Couverture de REOF_158

Article de revue

Une monnaie démocratiquement partagée entre des démocraties

Pages 419 à 435

Notes

  • [1]
    Soulignons, sans développer, que la pluralité de monnaies nationales au sein d’un marché unique constituait un autre genre de défi, où l’absence d’unité fragilisait chacune des monnaies et posait également des questions de justice et d’efficacité économique. Le fort entrelacement des économies est la cause véritable du besoin de repenser l’espace monétaire européen.
  • [2]
    Comme on peut l’observer en Catalogne, en Belgique, en Italie du nord… Ces transferts peuvent d’ailleurs être de purs fantasmes, il n’empêche qu’ils alimentent des conflits identitaires qui, en général, préexistent.

1L’Union européenne est depuis longtemps accusée de souffrir d’un déficit démocratique. Ce reproche est toutefois ambivalent. Pour les uns, il s’agit simplement de s’inquiéter de la distance entre le citoyen ordinaire et les institutions européennes, distance qui se traduit par une forte abstention lors des échéances électorales européennes et un manque d’intérêt patent pour les questions européennes. Pour d’autres, il s’agit de pointer la faiblesse des débats nationaux et l’impuissance des parlements nationaux face aux décisions prises au niveau de l’Union, qui semblent tomber sur les nations comme des décrets arbitraires. Pour d’autres encore, c’est la faiblesse du débat européen et le manque de dialogues transnationaux qui illustrent le mieux l’absence de démocratie au niveau européen, alors qu’une action forte et légitime semble nécessaire à ce niveau, notamment en matière de gouvernance macroéconomique au sein de la zone euro.

2Derrière ces critiques, chacun s’efforce de répondre à sa manière au problème de l’absence d’un peuple européen pour donner corps à une démocratie européenne. Peut-il y avoir une démocratie au niveau de l’UE sans un démos européen ? Pour les uns, il faudrait faire advenir aux forceps ce peuple européen en créant un gouvernement et un parlement européen et en reproduisant peu ou prou le système institutionnel de telle ou telle nation européenne. Pour les autres, il est au contraire impératif de protéger les démos existants aux niveaux nationaux en s’opposant aux ingérences non démocratiques de l’UE, au risque de perdre la démocratie à tous les niveaux. Ces deux camps, manifestement irréconciliables, traversent le champ politique de la plupart des nations européennes et se trouvent aujourd’hui désemparés face au défi posé par l’entrelacement croissant des sociétés européennes et de leurs intérêts.

3Et pourtant, ce clivage fait l’impasse sur la question essentielle pour l’Union européenne : peut-on faire coexister démocratiquement une multitude de démos ? et, si oui, comment ? Quels principes doivent respecter les institutions communes ? Et comment une monnaie commune est-elle possible sous ces principes ?

1 – Les deux concepts de démocratie

4Le défi est avant tout conceptuel : la démocratie moderne a d’abord été pensée dans le cadre de l’État-nation, c’est-à-dire dans un format politique précis où un souverain règne sur un territoire considéré comme clos, comme si le destin collectif ne dépendait que des décisions du souverain et non aussi de ce qui se passe au-delà de la frontière. Dans ce cadre, la démocratie est simplement définie à partir de la notion de souveraineté populaire : tous les pouvoirs sont octroyés par et pour le peuple. La forme politique est donc imposée : pour avoir une démocratie, il doit y avoir un peuple et un seul. Et l’alternative actuelle de l’Union européenne se résume simplement : ou bien nous misons révolutionnairement sur l’émergence du peuple européen pour démocratiser l’Union, qui devient simplement une nation remplaçant les nations actuelles ; ou bien, nous conservons les nations présentes et actons qu’une Union de peuples ne peut pas être démocratique.

5Il est toutefois possible de définir la démocratie autrement qu’en termes de souveraineté. Le souverainisme réduit en effet d’emblée la question politique du vivre-ensemble à celle de se donner un roi – comme si le politique consistait seulement à désigner qui décide en droit ici et maintenant. Or le politique consiste aussi à pouvoir débattre de la chose publique et à s’efforcer de fonder des lois et des institutions justes. Dans ce cadre élargi, la démocratie ne consiste plus à associer le peuple au gouvernement selon divers procédés, elle réside de manière plus essentielle dans la vitalité du débat public et la participation de chacun, faible ou puissant, à ce débat. La démocratie consiste alors à redistribuer le pouvoir de parler au public, pour que les arguments et les positions de chacun soient prises en compte dans les décisions publiques comme dans l’écriture des règles, lois ou institutions. Il s’agit d’éviter que le débat, et ses conséquences sur la vie commune, ne soit accaparé par les puissants ou par ceux qui prétendent parler au nom d’un « peuple » fantasmé et instrumentalisé.

6Avec cette seconde définition, le débat sur la démocratie peut s’extraire des ornières nationalistes. Plus encore, un repli nationaliste peut désormais entrer en contradiction avec les aspirations démocratiques des citoyens. Compte tenu du fait que les sociétés européennes sont de plus en plus ouvertes les unes sur les autres et que les citoyens ont des intérêts et nourrissent des projets qui ne s’arrêtent plus aux frontières nationales, un repli limiterait drastiquement l’horizon des citoyens. Le Brexit en offre une illustration : l’ouvrier anglais qui travaille dans une usine de montage Opel ne demande pas à construire des automobiles 100% anglaises, mais à pouvoir collaborer dans la durée au sein d’un réseau d’entreprises spécialisé dans l’automobile. Avec cette montée en charge en Europe des intérêts transnationaux et des projets communs, il apparaît de plus en plus nécessaire d’élargir le débat démocratique au-delà des frontières.

7Il y a cependant plusieurs manières de mener cet élargissement. On peut tout d’abord défendre l’idée d’une démocratie cosmopolitique ou post-nationale qui prendrait appui sur des débats transnationaux portés par des citoyens fortement engagés au sein de la société civile. La gouvernance au sein de l’Union se démocratiserait alors en raison de cette activité citoyenne de contestation et de délibération. Dans cette perspective, l’Union réduirait son déficit démocratique grâce à l’action d’institutions internationales et d’organisations non gouvernementales. Ce qui compte, ce serait l’activité citoyenne elle-même, qui s’exprime alors au travers d’associations militantes transnationales. Sous cette forme délibérative, le pouvoir est dispersé au sein de diverses institutions et d’associations qui doivent, de ce fait, collaborer en communiquant au sein de divers réseaux.

8Cette perspective suscite néanmoins de nombreux doutes (Bohman, 2005). Deux critiques principales lui sont faites. D’une part, l’approche délibérative surestime vraisemblablement le pouvoir de l’argumentation au sein de l’Union. L’activisme transnational ne suffira pas à organiser démocratiquement l’Union, même si un tel activisme est souhaitable. D’autre part, cette démocratisation demeure très limitée puisqu’elle ne touche pas le grand public, mais se cantonne aux citoyens les plus engagés au sein d’associations militantes.

2 – Le principe d’une démoicratie

9Une autre piste de réflexion a consisté à ne rejeter aucun des deux concepts de démocratie, en s’efforçant de penser ensemble les droits des peuples nationaux et les droits des citoyens européens. Cette idée se retrouve aujourd’hui derrière le néologisme de démoicratie, qui insiste sur la pluralité des démos. A l’origine, Philippe Van Parijs avait créé ce terme pour critiquer la primauté accordée de fait aux peuples contre l’Union (Van Parijs, 1997). Mais d’autres auteurs s’en sont emparé de manière positive (cf. Nilolaïdis, 2003 ; Cheneval et Schimmelfennig, 2012). Pour eux, la démoicratie consiste à reconnaître la pluralité des peuples et États, mais ce dans le respect des droits fondamentaux des citoyens des autres nations de l’Union.

10Il est à cet égard possible de définir le principe de cette approche démoicratique en suivant un parallèle avec la théorie de John Rawls (1971), comme le propose Francis Cheneval (2011). Rawls propose un modèle de raisonnement valable au sein d’un État-nation. Dans ce modèle, chaque citoyen doit raisonner derrière un voile d’ignorance pour juger si une loi ou une institution est juste ou injuste. En vertu de ce voile, chacun ignore sa position sociale et est donc conduit à raisonner sur la coopération sociale en s’inquiétant de l’équité de traitement entre toutes les positions sociales, puisqu’il est susceptible d’occuper n’importe laquelle de ces positions. Or ce modèle peut sans grande difficulté être étendu au cas d’une coopération entre citoyens de différentes nations. Il suffit de dire que chacun des citoyens raisonne sur la juste coopération entre des citoyens de plusieurs nations, mais ce sans savoir à laquelle des nations lui-même appartient. Dans ce modèle, les citoyens de chacun des peuples s’ouvrent donc aux raisons des autres peuples. Et, dans le même temps, la pluralité des nationalités maintient la possibilité que les institutions et les règles ne soient pas les mêmes pour tous. Les citoyens peuvent opter pour la solution uniforme où les institutions et les règles sont similaires sur l’ensemble de l’Union, ce qui reviendrait à unifier une nation européenne, mais il s’agit ici plus d’un cas limite. Le modèle ménage en réalité la possibilité de maintenir des différences nationales et il y a peu de chances que cette possibilité ne soit pas exploitée dans de nombreux domaines.

11Il s’agit là d’un principe d’argumentation à même d’organiser démocratiquement la coopération entre plusieurs démocraties. Il éclaire ce que l’on est en droit d’attendre d’une délibération sur un forum plurinational, sans nier l’appartenance nationale des citoyens, tout en les obligeant à faire preuve d’impartialité entre tous les participants.

12Dans une perspective démoicratique, il faut en outre réfléchir sur le plan institutionnel à la distribution des pouvoirs pour que la portée de ce principe soit la plus étendue possible. Il faut organiser la coexistence du national et du transnational. Ainsi, il s’agit, d’une part, de reconnaître la pluralité des peuples, constitués comme autant d’États-nations ; et, d’autre part, d’assumer le fait que ces peuples sont largement ouverts les uns envers les autres et partagent de ce fait un certain nombre de biens communs et une part de destinée.

13Une double nécessité institutionnelle se fait alors jour. D’une part, il doit exister des institutions européennes qui donnent corps aux aspirations des citoyens d’une démoicratie et défendent leurs droits. Il doit y avoir une représentation des citoyens – un parlement européen – qui permette aux citoyens de se faire entendre sur ce qu’ils attendent d’une juste coopération européenne et sur les orientations politiques qu’ils considèrent légitimes au niveau européen. Les citoyens doivent pouvoir discuter des négociations intergouvernementales en éprouvant leur valeur d’argumentation selon le principe démoicratique. Les intérêts et les arguments transnationaux ou cosmopolitiques doivent avoir droit de cité et il n’est donc plus possible de limiter la coopération internationale à une négociation d’État à État, de gouvernement à gouvernement. La démoicratie exige plus que des institutions internationales comme l’ONU.

14Mais, d’autre part, il faut également maintenir, au moins ultimement, un droit de veto des nations européennes de manière à garantir qu’aucun partenaire européen ne soit politiquement dominé. Chaque peuple a ainsi le droit de sortir de l’Union et conserve son pouvoir constituant sur son ordre juridique et politique. Toutefois, si cela est nécessaire pour garantir le principe de non-domination politique de l’Union sur les peuples européens, ce droit n’est qu’un ultime recours et sert surtout à garantir que toutes les nations seront entendues dans les débats. Même chose pour le pouvoir constituant : s’il est une conséquence du droit de sortie, il devra néanmoins être exercé dans un sens compatible avec la démoicratie et donc, sauf à chercher la rupture, il devra prendre en compte l’ordre juridique et politique avoisinant, européen, lors de ses décisions. Par ailleurs, ceci n’exclut pas que les nations effectuent des transferts d’autorité à des instances communes dans des domaines circonscrits. Les nations peuvent, par exemple, reconnaître à l’unanimité l’autorité de la Cour de justice européenne et devoir s’y soumettre sans veto possible, sauf à décider de se retirer entièrement de l’Union, comme l’envisage l’Angleterre avec le Brexit. Demain, cela pourrait l’être pour certains pouvoirs de police, ou l’établissement de règles d’imposition communes.

15Cette double nécessité institutionnelle impose finalement l’idée que la distribution du pouvoir au sein de l’Union européenne ne peut pas être hiérarchique. Il ne peut s’agir que d’une hétérarchie, notion que l’on trouve notamment sous la plume d’Habermas (2015) dans ses derniers écrits, qui exprime l’idée qu’aucun centre de pouvoir ne domine et que les décisions ne peuvent être prises qu’en commun.

16L’Union européenne peut être considérée comme une réalisation inachevée d’une démoicratie. Dans ses grandes lignes, elle respecte peu ou prou les quelques grands principes que l’on est en droit d’en attendre (cf. Cheneval et Schimmelfennig, 2012). Le fameux déficit démocratique de l’Union européenne est alors plus relatif qu’absolu : il tient sans doute au manque de relais entre les attentes exprimées par les nations voisines et les débats nationaux et, par conséquent, à la faiblesse du parlement européen. Mais il peut découler aussi de l’ambiguïté des intentions de la construction. S’agit-il de mettre en place une hiérarchie, ce qui est une façon de comprendre le principe de subsidiarité ? Ou au contraire de s’en tenir aux nécessités d’une vie commune au sein de l’Union ? En effet, le déficit ne se situe pas seulement au niveau de l’Union, mais se traduit aussi au niveau national par des débats qui n’abordent jamais directement la question des conséquences de nos politiques et de nos lois sur les nations voisines, et inversement. Toutefois, si l’on en juge plutôt sur un temps long, une évolution se fait jour : les citoyens pensent de plus en plus à leur État comme un État membre d’une Union que comme une nation dont le destin se jouerait uniquement en son sein (Bickerton, 2012).

3 – La monnaie unique et ses déficits de gouvernance

17Une monnaie unique constitue un défi particulier pour une démoicratie [1]. Il s’agit d’un bien commun qui peut être géré de différentes manières, justes ou injustes, efficaces ou non, en répartissant inégalement les risques et les bénéfices macroéconomiques entre les nations et entre les citoyens de chacune des nations. Face à ce défi, un gouvernement économique de l’euro apparaît souvent comme une nécessité pour répondre efficacement aux besoins fonctionnels d’une monnaie unique. Or ceci semble incompatible avec le principe démoicratique pour au moins deux raisons. Tout d’abord, ce gouvernement supranational devrait être hiérarchiquement au-dessus des gouvernements nationaux, au moins en ce qui concerne les sujets majeurs du financement de l’économie, ce qui contredirait le principe hétérarchique et, donc, le principe de non-domination des peuples. Ensuite, accorder à ce gouvernement une capacité budgétaire signifie que celui-ci pourrait effectuer des transferts financiers importants entre les État membres ou les citoyens de manière à assurer la régulation macroéconomique de la zone euro. Or les citoyens ne sont manifestement pas prêts à accepter de tels transferts, qui sont déjà sources de conflits au niveau régional [2].

18Il faut vraisemblablement en rabattre sur l’exigence d’un gouvernement économique de la zone euro, du moins en ne le pensant pas sur le modèle de nos gouvernements nationaux. Mais encore, il faut se demander si un tel gouvernement est aussi nécessaire qu’on le suppose et si l’attelage actuel de gouvernements, tels qu’ils sont, ne suffit pas. En effet, si chacun attend d’une coopération qu’elle soit efficace, ce n’est toutefois pas la première des priorités ; la première des priorités est que la coopération profite à tous et, pour ce faire, la gouvernance de l’euro ne peut pas court-circuiter l’exigence de non-domination des peuples.

19Au fond, l’Union européenne est confrontée à trois déficits de gouvernance (Nicolaïdis et Watson, 2016). Tout d’abord, le déficit de cohésion lié à l’impunité du passager clandestin. En l’absence d’un État central doté de moyens coercitifs, comment s’assurer que tous les États membres jouent le jeu de la coopération ? Puis le déficit de régulation macroéconomique. En l’absence d’un budget central conséquent, comment gérer les déséquilibres macroéconomiques entre les différentes régions de l’Union ? Enfin, le déficit de justice sociale. Sans État social européen, comment répartir équitablement les risques et les bénéfices entre les citoyens européens, notamment lors d’une grave crise économique comme celle de 2008 ?

20Pour autant, ces déficits ne signifient pas que l’euro est une monnaie sans État. En réalité, elle est une monnaie partagée par des États et, à ce titre, elle est bien différente d’une monnaie comme le bitcoin. Ces États peuvent ainsi, si nécessaire, agir de concert comme le ferait un État unique. Toute la question, dans une perspective démoicratique, est de savoir comment une coordination volontaire des États peut faire face aux déficits précédents en n’usant de moyens coercitifs qu’en dernier recours puisque – c’est l’un des fondements de toute démocratie – il ne doit pas y avoir plus de coercitions que de raisons.

4 – Une perspective démoicratique pour la monnaie commune

21Dans la mesure du possible, il vaudrait mieux laisser la main aux nations pour gérer leurs problèmes économiques et mener leurs arbitrages, mais en ne manquant pas d’inclure parmi les enjeux débattus les externalités et les problèmes systémiques que telle ou telle politique nationale provoquerait chez les voisins européens (et même au-delà). La stratégie du passager clandestin n’est donc pas interdite à ce stade, mais elle deviendrait plus visible. Or, il n’est pas si simple pour des politiciens nationaux de justifier une telle stratégie devant leurs citoyens. En effet, pour les citoyens, cela suppose d’accepter publiquement de profiter indûment d’une situation. Certes, cela n’a jamais empêché les Suisses de défendre leur secret bancaire ou les Irlandais leur faible taux d’IS, mais la critique des externalités de ces politiques n’est pas aussi inefficace qu’on pourrait le croire. En éclairant leur illégitimité, la critique fragilise et, à plus ou moins longue échéance, condamne ces politiques non-coopératives. En revanche, une initiative plus directe contre le passager clandestin, provenant d’une autorité supranationale, peut réveiller des réactions nationalistes et mobiliser les citoyens contre l’ingérence européenne. C’est dire que, dans la lutte contre le passager clandestin, contourner la démocratie nationale n’est pas une bonne stratégie. Et s’il doit y avoir une autorité supranationale pour lutter contre une forme de non-coopération, celle-ci ne peut être instaurée qu’avec le consentement de chacune des démocraties. Dans ce cas aussi, il faut avoir au préalable éclairé les coûts des externalités pour les uns et les autres.

22L’absence d’un budget européen conséquent est un problème à partir du moment où l’on a limité la compétence budgétaire des États. En ce cas, évidemment, la possibilité de mener une politique budgétaire contracyclique à l’échelle de l’Europe est compromise. Mais la solution n’est pas forcément d’augmenter le budget européen. Il faudrait en outre qu’un gouvernement central puisse dépenser librement ce budget, or il y a là un obstacle politique manifeste : le « I want my money back ! » de Margaret Thatcher n’était pas une simple lubie anglaise, c’est une contrainte forte sur le budget et les propositions d’augmenter le budget européen en fléchant les dépenses, par exemple vers la transition écologique, n’éviteront pas cette contrainte. Plus encore, si l’on accepte le principe d’hétérarchie, le budget devra être discuté par les partenaires européens ; or cela suppose des débats assez longs, des négociations interminables, ce qui est incompatible avec l’idée d’une capacité budgétaire européenne réactive, à même de mener une politique contracyclique.

23C’est pourquoi une plus grande liberté budgétaire des Etats membres peut être plus pertinente pour mener une politique macroéconomique à l’échelle de l’Europe. Une telle approche suppose de se débarrasser de la discipline imposée par les critères de Maastricht ou, actuellement, le pacte budgétaire européen (TSCG). Il s’agit à nouveau de miser d’abord sur la responsabilité des États, qui reprendront à leur compte les recommandations de la Commission européenne qu’ils jugent pertinentes (par exemple lors des débats issus du Semestre européen). Comme précédemment, la coordination budgétaire passe par la participation volontaire de chacun, en discutant des externalités et des enjeux systémiques. Les États conservent une autonomie fiscale et budgétaire ainsi qu’une capacité propre à s’endetter.

24Tout ceci suppose de conserver le principe de non renflouement (no bail out) des États, qui est la contrepartie de cette responsabilité budgétaire et fiscale. De même, un État doit pouvoir faire défaut sur sa dette. Il doit aussi pouvoir sortir de l’euro, quoique pas aussi précipitamment que lors d’un défaut. À cet égard, un défaut sur la dette ne devrait pas impliquer la sortie de l’euro. Dans le cas d’une monnaie nationale, les destins de la dette nationale et de la monnaie sont de fait liés au travers du système bancaire : le risque de défaut entraîne la dévaluation de la monnaie. Mais dans le cas d’une monnaie partagée, il y a une certaine ambivalence, qu’il faut lever en dissociant les deux événements. Un État doit pouvoir faire défaut sans entraîner tout le système bancaire dans son sillage, de telle manière que les citoyens de l’État failli ne se retrouvent pas dépossédés de leur monnaie parce qu’ils l’auraient partagée. Pour ce faire, il faut que la BCE puisse soutenir une partie du système bancaire tout en interdisant à ce système de financer la dette de l’État failli.

25Il reste que ces scénarios ne sont pas souhaitables, pour personne, et le fameux aléa moral est vraisemblablement exagéré puisque le risque d’un effondrement économique n’est pas couvert (car si une aide des partenaires n’est pas interdite par le principe de non-renflouement, elle n’est jamais garantie). Sur ces bases, la discipline supranationale est avantageusement remplacée par l’autodiscipline.

26Enfin, le partage de la monnaie européenne doit profiter à tous les partenaires, ce qui suppose notamment de discuter du partage des risques qui résultent de cette coopération et de leur mutualisation au moins partielle. Le principe de différence de Rawls peut servir de guide en ce domaine (Rawls, 1971). Dans le modèle rawlsien, qui traite uniquement de la solidarité au sein d’une nation, il s’agit de garantir que la coopération profite à tous, notamment qu’elle profite le plus possible au plus défavorisé (car la norme de réciprocité est forte au sein d’une nation). Dans le modèle démoicratique, un principe analogue exigerait cette fois que l’on se préoccupe de ce que la coopération apporte au citoyen le plus défavorisé de la nation la plus défavorisée (Cheneval, 2011). Le sens de la réciprocité est certes moins fort qu’au sein d’une nation, mais il l’est suffisamment pour que chacun garantisse aux autres que sa nation ne doit pas voir sa situation relative se dégrader au point où les plus défavorisés auraient intérêt à partir vers d’autres nations. Le cas grec peut servir d’illustration. Si le pays est sacrifié et que les nouvelles générations voient leur avenir condamné sous le poids des dettes, elles auront intérêt à quitter leur pays (alourdissant au passage encore plus la charge pour ceux qui restent). Or personne n’accepterait de se retrouver dans une telle situation. Il y a donc une solidarité européenne qui doit garantir que chacun puisse certes tenter sa chance dans un autre pays mais aussi qu’il puisse s’épanouir dans son pays d’origine. C’est dire qu’aucune nation ne doit être sacrifiée sur l’autel de la coopération « efficace » des autres. La nation la plus défavorisée doit donc avoir la possibilité réelle de rejoindre le niveau économique des autres.

5 – Deux lectures de l’incomplétude de l’euro

27Sous la plume de nombreux économistes et de fonctionnaires de la Commission européenne, l’esprit actuel des réformes vise à « compléter » l’euro en le dotant d’une structure technico-politique ad hoc qui serait un équivalent fonctionnel d’un État européen (Rapport des cinq présidents, « Compléter l’Union économique et monétaire européenne », 22 juin 2015). Toutefois, les propositions de réformes qui en résultent peinent à concilier les exigences économiques avec les attentes politiques. Ainsi des propositions qui font comme si un peuple européen allait émerger de la crise économique et qu’un gouvernement économique de la zone euro était à portée de réformes. Ainsi également des propositions technocratiques qui souhaitent réguler l’euro à l’aide de modèles économétriques pour contourner le politique. Ainsi encore des propositions plus symboliques qu’autre chose pour faire comme si l’UE allait apporter des garanties ou des protections sociales nouvelles, au-delà de celles fournies par les nations : par exemple, les projets d’assurances chômages européens ou d’union bancaire. De tels projets, s’ils visent à faire avancer le projet européen, finissent en général par être vidés de leur substance parce qu’ils ne correspondent pas aux attentes politiques de nombreux partenaires européens. Aujourd’hui, pour s’en tenir à un aspect conflictuel au sein de la zone euro, les pays du Nord craignent que les mesures solidaristes soient à sens unique et servent à financer purement et simplement des pays du Sud qu’ils considèrent mal gérés.

28Le sentiment d’un mauvais fonctionnement de la monnaie unique ne peut pas à lui seul justifier n’importe quelle proposition. Dès lors vouloir « compléter l’euro » conduit à une impasse politique. Cette impasse n’existe que parce que chacun veut emmener les autres dans une direction que ces derniers refusent. Il vaudrait mieux reconnaître les différences de perspectives et d’attentes à l’égard de l’Union et apprendre à faire avec.

29À cet égard, il est possible d’interpréter différemment le problème d’incomplétude de la monnaie, en s’efforçant cette fois de relier chacun des États à la monnaie. Il y a effectivement des raisons de s’inquiéter de ce que la monnaie européenne puisse fonctionner comme une monnaie étrangère pour chacun des États de la zone euro, pris un à un. Les économistes savent combien il est dangereux pour une société de renoncer à sa souveraineté monétaire et d’abandonner toute forme de régulation sur sa monnaie. Les États qui l’ont fait au cours de l’histoire, en adoptant sur leur marché intérieur une monnaie étrangère ou encore en s’endettant dans des devises étrangères, ont en général mal fini. Dans la plupart des cas, ces États ont sombré dans de graves problèmes d’endettement excessif parce qu’ils n’avaient plus les instruments financiers pour réagir adéquatement face à une crise économique. C’est d’ailleurs le reproche principal que font les adversaires de la monnaie européenne à l’euro.

30Mais, au lieu de chercher à construire un Léviathan européen pour dompter la monnaie unique, on peut aussi envisager de construire le lien entre la monnaie commune et chacun des États au plus près des États membres de la zone euro. Pour ce faire, il n’est pas nécessaire de renoncer à la monnaie unique pour revenir à des monnaies nationales. A l’instar de la voie proposée dans la première partie, où nous avions refusé de choisir entre une démocratie fondée sur un peuple européen à l’exclusion des peuples nationaux ou des démocraties nationales excluant tout horizon européen, il s’agit ici de défendre une monnaie commune qui entretient des liens étroits avec chacune des nations.

31Si l’euro est l’équivalent d’une monnaie étrangère pour chacun des pays membres, c’est d’abord en raison de la défiance des autres pays membres de la zone euro. Dès le départ, avec les fameux critères de Maastricht, chacun s’était efforcé d’encadrer la politique budgétaire de ses partenaires – comme si ceux-ci étaient irresponsables. Et, depuis, nous ne sommes jamais réellement sortis de cet état d’esprit : ce qui domine, c’est la crainte de devoir renflouer des États faillis et le soupçon d’aléa moral, qui inciterait chacun à s’endetter inconsidérément parce qu’il aurait l’assurance d’être couvert par ses partenaires.

32Or l’épisode grec a montré que ces craintes étaient infondées. La réaction européenne a été trop lente, mais nous avons vu au cours du processus se dessiner l’architecture réelle de la monnaie commune. D’un côté, la BCE a fini par jouer le rôle de prêteur en dernier ressort État par État. Et, d’un autre côté, la question du défaut ou du renflouement a fait l’objet d’une concertation entre les pays partenaires sur l’aide à fournir et les mécanismes susceptibles de fournir une réponse plus réactive, au vu du cas grec, sous certaines conditions (constitution du MES et du TSCG).

33Cet épisode montre qu’un État peut faire (partiellement) défaut sans sortir de l’euro, en traînant ensuite une dette restructurée et une prime de risque sur ses emprunts d’États. Deux leçons peuvent en être tirées. Premièrement, il n’y a pas d’assurance pour un État failli d’être totalement sauvé par les autres États membres de la zone euro : il n’y a donc pas d’aléa moral. Et deuxièmement, le lien organique entre État et monnaie, qui est implicite dans les pays dotés d’une monnaie nationale, s’est trouvé remplacé par la combinaison d’un soutien infaillible de la BCE sur la monnaie et le traitement politique de la question de l’État failli. Il y a eu un effort d’explicitation du nouveau lien entre État et monnaie dans un cadre démoicratique.

34Cette nouvelle architecture n’est pas accidentelle, mais elle traduit un équilibre entre ce que les différents partenaires sont prêts à accepter en situation de crise. Les réformes à venir doivent poursuivre dans cette direction, d’une part, en continuant l’effort d’explicitation du lien entre États membres et la monnaie commune dans un esprit démoicratique et, d’autre part, en se demandant comment rattacher la BCE, qui s’est emparé à cette occasion de la souveraineté sur l’euro, à l’esprit démoicratique. Sur ce dernier point, il faut souligner que la BCE ne prend pas que des décisions « techniques », mais engage les citoyens de la zone euro au travers notamment ses décisions de rachats de titres souverains ou quasi souverains. Aussi, même indépendante, elle ne peut pas éviter de devoir rendre compte à un moment ou un autre de ses prises de positions.

6 – Conclusion

35Le piège dans les débats sur l’Union européenne consiste à penser la démocratie au niveau de l’Union à partir de nos expériences démocratiques nationales. Or l’espace politique européen est tout à fait spécifique, composé d’une multitude de peuples très ouverts les uns aux autres, interagissant massivement ensemble et soumis de ce fait à des conflits d’intérêts transnationaux qui attendent des solutions pacifiques. La démocratie doit donc prendre une forme différente pour tenir compte de cette spécificité. Le néologisme démoicratie a été développé pour insister précisément sur cette spécificité, sur l’exigence de démocratiser les relations entre plusieurs démocraties.

36Cette perspective demeure valable lorsqu’on aborde la question de la monnaie unique. Le cadre proposé est, en fait, assez souple et autorise de nombreux arrangements institutionnels, mais il pose tout de même des limites. Par exemple, la France porte souvent des propositions centralisatrices et interventionnistes pour sauver ou « compléter » l’euro sans réussir toutefois à résoudre de manière convaincante les problèmes de légitimité démocratique que cela pose. De son côté, l’Allemagne – de manière idéale-typique (cf. Brunnermeier, James et Landau, 2016) – s’oppose régulièrement aux interventions discrétionnaires en faveur de tel ou tel partenaire par crainte que cela n’alimente le risque de hasard moral. Mais, mené à son terme, ce raisonnement aboutit à refuser toute forme de solidarité entre les partenaires. Le soutien à un partenaire n’est envisagé que pour des raisons systémiques, lorsque la crainte d’être soi-même emportée vers le bas finit par s’imposer. Or la perspective démoicratique défend un principe de solidarité qui refuse de sacrifier une nation au nom de l’efficacité économique supposée d’une politique. La solidarité entre les citoyens de nations voisines ne doit pas être aussi forte qu’entre concitoyens, mais elle doit garantir que chaque nation partenaire a un avenir économique et que les nouvelles générations pourront s’épanouir dans leur nation d’origine. Les exigences françaises et allemandes devraient pouvoir s’accorder sur le principe d’une telle solidarité : d’un côté, elle réduit le risque de hasard moral de gouvernements en étant suffisamment faible ; de l’autre, elle est indéfectible, de manière à non seulement limiter le risque systémique mais surtout à donner sens à l’idée même d’union, à l’idée que la coopération doit d’abord profiter à tous.

37En définitive, au-delà de la question de l’euro, la démocratisation de l’Union ne peut être garantie qu’en conjuguant plusieurs sources de légitimation, nationale et européenne, et en renonçant autant que possible au principe hiérarchique. Il s’agit de trouver le bon arrangement institutionnel, celui qui fera le mieux avancer les arguments conformes au principe démoicratique, en intégrant dans nos débats nationaux les externalités et les risques systémiques que les nations imposent à leurs voisins. C’est sur ce terreau que le parlement européen ainsi que d’autres formes de mobilisation des citoyens européens pourront faire avancer la démoicratie.

Bibliographie

Références

  • Bickerton C., 2012, European Integration: From nation-states to member states, Oxford, Oxford University Press.
  • Bohman J., 2005, « From Demos to Demoi: Democracy across Borders », Ratio Juris, vol. 18, n° 3, pp. 293-314.
  • Brunnermeier M. K., James H., Landau J.-P., 2016, The Euro and the Battle of Ideas, Princeton, Princeton University Press.
  • Cheneval F., Schimmelfennig F., 2012, « The Case for Demoicracy in the European Union », Journal of Common Market Studies, pp. 1-17.
  • Cheneval F., 2011, The Government of the Peoples. On the Idea and Principles of Multilateral Democracy, Houndmills, Palgrave Macmillan.
  • Habermas J., 2015, The Lure of Technocracy, Cambridge, Polity Press.
  • Nicolaïdis K., Watson M., 2016, « Sharing the Eurocrats’ dream: a demoicratic approach to EMU governance in the post-crisis era », European Journal of Political Theory, printemps, pp. 50-77.
  • Nicolaïdis K., 2012, « The Idea of European Demoicracy », in Philosophical Foundations of European Union Law, Julie Dickson and Pavlos Eleftheriadis, editors, Oxford, Oxford University Press, pp. 247-74.
  • Rawls J., 1971, tr. fr. 1987, Théorie de la justice, Paris, Plon.
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Mots-clés éditeurs : Union européenne, démocratie, euro, incomplétude de l’euro

Mise en ligne 10/02/2019

https://doi.org/10.3917/reof.158.0419

Notes

  • [1]
    Soulignons, sans développer, que la pluralité de monnaies nationales au sein d’un marché unique constituait un autre genre de défi, où l’absence d’unité fragilisait chacune des monnaies et posait également des questions de justice et d’efficacité économique. Le fort entrelacement des économies est la cause véritable du besoin de repenser l’espace monétaire européen.
  • [2]
    Comme on peut l’observer en Catalogne, en Belgique, en Italie du nord… Ces transferts peuvent d’ailleurs être de purs fantasmes, il n’empêche qu’ils alimentent des conflits identitaires qui, en général, préexistent.
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