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Article de revue

Psychologie des masses et analyse du moi

Le moment du transindividuel

Pages 43a à 53a

Notes

  • [1]
    Sur la place de l’ouvrage de Freud dans la conjoncture des discussions sur la formation et la fonction politique des « masses » (en particulier le dilemme de l’autoritarisme et de l’anarchie) en Europe centrale dans les années 20-30, voir désormais le livre remarquable de Stefan Jonsson (2013). Crowds and Democracy: the idea and image of the masses from revolution to fascism. New York: Columbia University Press.
  • [2]
    Et non pas simplement d’un inconscient du politique, comme l’écrivait Pierre Kaufmann dans ce qui reste pourtant un beau livre (PUF, 1979).
  • [3]
     Pour les besoins de l’utilisation « dynamique » (et pas seulement topique) de la typologie de Freud, on peut la représenter de deux façons. Soit en inscrivant quatre cas symétriques (puisqu’il y a deux types hétérogènes de « couples ») :
    Masse duelle amoureuseMasse unaire (solitude, individu)
    Masse plurielle (foule, institution)Masse duelle hypnotique

    Soit en faisant de la masse duelle (elle-même subdivisée) la médiation entre les pôles extrêmes de la multitude et de la solitude :
    Masse plurielle
    (multitude comme foule ou institution)
    Masse duelle amoureuseMasse duelle hypnotique
    Masse unaire (solitude, individu)
  • [4]
    Et je pense qu’on doit aussi le mettre en relation avec une prise de position de Freud relativement au communisme (dont certains de ses disciples sont alors très proches, en particulier Ferenczi), et qu’il perçoit comme un égalitarisme radical, sans le distinguer vraiment d’un anarchisme.
  • [5]
    Voir mon essai (2011). Freud et Kelsen 1922 : l’invention du Surmoi. In Citoyen Sujet et autres essais d’anthropologie philosophique. Paris : PUF.
  • [6]
    Cf. Georges Canguilhem (1987). La décadence de l’idée de progrès. Revue de Métaphysique et de Morale, n° 4.

1 Je solliciterai d’emblée votre indulgence, à un double titre. Premièrement, bien que le colloque soit consacré au centenaire de Totem et Tabou, mon exposé ne s’y référera qu’obliquement, à travers quelques aspects de sa « reprise » dans un ouvrage ultérieur de Freud, Psychologie des masses et analyse du moi (1921), sur lequel je veux concentrer mon attention pour des raisons que je vais indiquer. Deuxièmement, non seulement je ne suis pas psychanalyste, ce qui veut dire que je manque de l’indispensable expérience clinique hors de laquelle l’interprétation des écrits de Freud risque toujours de s’égarer, mais ma connaissance de l’œuvre a un caractère fragmentaire et en quelque sorte opportuniste, ce qui m’expose à la naïveté et au contre-sens. De tout ceci croyez bien que je ne tire aucune gloire. Plutôt, cela me conduit à reconnaître la fragilité des hypothèses que je vais vous soumettre, en vous remerciant très chaleureusement du grand honneur que me fait votre invitation.

2 Je me concentre sur le livre de 1921 (auquel je me référerai sous le titre abrégé de Massen) parce que je considère que sa théorie de la corrélation entre la formation du « moi » (ou plutôt du Ich, car il faut essayer d’éviter les méprises qu’induit le régime différent des pronoms personnels en français) et celle des « groupes » ou des « masses » (là encore, la traduction importe), constitue le moment clé dans le dépassement de l’opposition entre une « psychologie individuelle » et une « psychologie collective » (ou « sociale »), qui affecte la définition même de l’inconscient, et que je propose d’appeler le moment du transindividuel. L’autre raison que j’ai de privilégier Massen, c’est qu’il s’agit d’un des textes qui marquent véritablement un tournant dans l’histoire de la philosophie politique, hors duquel en particulier la configuration politico-théorique du XXe siècle européen demeurerait inintelligible. À sa façon, comme Lénine, Weber, Arendt ou Schmitt, Freud dans Massen expose aussi un « concept du politique ». Cette exposition, ainsi que je l’ai soutenu ailleurs, est liée au fait qu’il y a produit une « critique de la psychologie politique », comparable à beaucoup d’égards à ce que Marx avait produit auparavant en fait de « critique de l’économie politique », bien que, évidemment, avec des résultats totalement différents et même opposés. [1]

3 Naturellement, ces deux points ne sont pas indépendants : il y a entre eux, j’en suis convaincu, un rapport de présupposition réciproque. Avec d’autres, dont certains sont présents ici, j’ai soutenu que, si l’introduction du concept de l’inconscient [2] transforme radicalement notre intelligence du champ politique, l’inverse n’est pas moins vrai : l’interférence avec le politique (et la politique) ne va pas sans tensions ou sans contradictions (qui se reflètent au sein même du mouvement psychanalytique par des divergences ou même des scissions), mais elle est comme telle requise par la définition de l’inconscient, en tant que celui-ci, précisément, n’est réductible ni à de la psychologie individuelle (même révolutionnée par la prise en compte du refoulement des pulsions sexuelles dans la constitution de l’appareil psychique), ni à de la psychologie sociale, c’est-à-dire à une interprétation de phénomènes culturels et institutionnels, ou de comportements collectifs, en termes de conflits passionnels et pulsionnels. On peut faire l’hypothèse que ce qui n’est ni individuel ni social est, précisément, politique, bien qu’en un sens à déterminer historiquement et conceptuellement.

4 De ce point de vue, naturellement, c’est toute la séquence des œuvres de Freud courant entre 1912 et 1938 qui présente un intérêt particulier. Je dirai que le politique y insiste en permanence, bien que jamais exactement sous la même forme et du même point de vue, d’une façon que traversent les déplacements successifs de certaines hypothèses, comme celle de la pulsion de mort ou celle de la régression onto-phylogénétique, mais que déterminent aussi les changements de la conjoncture politique contemporaine (une conjoncture très agitée, je pense qu’on me l’accordera, et que Freud suivait de façon passionnée). Il est très frappant qu’aucun des livres ou essais majeurs auxquels nous pouvons penser dans cette perspective ne recoupe exactement les autres, ou a fortiori ne le redouble. En même temps que se déplace le concept du politique, insistant chez Freud, se transforme aussi sa théorisation de l’inconscient. Cette aventure intellectuelle, qui n’a pas de fin, sauf celle qu’impose accidentellement la mort, ne se réduit manifestement pas à une évolution linéaire. Une des façons d’en élucider le sens réside précisément dans l’examen des références à Totem et Tabou. Elles peuvent être explicites, comme dans Massen, ou bien implicites et indirectes, donc plus problématiques. Certains faits d’écriture sont intrigants, par exemple le fait que Massen, où la référence à TT vient fonder la notion de régression appliquée au fonctionnement des institutions, ne mentionne jamais par son nom la pulsion de mort, pourtant introduite l’année précédente dans Jenseits des Lustprinzips. Inversement, l’essai de 1923, Das Ich und das Es, où Freud introduit la notion du « Surmoi » qui commandera toutes les analyses ultérieures du progrès de la civilisation et de son « malaise » propre, en le mettant en relation avec une « pure culture de la pulsion de mort », ne comporte aucune référence aux thèmes de Totem et Tabou : il appartiendra aux ouvrages ultérieurs de tenter de combler ce hiatus.

5 À partir de cette remarque philologique, il serait tentant d’essayer de problématiser le rapport entre l’anthropologie spéculative de TT et la biologie non moins spéculative de Jenseits : ce n’est pas ici mon ambition. Je rappellerai cependant qu’il y a apparemment deux façons inverses de « lire » le rapport des dernières œuvres de Freud à la « théorie » ou à la « fiction » de TT. On peut penser que Freud a acquis et formulé en 1912 une conception anthropologique des origines du refoulement (et du refoulement originaire), donc de la possibilité même de l’inconscient, dont tous les textes ultérieurs feront l’application à la culture, à l’éducation, à la politique, à la religion, et qui en ce sens leur procure un fondement, au moins sur le mode du comme si. On peut penser, à l’inverse, que les références au « mythe » du meurtre du père de la horde primitive sont autant de transformations, non seulement de sa fonction par rapport à l’interprétation des origines de la culpabilité habitant les formations de l’inconscient, mais de la signification même des idées de culpabilité et d’origine dans l’analyse freudienne. Chacun des textes postérieurs dans lesquels figure une référence ouverte ou implicite à TT est donc, en fait, une refonte de TT, une réouverture des questions qu’il avait posées, une rectification de ses postulats (notamment les postulats évolutionnistes) – et sans doute cela vaut en particulier pour ceux qui viennent après l’explicitation de l’hypothèse du Todestrieb – jusqu’à ce que, dans L’homme Moïse, où se trouve articulée la question de la constitution du peuple avec celle de l’énonciation historique de la loi (comme vient encore de le montrer avec éclat Bruno Karsenti), le discours évolutionniste anthropologique cède en fait la place à une conception théologico-politique. De sorte qu’on peut penser que, si Freud renvoie toujours à TT, c’est pratiquement pour se réfuter lui-même. Je me situe du côté de cette seconde interprétation, et j’ajouterai alors une dernière hypothèse avant d’en venir au texte. Dans cette progression ouverte, à laquelle il ne faut pas conférer le sens d’une téléologie même si, à l’évidence, chaque étape comporte de l’irréversible, Massen occupe une place stratégique, en raison précisément de ce que j’ai appelé (en citant Kojève, Simondon et Lacan) le moment du transindividuel qu’il explicite à la fois dans un discours et, de façon plus éloquente encore, peut-être, et typiquement « structuraliste », dans un graphe (l’un des trois qu’on trouve dans l’œuvre de Freud). Cela revient à suggérer – j’anticipe – que l’élaboration d’un concept du transindividuel maximise la tension avec le mythe évolutionniste. Il est donc temps d’en venir à cette élaboration.

6 Je ferai d’abord observer, de façon formelle, que tout le texte de Freud peut être placé sous le signe des renversements et de la réversibilité. Il existe une profonde solidarité entre ces différentes opérations, qui portent sur des antithèses catégorielles fondatrices de la philosophie, de la politique et de l’épistémè sous-jacente aux « sciences humaines » dans le champ desquelles l’œuvre de Freud inscrit un contrepoint polémique. C’est le cas en premier lieu pour les antithèses de l’individuel et du collectif (ou du social) d’une part, du normal et du pathologique d’autre part.

7 Sur le premier point on note dès l’ouverture du texte de Freud une prise de position prudente, mais claire, contre l’idée d’opposer entre elles une Individualpsychologie et une Sozial- oder Massenpsychologie. Cette opposition, selon Freud, doit être dépassée (et évidemment c’est à la psychanalyse qu’il appartient d’en procurer les moyens). Mais la suite du livre, qui n’est pas exempte de fluctuations, montre qu’il y a au fond deux façons de l’entendre. Il y a ce que j’appellerai une façon faible (au sens logique) : celle qui consiste à montrer que les phénomènes de psychologie individuelle et de psychologie collective ne sont pas pratiquement séparables, qu’ils sont au contraire complémentaires (comme le seront par exemple, au chapitre X sur « la masse et la horde originaire », la psychologie des « masses » et celle des « chefs », à laquelle on notera d’ailleurs que Freud ne s’intéresse guère). Il serait donc épistémologiquement rationnel de les étudier ensemble, dans le cadre d’une même science. Mais au-delà il y a une façon forte, celle qui consiste à poser (et à démontrer, par une construction théorique de l’objet), que l’individuel et le collectif relèvent d’une seule structure, dont ils constituent des pôles ou des fonctions eux-mêmes réversibles. Tel est, au fond, le point de vue qu’élaborera progressivement le texte, et dont le moment fort est constitué par le dessin et l’interprétation du graphe de l’identification, sur lequel je vais revenir, en tant qu’il peut se lire dans un sens ou dans l’autre, soit de la division du sujet en « Ich » et « Ichideal » vers la substitution d’un seul et même « objet extérieur » aux objets sur lesquels est fixée la libido dans l’état amoureux ou, selon une autre modalité, dans l’hypnose, donc vers ce qu’ils ont « mis en commun » et qui les rend indistincts, soit inversement de l’indistinction libidinale vers la division qu’elle induit dans le sujet. En se référant explicitement à l’idée que l’amour et l’hypnose constituent des « formations de masse à deux » (Massenbildungen zu zweit), et que l’hypnose, en particulier, n’est pas un terme de comparaison avec la « masse » parce qu’en réalité elle lui est « identique » (ou elles ont même structure), Freud prépare un renversement encore plus radical, qui s’accomplira effectivement (je vais y revenir) dans le chapitre final intitulé ironiquement Nachträge c’est-à-dire après-coup ou suppléments : celui qui consistera à présenter l’individualité elle-même (ou l’individualisation) comme un cas particulier de la Massenbildung ou formation de masse (en tant évidemment que celle-ci est une « formation de l’inconscient »). De l’introduction à la conclusion du livre, le primat et même l’autonomie de la « psychologie individuelle » ont été renversés, non pas au profit d’un primat du social ou du sociologique (une note du chapitre IV, dans la réédition de 1923, se défend, contre Kelsen, d’avoir hypostasié « la société », à la Durkheim) (ne parlons pas d’inconscient collectif…), mais au profit de leur équivalence dans la dépendance d’une même structure, disons le transindividuel.

8 On voit se profiler ici la possibilité de « définir » ou de « caractériser » la psychanalyse, en tant que science, précisément par cette opération qui a, je vais le montrer, une signification politique de part en part. Mais auparavant il faut en combiner les effets avec ceux d’un second renversement, non moins décisif, non moins « politique », celui qui affecte les catégories du normal et du pathologique. Ce point est extrêmement difficile dans le principe parce que, à travers son œuvre, Freud n’a cessé d’osciller entre les différentes positions possibles, allant de la reprise du postulat fondateur de la médecine positiviste suivant lequel le pathologique est une déviation du normal (en particulier le « normal » de la succession des stades de la libido et du « choix d’objet » hétérosexuel) jusqu’à l’idée que le « normal » est un pathologique qui s’ignore, ou encore à l’idée que la psychanalyse suspend toute distinction de ces « valeurs ». Mais dans Massen une opération extrêmement claire, et radicale, est menée, qui porte à la fois contre les représentations communes et contre l’élaboration « théorique » proposée par Le Bon dans le best-seller (constamment réédité jusqu’à aujourd’hui), La psychologie des foules de 1895 (traduit en allemand en 1912), à qui pourtant il emprunte toute une phénoménologie, mais dont il renverse complètement le sens. Pour Le Bon et les théoriciens de la psychologie des foules en général, la constitution de celles-ci, sur l’exemple privilégié des mouvements révolutionnaires caractérisé par leur puissance de suggestion et par la croyance de ceux qui y adhèrent dans la « toute puissance des idées », ainsi que par la suspension des capacités morales et rationnelles, donc par la régression à un stade primitif ou infantile, que favorise la crise des institutions, ainsi que divers facteurs éducatifs, sociaux et raciaux, est un phénomène pathologique par excellence. Il définit une pathologie de l’ordre politique, contre lequel l’État et la société doivent se défendre.

9 Pour Freud, au contraire (évidemment instruit par l’expérience de la Grande Guerre, dans laquelle le déchaînement des instincts criminels a été justifié et normalisé), les processus affectifs et cognitifs qui dégradent la capacité du sujet de juger de façon autonome et la rationalité du collectif, et dont il ramène le principe à l’identification, en tant que mode de canalisation et de fixation de la libido, s’appliquent d’abord aux institutions de l’ordre établi, dont il prend pour exemples l’Église et l’Armée (je vais y revenir). Ce sont là, nous dit Freud les véritables « foules primaires », et il n’est pas exclu d’entendre ici un jeu de mots intra-psychanalytique : il faut entendre en effet que, pour assister au surgissement et au développement au grand jour d’un « processus primaire », dans lequel l’association des idées et leur investissement par des affects obéit sans garde-fou ni « élaboration secondaire » aux lois de l’inconscient, il n’est aucun besoin de se pencher sur des pathologies politiques et sociales (ou des phénomènes considérés comme pathologiques, en même temps que comme criminels, par la rationalité dominante), il faut au contraire observer le ressort de la cohésion des institutions et de l’adhésion qu’elles commandent. Ou plus exactement (et cette idée est encore plus remarquable), il faut considérer ces institutions comme des mécanismes de défense contre les phénomènes de désagrégation qui les menacent toujours de l’intérieur, et contre lesquels elles doivent mobiliser en permanence les puissances de la pensée et de l’affectivité inconsciente, qui sont pourtant fondamentalement de même nature. Dans le chapitre V de Massen, Freud identifie très précisément ces phénomènes : pour l’Armée, il cite la panique ou la débandade, et pour l’Église le sectarisme ou l’intolérance. Ainsi l’Armée apparaît comme cette organisation tissée de libido qui résiste à la panique (à moins qu’elle ne lui cède), de même que l’Église apparaît comme cette organisation qui résiste à l’intolérance (à moins qu’elle ne lui cède). Ce renversement est capital, politiquement, car tout à la fois il déconstruit les idéologèmes de l’ordre et du désordre, et il introduit au cœur de la politique une dimension fondamentalement impolitique, hors de laquelle le concept de la politique est vide. La politique est une violence qui se retourne contre elle-même, et se donne ainsi, de façon plus ou moins stable et durable, la figure de l’ordre, de la cohésion. Mais il est tout aussi capital psychologiquement parce qu’il fait de l’inconscient la matrice ou le jeu de représentations et d’affects, qui « fixe » les individus dans la modalité d’une liaison collective, ou d’un conformisme collectif, ou au contraire les précipite dans l’incontrôlable d’une « déliaison » subversive ou autodestructrice.

10 Entre les deux points que nous venons d’évoquer, au titre des renversements et réversibilités instruites par Freud dans Massen, il y a d’ailleurs une étroite connexion : car le jugement de normalité qui vient des individus ou s’applique à eux est conditionné (en tout cas dans la société moderne) par le maintien d’une distance entre personnalité ou conduite individuelle et incorporation aux mouvements de masse, et inversement les institutions et les situations sociales sont jugées normales ou pathologiques selon qu’elles favorisent ou abolissent la distance entre l’individu et le collectif. L’opposition des deux pôles de la psychologie est une fiction entretenue par un ordre social qui repose pourtant, en dernière analyse, sur leur indistinction. Avant d’en venir en conclusion à un troisième renversement, ou du moins à une troisième ambivalence, celle qui affecte la notion de « régression », je peux maintenant séjourner un instant dans les développements qui se fondent sur cette double subversion des antithèses reçues (que je suis tenté de dire « bourgeoises »), celle qui suspend la distinction de l’individuel et du collectif au profit d’une structure transindividuelle, et celle qui suspend l’opposition du normal et du pathologique au profit d’un processus primaire qui les commande l’un et l’autre comme des modes d’existence relatifs et relationnels. Je le ferai en deux temps, en suivant des développements centraux du texte, bien que de façon nécessairement très abrégée et schématique. D’abord, en examinant la signification des « phénoménologies » proposées par Freud à propos de l’Armée et de l’Église, ensuite en examinant l’incidence de l’ontologie de la relation construite par Freud au moyen du schème de l’identification sur la problématique de l’individualisation ou de l’autonomie de l’individu.

11 C’est, évidemment, au niveau de ces descriptions et interprétations du principe de fonctionnement des grands appareils étatiques que sont l’Armée et l’Église, qu’apparaît le plus immédiatement l’indistinction du registre politique et du registre analytique. J’ai parlé à l’instant d’exemples, mais il est clair qu’il faut maintenant revenir sur cette qualification. L’Armée et l’Église ne peuvent pas être de simples exemples, même s’il est possible de les considérer comme des types ou des modèles d’après lesquels d’autres institutions (par exemple le parti politique) peuvent manifestement être décrites, parce que leur caractère « artificiel » (künstlich) (naguère traduit par « conventionnel ») paradoxalement combiné à un « haut degré d’organisation » et de stabilité repose à la fois selon Freud sur une contrainte externe (äusserer Zwang) et sur une liaison libidinale ou « structure de liaison libidinale » (libidinöse Struktur, Libidobindungen), donc aussi sur la combinaison surdéterminée d’une nécessité et d’un choix, ou d’une adhérence et d’une adhésion, qui ne peut venir que d’une histoire. En replaçant cette discussion dans son contexte historique, celui de la dissolution de l’Empire austro-hongrois sous l’effet de la guerre et de ses propres tensions sociales internes (évoquées par Paul Federn dans une brochure immédiatement antérieure, Zur Psychologie der Revolution: Die Vaterlose Gesellschaft, de 1919, à laquelle je pense que Freud, pour une part, réagit sans le dire), il est difficile de ne pas supposer que cette combinaison a pour signification de décrire l’articulation des deux « piliers » de l’État, ou de l’État d’un certain type autoritaire. Voire elle nomme métonymiquement l’État. Dans la terminologie d’Althusser (qui évidemment s’est beaucoup inspiré de ce texte de Freud), on pourrait dire que l’Armée et l’Église constituent deux grands « appareils idéologiques d’État » dont le ressort interne est la structure libidinale de l’amour du « chef » réel ou imaginaire (Führer), ou mieux encore forment ensemble ce qu’il faudrait appeler au singulier l’appareil idéologique de l’État, aux ressorts essentiellement inconscients, bien que visibles à ciel ouvert (cette analyse est un moment essentiel dans la dissociation des catégories d’inconscient et d’invisible ou imperceptible).

12 Mais alors la question ne peut pas ne pas se poser de savoir pourquoi Freud élude la référence à l’État comme tel, alors que toute son analyse la suppose, contribuant ainsi à la possibilité de « dépolitiser » son analyse du politique – pour qui du moins le concept du politique est indissociable d’une référence à l’État. Une première possibilité, toujours dans la terminologie althussérienne, serait de suggérer que l’État doit être considéré ici comme une « cause absente », agissant par substitution, dont les effets sont observables dans le champ des phénomènes psychiques, mais dont l’origine historique lui est en tant que telle extérieure. Une possibilité inverse consiste à voir dans la construction freudienne de l’institution une ruse, évitant de toucher à ce qui forme au même moment l’objet d’un violent dilemme, à propos duquel d’ailleurs les psychanalystes se partagent (l’État ou la Révolution), mais éclairant du même coup ce fondement impolitique de toute politique auquel je me référais ci-dessus, et que les partisans aussi bien que les adversaires de la stabilité de l’État ne peuvent que méconnaître, bien qu’ils suivent des « voies » prescrites par l’inconscient, celles de l’Œdipe qui conduit à « choisir », d’un choix évidemment contraint, entre l’amour excessif du père (ou de l’un de ses substituts idéals) et sa détestation (fût-ce au nom de la fraternité). Enfin une troisième possibilité, qui participe des deux précédentes mais en déplace l’enjeu, consiste à supposer que Freud, en réalité, recherche par les moyens de la psychanalyse une possibilité de penser la différence entre les différents types d’État, non seulement en tant qu’ils gouvernent les populations, mais en tant qu’ils les organisent. Notons sans pouvoir y insister ici (j’ai essayé d’en traiter ailleurs, à propos des circonstances de « l’invention du Surmoi » dans Das Ich und das Es de 1923) que c’est dans cette incertitude que va venir s’insérer l’objection de Kelsen, celle d’avoir traité de l’État, ou de sa capacité « normative », en faisant l’ellipse de la spécificité du droit, à la fois contrainte et idéalité, dans la construction de l’institution – objection que Freud ne pourra pas ignorer, mais dont il saura déplacer la portée en direction d’une analyse, précisément, des ressorts inconscients de l’adhésion à la contrainte. Pour l’instant, si nous en restons à Massen, avec sa cause absente ou son point de fuite, différentes caractéristiques structurales positives et négatives, peuvent être évoquées. Il y faudrait naturellement un exposé d’une plus grande ampleur. Je me contente de les signaler.

13 La première, qui fait l’objet d’une incessante reprise tout au long du texte, concerne la double modalité des identifications que recouvre l’usage extensif (mais aussitôt problématisé) du mot « chef ». Dans le cas (et le type) de l’Armée, le chef est « réel », ou plutôt il est vivant, visible, même si l’investissement libidinal dont il fait l’objet est fantasmatique, et cette réalité vivante, qu’on est tenté d’appeler une incarnation, colore également les preuves d’amour que les membres de la foule militaire attendent de lui, ensemble et séparément (omnes et singulatim). Dans le cas (et le type) de l’Église (dont Freud nous dit explicitement qu’il s’agit de l’Église catholique), le « chef » véritable, c’est-à-dire mystique, qui n’est pas le pape mais le Christ, est une « idée », c’est-à-dire qu’il est imaginaire, ou plus exactement qu’il est mort, un mort représenté comme porteur de la vie même des vivants, et cette modalité colore elle aussi la modalité fantasmatique de la liaison libidinale, qui implique une sublimation ou une désexualisation. Au total ce qui apparaît, surtout, c’est la division intrinsèque de l’idée d’un « objet » ou d’un « modèle » des identifications (Freud emploie le terme de Vorbild), qu’on peut considérer comme une caractéristique structurelle. Si on ne parle pas des identifications, repérables à différentes échelles et dans différents contextes, à différents stades de cristallisation et différents degrés de stabilité (dont Freud, dans la suite du texte, donne différents exemples), mais de l’identification au singulier, comme structure ou mécanisme constitutif de la vie sociale, qui a pour corrélat la constitution des « moi » individuels, à la fois autonomisés et interdépendants (comme ils l’ont été dès l’origine dans la structure familiale), on voit que l’identification requiert à la fois les deux modalités, « réelle » et « idéelle », toutes deux inscrites dans le champ du fantasme. C’est leur complémentarité qui contient l’efficace de la liaison à laquelle Freud donne le nom générique de « masse » (die gegenseitige Bindung der Massenindividuen).

14 Mais du même coup, seconde caractéristique, l’exposé de Freud, avec la suite de ses exemples, comporte encore d’autres élisions étonnantes. L’une d’entre elles concerne l’impasse qui est faite sur le fait que les foules, ou certaines d’entre elles (l’Église plutôt que l’Armée), ne sont pas seulement fondées sur une mise en commun de l’investissement libidinal, mais sont effectivement sexuées, construites sur une utilisation interne ou externe de la différence des sexes. Freud est étonnamment élusif sur ce point, ce qui confère aussi le caractère d’un déni à la façon dont il exhibe l’homosexualité constitutive des institutions qu’il décrit sans jamais la nommer comme telle. De même, il est élusif sur le fait que les identifications même dont il parle, à travers l’Armée et l’Église, ne sont pas seulement des identifications à un modèle positif, mais aussi des identifications négatives par rejet et exclusion de l’autre, de l’ennemi ou du corps étranger, autrement dit par la haine et pas seulement par l’amour – à moins de considérer qu’on a une référence par implication à cette ambivalence dans l’articulation « impolitique » du normal et du pathologique, dont j’ai déjà parlé, qui viendrait au premier plan dans les phénomènes de dissolution, panique et intolérance religieuse, et resterait « normalement » caché par l’efficacité d’un mécanisme de défense. On peut aussi suggérer que toutes ces questions, bien qu’éludées par Freud, sont ouvertes par son analyse, ce qui revient à conférer à celle-ci la potentialité d’un programme de travail.

15 Je me tourne maintenant, toujours très schématiquement, vers une deuxième série de questions, celles que j’ai rattachées à l’idée d’une ontologie de la relation, ou d’une élaboration spécifiquement freudienne de l’ontologie de la relation. Il s’agit aussi, évidemment, d’une anthropologie (non pas « scientifique », mais philosophique) et, si l’on suit mon argumentation, on dira que cette anthropologie (comme celles de Hobbes, de Spinoza, ou de Marx) est de part en part politique, mais ce qui nous importe ici maintenant c’est d’essayer de préciser son originalité dans le traitement des catégories qui sont, traditionnellement, celles de l’ontologie. Je dirai ici deux choses.

16 Rapidement (à regret) sur la première. Contrairement aux apparences, le point de vue de Freud n’est pas « individualiste », mais il n’est pas non plus « holistique ». Il ne postule aucune préexistence, aucun éminence du « tout » par rapport aux individus (on peut même supposer, en revenant une fois de plus à cette face impolitique du politique que représente la menace constitutive de la dissolution, qu’il faut conjurer par une identification réitérée, que Freud donne les moyens de comprendre ce qui permet la représentation fantasmatique du « tout » donné, que ce soit comme peuple, comme race, ou comme fraternité, à savoir l’exclusion du corps étranger). Mais les éléments qui entrent dans la construction du tout, ou qui produisent un effet de totalisation, ne sont pas directement les « individus », ce sont les affects des individus, liés à des « représentations » de ce qui les rend semblables et dissemblables, autrement dit ce sont les relations des individus, qui sont données en même temps qu’eux, ou ne font qu’un avec eux, même si elles les divisent autant qu’elles les unissent. La société dont nous parle Freud n’est pas une composition d’individus, c’est une composition de relations – et c’est aussi en ce sens qu’on peut lire les affirmations réitérées, au caractère apparemment tautologique, suivant lesquelles la seule force qui peut unir les hommes en société doit être de l’ordre de la « liaison », ou de l’Eros. Et pour cela – c’est le sens même du graphe – les relations doivent se conjuguer entre elles suivant le schème d’une double mimèsis, fonctionnant à la fois horizontalement (comme identifications des sujets les uns aux autres, identifications à leurs « semblables », ou mieux identifications projetant de la similitude imaginaire) et verticalement (même si, paradoxalement, le graphe dessiné par Freud, inscrit cette verticalité sur un axe horizontal), comme identification à un « modèle » (Vorbild) lui aussi imaginaire, dont la puissance d’attraction et de suggestion induit, par un effet en retour, la Spaltung du sujet en Ich et Idealich, qui sont à la fois lui et autre que lui, ou mieux, comme dira Lacan dans son commentaire (Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse) « en toi plus que toi », et donc à la fois même et autre que toi.

17 Je laisserai ici de côté les analogies et les différences que cette articulation doublement mimétique formant la structure de l’identification, dans laquelle en vérité aucun aspect ne précède l’autre (même si pour les besoin d’une quasi-narration théorique, Rücksicht auf Darstellbarkeit pourrait-on dire, Freud « engendre » toute la structure à partir de la relation verticale, c’est-à-dire de la descendance, dans tous les sens du terme, ce qui lui permet aussi d’insérer le schème œdipien à l’intérieur du schème de l’identification), comporte avec les constructions classiques du « contrat social », et j’insisterai sur une dernière conséquence. Précisément parce qu’il n’est ni individualiste ni holistique, le schème freudien ouvre symétriquement à la double question des modalités de la totalisation et des modalités de l’individuation, ou plutôt de l’individualisation car nous ne sommes pas ici sur le plan biologique, mais sur le plan des conditions psychiques de l’autonomisation sociale. Ces deux questions sont symétriques, mais elles ne sont pas immédiatement inverses l’une de l’autre. Elles s’inscrivent dans une typologie des effets de la structure, qui est une typologie des variantes de l’être en relation, tel que la psychanalyse permet de les interpréter. Le tableau en est fourni, très rapidement, mais de façon complète, dans le dernier chapitre intitulé Nachträge, où Freud désigne toutes les modalités de l’être en relation, donc de l’être tout court (au sens psychique du terme), comme des Massenbildungen, des formations de l’inconscient (ou, dit-il, du « symptôme ») qui sont des formations de « masse ». Sa typologie suit un critère apparemment arithmétique, et elle n’est pas sans évoquer fortement les descriptions de Simmel dans la période précédente, en ce qu’elle fait de l’élucidation des « couples » et de leur modalité de « liaison » (ou de leur eros propre) le pivot de toute la construction. Il y a, comme on sait, quatre types de « masses » : la « masse à plusieurs » (zu vielen), c’est-à-dire formellement plus de trois, mais en fait un nombre indéfini de participants dont la libido est fixée sur le même objet qui vient pour eux tous « à la place de l’idéal du moi », c’est la masse institutionnelle composée ou en voie de décomposition. Puis il y a les « masses à deux » (Masse zu zweit), dont le principe est antithétique : d’un côté la relation d’amour, de l’autre la relation hypnotique, dont la dissociation permet d’interpréter la présence, à même le fonctionnement des institutions aussi bien que dans les circonstances de l’existence individuelle, de deux grands principes correspondant au moins indirectement à la dualité intrinsèque du « modèle » identificatoire : d’un côté (c’est la lignée « amour ») ce que Freud appelle la surestimation de l’objet (ou la dénégation de ses défauts), de l’autre (c’est la lignée « hypnose ») la suspension du jugement de réalité, ou mieux : la « délégation » à l’autre (chef « réel », hypnotisant les masses, mais aussi « idée » ou principe », donc idéologie, qu’elle soit religieuse ou non) de l’épreuve de réalité, à laquelle le sujet renonce pour lui-même en installant la vérité dans l’autre.

18 Et pour finir, c’est évidemment le plus remarquable, il y a ce que Freud appelle la « masse à un » (Masse zu eins ?) (Einsamkeit), c’est-à-dire l’individu, non pas en tant que « donnée », mais en tant qu’effet et même, on le voit bien, effet aléatoire, intrinsèquement fragile, d’une certaine modalité des relations précédentes qui « isole » les uns des autres, ceux qui les portent. [3] Cette idée avait été énoncée d’emblée, au début du texte, elle reparaît à la fin d’une façon désormais « fondée », mais aussi avec une variante extrêmement significative, et que nous pouvons considérer comme l’indice d’une difficulté résiduelle (ou peut-être dirimante) à l’intérieur de la construction freudienne. Car à cet isolement qui est lui-même un phénomène de relation, et une fonction de la « masse », il faut à Freud des modèles expérimentaux, même généralisés, qui en fassent ressortir la modalité vécue. L’introduction cite, bien qu’avec précaution, l’autisme de Bleuler, alors que la conclusion renvoie à la névrose qui est – pourrait-on dire, c’est la leçon la plus immédiate de la psychanalyse – notre condition commune. Or ce n’est vraiment pas la même chose ! Un modèle « autistique » suggère que le rapport de l’individualité à la masse, par l’intermédiaire de la relation affective, est essentiellement négatif ou même destructif. Il décrit non seulement une soustraction, mais un arrachement (et d’abord au langage). Il oblige à en revenir à une opposition du « normal » et du « pathologique », soit que le pôle du pathologique soit assigné à l’individu, soit que, de façon projective, il soit assigné à la société ou à l’institution dont l’individu est la victime. Mais il a l’avantage, non négligeable, de suggérer que l’extrême violence est la possibilité immanente des processus d’individualisation, en tant qu’ils sont eux-mêmes des modes de « socialisation », de même qu’elle est la possibilité immanente des processus d’agrégation ou de « groupe ». Par contraste, un modèle « névrotique » (celui que privilégie finalement Freud) suggère, non pas une positivité de l’être en relation individualisé – je ne crois pas qu’il y ait jamais de « positivité » chez Freud, à la différence sans doute de ses successeurs tenant de l’ego-psychology –, mais une essentielle ambivalence ou « incertitude », affective aussi bien que représentative : ce que j’appellerai ici comme ailleurs un malêtre du sujet, corrélatif du « malaise de la civilisation » elle-même, ou de l’éducation toujours déjà imposée aux pulsions par les institutions, en commençant par la famille et en finissant par l’État (à moins que ce ne soit l’inverse).

19 Si, pour finir, on pose la question – une fois de plus intrinsèquement politique – de savoir comment « passer » (et repasser, car il s’agit dans son principe, pour tous les citoyens-sujets de la politique moderne que nous sommes, d’une oscillation ou d’une transformation qui s’effectue tantôt dans un sens tantôt dans l’autre sens, donc d’une nouvelle réversibilité) de cette modalité d’existence relationnelle que constitue la multitude ou l’être en masse (à « beaucoup ») à cette autre modalité, paradoxale, que constitue l’autonomisation ou l’isolement au sein de la masse, ou si l’on veut l’état-limite, la ligne de fuite par rapport à la masse à laquelle nous rattachons l’idée de l’individualité « autonome », il semble que s’ouvrent deux grandes voies d’interprétation. Et d’une certaine façon elles mettent en conflit au sein du texte de Freud les deux développements qui en constituent respectivement la conclusion et l’après-coup (ce qui veut dire qu’en fait elles en divisent et diffèrent la conclusion).

20 L’une est celle de la régression, qui donne lieu (en fait dans les trois derniers chapitres de Massen) au « retour » de Totem et Tabou dans le cadre de la théorie de l’identification, non pas tant au titre d’une origine anthropologique que d’un mécanisme pulsionnel. Elle est centrée sur l’idée que la constitution des foules (y compris et surtout ces foules « normalisées » que sont les institutions, et en particulier les institutions de l’État) « répète » un scénario archaïque qui en constitue, justement, la dimension inconsciente. Cette hypothèse, notons-le, majore fortement l’hypnose en tant que modèle du rapport de dépendance entre le moi des sujets et leur commun « idéal du moi », sans doute parce que, dans la description qu’en donne à ce moment Freud, la sujétion hypnotique (qu’il caractérise, en démarquant Le Bon, non seulement comme une « servitude volontaire », mais comme produisant une véritable « soif d’obéissance », Durst nach Unterwerfung), si elle n’est pas de l’ordre de la haine, est néanmoins de l’ordre de la crainte, et que la crainte ne semble pas faire bon ménage avec l’amour – disons qu’elle est plus « castratrice » que l’amour. Mais corrélativement elle met aussi l’accent sur le problème de l’égalité entre les sujets, dont le modèle est toujours encore celui de la « revendication d’égalité » (Gleichheitsforderung) des « frères » de la horde primitive. On peut alors penser que, pour Freud, suivant cette hypothèse, les « institutions » sont, sinon des hordes primitives (bien qu’elles puissent toujours le redevenir, suivant le corrélat « dégénératif » des schèmes évolutionnistes), du moins une élaboration secondaire du fantasme originaire, dans laquelle – au prix d’un isolement qui peut être douloureux – l’égalité des individus s’acquiert par la désexualisation de la pulsion de mort ou la sublimation de ses composantes violentes et destructrices. C’est ainsi que la cité « gère » la contradiction permanente entre l’autorité et l’anarchie, et refoule (plus ou moins complètement) la violence qui la constitue. Il n’y a pas de doute que ce schéma de Freud, à beaucoup d’égards, est un schéma conservateur. [4]

21 L’autre voie – qu’on pourrait nommer hypothèse répressive – ne sera pleinement explicitée que dans l’ouvrage ultérieur, Das Ich und das Es (1923), où se trouve introduite l’hypothèse du « Surmoi » comme redoublement de « l’Idéal du moi » qui en est en même temps un cas-limite, et où, non par hasard sans doute, comme je le rappelais plus haut, ne figure aucune référence à Totem et Tabou (ni, en fait, aucune argumentation évolutionniste, mais uniquement un recours à l’histoire individuelle des sujets). C’est celle d’une individualisation par la névrose, en tant que celle-ci installe le « moi » dans l’entre-deux inconfortable des pressions qu’exercent sur lui les pulsions et le surmoi, donc dans l’alternative d’une répression et d’une transgression. Mais cette voie n’est-elle pas déjà présente, en creux, ou comme question, dans la façon dont Massen a « rempli » la quatrième de ses « cases » par une Massenbildung paradoxale qui serait la névrose universelle ? On sait que cette voie (qui trouvera son plein développement après la rédaction de Massen, en partie grâce aux objections de Kelsen reprochant à Freud d’avoir méconnu le type spécifique de la contrainte juridique : Rechtsordnung als Zwangsordnung) ne se fonde pas tant sur le désir de sujétion ou la servitude volontaire que sur la culpabilité en tant que besoin ou demande de punition illimitée (Strafbedürfnis). [5] La question de l’égalité n’y est peut-être pas éliminée, mais elle est clairement subordonnée à celle de la singularité. Car c’est de façon singulière que chaque individu (c’est-à-dire chaque névrosé) est appelé à « gérer » ou « négocier » sa culpabilité inconsciente issue d’une histoire (ou d’une enfance) irréductible à toute autre, au cours de laquelle il a intériorisé les injonctions refoulantes de la loi et de l’institution, même si le principe en est le même pour tous. Il n’y a pas moins de violence, sans doute, dans l’hypothèse répressive que dans l’hypothèse régressive, mais son vecteur n’est pas orienté dans le même sens. Peut-être pourrait-on suggérer, au bout du compte, que Freud a plutôt recours à l’hypothèse régressive pour expliquer comment les individus font abandon de leur autonomie en se fondant dans les institutions et dans la masse, alors qu’il a plutôt recours à l’hypothèse répressive pour expliquer comment ils s’autonomisent relativement par rapport à la masse pour accéder à la « solitude » (Einsamkeit: littéralement « être à chaque fois un », ou « n’être à chaque fois que soi seul »). Et peut-être même pourrait-on ajouter que ce qui est à l’œuvre dans chacun de ces processus c’est toujours la pulsion de mort, bien que ce ne soit pas la même de ses composantes. Rien de tout cela n’est très « optimiste », ni même très « progressiste », bien qu’il y ait une différence entre renverser l’idée de progrès (progrès comme régression) et en démontrer l’ambivalence (progrès comme malaise). [6]

Bibliographie

Bibliographie

  • Balibar, E. (2011). Freud et Kelsen 1922 : l’invention du Surmoi. Citoyen Sujet et autres essais d’anthropologie philosophique. Paris : PUF.
  • Canguilhem, G. (1987). La décadence de l’idée de progrès. Revue de Métaphysique et de Morale, 4.
  • Jonsson, J. (2013). Crowds and Democracy: the idea and image of the masses from revolution to fascism. New York: Columbia University Press.
  • Kaufmann, P. (1979). L’inconscient du politique. Paris : PUF.

Mots-clés éditeurs : politique, histoire, inconscient, sciences sociales, identification, anthropologie

Date de mise en ligne : 16/06/2016.

https://doi.org/10.3917/rep1.021.0043a

Notes

  • [1]
    Sur la place de l’ouvrage de Freud dans la conjoncture des discussions sur la formation et la fonction politique des « masses » (en particulier le dilemme de l’autoritarisme et de l’anarchie) en Europe centrale dans les années 20-30, voir désormais le livre remarquable de Stefan Jonsson (2013). Crowds and Democracy: the idea and image of the masses from revolution to fascism. New York: Columbia University Press.
  • [2]
    Et non pas simplement d’un inconscient du politique, comme l’écrivait Pierre Kaufmann dans ce qui reste pourtant un beau livre (PUF, 1979).
  • [3]
     Pour les besoins de l’utilisation « dynamique » (et pas seulement topique) de la typologie de Freud, on peut la représenter de deux façons. Soit en inscrivant quatre cas symétriques (puisqu’il y a deux types hétérogènes de « couples ») :
    Masse duelle amoureuseMasse unaire (solitude, individu)
    Masse plurielle (foule, institution)Masse duelle hypnotique

    Soit en faisant de la masse duelle (elle-même subdivisée) la médiation entre les pôles extrêmes de la multitude et de la solitude :
    Masse plurielle
    (multitude comme foule ou institution)
    Masse duelle amoureuseMasse duelle hypnotique
    Masse unaire (solitude, individu)
  • [4]
    Et je pense qu’on doit aussi le mettre en relation avec une prise de position de Freud relativement au communisme (dont certains de ses disciples sont alors très proches, en particulier Ferenczi), et qu’il perçoit comme un égalitarisme radical, sans le distinguer vraiment d’un anarchisme.
  • [5]
    Voir mon essai (2011). Freud et Kelsen 1922 : l’invention du Surmoi. In Citoyen Sujet et autres essais d’anthropologie philosophique. Paris : PUF.
  • [6]
    Cf. Georges Canguilhem (1987). La décadence de l’idée de progrès. Revue de Métaphysique et de Morale, n° 4.
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