Couverture de REOF_160

Article de revue

Les voies de la recherche cliométrique ouvertes par Le Capital au XXIe siècle

Pages 105 à 130

Notes

  • [1]
    Tous mes remerciements vont à Cécile Bastidon, Yves Crozet, Jean Grousson, Pablo Jensen, Francesco Magris et Pierre Morin pour la vivacité de nos échanges sur l’ouvrage de Thomas Piketty et la fécondité de leurs remarques sur les perspectives de recherche qu’offre l’ouvrage, ainsi qu’aux deux rapporteurs anonymes de la revue qui m’ont permis de réorienter et enrichir considérablement le texte initial. J’associe à mes vifs remerciements la rédactrice en chef de la revue, Sandrine Levasseur, qui par sa relecture patiente et très précise a permis d’améliorer cette version finale. Je reste bien évidemment seul responsable des erreurs et lacunes du texte.
  • [2]
    Mankiw, Romer et Weil (1992) ont enrichi le modèle initial de Solow-Swan en tenant compte de l’accumulation du capital humain. Dans ce modèle, la productivité marginale du capital est plus faible dans les pays pauvres que dans les pays riches parce que l’accumulation du capital humain y est plus lente. Ces effets ne sont pas au cœur de l’analyse de Thomas Piketty.
  • [3]
    Comme le rappelle Thomas Piketty en page 281, en toute rigueur on devrait écrire : β = s/(g + n + γ), avec n, le taux de croissance de la population ; γ, le taux de dépréciation du capital ; g devenant le taux de croissance de la productivité. La seconde loi du capitalisme β est une vision à long terme de l’économie en équilibre stationnaire. Elle résulte également d’une loi comptable :
    equation im2
    Si s, g, n et γ sont stationnaires, alors à très long terme, la seconde loi s’exprime : β = s/(g + n + γ).
  • [4]
    Comme le rappelle Thomas Piketty, cette loi n’est valable que si le prix des actifs évolue en moyenne de la même façon que les prix à la consommation, mais dans l’hypothèse où les variations de prix qui génèrent des plus et moins-values se compensent à long terme, alors la loi est vérifiée. Cette précision fait référence aux périodes de bulles d’actifs où l’on peut avoir le sentiment que les mouvements de prix dominent les effets volume.
  • [5]
    Même si l’approche Harrod-Domar porte sur une économie contrainte par la demande alors que celle de Solow porte sur une économie contrainte par l’offre et si le modèle de Solow est une réponse critique à celui de Harrod-Domar, ces premières approches théoriques de la croissance sont délibérément regroupées ici.
  • [6]
    C’est à la lecture de la note de la page 571 que l’on peut penser que le modèle de Ramsey-Cass-Koopmans est la référence de Thomas Piketty. Elle contient en effet toutes ses propositions essentielles, dont celle relative à la valeur du taux de croissance de long terme et surtout celle relative à l’inégalité taux d’intérêt-taux de croissance. Barro et Sala-i-Martin (Economic Growth, 2003) ont développé la solution de Ramsey-Cass-Koopmans : le taux d’intérêt, qui dépend d’abord de la préférence pour le présent, est toujours supérieur au taux de croissance « stationnaire de long terme », égal au taux de croissance du progrès technique. Dans ce modèle, le niveau, plus élevé que le taux de croissance, du taux d’intérêt a un rôle régulateur, car il règle l’accumulation du capital de manière à rendre maximale l’utilité cumulée de la consommation. Comment cette condition régulatrice fondamentale du modèle de Koopmans (r > g) devient-elle chez Thomas Piketty la principale force déstabilisatrice et même « la contradiction centrale du capitalisme » (p. 942) ? C’est là que la forme grand public de la thèse atteint peut-être sa limite : un modèle de Ramsey amendé par l’auteur, précisant les amendements effectués eût été, à n’en pas douter, éclairant. Enfin, pour la période de transition et non plus seulement pour le long terme, Barro et Sala-I-Martin présentent en page 85 de leur ouvrage d’intéressants graphiques, où les simulations font clairement apparaître (cf. panneaux (e) et (g)) que le taux d’intérêt est bien supérieur au taux de croissance, son haut niveau étant celui requis par sa fonction d’allocateur de ressources, en vue de l’optimalité de la trajectoire économique.
  • [7]
    Comme l’illustre Thomas Piketty dans une note de bas de page (p. 571) : « dans le modèle à horizon infini, le taux de rendement d’équilibre est donné par r = ϑ + γ.g (où ϑ est le taux de préférence pour le présent, et γ mesure la concavité de la fonction d’utilité. En général on estime (et retient) pour ce paramètre une valeur comprise entre 1,5 et 2,5. Par exemple, pour ϑ = 5 % ; γ = 2 et g = 0, alors r = 5 % tandis que pour g = 2 %, alors r = 9 %, l’écart r-g passant de 5 % à 7 % quand la croissance passe de 0 à 2 % ». Donc, la croissance augmente sous l’effet du creusement de l’écart entre r et g.
  • [8]
    De ce point de vue, tout macroéconomiste adepte de l’optimisation intertemporelle ne pourra se départir d’un certain scepticisme à l’égard de la lecture que fait Thomas Piketty de la fameuse « loi » r > g, (cf. Mankiw, 2015), résultat de toute une classe de modèles, dans lesquels le taux d’intérêt régule l’accumulation optimale du capital, et qui n’implique pas nécessairement les conséquences « apocalyptiques » du livre.

1Le livre de Thomas Piketty Le Capital au XXIe siècle, qui s’appuie sur un travail statistique exceptionnel, est remarquable par l’ampleur de ses vues. Dans son introduction, Thomas Piketty réaffirme l’ambition de l’ouvrage : remettre la question de la répartition au cœur de l’analyse économique. Il estime nécessaire et urgent de reposer la question des inégalités ouverte au XIXe siècle par Marx.

2L’auteur cherche à réévaluer les principes « d’accumulation infinie » et de « baisse tendancielle du taux de profit » de Marx avec plus d’un siècle de recul. Marx est-il toujours d’actualité ? Au nombre des mécanismes poussant à ce que Thomas Piketty nomme la « convergence », c’est-à-dire la réduction des inégalités, l’auteur recense le processus de diffusion des connaissances et de partage du savoir et l’investissement dans le capital humain. Le XXe siècle a-t-il vu, contrairement aux prédictions de Marx, le triomphe du capital humain sur le capital financier ? Les inégalités sont-elles « devenues plus méritocratiques et moins héritées au fil du temps », s’interroge l’auteur qui fait montre de scepticisme quant à cette proposition : il est douteux que la part du travail dans le revenu national ait progressé de façon significative sur le long terme. Le capital non humain (financier) semble presqu’aussi indispensable, selon ses dires, au XXIe siècle qu’il l’était au XVIIIe ou XIXe. L’héritage n’est pas loin de retrouver au début du XXIe siècle, l’importance qu’il avait à l’époque du Père Goriot. L’ouvrage met alors l’accent sur les forces qualifiées de « divergentes » liées à la concentration des patrimoines financiers dans un monde caractérisé par une croissance faible et un rendement élevé du capital. Pour l’auteur, la force de divergence fondamentale est donnée par r (taux de rendement du capital) > g (taux de croissance). La thèse du livre est exprimée dès la page 55 : lorsque r > g, « ce qui a été le cas presque tout le temps dans l’Histoire jusqu’au XIXe (et pourrait le redevenir au XXIe siècle) », écrit l’auteur, « cela implique que les patrimoines hérités dominent les patrimoines constitués au cours d’une vie de travail » (ce qui bat en brèche notre idéal démocratique et méritocratique et amoindrit la thèse du « capital humain »).

3Pour Thomas Piketty, l’inégalité fondamentale r > g est le moteur du capitalisme, en même temps qu’il est la principale force de divergence, c’est-à-dire sous sa plume, la principale source d’inégalités. Thomas Piketty met à jour dans l’ouvrage l’existence d’un rapport de 5 à 1 entre ces deux grandeurs.

4Toutes mes interrogations dans la suite du propos naissent des extrapolations qu’autorise cet ordre de grandeur de 5 pour 1 entre le rendement du capital r et le taux de croissance g. Quel statut accorder à cet ordre de grandeur et à cette comparaison ? S’agit-il, selon une expression familière aux économistes, d’un « fait stylisé » ou peut-on lui faire dire plus ? Thomas Piketty parle à son sujet de « loi historique ». Paraphrasant Roberto Michels et sa fameuse « loi d’airain de l’oligarchie financière », on pourrait qualifier cette « loi des proportions » de « loi d’airain du capitalisme ». Toute mon analyse tournera autour du statut de cette « loi d’airain » trouvée par Thomas Piketty : ces disproportions énormes et intangibles pourraient suggérer à travers l’Histoire l’existence d’une antinomie forte entre rendement du capital et croissance. Mais que présuppose cette « loi » du lien entre capital et croissance ? L’épargne, et son taux de rendement r, qui joue un rôle incitatif sur l’épargne même, ne sont-ils pas des déterminants de la croissance dans tous les modèles de croissance (à la Harrod-Domar-Solow), dont se revendique également l’auteur ? Peut-on faire jouer à cette loi d’airain du capitalisme le même rôle que celui de valeur fondamentale d’équilibre de long terme d’un modèle économique de croissance ? N’y a-t-il pas impossibilité logique de passer de cette « loi d’airain du capitalisme » à un modèle dynamique de croissance historique où le capital (et donc l’épargne et son rendement r) est supposé être le moteur de la croissance g ?

5L’ouvrage de Thomas Piketty est riche, novateur et important par les perspectives de recherche qu’il trace. Il a déjà connu un succès considérable dont on peut mesurer le rayonnement académique par le nombre d’articles universitaires qui lui consacrent une analyse exclusive. Les « réponses » suscitées par l’ouvrage de Piketty concernant la mesure des inégalités et ses déterminants sont, en effet, multiples. Dans la littérature francophone, on trouve en particulier un dossier spécial de La Revue de l’OFCE en 2015 (avec, outre celle de Piketty, les contributions de Cornilleau, Allègre et Timbeau et celle de Gaffard), un dossier spécial d’Annales « Histoire, Sciences Sociales » en 2015 et, dans une perspective plus marxiste, les articles de Dumenil et Levy (2014, 2015) dans Actuels Marx. Dans la littérature anglo-saxonne, on trouve notamment (mais la liste est non exhaustive) : Milanovic (JEL, 2014), Auerbach et Hassett (AER, 2015), Weil (AER, 2015), Mankiw (AER, 2015), Homburg (2015), Bonnet et al. (Sciences Po economics papers, 2014), Jones (Journal of Economic Perspective, 2015), Ray (CESifo Forum, 2015), Krussel et Smith (JPE, 2015), Soskice (British Journal of Sociology, 2014), un numéro spécial Real-world economics review en 2014, Grewal (Harvard Review of Law, 2014), Taylor (International Journal of Political Economy, 2014), Fachini et Couvreur (European Journal of Political Economy, 2015), Rowthorn (Cambridge Journal of Economics, 2014), Martins (Ecological Economics, 2015), Madsen et al. (Oxford Economic Papers, 2018). King (2016) propose une revue de la littérature tandis que Raoult et al. (American Sociologist, 2017) expliquent comment l’ouvrage a été perçu par les milieux académiques.

6Sur un plan plus thématique, l’ouvrage de Thomas Piketty a déjà suscité des éléments de réponse en ce qui concerne les « lois » d’évolution du capitalisme. Je renvoie notamment à l’article dans lequel Mankiw (2015) réaffirme la cohérence de l’inégalité r > g dans le cadre d’un modèle de Solow. On peut aussi se référer à Zamparelli (2017). Surtout, l’article d’Acemoglu et Robinson (2015) et les deux articles précités de Duménil et Lévy (2014, 2015) accordent une place importante (voire centrale) à l’analyse marxiste.

7De même, les approches postkeynésiennes et les modèles néokaleckiens apportent leurs propres éléments de réponses à la question du lien entre la dynamique des inégalités et la croissance économique, à la croisée entre une macroéconomie keynésienne (principe de demande effective) et une microéconomie que certains qualifient de marxiste (chez Kalecki, la répartition du revenu découle d’un conflit de répartition). Sans être exhaustif là encore, on peut citer : R. Rowthorn (2014), A. Asensio (2015), J. López-Bernardo, F. López-Martínez et E. Stockhammer (2016) ou encore le modèle proposé par Palley (2017).

8Notons, enfin, que l’analyse de Thomas Piketty mériterait assurément d’être aussi confrontée à celle de Haskel et Westlake, Capitalism without Capital. The Rise of the Intangible Economy (2017), où les auteurs caractérisent le XXIe siècle comme une forme nouvelle de capitalisme qui nécessiterait peu de capital (car basée sur la connaissance), contrairement au capitalisme des XIXe et XXe siècles qui a nécessité de très importantes infrastructures (construction d’un réseau ferré, routier et électrique).

9Tout semble déjà avoir été écrit sur l’ouvrage de Thomas Piketty. Il n’est pas question ici de faire une revue de cette littérature existante ni même de proposer une nouvelle analyse exhaustive de l’ouvrage mais de se focaliser sur un aspect non traité de cette littérature, soit les perspectives de recherches cliométriques ouvertes par l’ouvrage, relativement à ce que j’ai nommé plus haut « loi d’airain du capitalisme ». Le reste de l’article est organisé de la façon suivante. La première partie porte sur les difficultés du passage de la « loi historique » à un modèle de croissance dynamique. La seconde partie s’interroge sur l’épargne comme frein à la croissance. La troisième partie traite de la nécessité d’un prolongement cliométrique de l’analyse des dynamiques d’interaction inégalités-croissance. Curieusement, cette nécessité est totalement absente des analyses foisonnantes sur l’ouvrage. C’est à combler ce manque que s’emploie cet article.

1 – Les difficultés du passage de la « loi historique » à un modèle de croissance dynamique

1.1 – Deux lois du capitalisme selon Thomas Piketty

10Dans le chapitre 1 intitulé « Revenu et production », Thomas Piketty souligne d’abord les mouvements chaotiques dans le partage capital/travail (K/L) tout au long du XXe siècle : les chocs des deux guerres mondiales, la crise de 1929, la révolution bolchévique, puis au sortir de la Seconde Guerre mondiale de nouvelles politiques de régulation, de taxation, de contrôle des mouvements de capitaux, conduisent à des niveaux historiquement bas de la part des capitaux privés (K) dans le revenu national (Y). Puis on observe un mouvement de reconstitution des patrimoines privés avec la révolution conservatrice Reagan-Thatcher, la déréglementation financière des années 1990 et l’effondrement du bloc de l’Est. On retrouve en 2010 des niveaux d’inégalité proches de ceux de 1913. La singularité mise en avant par l’auteur est que la part du capital financier apparaît à peine plus faible que ce qu’elle était au début du XXe siècle. La thèse selon laquelle le XXe siècle aurait marqué de façon irréversible l’essor du capital humain est mise à mal [2]. L’apport de Thomas Piketty est de resituer ces faits dans une perspective historique plus longue encore, depuis 1700. C’est à cette échelle de temps qu’est mise en évidence par l’auteur ce que j’ai appelé en introduction la fameuse « loi d’airain du capitalisme » (autrement dit l’ordre de grandeur de 5 pour 1 entre le rendement moyen du capital et le taux de croissance moyen sur la période). De cette mise en perspective historique, Thomas Piketty retient une première analyse : à très long terme (sur plus de quatre siècles), le niveau relativement bas atteint par la croissance reflète principalement le ralentissement de la croissance de la population et de celle de la productivité. Cette explication ne cherche pas à établir de lien entre le rendement du capital et le niveau de la croissance ; ces deux variables apparaissent comme largement déconnectées dans l’analyse.

11Revenons maintenant sur les écritures proposées. L’un des attraits de l’ouvrage est son écriture très pédagogique. Le rapport K/Y est noté β, et pour fixer les idées, l’auteur fait souvent référence à des cas-types qui correspondent à des ordres de grandeurs réels. La première loi fondamentale du capitalisme est exprimée de la façon suivante :

13α désigne la part des revenus du capital (r K) dans le revenu national (Y).

14Cette part est égale au produit du stock de capital (exprimé en années revenu) par son taux de rendement r (qui est ici un taux de rendement moyen, puisque le capital est composé d’immobilier, de terres et de valeurs mobilières). Si β = 6 ou 600 %, cela signifie que la valeur du stock de capital du pays considéré vaut 6 fois le revenu national. Ce rapport mesure l’importance du capital dans une société donnée (mais ne renseigne pas sur les inégalités dans ce pays). L’auteur choisit ces ordres de grandeurs car ils constituent des « points de repères utiles » dans une perspective historique. Pour β = 6, r = 5 %, alors α, qui mesure la part des revenus du capital dans le revenu national, vaut 30 % (pour fixer les idées).

15On n’insistera jamais assez sur le fait que ces ordres de grandeurs, points de repères utiles ou faits stylisés, sont des points d’ancrage pour un récit nourri et servi par de multiples références littéraires, par exemple à Balzac ou Jane Austen. Les références ne sont pas choisies pour faire illusion et briller à bon compte, pas plus d’ailleurs que n’est proposée une lecture « marxisante » de ces œuvres ; non, simplement, l’auteur puise dans cette littérature des éléments d’information qui permettent d’illustrer la réalité sociale de l’époque. Et il est édifiant et enrichissant à cette lecture, d’apprendre que finalement à ces époques, quelle que soit la forme du capital – terre ou rente d’État –, le taux de rendement exigé était de l’ordre de 5 % par an, ce qui en faisait des actifs parfaitement substituables dans l’esprit des investisseurs à l’époque. Donc le discours, servi par des références foisonnantes, est plausible et les références littéraires donnent force et attrait au livre. De même, dans cet ouvrage, tout le discours qui touche à la structure des inégalités ne nous paraît pas devoir être questionné tant il s’appuie sur la production de données nouvelles « indiscutables » et qui font désormais date.

Encadré 1. La définition du capital retenue dans l’ouvrage de Thomas Piketty « Le Capital au XXIe siècle »

Les exégètes de l’Histoire de la pensée économique demanderaient à n’en pas douter des clarifications quant à la définition du capital retenue dans l’ouvrage : chez Hume, Locke et Turgot, le capital est du travail accumulé ; chez les néoclassiques, le capital désigne un capital physique et le rendement du capital (différent d’un taux de profit) désigne la productivité marginale physique de ce capital. Ces deux conceptions ne sont pas celles retenues dans l’ouvrage. L’auteur retient une conception « élargie » du capital, assise sur la comptabilité nationale, comme tout actif susceptible de rapporter un rendement. Il s’en suit une conception extensive du capital qui regroupe la terre, le capital physique, l’ensemble des actifs mobiliers, immobiliers, financiers et monétaires. Dans une perspective historique, on ne saurait faire grief à l’auteur de sa conception très large du capital qui permet de rendre commensurable un taux de rendement à travers le temps, quand les formes prédominantes du capital (terre, immobilier, capital physique, rentes d’État, produits financiers et monétaires) ont varié avec les époques. Le calcul de ce taux de rendement (ou taux de profit) prend en compte un surprofit de concurrence imparfaite (monopolistique) ; il rapporte le profit net des coûts du travail et du capital au capital total. Mais le contenu de ce taux de rendement renvoie essentiellement à la rémunération (« justifiée ») du capital, contrepartie de l’apport à l’entreprise qu’ont constitué les investissements successifs. Il faut faire attention au fait que la présentation retenue par l’auteur ne prend pas en compte l’incertitude et le risque. Or toute une littérature s’est développée sur le fait que dans le monde réel, marqué par les turbulences du court terme, par l’incertitude et le risque, les entreprises ont besoin pour investir d’anticiper un taux de rendement supérieur au coût de l’investissement. On peut être surpris de ce que le thème du risque d’entreprise ne soit pas systématiquement mis en avant par Thomas Piketty.
De même, on peut s’étonner que Thomas Piketty oublie un peu vite « l’euthanasie des rentiers » chère à J. M. Keynes, qui suggère une toute autre temporalité des cycles selon laquelle l’excès de rémunération du capital sur le travail prend brutalement fin lors des épisodes de grandes crises ou de guerre. En cas de réalisation de ces risques majeurs, l’écart de rémunération entre le rendement du capital et le revenu du travail ne peut continuer dans le même sens puisque les revenus du capital s’effondrent et que le capital est détruit. L’existence d’une prime de risque sur les placements en capital (en régime normal) n’empêche pas la survenue de ces risques majeurs. La parabole keynésienne de « l’euthanasie des rentiers » suggère donc des phases discontinues dans la relation entre r et g.

16En revanche, une première remarque peut être faite à ce stade sur l’emploi du mot « loi ». Le statut du mot « loi » est en effet ambigu. Il s’agit d’une pure égalité comptable, et à ce titre, elle est parfaitement tautologique et donc n’apprend rien par elle-même puisqu’elle n’exprime qu’une identité. En dépit de cette réserve essentielle, l’auteur lui réserve néanmoins le qualificatif de « première loi fondamentale du capitalisme », car elle relie selon lui les trois concepts les plus importants pour l’analyse du système capitaliste : « le rapport capital/revenu (K/Y), la part du capital dans le revenu (α), le taux de rendement du capital (r) » (pp. 98-99).

17Le taux de rendement du capital, r, est en effet central dans l’analyse marxiste, en relation avec l’énoncé de la « loi de baisse tendancielle du taux de profit », prédiction souvent qualifiée aujourd’hui soit de prédiction théorique erronée ou de prédiction historique non vérifiée. C’est tout l’apport de Thomas Piketty que de fournir une des explications de l’échec de cette loi de Marx, qui n’est valable qu’en l’absence de gains de productivité. L’auteur indique également comment on peut retrouver cette « loi de baisse tendancielle du taux de profit » énoncée par Marx à partir de sa propre formulation des deux lois fondamentales du capitalisme (pour g = 0 et en l’absence de gains de productivité).

18Visiblement, tant par l’emploi du mot « loi » que par l’illustration des ponts existant entre la vision du capitalisme de Marx et la sienne, l’auteur semble dialoguer avec Marx. Or il semble important de revenir sur le lien équivoque et ambigu qu’entretient le mot « loi historique » avec la notion de « dynamique de croissance à long terme ».

19Au chapitre 5 de son ouvrage, l’auteur décrit la seconde loi fondamentale du capitalisme (β = s/g) [3] sous une forme où le stock de capital exprimé en années de revenu national (β) est égal asymptotiquement (et découle) de la « loi dynamique » du ratio s/g (taux d’épargne sur taux de croissance). Pour préciser le statut de sa loi dynamique, Thomas Piketty est obligé de passer de la loi à un modèle économique explicatif qui doit générer des valeurs d’équilibre, car méthodologiquement une approche historique ne permet pas d’identifier un niveau optimal d’équilibre. Seul, en effet, un modèle explicatif économique est en mesure de déterminer des solutions d’équilibre. L’idée de Thomas Piketty est, qu’en dynamique, K/Y provient de s/g.

20Le problème que je tiens à formuler ici est simple : que peut-on extraire de cette relation ? Quelle est la nature du lien entre s et g, est-elle positive, négative ou nulle ? Thomas Piketty fournit une première réponse : « un pays qui épargne beaucoup et qui croît lentement accumule dans le long terme un énorme stock de capital, ce qui en retour peut avoir des conséquences considérables sur la structure sociale et la répartition des richesses dans le pays en question. Dans une société en quasi-stagnation, les patrimoines issus du passé prennent naturellement une importance démesurée » (p. 263). Cette première réponse est vraie et incontestable dans une approche « statique », mais elle est déconnectée de toute analyse de la dynamique de la croissance, or, comme on va le voir plus bas, il existe un clivage opposant approche statique et approche dynamique de la croissance.

21L’explication avancée par Thomas Piketty ici est que le retour du rapport K/Y à des niveaux proches des XVIIIe et XIXe siècles, s’explique naturellement par le retour à un régime de croissance faible ; c’est la baisse de la croissance, et notamment démographique, qui conduit au grand retour du capital. Mais en disant cela, explicitement, il déconnecte g et s, en rupture avec toutes les théories connues de la croissance. Cette première lecture possible en statique qui vérifie qu’à chaque instant du temps, quand la croissance est faible, elle coïncide avec un retour du capital, interdit de faire de s un moteur de g et ne nous dit rien des facteurs de la croissance, en tout cas, exclut d’emblée que l’épargne puisse être un de ces facteurs. La loi β = s/g est supposée décrire un processus dynamique et représenter un état d’équilibre vers lequel tend toute économie épargnant au taux s et croissant au taux g[4]. Dans un autre passage important, Thomas Piketty rappelle que « la loi β = s/g ne peut expliquer la survenue de chocs de grande ampleur, comme les guerres mondiales ou la crise de 1929, mais qu’elle permet de comprendre vers quel niveau d’équilibre potentiel le rapport K/Y tend à se diriger dans le long terme » (p. 269).

1.2 – Pour quelles leçons de l’histoire ?

22Le problème est celui de l’interprétation que l’on peut faire de cette loi : un ordre de grandeur peut-il décrire un principe dynamique ? Une « loi historique » peut-elle jouer le même rôle de force de rappel que celle de la valeur d’équilibre déterminée dans le cadre d’un modèle explicatif ? Faut-il (et peut-on) déduire que tout écart à la règle du 5 pour 1 sera suivi inéluctablement d’un processus correcteur ?

23Un autre problème traverse l’ouvrage quand Thomas Piketty décrit « r > g comme la contradiction centrale du capitalisme » (titre de sa conclusion en page 942). Où se situe en effet la contradiction si l’on a d’un côté un « ordre de grandeur de 5 pour 1 », et de l’autre des gains de productivité jamais nuls ? La question de l’accumulation infinie du capital est toujours possible, et précisément il n’y a plus de contradiction du capitalisme comme chez Marx. Adressons maintenant à l’auteur une question de politique économique : compte tenu de cet « ordre de grandeur de 5 pour 1 », que doit-on faire si l’on souhaite obtenir davantage de croissance ? Quelle est la nature de l’enseignement historique ? Faut-il plus d’inégalités ? N’est-ce pas une des réponses possibles qui découle de cette « loi d’airain du capitalisme » (car les inégalités stimulent la croissance) ? Je récapitule à ce stade trois de mes interrogations relatives au statut de cette « loi d’airain » du capitalisme :

  1. Peut-on poser un fait stylisé comme « loi » ?
  2. Selon la perspective adoptée, en dynamique ou en statique, l’enseignement diverge. Il ressort de l’analyse statique que g est déconnecté de s (p. 315) ; le constat majeur, dans une approche statique, est celui de la coexistence de g faible avec s élevé. De là, il est difficile de comprendre et justifier que l’augmentation de l’épargne puisse avoir un effet positif sur la croissance, comme dans les modèles usuels de croissance en économie ;
  3. Comment expliquer alors le décollage industriel autrement que par des facteurs exogènes, car cette « loi d’airain » ne permet pas d’expliquer les fluctuations et cycles. Quels sont en définitive les facteurs de la croissance ?

24La difficulté vient du fait que le terme de « loi » chez Thomas Piketty part du constat statique des inégalités (qui se vérifie à chaque instant du temps historique) mais s’accorde mal avec la notion de « modèle » en dynamique. L’emploi de l’expression « loi dynamique β » gêne aussi considérablement même si derrière cette expression se cache une question centrale qu’adresse en fait Thomas Piketty au marxisme : peut-on penser, en dynamique, une loi de la croissance de long terme qui ferait dépendre la croissance de la répartition des revenus, c’est-à-dire négativement de l’épargne ? La question centrale se situe là et renvoie aux impossibilités du marxisme : en statique, rémunération du travail et du capital sont antinomiques, mais peut-on en dynamique fonder une théorie économique faisant de la croissance une fonction négative de l’épargne ? On ne trouve pas une telle explication de la croissance chez Thomas Piketty.

25L’auteur est bien conscient de ces difficultés, et plus que des éléments d’explication théorique, il avance surtout des résultats empiriques et historiques probants : parmi ces résultats, le lecteur retiendra surtout la constance des proportions des rémunérations des facteurs dans l’Histoire, l’équivalence entre le rendement du patrimoine foncier et de la rente d’État dans les sociétés agraires comme industrielles, enfin du XVIIIe siècle au XXIe siècle, un rendement du capital qui oscille autour d’une valeur centrale de 4-5 % par an et plus généralement dans un intervalle compris entre 3 et 6 %. L’auteur à la page 325 relève « qu’il n’existe pas de tendance massive dans le long terme, à la hausse ou à la baisse. Le rendement a pu dépasser les 6 % dans les phases de rareté du capital, dans les chocs subis par le capital au cours des guerres mais il a été ramené à sa valeur ‘séculaire’ ».

26Quelles prédictions tirer de ces tendances séculaires pour le XXIe siècle ? Thomas Piketty s’y hasarde, en formulant l’hypothèse d’une élasticité de substitution du capital au travail supérieure à 1 (alors que dans les sociétés agricoles traditionnelles, cette élasticité aurait été inférieure à 1). L’auteur soutient que même s’il est probable que le rendement du capital, r, s’abaissera à mesure que K/Y augmentera, sur la base de l’expérience historique, il est possible de prédire que l’effet volume l’emportera sur l’effet prix (i.e. l’effet d’accumulation l’emportera sur la baisse du rendement). Les données recueillies par Thomas Piketty indiquent d’ailleurs que de 1970 à 2010, la part du capital a progressé en même temps que sa rémunération. Il avance que dans ces conditions le capital humain aura peut-être été « la grande illusion » du XXe siècle.

27Cette pensée originale et séduisante est ainsi justifiée à la page 351 : « aucun mécanisme économique auto-correcteur n’empêche qu’une hausse continue du rapport capital/revenu (β) s’accompagne d’une progression permanente de la part du capital dans le revenu national (α) ». En fait, l’enseignement majeur de Thomas Piketty est que « la technologie moderne utilise toujours beaucoup de capital, et surtout que la diversité des usages du capital fait que l’on peut accumuler énormément de capital sans que son rendement s’effondre totalement dans ces conditions » (p. 354). Il n’existe donc aucune raison pour que la part du capital diminue à très long terme. L’argument employé est que la diversité des usages du capital empêche son rendement de tomber, ce qui renvoie à la réalité historique d’une élasticité de substitution K/L supérieure à 1.

Encadré 2. Combien peut valoir historiquement l’élasticité de substitution ?

On aimerait pouvoir proposer « le » vrai chiffre concernant la valeur de l’élasticité de substitution. Cette élasticité de substitution est-elle forcément supérieure à 1 comme le suppose Thomas Piketty ? Malinvaud écrit : « Les travaux économétriques semblent bien conduire à la conclusion que, à l’échelle la plus macro-économique, les deux facteurs identifiés dans la fonction [de production], le travail et le capital, sont substituables entre eux, mais moins que ne l’impliquerait la fonction de Cobb-Douglas selon laquelle il n’y aurait pas de minimum nécessaire, par exemple, à la quantité de travail par unité de produit » (Voies de la recherche macroéconomique, 1991, pp. 245-246). Il faut faire attention au fait que si on déduit de l’examen de la longue durée des élasticités de substitution fortes, les projeter dans la dimension intra-temporelle, c’est certes par exemple écrire que le capital peut se substituer très fortement au travail, ce qui semble convenir, mais c’est devoir admettre en même temps que du travail peut se substituer très fortement au capital, ce qui est souvent très difficile à admettre. C’est pourquoi la fonction de production à élasticité de substitution infinie ne peut être qu’une vue de l’esprit, ce que n’est pas la fonction à facteurs complémentaires. Dans cette dimension intra-temporelle, ne serait-il pas loisible de privilégier l’hypothèse d’une complémentarité avec les précisions suivantes : le travail qualifié est assez fortement complémentaire du capital ; le travail non qualifié est également plutôt complémentaire (au sens d’une élasticité de substitution inférieure à l’unité), en aucun cas il ne peut s’y substituer. Ceci amène à relativiser l’hypothèse d’une élasticité de substitution supérieure à l’unité que Thomas Piketty pose comme une réalité historique et qui ressort davantage de la « nécessité méthodologique » du propos : privilégier l’hypothèse d’une élasticité de substitution supérieure à l’unité conforte en effet l’intuition de l’auteur d’une « apocalypse patrimoniale » (l’expression entre guillemets n’est pas dans le texte). Il est, néanmoins, possible de « dédramatiser » cette proposition de Thomas Piketty sur la société de demain qui sera plus patrimoniale, si on raisonne en termes de proportion relative des rémunérations des facteurs : alors, dans l’hypothèse d’une élasticité de substitution supérieure à l’unité (cf. p. 369), le salaire réel augmentera, et le taux d’intérêt diminuera à mesure que K/Y croîtra. On voit que la hausse de K/Y va de pair avec la hausse du salaire réel, ce qui permet alors de retrouver une vue plus optimiste de l’accumulation du capital pour le progrès de la société.

28Mais en même temps, et on retrouve ici toujours le même écueil, Thomas Piketty revendique pour sa loi, dans le paragraphe intitulé « les deux Cambridge » (p. 364), une autre paternité, nommément les théories de la croissance à la Harrod-Domar-Solow [5], dont il n’est pas sûr qu’elles soient compatibles avec Marx. En effet, quelle que soit la référence retenue – Harrod (1939) et sa croissance intrinsèquement instable « sur le fil du rasoir », où K/Y = β est rigoureusement fixe et imposé par la technologie disponible, comme dans le cas d’une fonction de production à coefficients fixes sans aucune substitution K/L possible, Domar (1946, 1947), ou Solow-Swan (1956) qui introduisent la fonction de production à facteurs substituables –, dans tous ces cas, le taux de croissance est entièrement déterminé par le taux d’épargne. Et, c’est là que le bât blesse : l’épargne dans ces modèles (que ceux-ci affirment que la croissance est toujours parfaitement équilibrée ou non), est le déterminant de la croissance, ce qu’elle n’est pas dans l’énoncé de la « loi historique ». C’est à ce niveau que réside la difficulté, dans le passage de l’énoncé de la loi historique au modèle de croissance. La loi historique peut-elle se transformer au gré des besoins en une « loi de croissance » (fut-elle équilibrée ou sur le fil du rasoir) ? Plus fondamentalement, peut-on et comment passer de la question de la répartition des revenus à une théorie de la croissance ? On en revient toujours à la question lancinante et irrésolue de l’incidence du partage salaires/profit sur le taux de croissance. Pour consolider cette question sur un plan théorique, le lecteur pourra se reporter à la littérature néokeynésienne dans la filiation de Kaldor et Kalecki mentionnée en introduction, mais il n’est pas sûr que celle-ci mette fin aux interrogations persistantes sur la nature des liens entre partage de la valeur ajoutée et croissance dans l’histoire.

29Si dans une filiation à la Harrod-Domar-Solow, l’épargne est le moteur de la croissance, et que de surcroît la substituabilité K/L > 1 fait que le recours croissant au capital ne se traduit pas par une baisse séculaire de son prix (le rendement), alors, l’interrogation demeure : si l’on veut plus de croissance, ne faut-il pas accumuler toujours plus de capital ? Conséquemment, l’Histoire nous apprendrait-elle que les inégalités (figées « historiquement » dans ce rapport de « 5 pour 1 ») sont le moteur de la croissance ? Thomas Piketty ne tranche pas cette question mais le peut-il et le peut-on ? Dans une vision statique de l’Histoire, le capital apparaît comme « l’ennemi » du travail (r est toujours élevé quand g est faible) quand, en dynamique, le capital, via l’épargne s devient le facteur de la croissance. Autrement dit, le projet de Marx (et des néo-Kaleckiens) demeure entier : peut-on fonder une théorie de la croissance sur le partage des revenus ? Cette question n’est pas résolue par Thomas Piketty, mais peut-elle l’être par quiconque ? Peut-on, en effet, logiquement fonder une théorie dynamique de la croissance reposant sur l’hypothèse que la croissance dépendrait négativement de l’épargne ?

2 – L’épargne peut-elle être un frein de la croissance ?

30Les passages suivants reflétant la pensée et le message de Thomas Piketty résument l’essentiel du débat :

31« Le retour à un régime historique de croissance faible et en particulier de croissance démographique nulle conduit logiquement au retour du capital. Cette tendance à la reconstitution de stock de capital très élevé dans les sociétés de faible croissance est exprimée par la loi β = s/g : dans des sociétés stagnantes, les patrimoines issus du passé prennent naturellement une importance considérable. En Europe, le rapport K/Y a déjà retrouvé en ce début du XXIe siècle, des niveaux de l’ordre de 5-6 années de revenu national, à peine inférieurs à ceux observés aux XVIIIe, XIXe siècle et jusqu’à la veille de la Première Guerre mondiale » (p. 368).

32« Ensuite, pour ce qui concerne la part des revenus du capital dans le revenu national, part qui est donnée par la loi α = r.β, l’expérience historique suggère pour les raisons invoquées que la hausse du rapport K/Y ne va pas nécessairement conduire à une baisse sensible du rendement du capital. Il existe en effet de multiples usages du capital à très long terme, ce que l’on peut résumer en notant que l’élasticité de substitution entre capital et travail est sans doute supérieure à 1 sur longue période. Le plus probable est que la baisse (du prix du capital) sera plus faible que la hausse du rapport K/Y, si bien que la part du capital augmentera. Avec un rapport K/Y de l’ordre de 7-8 années, et un taux de rendement mondial du capital d’environ 4-5 %, alors la part du capital devrait se situer autour de 30-40 % du revenu mondial, soit à un niveau voisin de celui observé aux XVIIIe et XIXe siècles, et pourrait même le dépasser (p. 369) ».

33Nous sommes en présence d’une compréhension du monde qui s’appuie sur l’identification de régularités dans l’Histoire, ce qui est déjà en soi remarquable et rare chez les économistes. Néanmoins, ceci n’enlève rien aux interrogations sur :

  1. Le statut de la « loi » telle qu’elle apparaît dans l’ouvrage, et que l’on peut qualifier à la suite de ces passages de « loi d’éternel retour du capital ». L’ambivalence entre cette « loi » et un modèle économique reste entière ;
  2. Compte tenu de la mise en évidence d’une élasticité de substitution entre capital et travail supérieure à 1, retrouver la croissance (ou une croissance plus forte), ne passe-t-il pas par une accumulation du capital toujours plus soutenue ? Mais quelles sont, de ce point de vue, les politiques optimales pour encourager la croissance ? Doit-on suivre les enseignements de la taxation optimale ? Mais il s’agirait, alors, d’une sorte d’anti Piketty… ;
  3. En présentant le premier XXe siècle comme un artefact statistique tributaire des deux guerres mondiales et de la crise de 1929 et les Trente glorieuses comme un simple phénomène de rattrapage, il n’est pas certain que la « loi d’airain du capitalisme » mise en évidence permette d’expliquer les phases de croissance dans l’Histoire. La réponse tient-elle dans le fameux rapport 5 pour 1 ? Cette loi d’airain du capitalisme signifie-t-elle, en dynamique, qu’une croissance (de 1 %) doit être tirée par un niveau de rémunération de l’épargne suffisant (d’au moins 5 %) ? Si tel est le cas, alors la réponse de l’Histoire est bien que l’épargne est le moteur de la croissance, et vouloir restaurer g signifie protéger r. Une question émerge tout naturellement : les inégalités ont-elles été le moteur de la croissance dans l’Histoire ?

34Thomas Piketty illustre (c’est le titre d’une de ses parties) ce qu’il appelle « La mécanique de la divergence patrimoniale : r versus g dans l’Histoire » (p. 557). r > g, est décrit comme la force de divergence fondamentale à l’œuvre dans le capitalisme. Mais cette force de divergence fondamentale pour les inégalités l’est-elle aussi pour la croissance ? Ne peut-on déduire de cet enseignement historique qu’elle est également le moteur de la croissance ? Toute la tension de l’ouvrage est là, à mon sens. L’auteur développe deux conséquences de ce principe de divergence :

  1. en statique comparative, l’auteur établit que ce principe de divergence fondamentale est la source des inégalités dans l’Histoire ;
  2. en dynamique, l’accumulation infinie du capital (rendue possible par l’absence de baisse de son rendement) est le facteur qui historiquement a tiré la croissance.

35Thomas Piketty explore et étaye dans l’ouvrage successivement ces deux aspects, mais il n’étudie pas les liens qui unissent ces deux propositions : les inégalités ont-elles nui ou au contraire renforcé la croissance dans l’Histoire ? De ce point de vue, il existe des marges encore inexplorées, l’auteur laisse le champ libre à de nouvelles investigations. Clairement, le test cliométrique du lien entre inégalités et croissance reste à entreprendre.

3 – Pour un prolongement cliométrique de l’analyse des dynamiques d’interaction inégalités-croissance dans le monde

36Le résultat trouvé par Thomas Piketty soulève une question cruciale : pourquoi le rendement du capital est-il si nettement supérieur au taux de croissance dans l’Histoire ? Thomas Piketty le souligne, et c’est un résultat fort et recevable : « l’inégalité fondamentale correspond à une réalité historique incontestable » (p. 560). Le danger serait de transformer cette loi d’airain en loi « naturelle », ce que Thomas Piketty ne fait pas. Au contraire, l’auteur (en page 562) s’interroge sur le bien-fondé d’une analyse du taux de rendement historique du capital de 5 % en termes de taux de préférence pour le présent moyen dans la société. Ceci permettrait en effet de passer de l’énoncé de la loi au modèle économique, le taux de rendement du capital (5 %), devenant ainsi un rendement d’équilibre. Rappelons que cette analyse remonte au modèle dit de Ramsey (1928)-Cass (1965)-Koopmans (1965) qui généralise le modèle de Solow-Swan, tout en supposant que les agents, afin de maximiser une fonction d’utilité intertemporelle réagissent en termes d’épargne aux conditions du marché, notamment en fonction du taux d’intérêt anticipé. Il s’agit d’un modèle micro-fondé, où le taux d’épargne est endogène au taux d’intérêt. Dans ce modèle, on sait que le taux d’intérêt est déterminé par la préférence pour le présent. Dans ce modèle, la croissance est établie par la « règle d’or modifiée » (modified golden rule), où le taux de croissance d’équilibre est déterminé par la préférence pour le présent.

37Mais, et c’est là une source d’interrogation, dès la page 570, Thomas Piketty réfute l’explication du taux de rendement du capital par la préférence pour le présent, théorie qu’il juge par trop systématique, forte, et irréaliste (l’agent est supposé, par son comportement (épargne ou désépargne), toujours ramener le rendement du capital à sa valeur d’équilibre qui est la préférence pour le présent) [6]. Pourtant, cette approche permettrait de répondre au hiatus entre « loi » et modèle, fait stylisé et valeur d’équilibre : la valeur historique stable autour de 5 % cadre assez bien avec l’explication proposée en termes de préférence pour le présent. Pourquoi, dès lors, rejeter ce cadre explicatif ? Là encore, selon moi, l’explication fournie est troublante et souligne une difficulté. Page 570, Thomas Piketty écrit : « une autre difficulté du modèle théorique, interprété dans sa version la plus stricte, est qu’elle implique que le taux de rendement du capital r devrait – pour maintenir l’économie en équilibre – progresser très fortement avec le taux de croissance g, à tel point que l’écart entre r et g devrait être sensiblement plus élevé dans un monde en croissance forte que dans un monde en croissance nulle ». En effet, à la question « comment retrouver (restaurer) de la croissance ? », la réponse fournie par cette approche est : il faut que r soit le plus élevé possible (r >> g) [7].

38Cette conception qui accrédite l’idée que l’épargne ne peut qu’être un facteur de croissance en dynamique, pose les problèmes que l’on sait au discours et constat sur les inégalités. On met ainsi le doigt sur l’une des difficultés du passage d’une lecture statique des inégalités à une analyse dynamique de la croissance. On trouve à chaque période que r et g sont antinomiques, mais il faudrait alors pour conforter ce résultat en dynamique trouver une théorie de la croissance basée sur la répartition des revenus où, comme dans un modèle à la Kaldor ou Kalecki, le partage salaire/profit est le déterminant de la croissance, sous l’hypothèse (cohérente avec l’antinomie observée des deux grandeurs en statique) que c’est un partage de la valeur ajoutée au bénéfice des salaires (et donc au détriment du rendement du capital) qui tire (exerce un effet positif sur) la croissance. En dépit des prolongements néo-keynésiens et néo-marxistes qu’a suscités l’ouvrage, une telle édification théorique reste encore à consolider voire à construire et Thomas Piketty ne la propose pas dans son ouvrage, bien conscient des difficultés (insurmontables ?) de la tâche : effectivement, dans les modèles de croissance standard, avec l’introduction de l’hypothèse de préférence pour le présent, on fait de s un facteur de g, et, dans ce cadre, obtenir davantage de croissance s’obtient par davantage d’épargne et donc des mesures incitatives en faveur de l’épargne. En définitive, « la loi d’airain » du capitalisme, selon Thomas Piketty, fournit-elle la clé d’une politique optimale de croissance ? Il semble que l’auteur nous laisse à la croisée des chemins, avec d’un côté la voie de l’antinomie entre s et g, et là obtenir plus de croissance, c’est comprimer les revenus du capital ; de l’autre, si on verse dans le modèle explicatif standard à horizon infini (et on a du mal à voir pourquoi on devrait le refuser, dans la mesure où ce modèle est compatible avec l’hypothèse d’une préférence pour le présent de 5 % et cadre avec la réalité historique), g dépend positivement de s, ce qui n’est pas formellement contredit par l’analyse de Thomas Piketty. Que signifierait une telle lecture en termes de recommandations de politique économique ? Qu’il serait possible de gagner plus de croissance avec un rendement du capital plus élevé. En effet, r-g positif et croissant implique mécaniquement que la croissance sera plus forte. Donc, si l’on veut bien admettre que les Trente glorieuses ont été un épisode très singulier qui a peu de chance de se reproduire, regagner de la croissance, dans le contexte de cette « loi du 5 pour 1 », peut être rendu possible par une rentabilité du capital toujours accrue. C’est l’une des conséquences logiques de l’analyse, dont on voit qu’elle est aux antipodes de la précédente (qui invite au contraire pour accroître la part des revenus du travail à taxer le capital).

39Entre ces deux approches, l’auteur prend position (p. 572) en faveur de l’énoncé d’une loi qui doit être analysée avant tout « comme une réalité historique, dépendant de multiples mécanismes et non comme une nécessité logique absolue », comme c’est le cas dans le modèle de Ramsey-Cass-Koopmans déjà cité [8]. Indubitablement, sur un plan logique, l’épargne dans le cadre d’une modélisation de la croissance est un facteur positif de la croissance et restaurer la croissance passe par l’accroissement de la rentabilité du capital et de l’incitation à épargner.

40D’un côté, on a un modèle présupposant une relation positive et croissante entre s (mais aussi s – g) et g aboutissant à une solution d’équilibre (et qui explique la solution d’équilibre par les préférences temporelles des agents) ; de l’autre, on trouve l’existence d’une régularité historique, l’existence d’un certain seuil de rentabilité du capital dans l’histoire, que l’on ne saurait considérer comme une valeur d’équilibre de long terme. Dès lors, quel rôle faire jouer à ces fameux 5 % ? L’explication des Trente glorieuses est sans appel : reflet d’un pur effet de rattrapage. Cette explication est reproduite tout au long de l’ouvrage pour d’autres pays à d’autres époques ; tout écart de croissance (des pays émergents, de la Chine aujourd’hui) est analysé en termes d’effets de rattrapage, à l’aune de la règle des (5, 1). Face à une règle de cette nature, la question « comment retrouver de la croissance » a-t-elle-même lieu d’être, tant elle doit conduire naturellement à une forme de quiétisme. Là n’est évidemment pas le propos de l’auteur qui aspire à une réduction des inégalités. On trouve ici une forme d’ambiguïté chez l’auteur, liée aux contradictions entre une praxis à laquelle il adhère (il faut agir pour réduire des inégalités intolérables) et le principe de nécessité dans l’Histoire (la « loi » du 5 pour 1) qui, si elle est vraie, n’a pas à être combattue, car elle est la loi de l’Histoire.

41Peut-on aller contre la « loi de l’histoire » ? On mesure là tous les dangers à proclamer une « loi naturelle en Histoire » au simple motif qu’une modélisation est réductrice et ses résultats contenus dans les hypothèses. N’empêche qu’une modélisation où g dépend de s permet d’expliquer des écarts de croissance, des phénomènes de décollage industriel, alors qu’une « loi historique » se révèle somme toute beaucoup plus difficilement interprétable et paradoxale (dès lors qu’on envisage des mesures de politique économique pour favoriser la croissance.

42Aussi, en penchant du côté d’une interprétation de ses propres résultats comme « loi historique » qu’il aurait percée par les statistiques produites, Thomas Piketty n’apporte-t-il pas de l’eau au moulin de Pareto quant au caractère « naturel » des inégalités, en fournissant en tout cas les données qui manquaient à ce dernier pour asseoir sa théorie des inégalités naturelles ? Paradoxalement, ne conforte-t-il pas Pareto ? Thomas Piketty consacre d’ailleurs en p. 582 un paragraphe dédié à « Pareto et l’illusion de la stabilité des inégalités » qui évidemment dissipe toute ambiguïté quant au caractère paretien de son projet, mais souligne néanmoins les apories et dangers d’une « loi naturelle » en Histoire.

43Il reste que, précisément, pour avoir buté sur la question de la modélisation des contradictions du capitalisme, la tâche monumentale réalisée par Thomas Piketty est peut-être encore inachevée et, c’est là toute sa grandeur. En page 942, l’auteur conclut sur « La contradiction centrale du capitalisme : r > g ». En quoi est-ce une contradiction ? Ça l’est chez Marx, mais ça ne l’est pas chez Piketty. En effet, l’accumulation du capital ne se traduit pas chez ce dernier par une baisse tendancielle du taux de profit (il en explique les raisons par l’élasticité de substitution K/L > 1). Il n’y a donc aucune raison que cesse l’accumulation du capital, moteur du capitalisme. L’auteur lui-même situe son propre apport dans la mise à jour de cette inégalité fondamentale du capitalisme (r>>g) qui a toujours été (et restera) la norme dans l’Histoire. Partant de là, la voie du renoncement politique pourrait être une réponse quiétiste à cette loi de l’Histoire, mais Thomas Piketty veut croire à une forme de praxis pour lutter contre ces inégalités. Sur un plan théorique, un hiatus et une différence de nature subsistent entre le principe de « la loi dans l’histoire » et « une solution d’équilibre de long terme ». L’ouvrage navigue longtemps entre les deux pour finalement revendiquer la leçon de l’Histoire.

44Ces deux lectures véhiculent des conceptions opposées : soit on retient que la loi du 5 pour 1 conduit à une société profondément inégalitaire qu’il convient de combattre sans relâche car l’inégalité entre les revenus du travail et du capital est consubstantielle à toutes les époques du capitalisme ; soit on conçoit ce rapport profondément inégalitaire comme au fondement de l’activité humaine (c’est là le danger de proclamer des « lois naturelles en Histoire »), et partant de la dynamique de la croissance. Les inégalités sont-elles le facteur historique de la croissance ? Curieusement, la lecture du 5 pour 1 peut le laisser accroire, mais Thomas Piketty, dans son ouvrage, ne répond pas à cette question faute de mobilisation d’un modèle testant l’incidence des inégalités sur la croissance. Pour dépasser les inconséquences et les impasses théoriques d’un modèle où la croissance serait une fonction négative de l’épargne, notre suggestion est précisément d’adopter une perspective cliométrique pour aider à trancher ce débat sur l’incidence des inégalités sur la croissance, dans une perspective historique. Pour les lecteurs non familiers de la cliométrie, je ferai un bref rappel de ce qu’est la cliométrie, ses objectifs et sa méthodologie, avant d’évoquer quelques pistes de recherche cliométriques auxquelles invite l’ouvrage de Thomas Piketty.

45Avec l’attribution du prix Nobel d’économie à Robert Fogel pour « l’économétrie rétrospective » et Douglass North pour la « nouvelle économie institutionnelle », la cliométrie a été reconnue pour ses choix méthodologiques, ses modèles de comportement économique explicites, cohérents, rigoureux et testables empiriquement, appliqués à des séries quantitatives historiques. De fait, les auteurs se revendiquant de cette veine de recherche, s’assignent pour tâche l’étude de faits économiques passés à la lumière de modèles explicites, testés selon des critères généralement statistiques ou économétriques. Il est étonnant que Thomas Piketty ne revendique pas cette filiation, alors même qu’il produit des statistiques historiques nouvelles ainsi qu’une interprétation nouvelle de l’histoire. Ses réticences à exploiter le modèle standard de préférence pour le présent marqueraient presque, sinon un rejet, du moins une méfiance, vis-à-vis du caractère trop systématique de cette approche.

46Pourtant, le recours explicite à la théorie économique (en plus de l’économétrie) fournit un cadre conceptuel cohérent capable d’expliquer rationnellement certains faits économiques et il serait dommage de s’en priver. Pour n’en rester qu’à l’énoncé très général des objectifs de la cliométrie, reprenons le discours de la méthode selon quelques-uns de ses illustres fondateurs : « Nous rejetons d’emblée la dichotomie théorie–histoire » écrivent Conrad et Meyer (1957), connus pour leur analyse cliométrique du système esclavagiste dans le Vieux sud-américain (1958). Ces auteurs assignent à la cliométrie de réconcilier histoire et théorie économique. Il ne saurait y avoir d’histoire économique sans théorie économique sous-jacente. Donald McCloskey (1987) partage cette vision, estimant que « la ‘révolution’ de la New Economic History a permis d’éviter les absurdités d’une histoire économique sans économie ». La cliométrie apparaît ainsi à ses promoteurs comme une exigence méthodologique nouvelle et « comme la volonté de dépasser le stade de la simple description, de mieux formuler les problèmes, et de mettre plus de rigueur dans les explications causales », (Gersschenkron, 1968). Pour les cliomètres, « la théorie économique serait plus à même d’ordonner les questions posées à l’histoire, d’avancer des hypothèses susceptibles d’expliquer le passé, de fournir des instruments d’analyse utiles à sa compréhension » (Rollinat, 1997). Pour une discussion plus approfondie de cette thématique qui traverse véritablement tous les âges de la cliométrie, on pourra se reporter avec profit aux revues de la littérature de Wright (1971), Crafts (1987), Goldin (1995), Lyons et al. (2008).

47La cliométrie se revendique ainsi en premier lieu comme une méthode d’analyse de l’histoire et le positionnement méthodologique la figure imposée de tout cliomètre. Eichengreen (1994) dans son commentaire sur l’apport de Fogel à la discipline le mentionne explicitement et parle à son sujet de réconciliation de l’analyse économique et de l’Histoire : « La meilleure histoire, comme la meilleure économie, repose sur une théorie, de sorte que leur cohérence logique peut être vérifiée, leurs hypothèses de base identifiées, leurs propositions essentielles testées ».

48Indiscutablement, le projet de Thomas Piketty est d’essence ou d’obédience cliométrique, même s’il ne se revendique nullement comme cliomètre, faisant montre d’un attachement plus fort à l’histoire économique traditionnelle et se posant avant tout comme un chercheur en sciences sociales, promoteur d’une économie politique et historique (Piketty, 2015). Néanmoins, si l’auteur du Capital au XXIe siècle ne revendique pas lui-même cette filiation, il invite fortement son lecteur à franchir le pas. Comment, en effet, ne pas être tenté par l’entreprise car un modèle parvenant à expliquer la croissance dans l’histoire par le partage salaire/profit reste encore à écrire. Toute la difficulté de l’entreprise consiste à proposer une modélisation où l’épargne (assurément productrice d’inégalités) deviendrait aussi un frein à la croissance. Pour dépasser cette inconséquence théorique, ne serait-il pas judicieux et préférable de se tourner vers une analyse de la dynamique des interactions entre inégalités, partage de la valeur ajoutée et croissance dans l’histoire ? On peut toujours opposer que la complexité des relations entre variables ne peut se laisser embrasser dans sa totalité par quelque forme économétrique réduite. Mais il peut être justement opportun, non seulement de s’appuyer sur l’économétrie des séries temporelles, les données de panel, mais aussi sur l’économie de la complexité pour dénouer l’écheveau complexe de la dynamique historique des interactions entre inégalités, partage de la valeur ajoutée et croissance. En tout cas, c’est bien cette piste de recherche cliométrique prometteuse que la lecture stimulante de l’ouvrage de Thomas Piketty suggère. « Que faire ? » après la lecture du Capital au XXIe siècle ? Assurément un peu de cliométrie !

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : loi historique, capitalisme, modèles de croissance économique, inégalités

Mise en ligne 27/02/2019

https://doi.org/10.3917/reof.160.0105

Notes

  • [1]
    Tous mes remerciements vont à Cécile Bastidon, Yves Crozet, Jean Grousson, Pablo Jensen, Francesco Magris et Pierre Morin pour la vivacité de nos échanges sur l’ouvrage de Thomas Piketty et la fécondité de leurs remarques sur les perspectives de recherche qu’offre l’ouvrage, ainsi qu’aux deux rapporteurs anonymes de la revue qui m’ont permis de réorienter et enrichir considérablement le texte initial. J’associe à mes vifs remerciements la rédactrice en chef de la revue, Sandrine Levasseur, qui par sa relecture patiente et très précise a permis d’améliorer cette version finale. Je reste bien évidemment seul responsable des erreurs et lacunes du texte.
  • [2]
    Mankiw, Romer et Weil (1992) ont enrichi le modèle initial de Solow-Swan en tenant compte de l’accumulation du capital humain. Dans ce modèle, la productivité marginale du capital est plus faible dans les pays pauvres que dans les pays riches parce que l’accumulation du capital humain y est plus lente. Ces effets ne sont pas au cœur de l’analyse de Thomas Piketty.
  • [3]
    Comme le rappelle Thomas Piketty en page 281, en toute rigueur on devrait écrire : β = s/(g + n + γ), avec n, le taux de croissance de la population ; γ, le taux de dépréciation du capital ; g devenant le taux de croissance de la productivité. La seconde loi du capitalisme β est une vision à long terme de l’économie en équilibre stationnaire. Elle résulte également d’une loi comptable :
    equation im2
    Si s, g, n et γ sont stationnaires, alors à très long terme, la seconde loi s’exprime : β = s/(g + n + γ).
  • [4]
    Comme le rappelle Thomas Piketty, cette loi n’est valable que si le prix des actifs évolue en moyenne de la même façon que les prix à la consommation, mais dans l’hypothèse où les variations de prix qui génèrent des plus et moins-values se compensent à long terme, alors la loi est vérifiée. Cette précision fait référence aux périodes de bulles d’actifs où l’on peut avoir le sentiment que les mouvements de prix dominent les effets volume.
  • [5]
    Même si l’approche Harrod-Domar porte sur une économie contrainte par la demande alors que celle de Solow porte sur une économie contrainte par l’offre et si le modèle de Solow est une réponse critique à celui de Harrod-Domar, ces premières approches théoriques de la croissance sont délibérément regroupées ici.
  • [6]
    C’est à la lecture de la note de la page 571 que l’on peut penser que le modèle de Ramsey-Cass-Koopmans est la référence de Thomas Piketty. Elle contient en effet toutes ses propositions essentielles, dont celle relative à la valeur du taux de croissance de long terme et surtout celle relative à l’inégalité taux d’intérêt-taux de croissance. Barro et Sala-i-Martin (Economic Growth, 2003) ont développé la solution de Ramsey-Cass-Koopmans : le taux d’intérêt, qui dépend d’abord de la préférence pour le présent, est toujours supérieur au taux de croissance « stationnaire de long terme », égal au taux de croissance du progrès technique. Dans ce modèle, le niveau, plus élevé que le taux de croissance, du taux d’intérêt a un rôle régulateur, car il règle l’accumulation du capital de manière à rendre maximale l’utilité cumulée de la consommation. Comment cette condition régulatrice fondamentale du modèle de Koopmans (r > g) devient-elle chez Thomas Piketty la principale force déstabilisatrice et même « la contradiction centrale du capitalisme » (p. 942) ? C’est là que la forme grand public de la thèse atteint peut-être sa limite : un modèle de Ramsey amendé par l’auteur, précisant les amendements effectués eût été, à n’en pas douter, éclairant. Enfin, pour la période de transition et non plus seulement pour le long terme, Barro et Sala-I-Martin présentent en page 85 de leur ouvrage d’intéressants graphiques, où les simulations font clairement apparaître (cf. panneaux (e) et (g)) que le taux d’intérêt est bien supérieur au taux de croissance, son haut niveau étant celui requis par sa fonction d’allocateur de ressources, en vue de l’optimalité de la trajectoire économique.
  • [7]
    Comme l’illustre Thomas Piketty dans une note de bas de page (p. 571) : « dans le modèle à horizon infini, le taux de rendement d’équilibre est donné par r = ϑ + γ.g (où ϑ est le taux de préférence pour le présent, et γ mesure la concavité de la fonction d’utilité. En général on estime (et retient) pour ce paramètre une valeur comprise entre 1,5 et 2,5. Par exemple, pour ϑ = 5 % ; γ = 2 et g = 0, alors r = 5 % tandis que pour g = 2 %, alors r = 9 %, l’écart r-g passant de 5 % à 7 % quand la croissance passe de 0 à 2 % ». Donc, la croissance augmente sous l’effet du creusement de l’écart entre r et g.
  • [8]
    De ce point de vue, tout macroéconomiste adepte de l’optimisation intertemporelle ne pourra se départir d’un certain scepticisme à l’égard de la lecture que fait Thomas Piketty de la fameuse « loi » r > g, (cf. Mankiw, 2015), résultat de toute une classe de modèles, dans lesquels le taux d’intérêt régule l’accumulation optimale du capital, et qui n’implique pas nécessairement les conséquences « apocalyptiques » du livre.
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