transgenres francophones de notre côté. Nous les nommons B2*, car la catégorie n’est plus aussi distinguée de l’individu cisgenre (B2) avec la dépathologisation. Thomas Beatie est le meilleur exemple de cette transformation où le corps trans est mobilisé dans une parenté trans non distincte de la parenté cisgenre (Hérault, 2014). Beatie explique qu’il est un homme et que son corps peut donner naissance à des enfants. Il relie l’organisme biologiquement sexué et le corps reconfiguré dans une unicité socio-identitaire stable.

19Le corps trans est alors discuté et exposé par les personnes trans, fondant là le soubassement d’une culture trans et d’un remaniement conséquent du lien social. En revanche, il y a toujours un problème de représentation du corps avec l’état civil, ce qui oblige encore à plier le corps à l’instar des corps intersexués ; les demandes de réassignation sont toujours présentes en raison du schéma juridique qui n’évolue pas jusqu’à la loi en Argentine en 2012 – la France en 2017. Désormais, la question trans se joue dans l’intergénérationnel. Le travail de la dépathologisation avait modifié le rapport cisgenre/transgenre sans modifier la structure binaire de société. Avec le débat ouvert sur les enfants et adolescents trans, on est dans une nouvelle révolution des imaginaires trans accompagnée par l’irruption des personnes dites non binaires. L’environnement de deuxième génération était encore dominé par les prescriptions et proscriptions biopolitiques parlant de pathologie, et cela impactait les transitions de telle façon que la question trans, surfocalisée et individualisée, a été progressivement effacée.

20L’environnement de troisième génération est déjà représenté dans les milieux associatifs. Le terme transidentité s’est élargi, incluant les personnes non binaires et trans neuroatypiques nommées « transaspies ». [14] Le devenir individuel est partiellement autonome des assignations et partiellement dépendant du maintien des schèmes dominants, comme c’est le cas pour les individus cisgenres. La troisième génération est très différente de la première. Les oppositions à la « binarité » sont très présentes, et les transféministes militent pour une nouvelle valence de société. À la valence différentielle homme/femme, s’ajoute une valence différentielle cisgenre/transgenre, dyadique/intersexe, neurotypique/neuroatypique. Enfin, le facteur de la temporalité est beaucoup plus important dans les transformations sociétales.

Tableau des ontologies, Descola

21Le tableau des ontologies de Descola, très discuté dans toutes les disciplines, notamment en histoire médiévale en France, a modifié tendanciellement l’importance de l’anthropologie comparée. Ce tableau, établi selon quatre grandes ontologies (naturalisme, animisme, analogisme, totémisme) et aires ontologiques associées, est construit à partir des notions princeps d’intériorités et de physicalités. Celles-ci co-organisent les constructions socio-corporelles avec pour corrélat les imaginaires des sociétés, des groupes, des individus et donc des socialités et parentés autant que des identités. L’apport principal de Descola réside dans une comparaison générale, avec entre autres visées, de sortir de la conception postcoloniale d’une ontologie universelle, de montrer comment l’opposition nature/culture au XXe organise l’imaginaire occidental et comment l’absence de cette opposition structure les trois autres aires et processus ontologiques. Il montre donc comment le couple physicalité-intériorité est distinct d’une aire ontologique à l’autre et où des éléments de chaque ontologie peuvent exister à titre de « processus » dans d’autres aires. Il a su montrer, en sortant des taxinomies occidentales, combien le lien physicalité-intériorité est malléable, lié aux existants dans une même aire environnementale. L’exemple le plus fameux est celui de la société Achuar qui partage son intériorité avec des existants animaux, arbres et environnementaux. Le corps n’est jamais une donnée première, sortant d’un état de nature primordial, mais est tissé par/dans le lien social par les assignations et ritualisations. Viveiros de Castro nomme cela perspectivisme indigène amazonien dans un univers symbolique multinaturaliste reliant les humains aux non humains. On a là un exemple très fort de ce que le corps est et n’est pas car il est toujours défini par les imaginaires locaux. Sortir des taxinomies permet de voir d’où les assignations et nosologies parlent et comment les antécédents socio-subjectifs et socio-spirituels d’une société donnée constituent les individus d’une façon distincte des autres aires et d’une époque à l’autre.

22Descola indique que le concept central qui résume le mieux le système animiste est la métamorphose, et l’on devine que ce terme vient s’opposer au régime objectiviste caractérisant l’imaginaire occidental du XXe. En effet, là où nous pensons que le corps fait l‘individu, à l’inverse dans la croyance animiste, l’individu fait le corps, ce que Ingold appelle un « processus animiste ». Donnons des exemples précis avec les bispirituel.le.s ou two spirit amérindiens : l’antécédence principale de l’enfant repose sur une assignation différée dans le temps – quand l’assignation sociojuridique occidentale repose sur une superposition des temporalités biologique et culturelle. Le rituel de l’arc et du panier permet à l’enfant de changer d’appartenance de genre dans une médiation symbolique collective, connue de toute la société. La réassignation n’existe donc pas dans un lien social avec, a minima, quatre genres sociaux : homme, femme, homme et femme bispirituelle. L’antécédent majeur n’est pas le sexe mais ce que nous nommons l’identité de genre que nous pouvons reformuler par l’identité relationnelle de genre. Dans la société inuite, le sexe est variant, et le genre assigné aux enfants est celui de l’ancêtre ; l’individu peut changer de genre à sa maturité sexuelle ou conserver son antécédence subjective dans un lien social ternaire, homme, femme, sipiniit.

23De manière globale, le système animiste est une ontologie de type sociospirituelle et comprend les deux modes d’assignation, cisgenre et transgenre, qui se complètent.

24Un autre cas, cette fois en Occident, soulève la question des antécédents et des facteurs concourant à une transidentité, celui des neuroatypies dont le genre est dit neutre ou agenre, variant et/ou fluide, surtout dans la population « auti-genre » où l’autisme influence plus ou moins nettement la perception du genre et donc du lien sexe-genre. Cette neurospécificité n’a pas été repérée dans l’élaboration de la triade autistique (déficit de socialisation, intérêts restreints, camouflage social) ; or il semble que, dans la population trans, il y ait un nombre plus élevé de neuroatypies que dans le reste de la population, ce qui change radicalement l’idée d’un « transsexualisme » pathologique.

Qu’est-ce que la question trans ?

25À l’évidence, l’existence trans, comme intersexuée, ne répond pas au schème général cisgenre, concernant tant l’adhésion à l’assignation que le façonnage dans un genre unique. La co-transformation des vies cisgenres et trans a une conséquence majeure, on a désormais deux modes d’assignation :

26

  • Assignation de genre selon le sexe (mode cisgenre)
  • Assignation de sexe selon le genre (mode transgenre).

27Dans d’autres sociétés, ces deux modes d’assignation ont toujours coexisté. Par exemple, la société amérindienne et les bispirituel.le.s, la société inuite et les sipiniit, la société thaïlandaise et les kathoeys, etc. La caractéristique centrale de ce mode ontologique est la relation spirituelle entre l’esprit et l’assignation. L’esprit peut migrer d’un corps à l’autre car cette migration est constitutive de leur ontologie. Nous postulons que c’est le cas dans nombre de co-développements dans l’aire occidentale, ce qui nous conduit à la proposition d’une nouvelle nomination : une transpolitique, c’est-à-dire une lecture et analyse de la biopolitique depuis un point de vue trans et une manière d’être trans dans le lien social. Ce double modèle d’assignation change les données et coordonnées biopolitiques pour y insérer une transpolitique générale, comme cadre social des transidentités.

28Notre seconde question est donc, qu’est-ce que la question trans ? Jusqu’à présent, la réponse à cette question a été donnée – dans cet ordre :

29

  • Par le champ psy qui dit ce qu’est le « transsexualisme » par exclusion et décide comment on le traite et le « soigne » ; le « transsexualisme » n’est pas une caractéristique de l’individu trans mais ce que l’on dit sur lui et sur le fait qu’on pense pouvoir le soigner ;
  • Le champ médical qui transforme la sexuation d’un corps ;
  • Le champ juridique qui l’acte en changeant l’état civil.

30La loi d’identité de genre en Argentine en 2012 – en 2017 en France – a replacé le changement juridique en amont pour donner au devenir toute sa latitude et donc à la manière dont les personnes conçoivent leur corps. On voit là simplement le rôle majeur de l’assignation juridique pour la loi symbolique et, plus généralement, dans une ontologie générale.

31La question, qu’est-ce que le corps ?, défini entre sexe et genre, excluait presque mécaniquement la question du corps trans, comme si les personnes trans n’avaient pas de corps ou en changeaient avec le changement de sexe-genre. Nous avons tenté de décrire cela sous la forme d’un « se donner un corps » (2016) dans le contexte binaire du système sexe-genre et, en sériant et étudiant chaque point de contact pris dans ce contexte. Le grand absent de la majorité des analyses était le lien social lui-même, ce pourquoi ce changement est si décisif. Le sera-t-il toujours si nous sommes dans un lien social élargi ? Pour le moment, nous pouvons seulement décrire les liens entre assignation et lien social composant les identifications, identités et socialités.

Assignation et lien social

32L’invention du mot « cisgenre » suit l’invention du mot « transidentité » permettant d’identifier et de lutter contre la cisnormativité et le cissexisme à la manière dont l’invention du mot « hétérosexualité » a permis de lutter contre l’homophobie et celle du mot « féminisme » de contrer l’androcentrisme et l’androsexisme. Le mot cisgenre caractérise l’adhésion à l’assignation reçue et se distingue de la réassignation trans reposant sur une inadéquation de cette assignation. Tout dit l’importance décisive de l’assignation que l’on accepte ou refuse, adhère ou repousse. La réassignation découle de l’assignation et surtout découle de ce que l’assignation juridique est autonome du lien social. Cela a un coût exorbitant pour tous les individus – et pas simplement les trans. Cela implique, pour tout le monde, une transition. Mais ce n’est pas dit comme cela mais dans une opposition cis/trans. Ceci dit, la transition trans comporte le surcoût de l’opposition majorité/minorités. Le passing trans est toujours conditionné par le passing cisgenre issu du système sexe-genre binaire sur lequel repose l’inégalité sexiste homme/femme et le fait que la dissemblance des corps sexués implique une dissemblance totale des intériorités en Occident. La métamorphose est donc bien impossible car elle est impensable dans un monde binaire, totalement démagifié et sans chaman, centré sur la sexualité et la procréation.

33Le changement juridique de prénom en début de transition constitue une médiation sociétale à part entière ; cette disposition compense le fait que l’assignation juridique est autonome du lien social et décide du devenir putatif des individus et donc de leur développement. Cela signifie donc que l’on reconnaît que le développement trans existe dans le lien social et que l’institution devrait se réformer. La topologie de la société a commencé à évoluer, se composant des vies cisgenres, transgenres, intersexuées, auxquelles il faut ajouter les vies neuroatypiques, animales, l’environnement, etc. Nous devons sortir du schème politique général de la majorité et minorités, revoir le système d’état civil et avec lui, le système sexe-genre binaire occidental.

Épistémologie biopolitique & épistémologie transpolitique

34Le « transsexualisme » a été inventé, fabriqué et construit par une oppression générale à partir de l’idée d’un invariant naturaliste universel et une exception majeure à celui-ci, fondant cette psychopathologie caractérisée. On convoquait là toutes les sociétés de toutes les époques pour pathologiser un groupe minuscule et une transgression hors-normes à partir d’un seul item, le schème sexe-genre censé construire un sexe masculin ou féminin et nul.le « autre ». Or, ce schème est un artefact sociohistorique, permettant de voir que les vies trans ne s’inscrivent dans l’ontologie occidentale que par une forme de perspectivisme rétréci – notion que j’emprunte à Viveiros de Castro –, englobant toutes les formes de transidentités, différentes d’une société à l’autre et distinctes d’un individu à l’autre. Ainsi, pathologiser une socialité transgenre – reposant sur le référent genre – a réussi à créer la forme transsexe – reposant sur le référent sexe – qui, en s’arrachant de la pathologie, a fini par se politiser et se dépathologiser socialement. Les deux formes trans se sont d’ailleurs fondues dans une autonomisation. Cette psychopathologie n’existe pas ou n’existe que dans cette invention occidentale, fondée sur l’effacement des vies trans avant le XXe siècle – en Occident et tout particulièrement dans les nations amérindiennes. Il fallait alors resignifier les vies trans avec les personnes elles-mêmes en reformulant leurs questions. La question trans a toujours existé à toutes les époques et toutes les sociétés mais aucune époque et aucune société n’ont eu la même réponse. Certaines sociétés l’ont renvoyée à l’Esprit ; d’autres au corps.

35Il s’ensuit toutes sortes de questions qui en appellent à une philosophie des existences et provoquent un questionnement inouï : qu’est qu’un homme, une femme ? Combien existe-t-il de sexes ? De genres ? Peut-on se développer sans assignation ? Existe-t-il des sociétés qui n’assignent pas ? Comment re-caractériser le développement non cisgenre de manière adéquate ?

36Toutes ces questions aboutissent à la question centrale : qu’est-ce qu’un corps ? Notre réponse est : ce que permet le lien social. L’épistémologie biopolitique masquait la profondeur de cette question. Elle la révèle désormais. L’épistémologie transpolitique répond qu’il n’y a pas un corps naturel à l’origine de toute chose mais une double assise ontologique – relative aux existants – et cosmologique – relative à leur organisation sociale. Descola décrit l’assise occidentale comme naturalisme-objectiviste entre les deux pôles que sont la nature et la culture, et leur symbolique déposée dans les assignations et représentations masculines, féminine. Nous y ajoutons des représentations androgyne, agenre, xénogenre, intergenre – la liste est longue. C’est donc un processus complexe enchevêtré se coagulant dans cette production continue de deux temporalités et assises – biologique et culturelle – se co-transformant à différents stades et vitesses d’un individu à l’autre, d’une époque et société à l’autre, selon leurs propres ontologies et cosmologies.

37La question trans doit s’autonomiser des récits et discours de réassignation et écrire ses récits et analyses à partir de sa propre épistémologie. À l’instar d’une Histoire générale de la sexualité, elle doit historiciser son existence, écrire une Histoire générale des genres. Celle-ci a largement commencé aux USA mais non, ou peu, en Europe.

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Notes

  • [1]
    Cahiers de la Transidentité. 6 volumes : http://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=result ; articles et interventions sur le thème de la question trans dans les sociétés contemporaines.
  • [2]
    Paris : L’Harmattan.
  • [3]
    Claude Lévi-Strauss vu par Eduardo Viveiros de Castro, entretien par Marc Kirsch (2008). La lettre du Collège de France. Hors-série 2 « Claude Lévi-Strauss, centième anniversaire », p. 37.
  • [4]
    Par « trans », nous entendons parler des personnes transgenres, de transitude ou de transidentité.
  • [5]
    Nous nous référons au monde occidental comme concept géopolitique d’une « société occidentale moderne » (issue de l’héritage gréco-romain) se distinguant aussi bien des civilisations d’Asie que de celles de l’hémisphère Sud.
  • [6]
    Canaque en français.
  • [7]
    L’« être » et « qu'est-ce que l'être ? ».
  • [8]
    « Naturalisme : Différence des intériorités, ressemblance des physicalités ».
  • [9]
    « Analogisme : Différence des intériorités, différence des physicalités ».
  • [10]
    Désigne les personnes non-trans et décrit la coïncidence sexe-genre.
  • [11]
    Il s’agit d’un nous les personnes trans mais aussi du nous les personnes trans et cisgenres face aux assignations.
  • [12]
    Les références en études transgenres seraient très nombreuses à mobiliser : S. Stryker, S. Whittle, P. Currah, S. Stone, P. Califia, K. Bornstein, L. Feinberg, J. Serano, E. Koyama, R. Wilchins, L. Berkins, B. Radi, M. Cabral, A. Suess, S. Winters, T. Reucher, entre une centaine de noms possibles.
  • [13]
    Ce que nous définissons comme des « études sur les trans ». Lire notamment : Karine Espineira, Maud-Yeuse Thomas (2019). Études Trans. Interroger les conditions de production et de diffusion des savoirs. Genre, Sexualité et Société, n° 22 ; lire aussi Espineira, K., 2015a et 2015b.
  • [14]
    Néologisme proposé par Maud-Yeuse Thomas construit sur l’analyse de sa propre condition.
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