Couverture de REP1_021

Article de revue

La Révolution française au regard de Totem et Tabou

Pages 96a à 108a

Notes

  • [1]
    Taine, H. (1986). Les Origines de la France contemporaine (1875-1893). Paris : Robert Laffont.
  • [2]
    Le dernier à avoir commenté et travaillé ce chaînage du côté de l’histoire est Yves Cohen (2013). Siècle des chefs, une histoire transnationale du commandement et de l’autorité (1890-1940). Paris : Amsterdam. Voir également, sur la Révolution française, notre travail à propos des analyses de Georges Lefebvre sur les foules révolutionnaires : (2008). La longue patience du peuple : 1792, naissance de la République. Paris : Payot.
  • [3]
    Maury, A. (1865). Le sommeil et les rêves. Paris : Didier.
  • [4]
    On lira Nathalie Richard (2013). Rêver à la guillotine: cultures psychologiques et stéréotypes révolutionnaires (France, XIXe siècle). In Sophie Wahnich (dir.) Histoire d’un trésor perdu, transmettre la Révolution française. Paris : Les prairies ordinaires.
  • [5]
    Louis Antoine de Saint-Just (2004). Œuvres complètes, présentées par Miguel Abensour et Anne Kupiec. Paris : Folio Histoire, p. 749 et suivantes.
  • [6]
    Jacques André (1993). La révolution fratricide, essai de psychanalyse du lien social. Paris : PUF, bibliothèque de psychanalyse.
  • [7]
    Lequel constitue une voie proprement historique d’approche analytique du statut du lien fraternel, comme le note B. Brusset dans (2008). Le lien fraternel et la psychanalyse. Revue française de Psychanalyse, 2, vol. 72. De manière plus générale, sur cette question du fraternel et son versant de fratricide, il faut citer les travaux classiques d’André Kaës et, en particulier (1993). Le complexe fraternel. Aspects de sa spécificité. Topique, n° 51, p. 5-42, et son prolongement dans (2008). Le complexe fraternel archaïque. Revue française de Psychanalyse, 2, vol. 72, p. 383-396 – mais aussi son ouvrage (2008). Le complexe fraternel. Paris : Dunod, commenté par C. Levin (2008). The Sibling Complex: Thoughts on French-English "translation". Canadian Journal of Psychoanalysis, 16, 262-274. D’autres articles du numéro de la Revue française de Psychanalyse déjà cité proposent des contributions importantes, notamment les articles de J. Mallet. Une théorie de la paranoïa, Op. cit., p. 341-346, D. Camus-Donnet. La fonction fraternelle, Op. cit., p. 409-417 et H.  Parat. La relation fraternelle entre vœux œdipiens et plaintes pré-œdipiennes. Op. cit., p. 419-434. Enfin, le thème du complexe fraternel a été récemment repris dans l’article de Legorreta, Levaque et Levinsky-Wohl (2013). Et, récemment, C. Chabert rappelait que le fratricide est peut-être l’envers inconscient de toute guerre (« La guerre, c’est peut-être chaque fois, toujours, une guerre entre des frères », Chabert, C. (2016). La Guerre des frères. Une lecture des Disparus de D. Mendelsohn. Revue française de Psychanalyse, 80, p. 28).
  • [8]
    Jacques André. La révolution fratricide, essai de psychanalyse du lien social, Op.cit., p. 239.
  • [9]
    Sophie Wahnich (2002). La liberté ou la mort, essai sur la terreur et le terrorisme. Paris : la Fabrique.
  • [10]
    Louis Antoine de Saint-Just. Œuvres complètes, Op.cit., p. 749 et suivantes
  • [11]
    11Sur ce point voir Anne Simonin (2008). Les acquittés de la Grande Terreur. Réflexions sur l'amitié dans la République. In Biard (Michel) (dir.). Les politiques de la Terreur 1793-1794. Société des études robespierristes. Rennes : Presses universitaires de Rennes, p. 183-208.
  • [12]
    Conférence donnée par Luc de Heusch le 22 mai 2002. (2003). Charisme et royauté. Nanterre : Société d’Ethnologie, p. 22.
  • [13]
    Saint-Just. œuvres complètes, Op. cit., p. 977.
  • [14]
    Saint-Just. œuvres complètes, Op. cit., p. 1044
  • [15]
    Saint-Just. œuvres complètes, Op. cit., p. 1140.
  • [16]
    Sur la fonction politique et festive du banquet républicain et dans un esprit comparatif on pourra lire : Olivier Ihl (1994). Convivialité et citoyenneté. Les banquets commémoratifs dans les campagnes républicaines de la fin du XIXe siècle. In Corbin, A., Jérôme, N. & Tartakowski, D. (dir.). Les usages politiques de la fête. Paris : Publications de la Sorbonne, p. 137-157.
  • [17]
    Pierre Lantz (1996). L’investissement symbolique. Paris : PUF, p. 183.

1 La Révolution française est l’un des moments historiques qui a fourni des matériaux et des questions fondatrices à la psychanalyse, que l’on songe aux descriptions des foules révolutionnaires dans l’histoire de la Révolution française d’Hyppolyte Taine [1] reprises par Gustave Lebon puis relues par Freud [2] dans Psychologie des foules et analyse du moi (1921), ou au rêve d’Alfred Maury [3] repris et réinterprété par Freud dans L'Interprétation du rêve en 1899. Le bibliothécaire, compagnon de route des médecins aliénistes, racontait comment, alors que la flèche de son lit lui était tombée sur le cou, il avait rêvé qu'il était jugé par un tribunal révolutionnaire et condamné, qu'il était monté à l'échafaud et avait senti sa tête se détacher de son corps avant de se réveiller. [4] Or, si l’on prend ce dernier exemple, le récit du rêve avait tellement circulé qu’une culture psychologique commune aux hommes de science et aux écrivains s’était alors dessinée.

2 Lorsqu’on parle de disciplines affines, il s’agit bien de ce genre d’affinités où les questions des uns viennent nourrir le questionnaire des autres. En ce qui concerne la discipline histoire et la psychanalyse, il convient de comprendre comment les affinités se tissent autour du texte Totem et Tabou, qui ne fait pourtant pas à l’histoire la place donnée à l’anthropologie.

3 Or dans sa spécificité d’initium, la Révolution française permet de mettre à l’épreuve certaines des hypothèses présentées dans Totem et Tabou en tant que moment de fondation où le temps historique coïnciderait avec un temps originaire. De fait la Révolution française se représente à elle-même comme une naissance. « La liberté est fondée, elle est sortie du sein des orages : cette origine lui est commune avec le monde sorti du chaos, et avec l’homme qui pleure en naissant » [5] écrit ainsi Saint-Just, le 26 germinal an II, au moment où il referme la lutte des factions. Or cette séquence, de la lutte des factions ou de la Terreur, outre le rêve d’Alfred Maury, a déjà été travaillée dans la perspective de la psychanalyse et plus précisément dans celle de Totem et Tabou. C’est en effet dans une interlocution privilégiée avec l’histoire de cette séquence dans un livre intitulé La Révolution fratricide[6], que le psychanalyste Jacques André interroge la fondation du socius révolutionnaire.

4 Je voudrais revenir sur ce travail car il permet de comprendre comment les constructions, ou les mises en récit des historiens et non pas seulement leurs questions, peuvent orienter la connexion avec l’hypothèse psychanalytique et les effets de savoir sur le ressort inconscient des structures sociales et des formations religieuses historiques.

5 Suite à quoi je tenterai l’analyse d’un banquet civique qui, prenant place dans l’attente républicaine, permet de questionner l’originaire de la République. Je chercherai à situer où et comment un meurtre a été commis avant qu’on puisse effectivement construire l’espace d’un banquet peut-être totémique. Mais, disons-le d’emblée, ce meurtre n’est pas celui commis sur le roi.

1. Construction historiographique, hypothèses psychanalytiques

1.1. L’hypothèse de la Révolution fratricide

6 Jacques André nomme le moment qui s’étend du 5 septembre 1793 au 9 thermidor an II « la révolution fratricide » et en fait le titre de son ouvrage paru en 1993. [7] 1993, nous sommes au cœur du bicentenaire qui a fort peu commémoré 1793, lui préférant 1789. Or, Jacques André focalise l’attention sur ces deux moments, 1789 aimé des historiens, des politiques et du public, 1793 qui ne cesse d’inquiéter les uns et les autres. Conformément aux historiens qu’il suit, la séquence 1789 lui paraît être la bonne, la révolution heureuse ; la seconde, 1793, serait quasi sauvage, puisque nous allons le voir, selon lui au plus bas degré de la liaison pulsionnelle. Il fait au moment où il écrit ce livre alliance avec le courant du Dictionnaire critique de la Révolution française, François Furet et Mona Ozouf, et adopte de fait leur découpe de la période révolutionnaire et pour partie leurs thèses.

7

La Révolution, scène originaire où se (re)crée le socius, est sans nul doute un moment d’excitation considérable, requérant par là même, un travail de liaison et de maîtrise à la mesure des forces à l’œuvre. Si la Terreur si bien nommée, tant certains révolutionnaires perçoivent avec netteté qu’il s’agit d’un processus d’auto-terrorisation, constitue le seuil minimal de l’élaboration psychique (ou politique) de la dite excitation, la première période de la Révolution, (au moins jusqu’à Varennes) en constitue, par contre, le degré le plus élevé. [8]

8 Or ce degré est rapporté par Jacques André à la capacité à ne pas tuer le père (entendez le roi) et à lui laisser une place certes amoindrie mais symboliquement conséquente, et ainsi à ne donner aux femmes ni le pouvoir nocturne du plaisir en excès qui détourne de la chose publique, ni le pouvoir exorbitant des mères abusives fussent-elles allégoriques.

9 1789. Pour Jacques André, l’amour domine entre les frères dès le serment du jeu de Paume dans une configuration où de fait, le roi selon la loi, c’est-à-dire un roi qui a perdu sa toute-puissance et doit lui aussi obéir à la loi commune, n’est pas tué mais constamment racheté, par le cadre juridique, puis après sa fuite par une fiction juridique : le fameux enlèvement qui permet de ne pas juger Louis XVI, encore moins de l’exécuter pour haute trahison. Mais nous venons de l’évoquer, cet ultime rachat est mis hors jeu par Jacques André.

10 C’est le règne de l’amour fraternel supposé en finir avec les privilèges mais qui instaure, nous dit Jacques André, des zones de turbulences en maintenant malgré tout l’égalité imparfaite. J’ajouterai pour ma part que la différence entre « citoyen actif » et « citoyen passif » selon la richesse, l’âge et le sexe conduit de fait à déclarer les femmes passives malgré leur investissement massif dans l’événement. On leur doit en effet la ratification de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen suite à leur mobilisation des 5 et 6 octobre 1789 pour obtenir, certes du pain, mais surtout cette ratification. Or elles sont mises de côté sans pour autant être de simples « femelles ». De plus, pour Jacques André, les femmes de la halle n’incarnent pas le raffinement politique supposé des constituants, elles sont des « judiths », voire elles sont toutes entières du côté d’une revendication phallique. Mais pourtant sans ces supposées « judiths », pas de ratification de ce qu’a produit ce raffinement : la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et le roi selon la loi. Comment allier ces furies de Révolution et cet avènement d’un texte effectif ? Que faire de ce féminin malgré tout nécessaire à l’avènement du raffiné comme effectivité ?

11 1793. Le roi a été exécuté. L’amour domine toujours entre les frères, mais un amour-haine, qui craint l’ennemi de l’intérieur. La frontière entre l’ami et l’ennemi est alors abolie sous la figure du traître. La théorie du lien unaire, de la révolution mortifère domine l’interprétation d’une configuration où, selon Jacques André, l’amour pour la république indivisible ou la patrie, est bien plus puissant que l’amour entre frères. La mort du roi n’ayant pas exorcisé l’angoisse pulsionnelle, mais l’ayant seulement déplacée d’angoisse devant la libido vers une angoisse de castration, les frères se retrouvent entre eux et seuls face à la liberté, la justice, la patrie, la loi, la République, autant de concepts allégorisés en figures féminines, ce qui permet à Jacques André de les qualifier de figures de déesses mères. Selon lui, dans un tel contexte, le lien social devient le vecteur de la déliaison, puisque au nom de l’amour porté aux déesses, on peut avoir à tuer l’ami qui a trahi.

12 Dans cette construction à la croisée d’une certaine historiographie de la période révolutionnaire et de la psychanalyse on voit bien que la construction des hypothèses des uns configure les imaginaires théoriques des autres et les fictions explicatives.

13 La fondation freudienne du contrat social qui suppose l’amour et dans l’amour la contrainte sur la cruauté est ainsi possible à ajuster à des descriptions explicatives historiques, mais cet ajustement est tributaire de la découpe historiographique du cadre étudié. Les extraits d’archive choisis, les événements valorisés, scotomisés ou occultés relèvent toujours en histoire d’une opération discutable et qu’on peut certes discuter. Ainsi pour ne donner qu’un exemple il m’a paru important de souligner que la période de la Terreur n’est pas un moment de déliaison des pulsions particulièrement mortifère mais un moment de contrôle complexe sur le possible emballement de la cruauté.

1.2. La période de la Terreur comme contrôle de la cruauté

14 Dans mon travail sur la Terreur [9], loin de considérer la suspicion comme un penchant mortifère, je montre que c’est en fait un suspens vital, il faut emprisonner pour cesser de tuer, ne tuer que les meneurs. Cette économie de la violence exécutive permet à la plupart des Girondins, figures de traîtres par excellence selon le comité de salut public, de ressortir de prison après thermidor. Si la déliaison avait vraiment été au cœur du socius, ils seraient morts, car leur culpabilité de traître avait bel et bien été déclarée. Or non, ils demeurent en prison et en vie en attendant que la société puisse se reformer comme unité. De fait chacun sait que la société est alors divisée, Saint-Just ne cesse d’expliquer en quoi dans ses grands rapports :

15

Le fédéralisme ne consiste pas seulement dans un gouvernement divisé mais dans un peuple divisé. L’unité ne consiste pas seulement dans celle de tous les intérêts et de tous les rapports des citoyens. Vous êtes des bêtes féroces vous qui divisez les habitants d’une république et tracer un mur semblable à celui de la Chine autour de toutes les peuplades. Vous êtes des sauvages vous qui isolez la société d’elle même […] bientôt les Français n’auraient plus parlé la même langue. Il s’est fait depuis quelque temps peu de mariages éloignés ; chaque maison étant pour ainsi dire une société à part. [10]

16 La République une et indivisible est devenue une visée pas un état. Le gouvernement révolutionnaire lutte donc contre la division pour constituer cette République en formation, c’est pourquoi le gouvernement révolutionnaire n’est pas le gouvernement constitutionnel. Or loin de produire des effets tout azimut la violence à l’égard des traitres concerne essentiellement ceux qui incarnent le « tout », certains conventionnels, certains journalistes qui ont déclaré être « peuple », les généraux qui doivent protéger ce peuple. Ce n’est donc pas l’ensemble du corps social qui est exposé, ni l’ensemble des amis. Ce sont ceux qui incarnent le tout peuple. Cette incarnation du « tout » par certaines figures étant le corolaire d’une division effective et présentée comme telle du corps social. Quant à la forme guerrière qui fait de l’autre un ennemi irréconciliable et tuable, cela ne s’applique pas à tous, loin de là mais s’applique à ceux qu’on considère comme récalcitrant à toute accommodation avec les règles du nouveau lien social, à savoir la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1793, ceux qui de ce fait ne font plus lien social et se sont mis en dehors de la cité à l’instar du roi. D’où les deux sentences possibles au tribunal dit de Grande Terreur d’après la loi de Prairial, la liberté pour ceux avec qui on va refaire lien, ou la mort pour ceux avec qui le lien est non seulement défait mais où la guerre est déclarée à mort. [11] Avant cette configuration, ce qui domine c’est l’existence de deux groupes qui s’affrontent en termes de vengeance, mais dont la visée sera de se réconcilier après résorption de la dette d’honneur et de sang.

17 On voit ainsi qu’il faudrait pour décrire cette retenue de la violence en pleine Terreur proposer une autre interprétation du nouage des pulsions. Certains, comme Luc de Heusch, caractérisent la Révolution française en termes de changement d’imago, de la figure du roi-père à celle de la République [12], sans attribuer à cette dernière sa position de déesse mère mais en affirmant que la République et sa loi est une autre figure de père. Or, il ne me semble pas possible d’arbitrer l’interprétation psychanalytique. Son ajustement se fait dans le sillage de la position historiographique. La proposition théorique psychanalytique de ce fait ne produit pas un surcroît de savoir historique mais un surcroît de méta savoir historique. J’aurai tendance à dire que face à une découpe des objets historiques, ce qu’on appelle une construction historiographique, la théorie psychanalytique peut proposer une interprétation des modalités du nouage des pulsions.

18 Il y aurait une autre théorie s’il y avait une autre construction historiographique en amont. Dans sa dépendance, la psychanalyse ne peut venir régler le conflit historiographique, juste apporter son étayage à une proposition historiographique.

19 Dans cette construction, Jacques André ne s’arrête pour ainsi dire pas sur la naissance de la République, sinon sur le meurtre raté du roi. Il nous dit que le narcissisme du peuple-un en 1793 s’appelle aussi vertu civique, investissement de la chose publique au prix d’un désinvestissement de la chose privée. Mais pendant cette période, la chose privée est pourtant devenue pierre de touche d’un bonheur escompté. Chacun espère pouvoir vivre tranquillement en famille dans une honnête aisance, dans la dignité, espère que ses enfants grandiront libres et égaux, éduqués, qu’ils ne seront plus jamais esclaves d’un tyran. La communauté des affections est la patrie dans un nouage serré du privé et du public du multiple et de l’unifié :

20

La patrie n’est point le sol, elle est la communauté des affections qui fait que chacun combattant pour le salut ou la liberté de ce qui lui est cher, la patrie se trouve défendue. Si chacun sort de sa chaumière, son fusil à la main, la patrie est bientôt sauvée. Chacun combat pour ce qu’il aime : voilà ce qui s’appelle parler de bonne foi. Combattre pour tous n’est que la conséquence. [13]

21 L’investissement sur la chose privée n’est pas alors contradictoire avec la vertu publique c’est-à-dire avec l’investissement sur la chose publique, car cette dernière doit garantir la vie privée. La garantir et non pas la régenter. C’est pourquoi, selon Robespierre, il est plus aisé au peuple d’être vertueux, il n’a qu’à s’aimer lui-même et ne doit pas immoler ses privilèges. L’intérêt public coïncide avec les intérêts privés du peuple.

22 Dans ce contexte, Jacques André s’appuie lui aussi sur le texte de Saint-Just, sans pouvoir cependant à mon sens lui rendre justice car il est pris lui-même dans l’idée d’un socius impossible, défait, fragile. Selon lui, Saint-Just dans De la nature… nous parlerait d’un paradis originaire, où les individus seraient « sans désir et repus ». Or loin de là, dans ce monde social originaire imaginé par Saint-Just, les humains sont indépendants mais sont doués de besoins et d’affections et c’est ce qui les rend sociables :

23

Tout ce qui respire est indépendant de son espèce et vit en société dans son espèce. […] cette indépendance a ses lois sans lesquelles chaque être languirait seul sur la Terre. Ces lois sont leur rapports naturels, ces rapports sont leurs besoins et leurs affections ; selon la nature de leur intelligence ou de leur sensibilité, les animaux plus ou moins s’associent. [14]

24 Il ajoute, « les sentiments de l’âme » sont le « présent de la nature et le principe de la vie sociale. » Lorsque les affects font souffrir, ils sont pour Saint-Just, non plus « sentiments », mais « passions », « fruits de l’usurpation et de la vie sauvage ». Enfin loin de faire un, toujours plus un, le bonheur est toujours à inventer individuellement et privément. Ainsi dans troisième Fragment d’institution républicaine, Saint-Just déclare-t-il :

25

Il s’agit moins de rendre un peuple heureux, que de l’empêcher d’être malheureux. N’opprimez pas voilà tout. Chacun saura bien trouver sa félicité. Un peuple chez qui serait établi le préjugé qu’il doit son bonheur à ceux qui gouvernent, ne le conserverait pas longtemps. [15]

26 Il est donc possible de récuser en doute et la découpe historiographique interprétative et l’hypothèse psychanalytique qui lui est arcboutée en termes de première période et seconde période. Un 1789 raffiné où l’on affronte la sexualité hétérosexuelle et où l’on supporte une présence relative du féminin sans donner à ces dernières un quelconque pouvoir, un 1793 caractérisé par le crime refoulé de l’inceste, ce qui suppose une exclusion plus ferme du féminin, une dimension mortifère de la passion amoureuse fraternelle et idéelle, avec retrait de l’investissement de la sphère privée au profit de la sphère publique.

27 Il me semble qu’il faudrait à nouveau travailler l’écoute psychanalytique des textes, ne pas aller trop vite en besogne, ne pas refuser d’accueillir a priori les contradictions de cette dite deuxième période et revenir sur cette question du féminin.

2. Une autre scène originaire, naissance de la République

28 Essayons et revenons aux enjeux cérémoniaux comme lieu où cette liaison du pulsionnel s’exprime a priori en force et plus particulièrement sur ce banquet du 25 mars 1792, banquet d’attente républicaine dont on pourra se demander s’il est un banquet totémique. Pour ce faire il va nous falloir dans cet événement repérer l’excitation à l’œuvre, voir en quoi ce banquet est une scène originaire et ce qu’on cherche à lier et à délier dans cette scène de l’attente républicaine. Nous sommes dans la séquence délaissée par Jacques André, entre l’arrestation à Varennes du roi en fuite et sa mort.

2.1. L’excitation à l’œuvre : que fête-t-on, comment fête-t-on ?

29 Le 25 mars 1792, les Jacobins de la mouvance brissotine fêtent avec les Parisiens leur victoire contre le roi car ils viennent de faire admettre des ministres patriotes.

30 Cette victoire est celle du combat mené par les Jacobins contre les émigrés et les prêtres réfractaires, mais aussi au sein des Jacobins, la victoire des bellicistes contre les pacifistes qui sont très peu nombreux autour de Robespierre. Or Paris est belliciste, sections, journaux voient dans la guerre une solution contre le complot aristocratique, de plus le bellicisme est depuis la provocation autrichienne le discours commun et de ce fait la victoire des Jacobins-Brissotins-Girondins apparaît comme une cause nationale.

31 On fête donc à travers les ministres patriotes, qu’on appellera bientôt Girondins, la victoire du bellicisme comme solution offensive et l’union totale ou quasi du pays : la cour, le roi est ses ministres, c’est-à-dire l’exécutif, l’assemblée c’est à dire le pouvoir législatif, faite de feuillants désormais bellicistes et de jacobins bellicistes, bientôt le pouvoir judiciaire où l’ancien ministre des affaires étrangères Delessart est accusé de haute trahison pour avoir voulu maintenir la paix.

32 La fête est une fête d’enthousiasme guerrier, l’excitation est nouée à la guerre.

33 Or il se trouve que le discours le plus explicite et marquant à cet égard est celui d’une femme : Théroigne de Méricourt qui offre un symbole national, le drapeau tricolore, aux femmes du faubourg en les exhortant à prendre les armes pour aller se battre comme des hommes, devenir ainsi réellement leurs égales et obtenir même gloire. Le discours est prononcé à la société fraternelle des patriotes de l’un et l’autre sexe. « Armons nous, nous en avons le droit par la nature et même par la loi ; montrons aux hommes que nous ne leurs sommes inférieures ni en vertus, ni en courage. »

34 Le discours de Théroigne affirme la nécessité de mettre en adéquation les mœurs et les lois, de lutter contre les préjugés au nom des Lumières tout en affirmant qu’il faudra défendre nos droits, nos lois, nos foyers. Théroigne veut créer un bataillon d’Amazones.

35 La mort rôde déjà. La mort qui vient avec la guerre et qui fait des cadavres. Mais cette menace ne vient pas égratigner l’enthousiasme. Seuls les pacifistes en parlent et tentent de retenir l’enthousiasme, l’excitation.

36 Or la fête, malgré ces discours guerriers tenus dans une société fraternelle, met en scène une « réunion touchante », envers de cette excitation belliqueuse. La fête est sans doute là pour retenir l’excitation belliqueuse.

37 Le Patriote français, journal de Brissot, fait un compte rendu de cette fête digne des parties de campagne de Jean-Jacques, si ce n’est que la fête se déroule en ville. Cette fête est celle du pacte social scellé ce jour dans la symbolique d’une belle journée où la célébration des rituels de la vie heureuse et de la vie politique sont inextricablement mêlés, plaisir des corps reliés par l’éthos politique, une communauté politique comme communauté des affections, l’humanité.

38 La notion de banquet civique [16] exprime déjà une telle intrication où prendre un repas en commun au nom d’une nouvelle forme de civilité politique fonde l’amitié et la fraternité qui unit les convives. Chacun des segments de la société présent à ce banquet civique est lui-même objet de la fête où sont présents des hommes et des femmes.

39

Hier, il y eu un grand banquet civique auquel se trouvèrent une foule de vainqueurs de la Bastille, d’habitants du faubourg Saint-Antoine, de forts de la Halle, de membres de l’assemblée nationale et de la société des amis de la Constitution.

40 Le banquet donne ainsi une représentation spectaculaire du souverain dans l’espace public, l’espace de la ville ouverte à cette représentation festive du peuple à lui-même. Cette représentation n’est pourtant pas théâtrale, elle doit être la vie même, non un simulacre, elle doit être mouvement et musique ; il s’agit de se donner aussi le plaisir d’une promenade civique sans clôture.

41

Le rendez-vous était à la Halle neuve. On s’est rendu de là aux Champs-Élysées, lieu du repas, au son des tambours et de la musique, et précédé du bonnet de la liberté, porté sur une pique aux couleurs nationales. Une gaîté franche et vive, un abandon fraternel ont présidé à cette fête qu’aucun désordre n’a troublée.

42 Si totem il y a, le totem c’est le peuple souverain lui-même, un totem très immanent.

43 Pour Freud, le repas totémique est absorption de la vie sacrée, mais l'animal sacrifié est, en réalité, le substitut du père, il permet aux « frères chassés » de s'identifier à leur père.

44 Or dans ce repas totémique, c’est ce qui précède et ce qui suit le repas qui importe. Car justement ce n’est pas ce qu’on ingère qui symbolise le totem, mais le fait de manger ensemble. On pourrait dire que le peuple souverain est à la fois l’objet et l’acteur du repas totémique comme forme d’action. Peuple sacré non dans le sacrifice dans cette fête, mais dans son expressivité festive et souveraine.

45 La mort est certes au rendez-vous dans la guerre à venir, mais comme nous allons le voir, elle était au rendez-vous en amont. S’identifier au peuple, c’est bien s’identifier à un peuple sacrifié, au futur dans la guerre extérieure à venir, au passé dans l’événement du 17 juillet 1791 au Champ-de-Mars, où un autre repas politique avait fini en fusillade, en sacrifice d’un peuple festif, organisant à la fois pétition, pique-nique et farandoles.

46 Ce 17 juillet, lui aussi un dimanche, la pétition du Champ-de-Mars avait demandé que le roi fuyard soit jugé et qu’une autre forme soit donnée au pouvoir exécutif. Bref on demande la suspension du roi, et de la monarchie. La pétition est républicaine dans un sens double, d’une part au sens de gouvernement populaire, le peuple se lève pour résister à l’oppression, et d’autre part au sens d’un gouvernement qui se passerait de roi. Pour ne pas avoir à changer la constitution dans le sens de la liberté et de l’égalité, les constituants inventent la fiction de l’enlèvement du roi et font tirer sur le peuple par la garde nationale commandée par Lafayette.

47 Ce peuple sacrifié laisse des traces dans les hôpitaux, des centaines de blessés dont des femmes enceintes, une centaine de morts, une mémoire barrée par une loi d’amnistie qui met sur un plan d’équivalence les Bouillé qui ont aidé le roi à fuir et les acteurs des événements révolutionnaires tous confondus. Raffinement politique, nous disait Jacques André, convenons en.

48 La fonction du repas totémique n’est donc pas seulement de faire pare-feu à l’excitation guerrière, pare-feu qui échoue pour les femmes qui veulent se battre, mais d’exciter l’ardeur de ce peuple sacrifié le 17 juillet 1791, de lui donner la puissance de sa souveraineté après l’abattement de l’été.

49 Ce repas totémique est évocation-incorporation de la vie sacrée des morts du Champ de Mars, qui permet au peuple présent et victorieux de s'identifier au peuple récusé et sacrifié, de lier ainsi le souverain peuple en échec, au souverain peuple victorieux.

2.2. Pétion : le père auto-récusé au profit de la loi

50 L’évocation de ce peuple sacrifié le 17 juillet se fait sous la figure de Pétion, maire de Paris qui a été élu le 16 novembre contre Lafayette « massacreur ».

51 « La présence de M. Pétion a jeté un nouvel intérêt sur la fin du repas. Il a été reçu comme un bon père à un banquet de famille. Un vainqueur de la Bastille se livrant à son enthousiasme a juré au nom de ses camarades, fidélité au maire chéri. » Cette fidélité s’adresse à celui qui avait défendu l’idée d’une mise en jugement du roi fuyard en juillet 1791, à celui qui a battu le responsable de la fusillade du Champ-de-Mars. Sa présence est à la fois célébration du jour et évocation de cet autre pique-nique endeuillé du 17 juillet 1791. Fêter la vie dans ce banquet civique avec un maire qui vient s’asseoir à la table du peuple, c’est inverser les signes du deuil républicain qui avait fait suite à la fusillade. Non seulement des républicains avaient été assassinés mais les militants avaient été arrêtés, les journaux fermés, les journalistes exilés. Il y a là une nouvelle naissance, une nouvelle attente. La fidélité au maire est fidélité à cette attente. Or Pétion refuse d’incarner cette attente et donne une leçon de théorie politique, dans un quiproquo de bon aloi, qui ne conduit d’ailleurs pas fondamentalement à des contradictions majeures, si ce n’est sur le mot « Constitution ».

52 « Citoyens, s’est écrié Pétion, ce n’est pas à un homme que vous devez jurer fidélité, c’est à la nation, c’est à la constitution. » « Il s’est ensuite retiré au milieu des applaudissements et des bénédictions d’un peuple immense. » Alors que toute la fête procède par figurations incarnées, alors que la figure paternelle n’est pas sans évoquer la figure des rois bons pères des peuples transférés sur celle des magistrats, le maire prononce une leçon de désincorporation de l’investissement symbolique au profit de l’investissement d’un corps collectif irreprésentable : le peuple, et d’un corps symbolique : la loi. Il énonce une nouvelle nécessité politique, celle de ne pas aliéner son jugement à une fidélité de liens sociaux, fussent-ils de fidélité à un magistrat aimé. Les liens affectifs de fidélité et d’amour politique doivent désormais être réservés à ce qui fonde le lien social, l’existence d’une nation souveraine, l’existence de lois. Les hommes vivent sous des lois, libres grâce à ces lois, ils ne doivent pas être fidèles à des hommes mais fidèles à des lois. Au cœur de la fête qui figure cette vie libre sous des lois, la leçon politique est une affirmation républicaine qui permet de saisir l’écart entre une vie politique qui se passerait des corps et serait une mortelle abstraction, et une vie politique qui donnerait sa place aux corps et aux liens affectifs comme présence symbolique des lois mêmes. Ce ne sont plus les lois contre les corps, mais les corps multiples libres et singuliers dans la fête, comme présence des lois. Aimer les lois, c’est pour le peuple s’aimer lui-même. Ce que Saint-Just peut affirmer en passant par la figure si complexe de la patrie que nous avons évoquée ci-dessus. « Où il n’est point de loi il n’est point de patrie ».

53 Lorsqu’on se battait pour le roi, on se battait pour servir celui qui devait protéger tous ses sujets, on se battait pour sauver un protecteur. Désormais défendre la patrie c’est défendre les lois protectrices de la condition humaine de chacun, la vie de chacun des membres de la nation, l’universalité des citoyens. Aimer les lois et aimer la patrie serait finalement équivalent.

54 Or la loi, la république, la patrie sont les grandes allégories féminines qui disent un lien social qui a été longtemps auparavant théologique.

55 Dans la tradition théologique, parler d’amour des lois, c’est parler des liens qui lient à Dieu en tant que Dieu produit les lois, des liens qui découlent de cet amour consolidé par ce qui vient l’étayer, les liens aux lois comme telles. Enfin des liens qui découlent de l’existence même des lois en tant qu’elles lient les hommes entre eux. Ce sont bien des liens d’amour à la fois incarnés et idéels qui fondent le socius indissociablement car pendant la période révolutionnaire celui qui occupe la place de Dieu ce n’est pas la loi, mais le peuple : vox populi vox dei.

56 Pour que les lois soient aimables et produisent leur effectivité en termes de liens d’amour qui ne seraient pas liens de force, il faut qu’elles soient produites par le peuple souverain en vue de son bien vivre. Si seules les pulsions d’identification étaient explicatives, alors les peuples pourraient être amoureux du seul langage. Le mot « loi » serait un fétiche. Or c’est bien l’expérience comme telle qui conduit à investir ou désinvestir les objets-lois. En effet, comme le fondement pulsionnel repose sur l’amour de soi, seules les bonnes lois peuvent être durablement aimées. C’est de fait comme le dit Saint-Just, mais Locke avant lui, l’amour de soi qui conduit via l’objet loi partagé, à l’amour de l’autre. Les mauvaises lois doivent par contre être refusées pour protéger cet amour de soi. Les mauvaises lois, de ce fait, ne peuvent faire lien social d’amour.

57 La cité libre suppose des citoyens attachés à la vie terrestre et à l’amour charnel. Les révolutionnaires sont attachés à une politique qui n’est ni éthérée ni intellectualisée. Il faut être attaché aux lois qui permettent de bien vivre. Ce bien vivre suppose alors une religion civile qui est la fête même. Une immanence du bien terrestre.

58 La rupture chère à Rousseau avec l’idée d’un pouvoir individué, le pouvoir du roi et d’un corps politique immortel est à l’œuvre dans cette fête. La rupture est de taille. C’est celle qui conduit à ne pouvoir identifier la nouvelle politique à un simple renouvellement du théologico-politique.

59

Rousseau ne se moule nullement dans les empreintes de la forme monarchique […] c’est au contraire l’insistance mise par lui sur la singularité des points de vue qui lui fait prendre peur devant les dangers de désagrégation d’un corps politique où chacun n’aurait d’opinion que celle de son propre jugement. [17]

60 L’assemblée du banquet ne fond pas tous les points de vue mais les multiplie tous en les reliant dans la geste festive.

61 Le défilé, où la musique lie des corps dans la même expérience immédiate, peut prendre des allures de quasi danse civique. Les bravos rappellent l’imaginaire du spectacle, mais ils sont aussi au sens strict et à la lettre des encouragements très concrets à l’ardeur politique. Pourtant, ces corps ne sont pas dans l’exubérance du désordre ; ils obéissent aux règles qu’ils se sont données et, selon l’expression du moment, « liberté n’est pas licence ». Le journal de Brissot souligne cette capacité à dire enfin dans la fête une victoire qui ne s’achève pas en émeute. Le contraste est fort avec les fêtes données au moment de la réunion des Trois ordres en juin 1789. Le banquet civique du 25 mars doit faire la démonstration d’une fête capable à la fois de procurer des plaisirs intenses et des contrôles efficaces du désordre potentiel. Mieux, il s’agit de faire la démonstration qu’une fête révolutionnaire est fondamentalement et spontanément ordonnée par le partage des mêmes valeurs et des mêmes joies. Ce partage écarte l’anarchie, fonde l’indifférenciation réciproque qui produit l’égalité des places et chacun peut à la fois se saisir comme individu spécifique et comme partie de l’union réalisée par la fête. Il ne s’agit donc pas de fusionner mais bien d’articuler subjectivement des êtres singuliers dans ce moment spécifique festif. Le « tous » n’abolit pas le « chacun » mais a besoin de l’investissement de chacun dans cette chose publique.

62 Ce qui est alors sacralisé c’est la réunion festive comme ardeur vitale à préserver de toute pulsion mortifère qui viendrait démembrer le peuple comme clan qui s’oppose alors à l’aristocratie.

63 On est très loin d’une glaciation des sens, d’une frigidité nouée à ces déesses tutélaires exigeantes. L’amour des lois ne peut se réaliser que dans la chaleur de l’amour du peuple qui lui-même passe d’abord par l’amour de soi. Par contre les figures paternelles ne sont pas absentées mais elle sont démultipliées sous la figure des magistrats variés, maires, législateurs etc. qui sont souvent nommés pères de la patrie et qui de ce fait sont des garants des lois et non des puissances en soi. Ce sont comme les rois africains des figures sacrées elles aussi mais qui jouent également un rôle de fusibles. Si le gouvernement viole les droits du peuple l’insurrection est le plus sacré et le plus indispensable des devoirs, conséquence du droit de résistance à l’oppression.

64 Le roi n’est plus un enjeu. Ce sont les magistrats qui sont désormais les enjeux du « selon la loi » ou équivalent « selon le peuple ».

65 La scène originaire du printemps 1792 est celle où un peuple courageux et sacrifié par de mauvais magistrats est incorporé comme figure tutélaire afin de redonner vie à un peuple souverain puissant et vivant. Pour protéger ce peuple force à la loi.

2.3. Le baptême de Pétion-nationale-Piques

66 C’est l’évocation de deux figures féminines qui permet d’annoncer la naissance d’un temps nouveau. Sous la figure de la femme accouchée et de la naissance d’une fille, s’achève le deuil républicain ou du moins le deuil du pacte social républicain.

67

La femme d’un tambour de ce faubourg était accouchée la veille. Le mari se trouvait à la fête ; on n’a cru pouvoir mieux la terminer qu’en assistant au baptême de l’enfant : c’était une fille ; elle a été baptisée par M. Fauchet évêque du Calvados et vainqueur de la Bastille ; elle a été tenue sur les fonts baptismaux par M. Thuriot, député, et aussi vainqueur de la Bastille, et par Mlle Calon, fille de M. Calon, député. La petite fille a été nommée Pétion-Nationale-Pique ; et son père a prêté le serment civique en son nom. Un drapeau de la Bastille et le bonnet de la liberté étaient sur les fonts, et des airs patriotiques ont été joués pendant toute la cérémonie qui a fini par un repas fraternel, donné par M. Santerre, président de la fête, au père, au parrain, à la marraine et à plusieurs autres patriotes.

68 Le rituel de baptême convoque comme le banquet tous ceux qui peuvent agir désormais pour que la vie soit cette fête républicaine, tous ceux qui ont agi jusque-là en ce sens.

69 Le renouveau, c’est-à-dire l’enfant, vient du peuple des faubourgs et en signale l’engagement ardent. La figure du tambour manifeste le sens du sacrifice et la compétence à maintenir l’ardeur, sollicitant le corps par des rythmes. Toute manifestation de rue où battent les tambours est une bataille symbolique et physique.

70 Le baptême religieux est ici effectué par une figure éminente du Cercle social qui fait le lien entre religion catholique traditionnelle et révolution. Non seulement Fauchet est un vainqueur de la Bastille mais la pétition du Champ-de-Mars est réputée avoir été rédigée au Cercle social et ses journaux avaient été censurés l’été 1791.

71 Les parrain et marraine comme députés, représentent la nation.

72 L’enfant ne s’appelle pas Marianne. Mais si Pétion est hommage rendu au nom de l’homme qui incarne la fidélité républicaine, si la République doit se confondre avec la nation souveraine et si, pour se protéger elle doit s’armer de piques, on comprend que ce prénom étrange est une métaphore de l’attente républicaine évoquée par cette fête.

73 Nous l’avons compris, ce baptême n’a rien de spontané, la fête dans son ensemble obéit à une scénographie symbolique réglée, sans pourtant éviter les quiproquos qui creusent l’écart entre le menu peuple et ses porte-parole du jour.

74 L’enfant bénie, pleine de promesses, repose à la fois sur l’évocation de l’initium, le drapeau de la prise de la Bastille comme bon présage fourni par ces bonnes fées penchées sur son berceau et sur un symbole nouveau imposé par les Jacobins proches de ce nouveau ministère : le bonnet de liberté. On peut gager qu’il sera porté par Marianne au combat, pour reconquérir la liberté même qu’il symbolise ; elle connaît déjà les airs patriotiques qui sont toujours indissociablement des airs guerriers. Cette enfant est un pont tendu entre le passé glorieux et un futur capable d’accomplir la promesse révolutionnaire. La journée finit par un nouveau repas fraternel où le porte-parole du faubourg Saint-Antoine, le brasseur Santerre, surgit comme nouvelle figure paternelle et philanthrope.

75 Que peut-on conclure de tout cela qui a lieu en amont de la coupure fatidique du 10 août 1792 qui est supposé faire basculer l’amour homosexuel érotique en amour homosexuel mortifère.

76 Que si coupure il y a, elle n’est pas si nette. Ni dans la qualité de ce qui excite (la guerre, la mort, l’amour, la crainte de la division) ni dans les manières d’y faire face par la volonté d’unir, ni dans la nécessité d’inventer des gestes festives pour contrôler la mort qui rôde.

77 Que l’amour des déesses tutélaires, loi-patrie, république, ne produisent ni la frigidité politique et sociale ni le retrait de la sphère privée au profit d’une sphère publique cruelle d’exigence.

78 La loi dit la désincarnation possible de la fonction paternelle et avec ceux qui l’exécutent la possibilité de démultiplier des pères non seulement dénués de toute-puissance mais effectivement fragiles, friables.

79 La patrie dit l’articulation entre la notion de loi et la vie comme telle de chacun par la valorisation du lien d’amour, la patrie c’est ce qui fait que l’amour des lois n’est pas frigide, n’est pas négation de l’amour de soi. Car la patrie c’est selon les mots de Saint-Just la « communauté des affections ».

80 La République c’est l’immanence de ce nouage où les pères sont nombreux et limités dans leur puissance, où il y a des liens d’amitié entre hommes et hommes mais aussi entre hommes et femmes (Brissot et Théroigne) des liens d’amour entre hommes et femmes valorisés car ils donnent naissance à des enfants, à une postérité. Des liens d’amour sans doute entre femmes et femmes amazones, entre hommes et hommes. Mais cette multiplicité même de liens amicaux, fraternels au masculin et au féminin, paternels, maternels font de la scène originaire une scène ouverte en possibles sociaux. De fait la question de l’égalité des sexes ne produit pas du mortifère ou vraiment pas seulement.

81 Enfin la sacralité immanente du peuple se dit dans ce baptême qui loin d’évacuer le féminin lui rend hommage car la femme accouchée la veille est certes absente mais les femmes sont nombreuses autour du berceau de la petite fille du peuple.

82 Des femmes enceintes avaient essuyé les balles de Lafayette, une autre femme enceinte bien vivante accouche de la République. Les déesses ne sont pas des corps représentés allégoriques, mais des corps vivants allégorisés.

83 Est-ce là que se logerait la configuration incestueuse ?

Bibliographie

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  • Wahnich, S. (2008). La longue patience du peuple : 1792, naissance de la République. Paris : Payot.

Notes

  • [1]
    Taine, H. (1986). Les Origines de la France contemporaine (1875-1893). Paris : Robert Laffont.
  • [2]
    Le dernier à avoir commenté et travaillé ce chaînage du côté de l’histoire est Yves Cohen (2013). Siècle des chefs, une histoire transnationale du commandement et de l’autorité (1890-1940). Paris : Amsterdam. Voir également, sur la Révolution française, notre travail à propos des analyses de Georges Lefebvre sur les foules révolutionnaires : (2008). La longue patience du peuple : 1792, naissance de la République. Paris : Payot.
  • [3]
    Maury, A. (1865). Le sommeil et les rêves. Paris : Didier.
  • [4]
    On lira Nathalie Richard (2013). Rêver à la guillotine: cultures psychologiques et stéréotypes révolutionnaires (France, XIXe siècle). In Sophie Wahnich (dir.) Histoire d’un trésor perdu, transmettre la Révolution française. Paris : Les prairies ordinaires.
  • [5]
    Louis Antoine de Saint-Just (2004). Œuvres complètes, présentées par Miguel Abensour et Anne Kupiec. Paris : Folio Histoire, p. 749 et suivantes.
  • [6]
    Jacques André (1993). La révolution fratricide, essai de psychanalyse du lien social. Paris : PUF, bibliothèque de psychanalyse.
  • [7]
    Lequel constitue une voie proprement historique d’approche analytique du statut du lien fraternel, comme le note B. Brusset dans (2008). Le lien fraternel et la psychanalyse. Revue française de Psychanalyse, 2, vol. 72. De manière plus générale, sur cette question du fraternel et son versant de fratricide, il faut citer les travaux classiques d’André Kaës et, en particulier (1993). Le complexe fraternel. Aspects de sa spécificité. Topique, n° 51, p. 5-42, et son prolongement dans (2008). Le complexe fraternel archaïque. Revue française de Psychanalyse, 2, vol. 72, p. 383-396 – mais aussi son ouvrage (2008). Le complexe fraternel. Paris : Dunod, commenté par C. Levin (2008). The Sibling Complex: Thoughts on French-English "translation". Canadian Journal of Psychoanalysis, 16, 262-274. D’autres articles du numéro de la Revue française de Psychanalyse déjà cité proposent des contributions importantes, notamment les articles de J. Mallet. Une théorie de la paranoïa, Op. cit., p. 341-346, D. Camus-Donnet. La fonction fraternelle, Op. cit., p. 409-417 et H.  Parat. La relation fraternelle entre vœux œdipiens et plaintes pré-œdipiennes. Op. cit., p. 419-434. Enfin, le thème du complexe fraternel a été récemment repris dans l’article de Legorreta, Levaque et Levinsky-Wohl (2013). Et, récemment, C. Chabert rappelait que le fratricide est peut-être l’envers inconscient de toute guerre (« La guerre, c’est peut-être chaque fois, toujours, une guerre entre des frères », Chabert, C. (2016). La Guerre des frères. Une lecture des Disparus de D. Mendelsohn. Revue française de Psychanalyse, 80, p. 28).
  • [8]
    Jacques André. La révolution fratricide, essai de psychanalyse du lien social, Op.cit., p. 239.
  • [9]
    Sophie Wahnich (2002). La liberté ou la mort, essai sur la terreur et le terrorisme. Paris : la Fabrique.
  • [10]
    Louis Antoine de Saint-Just. Œuvres complètes, Op.cit., p. 749 et suivantes
  • [11]
    11Sur ce point voir Anne Simonin (2008). Les acquittés de la Grande Terreur. Réflexions sur l'amitié dans la République. In Biard (Michel) (dir.). Les politiques de la Terreur 1793-1794. Société des études robespierristes. Rennes : Presses universitaires de Rennes, p. 183-208.
  • [12]
    Conférence donnée par Luc de Heusch le 22 mai 2002. (2003). Charisme et royauté. Nanterre : Société d’Ethnologie, p. 22.
  • [13]
    Saint-Just. œuvres complètes, Op. cit., p. 977.
  • [14]
    Saint-Just. œuvres complètes, Op. cit., p. 1044
  • [15]
    Saint-Just. œuvres complètes, Op. cit., p. 1140.
  • [16]
    Sur la fonction politique et festive du banquet républicain et dans un esprit comparatif on pourra lire : Olivier Ihl (1994). Convivialité et citoyenneté. Les banquets commémoratifs dans les campagnes républicaines de la fin du XIXe siècle. In Corbin, A., Jérôme, N. & Tartakowski, D. (dir.). Les usages politiques de la fête. Paris : Publications de la Sorbonne, p. 137-157.
  • [17]
    Pierre Lantz (1996). L’investissement symbolique. Paris : PUF, p. 183.
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