Couverture de REOF_109

Article de revue

Citoyenneté sociale et reconnaissance du « care »

Nouveaux défis pour les politiques sociales

Pages 5 à 31

Notes

  • [1]
    La tendance générale à la restructuration des systèmes de protection sociale dans les pays occidentaux n’empêche pas des différences importantes dans la mise en œuvre de ces politiques, en raison notamment de l’existence de configurations institutionnelles et de systèmes de valeurs différents (Scharpf et Schmidt, 2000). J. C. Barbier distingue d’ailleurs deux régimes typiques d’activation : le régime libéral et le régime universaliste (Barbier, 2002).
  • [2]
    Outre l’espace domestique, on peut aussi mettre en exergue l’espace public où les hommes occupent largement les positions de pouvoir ; l’école où, malgré des évolutions significatives, les filières restent fortement sexuées et, enfin, la sphère professionnelle où certains emplois sont également sexués.
  • [3]
    La notion d’agency renvoie à la qualité d’agent qui désigne à la fois la capacité individuelle et collective des femmes à agir pour influencer la politique et les mesures à tous les niveaux de la prise de décision.
  • [4]
    Sur ces questions, le lecteur intéressé pourra consulter par exemple : Sainsbury (1999) pour le rôle des femmes dans le développement des États-providence en Norvège et en Suède ; Del Re et Heinen (1996) et Siim (2000) pour les relations entre la notion de droits sociaux et celle de citoyenneté politique dans une approche comparative.
  • [5]
    A. S. Orloff (1993) et J. S. O’Connor (1993) mettent aussi en avant le droit de contrôle sur son propre corps ainsi que le droit à la participation politique, même si l’accent est davantage mis sur l’indépendance économique, souvent considérée comme la condition de possibilité des autres formes d’autonomie.
  • [6]
    Plus précisément, l’auteur montre que la politique familiale française mobilise trois référentiels en tension : le référentiel d’émancipation, fondé sur l’individualisation et l’autonomie des femmes dans la sphère privée ; le référentiel d’institution, qui considère les femmes comme dépendantes et faisant partie intégralement de l’institution familiale ; le référentiel de protection, qui renvoie à une conception des femmes comme êtres faibles et donc à protéger.
  • [7]
    Dans les pays de l’OCDE, les femmes sont en moyenne proportionnellement deux fois plus nombreuses que les hommes dans les services sociaux et dans les services aux particuliers (cf. OCDE, 2000, p. 91).
  • [8]
    S’ajoutent à ces dispositifs les déductions fiscales liées à la présence d’enfant(s) et les possibilités de travail à temps partiel ou de réduction du temps de travail pour garder les enfants. L’expansion des emplois à temps partiel et le droit de passer à temps partiel ont surtout concerné les femmes. Cette évolution, qui a eu lieu ces dernières années dans de nombreux pays, répond à un double objectif : activer l’emploi des femmes en encourageant la flexibilité du travail et répondre à la demande des parents de pouvoir concilier vie familiale et vie professionnelle. Il reste toutefois qu’une partie du travail à temps partiel reste non choisie.
  • [9]
    Récemment, en France, dans le cadre du congé de soutien familial et de l’APA (Allocation Personnalisée d’Autonomie), l’aidant(e) peut valoriser, au titre de la validation des acquis de l’expérience (VAE), les périodes passées auprès d’un proche. La transférabilité de l’expérience « professionnelle » acquise dans la sphère domestique sera développée dans la seconde partie.
  • [10]
    Les conjoints ne sont pas concernés car les relations entre conjoints sont régies par l’obligation.
  • [11]
    Le CLCA à temps partiel correspondant à un temps de travail inférieur ou égal à 50 % ou compris entre 50 % et 80 % d’un temps plein est surtout utilisé par des familles aisées (à partir du 7e décile de revenu). L’écart de 15 % par mois entre le montant de l’APE et celui de la PAJE pour une cession partielle d’activité a sans doute contribué à modifier l’arbitrage financier des familles plus aisées (Marical, 2007).
  • [12]
    Sur la question plus large de l’individualisation ou de la familialisation du système socio-fiscal en France, voir Elbaum (2007), pp. 605-609.
« Pourquoi, demande Condorcet, est-ce que des êtres exposés à des grossesses, et à d’autres indispositions passagères, ne pourraient-ils exercer des droits dont on n’a jamais imaginé de priver des gens qui ont la goutte tous les hivers, et qui s’enrhument aisément ? »
(J.W. Scott, La citoyenne paradoxale : les féministes françaises et les droits de l’homme, Paris, Albin Michel, 1998, pp. 9-10).

1La mise en œuvre et la conception des droits sociaux dans le cadre du contrat d’après-guerre reposent sur trois piliers fondamentaux : la prépondérance du travail salarié dans la société, de nombreux avantages sociaux liés au statut salarié et à une norme familiale particulière, et des régulations se limitant au cadre national.

2Depuis le milieu des années 1970, plusieurs changements d’ordre économique, social, culturel et politique ont eu pour effet de remettre en cause les compromis sur lesquels s’était construit le modèle d’après-guerre. Face aux pressions économiques et démographiques ainsi qu’aux mutations du modèle familial traditionnel, les systèmes de protection sociale ont fait l’objet, depuis les années 1980 et 1990, de réformes qui obéissent globalement à la séquence suivante : de l’assistance sociale vers l’inclusion sociale via l’emploi rémunéré ; des mesures de démarchandisation permettant à l’individu de se protéger contre les aléas du marché du travail vers des dispositifs favorisant la marchandisation ; des allocations accordées sans condition vers des allocations exigeant une contrepartie en termes de travail ou de formation [1]. Cette orientation des réformes de l’État social aboutit à une transformation des relations entre emploi et protection sociale (Dang, Outin et Zajdela, 2006), qui affecte à la fois les hommes et les femmes, et particulièrement les mères seules avec enfants, ce qui constitue un tournant dans les politiques sociales.

3La participation au marché du travail est désormais considérée dans le contexte de l’Europe communautaire comme la première obligation à la fois pour les hommes et pour les femmes. En d’autres termes, l’emploi est devenu le vecteur principal de l’intégration sociale et d’acquisition des droits sociaux. Le modèle familial organisé autour du concept d’adultes actifs (adult worker model, voir Lewis, 2001 et 2002) tend à devenir la norme d’autant plus qu’il est inscrit à l’agenda politique de l’Union européenne. Mais l’érosion du modèle de « l’homme gagne-pain » (male breadwinner model) et la promotion du modèle de « travailleur adulte autonome » ne signifient pas qu’on se dirige pour autant vers un modèle à deux carrières et à deux apporteurs de ressources dans la famille (Aliaga, 2005 ; Crompton, 2006 ; Méda et Périvier, 2007). En effet, le maintien d’un certain nombre d’inégalités entre hommes et femmes s’explique par le fait que celles-ci se logent dans différents espaces, en particulier dans l’espace domestique où les tâches ménagères et les soins aux enfants et aux personnes âgées dépendantes continuent à relever essentiellement de la responsabilité des femmes [2].

4Les mutations de la famille, du marché du travail, et le vieillissement de la population ont généré, selon certains auteurs, de nouveaux risques sociaux (Bonoli, 2005 ; Taylor-Gooby, 2004), parmi lesquels figure la difficulté pour les femmes à concilier vie familiale et vie professionnelle. En outre, comme l’augmentation des taux d’emploi des femmes est devenue un principe commun d’action, se pose la question de savoir qui s’occupera des membres dépendants dans la famille et qui paiera cette prise en charge. La participation accrue des femmes au marché du travail suppose donc en théorie un changement dans l’organisation du temps de travail et un réagencement des modèles de fourniture de services de soins sinon le modèle de la travailleuse adulte autonome risque de se réduire à celui de la travailleuse à temps partiel dans la mesure où les responsabilités familiales restent assumées principalement par les femmes. Dans ces conditions, l’emploi, censé fournir aux femmes l’autonomie économique, un statut et une protection sociale, ne leur permettra pas d’accéder à la pleine citoyenneté active.

5Le « care », compris comme « les activités et les relations qui visent à satisfaire les besoins physiques et émotionnels des enfants et des adultes dépendants, ainsi que les cadres normatifs, économiques et sociaux dans lesquels ces activités et relations sont définies et réalisées » (Daly et Lewis, 2000, p. 285), est donc au centre des débats sur la restructuration des systèmes de protection sociale, qui concerne en premier lieu les femmes. De surcroît, le « care » se situe aux interstices de plusieurs dichotomies qui sont au cœur des politiques sociales : rémunéré et non rémunéré ; formel et informel, partage des responsabilités entre État, marché et famille (Daly et Lewis, 2000). La prise en compte du « care » dans les études comparatives des systèmes de protection sociale permet alors de réinterroger la question de l’accès à la citoyenneté sociale pour les femmes et le rôle de l’État dans le déplacement des frontières entre sphère publique et sphère privée et par conséquent les relations entre genre et politiques sociales.

6Bien que très utilisée dans la littérature anglo-saxonne, la notion de citoyenneté sociale ne fait pas l’objet d’une définition claire. Dans l’optique de T. H. Marshall (1950), la citoyenneté sociale renvoie à la garantie des droits sociaux, à la sécurité économique et au droit au bien-être. Étant donc liée à la protection sociale, cette notion revêt des contenus variables selon les systèmes d’État social. Elle recouvre à la fois les conditions d’acquisition des droits sociaux et la capacité à revendiquer ces droits ou à les faire émerger.

7L’objet de ce texte est double. Dans un premier temps, il s’agira de revenir de façon synthétique sur les aspects théoriques de la citoyenneté sociale en relation avec la reconnaissance du « care » et dans une perspective de genre. Nous en soulignerons les implications en termes de politiques sociales. Nous laisserons de côté le débat sur l’influence de l’agency[3] des femmes sur les politiques sociales ainsi que sur la participation et la représentation des femmes dans les institutions politiques, même s’il est évident qu’il existe des intersections entre droits civils, politiques et sociaux d’une part, et des interactions entre l’État et les mouvements de femmes d’autre part [4]. Dans un second temps, nous verrons dans quels termes la question de la reconnaissance du« care » se pose en France et nous discuterons des compensations introduites pour atténuer l’effet des charges familiales sur l’acquisition des droits sociaux. Nous pourrons alors caractériser l’évolution du régime français de citoyenneté sociale. Nous montrerons qu’il est traversé par des tensions entre familialisme et individualisme d’une part et par un déplacement des frontières dans le partage des obligations familiales entre l’État, la famille et le marché d’autre part. En matière de « care », l’évolution récente indique que des directions différentes, voire opposées, sont prises : une refamilialisation ou une défamilialisation de la prise en charge du « care » avec un rôle accru dévolu au marché même si ce dernier reste encadré.

1 – Le « care » comme fondement des droits sociaux : enjeux théoriques et implications pour les politiques sociales

8Le débat autour de la reconnaissance du « care » et de la citoyenneté sociale des femmes s’ordonne, grosso modo, sur le plan théorique autour de deux perspectives : d’une part, la critique de l’analyse par T. H. Marshall de la citoyenneté par des féministes, débouchant sur le dilemme égalité versus différence ; d’autre part, le traitement des femmes dans les systèmes de protection sociale et les diverses manières de fonder les droits sociaux. En déplaçant la répartition des responsabilités quant à la fourniture et au financement des services de « care » entre famille, État, marché et tiers secteur, les politiques sociales et, d’une manière générale, les politiques publiques induisent des conséquences différentes du point de vue de la citoyenneté des femmes.

1.1 – La critique féministe de la conception marshallienne de la citoyenneté

9Dans la typologie de T. H. Marshall (1950) sur les trois étapes de la citoyenneté dans les démocraties occidentales, trois types de citoyenneté sont distingués : la citoyenneté civique comprenant les droits nécessaires à la liberté des individus, tels que la liberté d’expression ou le droit à la propriété ; la citoyenneté politique renvoyant au droit de représentation et de participation politiques ; enfin, la citoyenneté sociale liée au développement de l’État-providence, par exemple le droit à la sécurité sociale. Selon T. H. Marshall ces trois types de citoyenneté se seraient développés successivement, avec l’apparition des droits civiques au XVIIIe siècle, puis les droits politiques au XIXe siècle et au XXe siècle les droits sociaux.

10Les critiques féministes (par exemple, Lister, 1990, 1993; Lister et alii. 2007 ; Pateman, 1988 ; Walby, 1994) ont remis en cause la nature présupposée universelle du concept de citoyenneté chez T. H. Marshall et ont souligné que la citoyenneté se différencie en réalité selon le genre. Ces critiques s’articulent principalement autour de deux axes étroitement imbriqués :

11– D’une part, la dichotomie entre sphère publique et sphère privée qui structure l’analyse de T. H. Marshall. Cette dichotomie a non seulement servi à exclure en pratique les femmes de la pleine citoyenneté, mais aussi à les définir comme des êtres incapables d’atteindre la citoyenneté, étant donné qu’il leur manque les qualités et les capacités masculines pour être citoyennes à part entière dans la sphère publique. Finalement, le modèle d’accès à la citoyenneté civile, politique et sociale reflète le cheminement des hommes plutôt que celui des femmes. Par ailleurs, dans les pays démocratiques, l’acquisition des droits sociaux s’est réalisée bien avant le droit de vote et les droits civils.

12– D’autre part, l’opposition entre indépendant et dépendant. La participation au marché du travail conditionne l’accès aux droits propres. Or les femmes occupent en moyenne des emplois moins rémunérateurs que les hommes et sont de plus, principalement responsables de la prise en charge des soins familiaux, ce qui limite leurs possibilités d’avoir un revenu. Les critiques féministes soulignent donc la dimension sexuée et duale de la conceptualisation de la citoyenneté sociale : les droits sociaux des hommes sont reliés à l’emploi tandis que ceux des femmes sont des droits dérivés de leur statut comme dépendantes à l’intérieur de la famille. L’un des problèmes importants dans les débats autour de la reconnaissance du « care » et de sa rémunération est la tendance à établir des dichotomies entre privé et public, travail rémunéré et travail gratuit, État et famille. Historiquement, cette idéologie des sphères séparées a assigné aux femmes le travail de « care » à l’intérieur de la famille, et le rôle de pourvoyeur économique aux hommes à l’intérieur du marché, contribuant ainsi à l’exclusion des femmes de la citoyenneté, ou à leur marginalisation.

13L’un des principaux résultats des critiques féministes a été de mettre le « care » au centre des débats sur la citoyenneté sociale et, d’une manière générale, d’introduire le genre dans la notion de citoyenneté. En effet, celle-ci a été construite en référence à un modèle familial structuré par une représentation sexuée des rôles masculins et féminins qui fait dépendre du chef de famille les autres membres « à sa charge » tant pour leur sécurité économique que pour leurs droits sociaux.

14C. Pateman (1988) a décrit l’ambiguïté majeure quant aux fondements de la citoyenneté des femmes sous l’expression de « dilemme de Wollstonecraft », qui renvoie à la dualité citoyenne des femmes, selon qu’elle promeut l’égalité ou la différence avec les hommes : faut-il revendiquer le droit de participer de façon égale, au même titre que les hommes, à la sphère publique et au marché du travail de manière à avoir une sécurité économique ? Ou faut-il lutter pour la reconnaissance du travail réalisé dans la sphère privée au risque pour les femmes d’être confinées à la sphère domestique et de renforcer la dépendance économique à l’égard de leur conjoint ?

15Ce dilemme, reformulé par N. Fraser (1994) et appliqué à l’acquisition des droits sociaux, met en évidence trois stratégies possibles pour les femmes. La première consiste à promouvoir le modèle de « Gagne-pain universel » (universal breadwinner model) en garantissant aux femmes un accès égal et réel au marché du travail. Cette stratégie suppose donc de prendre comme norme la vie active des hommes. Le modèle de citoyenneté sociale privilégié ici est celui fondé sur l’emploi. L’accès au marché du travail est présenté comme le moyen d’assurer l’autonomie économique des femmes et d’acquérir des droits propres associés au travail salarié.

16La deuxième stratégie met en avant le modèle de « parité du soutien de famille » (care parity model) en reconnaissant la valeur des activités de « care » non rémunérées et effectuées par les femmes dans la sphère familiale. Cette stratégie implique de déconnecter les droits sociaux de l’activité salariée et de fonder l’accès aux droits sociaux aussi sur les soins aux enfants et aux personnes âgées dépendantes. Il s’agit alors de conceptualiser le « care » comme un travail susceptible d’être rémunéré, non pas en tant qu’activité inhérente à la féminité, mais en tant que travail assorti d’une reconnaissance sociale pour les femmes qui assurent le travail de soins, ouvrant accès à des droits sociaux qui leur sont attribués en propre.

17Les politiques sociales ne sont pas neutres dans la mesure où elles définissent la citoyenneté sociale en institutionnalisant les différentes manières d’organiser la prise en charge du « care », et donc le partage des responsabilités entre État, marché et famille, les trois piliers pourvoyeurs de bien-être. Selon Lister (2002), les politiques, ainsi que les revendications féministes, oscillent sans cesse entre le modèle d’égalité (citoyenneté sociale des femmes fondée sur l’emploi) et le modèle de différence (citoyenneté sociale des femmes fondée sur le « care »). En raison de la précarisation du marché du travail, la participation au travail rémunéré ne permet pas toujours d’avoir une protection sociale complète. De plus, malgré l’évolution des mentalités, la division sexuelle du travail dans la sphère privée continue à assigner le travail de « care » et les tâches domestiques aux femmes, même quand elles sont en emploi. Cette double charge de travail peut inciter certaines femmes à se retirer du marché du travail ou à réduire leur offre de travail. Pour établir la citoyenneté sociale des femmes, il est donc nécessaire que l’État-providence reconnaisse que le travail de « care », qui prend place dans la famille, est hautement sexué. La question est alors de savoir comment étendre la citoyenneté sociale indépendamment des positions des individus sur le marché du travail, et en tenant compte du travail de « care » pris en charge par les femmes au sein de la famille.

18Pour résoudre les tensions liées au dilemme entre égalité-différence, Fraser met en avant une troisième stratégie consistant à promouvoir le modèle de « pourvoyeur de soins universel » (universal caregiver model), qui prend comme norme le cycle de vie des femmes et encourage par différentes mesures les hommes à prendre part aux activités de « care ». Cette stratégie, revendiquée de plus en plus par certaines féministes sous des dénominations différentes (par exemple, Lister, 2002 ; Gornick et Meyers, 2003), suppose à la fois de changer les mentalités et de mettre en œuvre une panoplie de mesures visant à un partage plus égalitaire du travail de soins au sein de la famille (politiques axées sur temps de travail ; fourniture de services institutionnels et formels pour la prise en charges des jeunes enfants et des personnes âgées dépendantes ; congés familiaux destinés aux pères, leur permettant ainsi de s’occuper des enfants). La réalisation du modèle de « pourvoyeur de soins universel » implique également que soient garantis le droit de recevoir des soins et le droit d’avoir du temps disponible pour assurer le travail de « care » (Knijn et Kremer, 1997). Le fait d’incorporer le receveur et le donneur de soins dans la structure des droits sociaux permet de dépasser les dichotomies telles que le « care » comme relevant de la responsabilité privée versus responsabilité publique, le « care » comme travail payé versus travail gratuit.

19Dans l’analyse marshallienne de la citoyenneté, les différentes étapes expriment la marche vers une plus grande égalité des citoyens. L’État-providence est présenté comme l’ultime étape de la démocratisation et les politiques sociales constituent le moyen de résoudre l’écart entre l’égalité juridique et les inégalités économiques. Les politiques sociales ont donc une incidence sur le contenu de la citoyenneté. La littérature féministe (Lewis, 1992 ; Orloff, 1993, Sainsbury, 1994, 1996, 1999) a souligné la dimension sexuée de la citoyenneté sociale et, en particulier, les différentes manières de fonder les droits sociaux dans les États-providence.

1.2 – Régimes d’État-providence et acquisition des droits sociaux : le traitement des femmes et la place du « care »

20Dans la typologie des régimes d’État-providence d’Esping-Andersen qui s’inscrit dans la filiation théorique de Marshall, la qualité des droits sociaux est évaluée par le degré de démarchandisation qu’ils permettent, c’est-à-dire le degré d’indépendance des individus vis-à-vis du marché (importance des droits sociaux garantis et des durées des droits obtenus). Selon Daly (1994), le concept de démarchandisation, construit sur le modèle du travailleur masculin, s’applique mal aux femmes pour trois raisons : premièrement, avant de parler de démarchandisation, il faut au préalable que la force de travail des femmes ait été marchandisée. Or, beaucoup de femmes restent encore à l’écart de l’emploi rémunéré. Et même quand elles occupent un emploi, la faiblesse relative des salaires, la fréquence du temps partiel et des interruptions de carrière font que le droit à la démarchandisation est différent entre les hommes et les femmes. Deuxièmement, l’État, en tant qu’employeur, peut aussi remplir un rôle de marchandisation vis-à-vis des femmes, celles-ci étant plus massivement employées dans le secteur public des services. Troisièmement, selon les pays, les femmes et les hommes sont souvent démarchandisés pour des raisons et sous des conditions différentes : les femmes sont davantage concernées par les prestations liées à la maternité et au « care », et par les programmes d’assistance, alors que la démarchandisation des hommes est fortement liée aux prestations d’assurance (Daly, 1994, p. 109).

21La critique du concept de démarchandisation a débouché sur la nécessité d’adjoindre à ce concept un critère d’autonomie individuelle pour évaluer le potentiel émancipateur des politiques sociales vis-à-vis des femmes (O’Connor, 1993 ; Orloff, 1993 ; Sainsbury, 1996). L’autonomie est entendue essentiellement comme l’absence de dépendance vis-à-vis du mari pourvoyeur économique et des relations familiales en général [5]. Lister (1997, p. 173) définit la défamilialisation comme « le degré auquel des individus adultes peuvent maintenir un niveau de vie socialement acceptable, indépendamment des relations familiales, que ce soit par le biais du travail rémunéré ou de prestations de protection sociale » pour caractériser les régimes d’État-providence relativement au critère d’indépendance économique. Le concept de défamilialisation présente l’avantage, selon Lewis (1997), de définir les conditions objectives d’une indépendance vis-à-vis des liens conjugaux, tout en évitant les débats normatifs sur la question de savoir ce qui est « bon » pour les femmes. En effet, alors que le concept de démarchandisation, appliqué aux hommes, mesure les possibilités légales offertes par les États-providence de s’affranchir plus ou moins fortement du marché, le concept de défamilialisation se réfère aux possibilités offertes aux femmes de participer au marché du travail ou bien d’assurer le travail de « care » au sein de la famille. En cherchant à promouvoir l’idée d’un « véritable choix », l’analyse de Lewis pointe le rôle que devraient jouer les États-providence dans la création des conditions matérielles de ce « choix ».

22Dans la postface qu’il a rédigée pour la traduction française de The Three Worlds of Welfare Capitalism, G. Esping-Andersen reconnaît la pertinence de cette critique et son apport pour l’analyse des régimes d’État-providence. Il admet la nécessité de compléter le concept de démarchandisation par celui de défamilialisation. Toutefois, la défamilialisation prend un autre sens : « ‘Défamilialiser’ la politique sociale signifie un engagement à collectiviser le poids et les responsabilités de la charge familiale, ce qui est manifestement une condition préalable pour les femmes qui cherchent à harmoniser travail et maternité » (Esping-Andersen, 1999, p. 277-278). La participation des femmes au marché du travail est considérée comme le moyen leur garantissant une plus grande autonomie économique par rapport au lien conjugal. À cet effet, l’État est appelé à jouer un rôle dans le processus de défamilialisation en mettant en œuvre des politiques de soutien à l’articulation entre vie familiale et vie professionnelle. La défamilialisation est comprise ici comme un allègement de certaines fonctions assumées auparavant dans un cadre familial, notamment le travail de reproduction et de soins. Cette stratégie de défamilialisation s’inscrit, pour certains auteurs, dans la perspective d’un État d’investissement social centré sur les enfants, afin de leur garantir une égalité des chances tout au long de la vie (Heckman et Klenow, 1997 ; Heckman, 1998). Le développement des modes collectifs de prise en charge des jeunes enfants, s’ils sont de bonne qualité, constitue un outil de lutte contre la pauvreté et de prévention de l’exclusion à l’âge adulte (Esping-Andersen, 2002 ; Esping-Andersen et Palier, 2008). C’est aussi un facteur de développement de l’emploi des femmes et donc d’augmentation du taux d’emploi global.

23Toutefois, l’accès des femmes au marché du travail n’épuise pas pour autant le concept de défamilialisation et ne garantit pas forcément l’indépendance économique des femmes vis-à-vis de leur conjoint, si l’emploi occupé est à temps partiel et/ou précaire (Milewski, 2007). De surcroît, les dispositifs relatifs à la conciliation entre vie familiale et vie professionnelle, qui de fait concernent avant tout les femmes, ne contribuent pas à changer fondamentalement la division sexuée du travail domestique et du travail de soins (Lewis, 2006). En France, les politiques de soutien à la défamilialisation des activités de « care » sont traversées par une tension entre familialisme et individualisme (Commaille, 2001) [6]. Par ailleurs, et d’une manière générale, la marchandisation du « care », c’est-à-dire le transfert de ces activités de la famille vers la sphère marchande, à la suite de la participation croissante des femmes au marché du travail, ne règle pas pour autant la question de la reconnaissance du travail de « care » et de sa valorisation dans la mesure où nombreuses sont les femmes qui occupent des emplois mal rémunérés dans le secteur des services sociaux et des services aux particuliers, et qui produisent de ce fait des services analogues à ceux qu’elles produisaient à la maison [7].

24Le retour critique sur le concept de démarchandisation a également permis de mettre en évidence l’existence de sources d’éligibilité aux droits sociaux pour les femmes indépendamment de l’emploi. En effet, le travail de soins familiaux constitue depuis longtemps le fondement d’un accès à des droits sociaux même si c’est à un degré moindre que le travail salarié. Dans la typologie des États-providence proposée par Lewis et établie en fonction du degré d’engagement d’un pays dans « un modèle social qui repose sur une forte distinction de genre, l’activité professionnelle réservée à l’homme et l’activité domestique aux femmes » (Lewis, 1992, p. 162), deux types de droits sociaux pour les femmes sont identifiés : ceux qui sont reliés à l’emploi et ceux qui sont fondés sur le statut de dépendante d’un « gagne-pain », c’est-à-dire des droits dérivés de ceux du mari. Prolongeant cette ligne d’analyse, Sainsbury (1994, 1996), en intégrant dans l’analyse comparative des États-providence, en plus de l’idéologie familiale, l’unité de prestations (la famille ou l’individu), la rémunération ou non du travail de « care », souligne que le principe du « care » peut aussi servir de fondement à la citoyenneté sociale des femmes : le statut de pourvoyeuse de soins ouvrant l’accès à des droits propres différents des droits dérivés du statut d’emploi du conjoint. Les modalités d’accès aux droits sociaux des femmes diffèrent donc selon les régimes de protection sociale.

1.3 – Différentes formes de reconnaissance du « care » et leur impact sur les relations de genre

25Comment les États-providence traitent-ils le « care » ? Quelle est la conception du « care » telle qu’elle est véhiculée par les politiques sociales ? Le montant des dépenses publiques pour l’aide aux familles est un indicateur pour évaluer l’engagement de l’État dans le soutien aux familles mais la nature de ces aides, sous forme de prestations monétaires ou sous forme de services et d’équipements, ainsi que leur mode de régulation ne sont pas neutres vis-à-vis des rapports de genre.

26Concernant la prise en charge des jeunes enfants, trois grands dispositifs peuvent être distingués : les congés parentaux, les prestations en nature sous forme d’équipements et de structures d’accueil, les prestations monétaires permettant aux parents de s’occuper eux-mêmes de leurs jeunes enfants ou d’acheter sur le marché des services de garde [8]. Ces dispositifs sont généralement interprétés comme soutenant divers modèles familiaux et parentaux. En effet, ils participent différemment au processus de familialisation ou de défamilialisation du « care » et de marchandisation ou de démarchandisation de la force de travail des parents (Leira, 2002). Si l’on croise lescritères marchandisation/ démarchandisation de la force de travail d’une part etfamilialisation/ défamilialisation du « care » d’autre part, on obtient alors plusieurs configurations : démarchandisation de la force de travail et familialisation du « care » dans le cas des congés parentaux ; marchandisation de la force de travail et familialisation du « care » avec l’octroi de prestations forfaitaires aux parents qui assument eux-mêmes les tâches de « care » ; marchandisation de la force de travail et défamilialisation du « care » lorsque les jeunes enfants sont pris en charge par des modes de garde publics ou privés.

27Les allocations monétaires, de faibles montants, soutiennent plutôt les familles traditionnelles à un apporteur de revenu et renforcent la division du travail entre hommes et femmes. Elles sont conçues comme des compléments de revenus pour les familles. Le travail de « care » reste dévalorisé, invisible donc en partie gratuit, et cantonné à la sphère domestique. Mais ce travail peut aussi être valorisé lorsque, dans le cadre d’un congé parental, la compensation financière est calculée en fonction du salaire antérieur au congé et s’apparente donc à un salaire de remplacement, avec maintien des droits sociaux liés au travail salarié, comme dans les pays scandinaves. La reconnaissance du « care » se fait alors sous la forme d’une mise en équivalence avec le travail salarié. Les structures collectives de garde d’enfant financées par l’État sont habituellement considérées comme favorables au modèle de couples bi-actifs, d’autant plus que ces services sont facilement accessibles et de qualité. En Suède, l’accès aux services publics de garde est garanti par la loi et formulé comme un droit du citoyen.

28Concernant la prise en charge des personnes âgées dépendantes dont le nombre ne cesse de croître, la priorité donnée au maintien de ces personnes à domicile à la fois pour des questions de coûts et de préférences individuelles a entraîné, depuis les années 1990, la mise en place de programmes de prestations monétaires visant à donner aux personnes âgées dépendantes et à leur famille un plus grand choix individuel en matière de soins (voir notamment, Ungerson, 1997 ; Jenson, 2001 ; Daly, 2002 ; OCDE, 2005, Glendinning et Kemp, 2006 ; Timonen et al., 2006). Ces programmes ont pris des formes diverses : budgets personnels et emploi direct d’aides-soignants par les personne âgées en perte d’autonomie, allocation payée à la personne bénéficiaire de soins pour qu’elle l’utilise comme elle l’entend, à la condition d’une quantité suffisante de soins, prestation versée directement aux aidants familiaux pour compenser le « manque à gagner » dû à leur renoncement à l’emploi. Certains pays, comme l’Allemagne et le Royaume-Uni ou plus récemment la France avec l’entrée en vigueur du congé de soutien familial en 2007, attribuent aux aidants familiaux des droits à pension associés au travail de soins, leur permettant ainsi d’assurer la continuité de leurs droits en matière de retraite.

29La mise en place de ces différents schémas se traduit par une marchandisation dans la mesure où la rémunération du « care », au sens où une activité effectuée jusque-là gratuitement et de façon invisible, devient un travail formel et payé. Il convient toutefois de distinguer trois logiques à l’œuvre. Dans le cas des budgets personnels et des systèmes d’emploi direct par le bénéficiaire de soins d’un soignant non professionnel qui peut être un membre de la famille (sauf dans le cas des conjoints ou s’ils vivent sous le même toit dans certains pays), une contractualisation de la relation de travail est établie. Dispenser des soins à une personne âgée dépendante dans la famille est considéré comme un véritable travail au même titre qu’un travail professionnalisé. En Suède, les femmes offrant des services de soins à un proche à domicile sont considérées comme des salariées. Elles reçoivent un salaire équivalent à celui que gagnent les aides-soignants d’un organisme public, et bénéficient également d’une protection sociale comparable. Toutefois, la rémunération du travail de « care » n’est pas sans ambiguïtés. Elle fait certes sortir le travail de « care » de son invisibilité mais risque de confiner les femmes dans des rôles familiaux.

30Dans le cas des allocations en espèces versées à la personne dépendante qui peut ensuite rémunérer les aidants naturels, la relation entre le bénéficiaire de soins et l’aidant demeure informelle, en Allemagne et en Autriche par exemple (voir Glendinning, 2006, p. 131-132). Dans ce cas, la reconnaissance du travail de soins domestiques reste symbolique et il n’est pas certain que l’intégralité des paiements en espèces soit transférée aux soignants familiaux. La production de soins aux personnes âgées dépendantes continue à être considérée comme relevant essentiellement de la responsabilité familiale.

31Le troisième grand groupe de dispositifs consiste à rémunérer les aidants familiaux mais dans une logique de compensation de la perte de revenus due aux soins qu’ils dispensent (OCDE, 2005, tableau 31, partie C, p. 58-59). Ces allocations d’aidant visent en général à garantir aux aidants ayant des revenus peu élevés un minimum de ressources. Certains pays octroient des congés courts mais bien rémunérés pour assister un proche gravement malade. Ainsi, le Canada et la Suède offrent à un aidant familial la possibilité de quitter provisoirement son emploi pour s’occuper d’un proche en fin de vie. Cette « prestation de compassion » versée pendant 6 semaines au Canada et le congé temporaire pour soins accordé pour une durée maximale de 60 jours en Suède remplacent respectivement 55 % et 80 % du salaire antérieur du soignant. L’indemnisation relativement élevée montre ainsi que la production de soins familiaux est fortement valorisée et considérée comme un véritable travail.

32L’introduction de prestations monétaires, quelles que soient leurs formes, brouille les frontières entre travail rémunéré et travail gratuit, entre ce qui relève du rapport salarial et ce qui relève des obligations filiales. Dans la mesure où les aidants familiaux sont en très grande partie des femmes, la monétisation des services de soins prodigués dans la famille ne manque pas d’interroger les injonctions faites aux femmes d’assurer ce rôle et ce surtout dans certains groupes sociaux. Ce sont, en effet, les femmes les moins fortunées et qualifiées qui se trouvent assignées au soutien de leurs ascendants dépendants, étant donné le coût induit par l’externalisation de ces tâches à des services professionnels. Et même quand elles sont réellement employées par un parent, leur statut d’employée diffère des statuts habituels de salariés : d’abord, elles effectuent en général un nombre plus élevé d’heures de travail que ce pour quoi elles sont rémunérées dans la mesure où le travail de « care » ne s’inscrit pas vraiment dans un rapport salarial mais relève plutôt de relations affectives inscrites dans une logique de don ou de sollicitude. Ensuite, le montant relativement faible de la rémunération ne permet pas aux aidantes d’atteindre une pleine autonomie économique. Enfin, les droits sociaux acquis en reconnaissance de cette activité comme travail ne sont pas d’une qualité suffisante car ils ne sont pas vraiment associés à une forme de professionnalité et ne s’inscrivent pas dans une perspective de carrière professionnelle [9].

33Le développement récent des prestations monétaires pour la prise en charge des jeunes enfants et des personnes âgées dépendantes dans un contexte de restriction budgétaire est, comme on l’a vu, une tendance commune aux pays de l’OCDE, même si leur mise en œuvre et les modalités d’attribution peuvent différer d’un régime de protection sociale à l’autre. Toutefois, les motifs qui ont présidé à la création de prestations de « care » en espèces sont communs : promouvoir l’autonomie et le choix, répondre aux besoins et solvabiliser la demande, créer des emplois, favoriser le soin à domicile et réduire les coûts (voir notamment Glendinning et Kemp, 2006 ; Timonen et al., 2006). Cette évolution reste difficile à interpréter : s’agit-il d’un élargissement des options et d’une étape vers l’individualisation des droits ? La reconnaissance du travail de « care » n’entraîne-t-elle pas à la fois sa marchandisation et sa défamilialisation partielle ? Une refamilialisation du « care » n’est-elle pas à l’œuvre quand la prestation sert à rémunérer une personne de la famille pour s’occuper d’un ascendant dépendant ou quand la mère se retire du marché du travail pour garder ses enfants et percevoir une allocation ?

34Les sens précis attribué à l’introduction des programmes de prestations monétaires pour le travail de « care » dépend du régime de citoyenneté qui « désigne les arrangements institutionnels, les règles et les représentations qui guident simultanément l’identification des problèmes par l’État et les citoyens, les choix de politiques, les dépenses de l’État, et les revendications des citoyens » (Jenson, 2001, p. 46). Pour comparer et comprendre les politiques de « care » des différents pays, des auteurs ont proposé des typologies de régimes de « care » (care regimes) en fonction d’une part de la place respective de la famille, de l’État et du marché dans le pourvoi d’aide et de soins aux enfants et aux personnes âgées dépendantes, et d’autre part, de la rémunération éventuelle du travail de « care » fourni par les femmes dans la sphère domestique (voir notamment, Jenson, 1997 ; Antonnen et Sipilä, 1996 ; Bettio et Plantenga, 2004).

2 – La reconnaissance du « care » dans les politiques sociales /familiales : l’exemple de la France

35Dans le contexte européen de promotion de l’emploi des femmes et du principe d’égalité entre hommes et femmes, les politiques familiales et sociales sont mises à contribution pour prodiguer aide et soutien aux parents qui travaillent. De plus en plus d’activités de soins et d’aide aux enfants et aux personnes adultes ou âgées dépendantes sont prises en charge, au moins partiellement, par des services publics ou privés, formels ou informels. Ce processus de défamilialisation du « prendre soin » s’effectue selon des modalités variables et avec des formes différenciées de soutien public qui sont loin d’avoir le même impact en termes d’égalité entre hommes et femmes. Au sein de l’Union européenne, les États-membres sont allés plus ou moins loin dans ce processus de défamilialisation des activités de soins et de reconnaissance de ces activités en grande partie effectuées par les femmes, qu’elles soient ou non sur le marché du travail. Les régimes de « care » mis en évidence dans diverses recherches comparatives ne prennent pas seulement en compte les formes d’articulation entre l’État, la famille et le marché dans la prise en charge des enfants et des personnes dépendantes, ils distinguent aussi la manière dont ces activités sont reconnues par la collectivité, en tant que production de biens et services, faisant ainsi de la reconnaissance de ces activités une question centrale au cœur de la problématique de l’égalité.

36Alors que les pays nordiques ont fait de l’égalité entre hommes et femmes un objectif prioritaire fondé sur la notion de « sécurité économique » des femmes recherchée avant tout dans la participation au marché du travail permettant l’acquisition de droits propres pour chaque individu adulte, les pays d’Europe continentale et notamment la France se réfèrent à la notion de « libre choix » des individus pour fonder leur politique d’aide à la parentalité. La convention d’égalité mise en avant est alors une convention fondée sur l’idée de pluralité des rôles masculins et féminins et de leur complémentarité au sein de la famille, unité de référence pour les politiques sociales/familiales. Les réformes récentes de politique familiale dans les pays de l’Europe continentale, aussi radicales soient-elles dans certains pays comme l’Allemagne, n’ont pas remis en question ce référentiel familial sur lequel est construite l’intervention publique ; ces réformes s’inscrivent au contraire dans le chemin tracé, cherchant à aménager le régime d’État-providence en question (Klammer et Letablier, 2007).

37Afin de comprendre la situation actuelle de la politique de soutien aux familles pour qu’elles puissent combiner emploi et tâches parentales, il convient de revenir sur les principes qui encadrent l’action publique dans ce domaine.

2.1 – Les injonctions contradictoires des politiques sociales à l’égard des femmes

38En France, les politiques de soutien à l’articulation travail et vie familiale reposent sur trois éléments : l’autonomie de la branche famille par rapport aux autres branches de la Sécurité sociale, le familialisme comme fondement historique et comme principe d’action, et la conception protectrice de l’État (Damon, 2006). La France se distingue en effet des autres États-providence au sein de l’Union européenne par sa politique familiale explicite, c’est-à-dire par le caractère public des questions familiales. La politique familiale est définie en tant que branche autonome de la Sécurité sociale ayant pour objectifs d’aider les familles à avoir des enfants et à les élever, de protéger et promouvoir les valeurs familiales et de faciliter la vie familiale. Les frontières de la politique familiale se sont progressivement élargies prenant en charge des éléments intervenant dans les conditions de vie des familles comme le logement, l’emploi et l’exclusion sociale. La question de l’articulation entre vie familiale et vie professionnelle a pris une place croissante dans les objectifs de la politique familiale, notamment à partir de la fin des années 1970 en réponse au nombre croissant de mères ayant à combiner emploi et responsabilités parentales.

39Le deuxième élément qui caractérise la politique familiale française concerne le lien qu’elle entretient avec l’idéologie familialiste, bien ancrée dans la société française et défendue notamment par le mouvement familial. Historiquement, le familialisme est lié à la philosophie chrétienne et s’évertue à défendre la famille en tant que valeur. Il est souvent associé au « natalisme » bien que les deux courants diffèrent à la fois par leur objet et par les bases sociales de leur mouvement (Lenoir, 2003). Toutefois, au cours des trois dernières décennies, la politique familiale a été prise entre le familialisme et le projet féministe d’émancipation des femmes soutenu par des arguments économiques en faveur d’une augmentation des taux d’emploi des femmes ainsi que par l’idéologie égalitaire. La tension entre ces deux courants, familialiste et individualiste mettent au défi le modèle familial traditionnel sur lequel sont fondés les relations de genre au sein des familles et le système de protection sociale (« le travailleur et sa famille considérée comme « à charge » et donc « ayant droit »).

40Le troisième élément du cadre cognitif de la politique familiale française concerne le rôle protecteur de l’État (Commaille et al., 2002), notamment vis-à-vis des femmes et de la maternité. Les débats actuels sur les orientations à venir de la politique familiale font écho à ces trois éléments structurant l’intervention publique dans les affaires familiales.

41Pour ce qui concerne notre propos, à savoir les formes de transformation de la citoyenneté sociale des femmes en lien avec la promotion du principe d’égalité, il convient de rappeler que le familialisme en France est fortement institutionnalisé par l’État. Les débats sur le vote familial entre les deux guerres ont mis en évidence le lien fort entre famille et citoyenneté, considérant que chaque famille en tant que telle pouvait détenir une part de citoyenneté en lieu et place des individus qui la composent (Millard, 2000). Ensuite, le projet familialiste a été consolidé par un encadrement institutionnel conséquent : un instrument de codification (le Code de la famille), des agences de politique familiale (les CAF), un institut de recherche (l’INED) et un organe d’expertise et de conseil (le Haut conseil à la population et à la famille), et un système de représentation des intérêts familiaux (le système UNAF/UDAFs). Le Code de la famille, révisé pour devenir en 2001 le Code de l’action sociale et des familles, affiche la dimension familiale de l’action publique. Depuis 1945, le système UNAF/UDAFs est au cœur de la mobilisation sociale des familles empruntant au syndicalisme traditionnel sa définition de la représentativité (Chauvière et Kertudo, 2006). Ce conglomérat d’associations familiales regroupées au sein d’une union nationale n’est pas qu’un simple groupe de pression représentant les intérêts des familles, c’est aussi un corps intermédiaire entre l’État et les individus portant une parole unifiée des familles. L’UNAF se coule ainsi dans le modèle corporatiste d’État-providence, désignant une forme spécifique de construction des intérêts sociaux caractérisée par trois éléments : une représentation monopolistique des intérêts, une légitimation par les pouvoirs publics, une forme d’organisation interne institutionnalisée et hiérarchisée (Chauvière et Kertudo, 2006). Les conférences de la famille qui se sont tenues chaque année entre 1997 et 2006, après leur lancement en 1983, ont représenté un moment de concertation officielle entre l’État (le ministre de la Famille) et les acteurs de la politique familiale, une scène où se définissent les priorités de la politique familiale pour les années à venir. Les conférences de la famille ont été l’occasion pour les pouvoirs publics de réaffirmer le référentiel de leur politique, c’est-à-dire favoriser le « libre choix des familles », en l’occurrence des mères, de travailler ou de s’occuper de leurs enfants, au moins au cours de leurs premières années. Ainsi, même si ses bases sociales se sont transformées, le familialisme reste actif dans le soutien à la politique familiale, contre le projet féministe moins structuré, moins institutionnalisé et donc moins opérant au sein des instances d’élaboration des politiques familiales. Pour autant, la question de l’égalité entre femmes et hommes a progressé sur l’agenda politique, notamment sous l’impulsion des instances européennes.

2.2 – Quelle logique d’égalité ?

42La politique d’égalité entre hommes et femmes a quelque peu délaissé le champ familial pour se focaliser sur le champ professionnel. Pendant près de deux décennies, la question de l’égalité est restée centrée sur l’égalité dans l’emploi et le marché du travail (l’égalité professionnelle) et ce n’est qu’à la fin des années 1990 que la parité en politique est devenue un enjeu national, comme aussi la question de l’égalité dans les politiques de soutien à la parentalité, quand bien même certaines mesures comme l’allocation parentale d’éducation étaient fortement remises en question en raison de leur effet inégalitaire sur les carrières professionnelles comme au sein de la famille. De fait, l’affirmation réitérée à chaque conférence de la famille du soutien au « libre choix » des parents de travailler ou de s’occuper de leurs enfants moyennant rétribution pour cette activité va dans le sens d’une recherche d’égalité fondée sur la différence des sexes, en dépit de la promotion de la responsabilité parentale. Si d’un point de vue formel, le « maternalisme » cède la place au « parentalisme», ce n’est pas un renoncement pour autant. Cette situation produit au moins deux effets : d’une part, l’impact de la maternité sur les carrières professionnelles des femmes reste sensible, en particulier pour les femmes les moins qualifiées et les moins diplômées créant ainsi un fossé qui s’agrandit de jour en jour entre les femmes ; d’autre part, en dépit d’un mouvement général continu de progression des femmes dans l’emploi, le partage des responsabilités parentales et domestiques au sein des ménages progresse très lentement, signalant une charge accrue pesant sur les femmes. Alors que près de 80 % des femmes de 25 à 49 ans avec un seul enfant à charge ont un emploi et 76,5 % des mères de deux enfants, ce taux descend à 55,5 % pour les mères de 3 enfants et plus (mères vivant en couple). Le premier et le second enfant n’ont qu’une faible incidence sur les taux d’emploi des mères vivant en couple. En revanche l’arrivée du troisième enfant fait chuter le taux d’emploi. Toutefois, l’incidence des enfants est très sensible au niveau d’éducation de la mère : avec un enfant, 77,6 % des mères sans diplôme sont en emploi contre 90,9 % des femmes ayant un niveau d’études secondaires et 94,4 % des femmes ayant un niveau d’études supérieures. Avec deux enfants, les taux d’emploi sont respectivement de 71,1 %, 85,7 % et 91,2 % et avec trois enfants et plus de 50,7 %, 69,4 % et 79,8 % (Chardon et Daguet, 2008). En ce qui concerne le partage des activités parentales et domestiques avec les hommes, force est de constater que les incitations en France restent limitées, en comparaison de certains pays nordiques par exemple. Certes, le congé de paternité mis en place en 2001 rencontre un certain succès puisque près de deux pères sur trois le prennent mais sa durée est très limitée (14 jours au total). Quant au congé parental, en dépit de son ouverture aux deux parents, aucune incitation particulière n’est faite aux pères pour prendre ce congé ou le partager avec la mère, expliquant sans doute que moins de 3 % des pères interrompent leur activité professionnelle pour s’occuper de leurs jeunes enfants, même si les attitudes changent quelque peu comme le montre une enquête auprès des pères indiquant qu’un nombre croissant de pères disent envisager de s’arrêter de travailler pour s’occuper de leurs enfants (Bauer, 2008).

43Si l’on se place du point de vue de la sécurité économique des femmes entendue comme un requis de leur égalité avec les hommes, il importe de prendre en compte non seulement les revenus issus de l’exercice d’un emploi mais aussi les revenus issus de la protection sociale et de la politique familiale qui compensent plus ou moins la perte de revenu engendrée par le retrait d’activité professionnelle pour se consacrer aux enfants ou à des proches dépendants.

2.3 – Les formes de reconnaissance du « care »

44La reconnaissance des activités consacrées aux enfants, aux adultes handicapés et aux proches âgés dépendants revêt différentes formes. Outre certaines formes de reconnaissance symbolique, des « compensations » financières ont été progressivement mises en place, sous forme d’allocations permettant de solvabiliser les « employeurs », d’allocations rémunérant l’activité de « care », ou encore sous forme d’avantages familiaux destinés à compenser le déficit de droits au moment de la retraite.

45La rémunération du « care » est encadrée par des règles juridiques relatives à la filiation qui définissent les obligations alimentaires, et par des règles relatives à l’héritage qui fixent le périmètre des solidarités familiales légales, filiales ou conjugales. Ces règles tracent les frontières entre ce qui relève du don et ce qui peut être rétribué comme travail. La rétribution peut être directe sous forme de salaire ou indirecte sous forme de part d’héritage ou encore différée sous forme de compensations pour le manque à gagner au moment de la retraite. Comment les politiques rémunèrent-elles l’aide familiale dans la prise en charge des proches ? Pour répondre à cette question, nous emprunterons le cadre d’analyse de Florence Weber et al. (2003) relatif à l’analyse des « charges de famille ». Ce cadre d’analyse permet en effet de sortir de la crispation morale notamment en termes de perte des solidarités familiales et de montée des solitudes qui caractérise souvent les recherches dans ce domaine, pour replacer la question du « care » dans sa dimension économique (Letablier et Weber, 2008 ; Herpin et Déchaux, 2004). La question de l’aide familiale peut être située par rapport à trois formes de structuration des relations familiales : la lignée, la maisonnée et la parentèle. C’est au sein de la lignée que se régulent les transferts patrimoniaux, dans la succession des vivants et des morts. La maisonnée quant à elle fonctionne sur le principe de la solidarité « horizontale » entre des personnes liées entre elles par une forme de « parenté pratique » opposée à la « parenté biologique ». Enfin, la parentèle fonctionne comme un réseau et non comme un collectif familial comme la maisonnée. Les transferts de biens se font au sein de la lignée régie par les règles de la filiation alors que les transferts monétaires sont inexistants au sein de la parentèle où les relations sont désintéressées, affectives et réglées par le don et la réciprocité. Ces transferts sont en partie invisibles au sein de la maisonnée car ils prennent la forme d’aides souvent informelles relevant du « prendre soin ». Les normes de rétribution de ces « aides» diffèrent selon que les destinataires sont des enfants, des adultes handicapés ou des proches âgés dépendants [10]. La rétribution peut prendre la forme d’une compensation patrimoniale : le travail de l’aidant familial peut être reconnu dans la succession sans que cela passe par la reconnaissance de droits sociaux attachés au « care » comme les allocations parentales, ou les allocations d’autonomie ou encore les avantages familiaux dans les droits à retraite.

2.3.1 – La reconnaissance de l’activité parentale

46La compensation de l’activité consacrée aux enfants est de longue date un sujet de préoccupation pour la politique familiale, bien que la rhétorique entourant cette reconnaissance ait évolué au cours du temps et avec elle les prestations qui lui sont associées. L’allocation de salaire unique était avec les allocations familiales et les allocations prénatales et de maternité l’un des piliers de la politique familiale d’après-guerre. Versée dès le premier enfant, cette allocation était perçue par de nombreuses familles dans la mesure où l’activité salariée des mères était faible. L’allocation de mère au foyer, symétrique de cette allocation pour les femmes non salariées, a été créée en 1955 afin de compléter le revenu unique du ménage et inciter la mère à élever ses enfants. Ces allocations sont des formes de soutien au revenu de la famille en compensation du « manque à gagner » du ménage, et répondant à un objectif de redistribution horizontale entre les familles avec enfants et les familles sans enfant. Ces allocations seront supprimées à la fin des années 1970 lorsque sera créé le complément familial réservé aux familles de trois enfants et plus dans un contexte de forte remontée du soutien à la natalité. La crainte était en effet que l’accroissement « irréversible » de l’activité professionnelle des femmes ne se traduise par une baisse parallèle de la natalité. En réponse à cette crainte, les politiques d’encouragement à la natalité ont été renforcées, et notamment par des mesures d’incitation en faveur du troisième enfant.

47Au début des années 1980, dans un contexte d’affrontements idéologiques importants, non seulement entre familialistes et féministes, mais entre défenseurs d’une politique familiale traditionnelle et partisans d’une politique familiale plus « sociale » ciblant les ménages les plus défavorisés, des mesures ont été prises en faveur d’un soutien à la conciliation entre travail et vie familiale. L’allocation parentale d’éducation (APE) est sans doute le pivot de ces mesures, qui a suscité et suscite encore des débats, y compris sous sa forme rénovée dans la Prestation d’accueil du jeune enfant (PAJE) mise en place en 2004.

48Lors de sa création en 1983, l’APE visait à permettre aux mères d’un enfant de rang trois et au-delà de s’arrêter de travailler pendant une durée allant jusqu’aux trois ans de l’enfant, âge de l’entrée possible à l’école maternelle. Les conditions d’accès à ce droit étaient strictes tant du point de vue de l’expérience professionnelle requise que du nombre d’enfants, limitant de fait son accès à un nombre restreint de mères. Sa révision deux années plus tard à l’aune d’un changement de majorité gouvernementale a cherché à leur donner un objectif plus conforme aux vœux des courants familialiste et nataliste : il s’agissait d’en faire une sorte de « salaire maternel » pour les femmes qui renonceraient momentanément à leur emploi pour s’occuper de leurs enfants. Ce n’est qu’après la réforme de 1993/94 allégeant les conditions d’accès à cette prestation que ses effets sur l’emploi des mères de deux enfants s’est vraiment fait sentir, relançant ainsi le débat sur les injonctions contradictoires de la politique familiale vis-à-vis des femmes.

49La juxtaposition du terme « éducation » pour qualifier cette prestation comme aussi le congé parental (ce que l’on ne retrouve dans aucun autre pays européen) marque l’insistance sur l’objectif de ce droit : éduquer, rappelant ainsi l’alternative offerte aux parents d’éduquer eux-mêmes ou de déléguer cette activité à des professionnels. Il ne s’agit donc pas seulement de « garder » les enfants mais de les éduquer, les deux modes étant de la sorte mis en équivalence au plan de la qualité, mais selon deux conventions de qualification, l’une domestique et l’autre professionnelle.

50La réforme des prestations d’accueil des enfants qui a débouché sur la création de la Prestation d’accueil du jeune enfant (PAJE) en 2004, dans un souci de simplification des mesures empilées depuis le début des années 1980, a été l’occasion de réaffirmer le référentiel de la politique française en matière de conciliation, à savoir le respect du libre choix des parents, de travailler ou de s’occuper eux-mêmes de leurs enfants d’une part, du mode de garde de leur enfant d’autre part pour ceux/celles qui « choisissent » de poursuivre leur activité professionnelle. Les deux possibilités sont soutenues par des prestations monétaires, le complément libre choix d’activité (CLCA) d’un côté et le complément libre choix du mode d’accueil (CLCMA) de l’autre. Le CLCA n’est pas, comme dans les pays nordiques et depuis peu en Allemagne, conçu comme un salaire de remplacement rémunérant le congé parental (dont le montant est un certain pourcentage du salaire antérieur) mais plutôt comme une rétribution du « travail » d’éducation effectué dans la sphère domestique. Les conditions d’accès à ce droit, plusieurs fois modifiées depuis sa création, restent néanmoins imprégnées d’une justification démographique (traitement différent des enfants selon leur rang dans la fratrie) même si celle-ci n’est plus explicite. Son caractère forfaitaire induit une certaine sélectivité : ce sont surtout les mères les moins qualifiées et les moins rémunérées qui prennent en majorité ce congé tandis que les mères les plus diplômées y ont plus rarement recours même si l’assouplissement des conditions d’accès a contribué à l’augmentation du nombre de parents/mères diplômées prenant cette prestation à temps partiel [11] (Marical, 2007 ; Berger, 2008). Enfin, cette réforme reste peu incitative au partage entre parents : d’une part, aucune obligation n’est faite au père de prendre une partie de cette prestation, d’autre part son montant forfaitaire est peu incitatif sachant que dans l’ensemble les hommes ont des salaires supérieurs à ceux de leurs conjointes. Les quelques 3 % de pères qui prennent un congé parental avec le CLCA ont en général un salaire inférieur à celui de la mère et des conditions d’emploi plus précaires. Et si l’idée de s’arrêter de travailler pendant trois ans pour s’occuper de ses enfants progresse chez les pères, c’est essentiellement parmi les pères qui ont ces caractéristiques (Bauer, 2008).

51Au total, la configuration du CLCA est un compromis qui en reconnaissant explicitement le « care » maintient implicitement l’affectation différentielle des sexes à deux sphères d’activité, professionnelle et domestique, et ce faisant, ne progresse que très lentement sur la voie de « l’adieu au maternalisme » que ce soit selon le modèle libéral (américain) ou social-démocrate (nordique) (Orloff, 2006).

52La refamilialisation des activités de soins dispensés aux enfants et aux personnes âgées dépendantes s’accompagne paradoxalement d’une certaine forme de reconnaissance du travail de « care » au travers de la récente mise en place de congés flexibles permettant de s’occuper d’un enfant ou d’un proche gravement malade. Ainsi, l’allocation de présence parentale (APP), créée en 2001 et dénommée, depuis le 1er mai 2006, allocation journalière de présence parentale (AJPP), est versée aux parents qui font le choix d’interrompre ou de réduire leur activité professionnelle pour s’occuper d’un enfant handicapé ou atteint d’une maladie grave. Le droit est ouvert par période de six mois renouvelable dans la limite de trois ans. Cette prestation, appréciée de ses bénéficiaires, va aussi dans le sens d’une reconnaissance de l’activité de soins dans le cadre d’une politique de libre choix. En effet, la principale raison qui conduit les parents à avoir recours à ce dispositif est le souhait de s’occuper personnellement de leur enfant, plus que le manque d’équipements ou de personnel spécialisé (Damon et Kesteman, 2004). Toutefois, comme pour le CLCA, ce sont principalement les mères qui prennent ce congé et cette prestation (dans 95 % des cas). Dans 1 % des cas seulement, les deux parents réduisent tous les deux leur activité professionnelle pour bénéficier chacun d’un congé de présence parentale et d’une APP à taux partiel. Les parents bénéficiaires de l’APP sont moins souvent au chômage que les bénéficiaires d’autres prestations de « conciliation ». Ils sont aussi plus diplômés en moyenne. Ces prestations peuvent être analysées comme des moyens de « refamilialiser » la prise en charge des enfants. Toutefois, on peut voir aussi dans cette politique une forme de reconnaissance de l’activité de soins, telle qu’elle est revendiquée par certains courants féministes anglo-saxons. Mais quelle que soit la perspective adoptée, ces prestations restent éminemment « sexuées » dans l’usage qui en est fait, faute d’intégrer plus en amont l’objectif d’égalité entre femmes et hommes.

2.3.2 – La rémunération des « aidants familiaux »

53La même orientation générale se retrouve du côté des soins aux personnes âgées dépendantes bien que cette question soit apparue bien plus tardivement sur l’agenda politique. Ce n’est en effet qu’à la fin des années 1990 qu’ont été discutées les mesures d’aide aux personnes âgées dépendantes. Après avoir rejeté l’idée d’une assurance-dépendance comme ce qui a été mis en place en Allemagne par exemple, la question du soutien à apporter aux familles qui prennent soin de leurs proches a été discutée. Cette voie « domestique » présentait un double avantage aux yeux des acteurs impliqués dans ce débat : un coût moindre par rapport au développement de structures d’accueil et une réactivation des solidarités familiales vitales pour le système de valeurs (morales) que l’État se doit de promouvoir. Le relatif désengagement de l’État qui en résulte donne lieu à une forme de reprivatisation de la prise en charge des personnes âgées, dans un compromis domestique/marchand composé de soins informels par la famille et formels par le recours complémentaire à des services marchands. La mise en place de l’allocation personnalisée d’autonomie (APA) en 2002 suite à l’expérimentation de la prestation spécifique dépendance (PSD) permet à la personne bénéficiaire d’acheter des services sur le marché ou bien de rémunérer un parent proche (sauf le conjoint) pour s’occuper d’elle. Le montant de l’allocation prend en compte à la fois le degré de dépendance et donc de besoin, et les revenus de la personne bénéficiaire tout en restant une prestation universelle. Cette prestation d’aide sociale n’est pas soumise à l’obligation alimentaire (sauf pour le conjoint), ni au recours sur succession, une disposition qui est cependant remise en discussion, réinterrogeant de la sorte les termes de la solidarité familiale et de la subsidiarité. Environ 16 % des bénéficiaires de l’APA rémunèrent un proche, en grande majorité des femmes. La prédominance des femmes parmi les aidants familiaux interroge la portée de ce type de mesures en termes d’assignation des femmes à des tâches qui leur incombent traditionnellement et des possibilités d’en sortir. Un élément supplémentaire à l’appui de la mise en équivalence de l’activité déployée dans les sphères domestique et professionnelle découle de la possibilité prévue dans la loi de cohésion sociale de 2006 de transférer des compétences acquises dans la famille à l’occasion de soins prodigués à un proche vers le monde professionnel. Cette validation des acquis de l’expérience domestique et sa transférabilité dans le monde professionnel est un pas supplémentaire dans la reconnaissance du « care ». L’objectif affiché de cette mesure est de renforcer les solidarités familiales et d’accroitre la cohésion sociale, comme aussi l’instauration d’un congé de soutien familial de trois mois non rémunérés mais extensible jusqu’à une année pour s’occuper d’un parent dépendant. Les cotisations sociales de retraite sont payées par la Sécurité sociale des parents au foyer.

54Toutes ces mesures signalent une recherche de réactivation des solidarités familiales dans un contexte de pression pour limiter les dépenses publiques. En mettant en exergue le principe du « libre choix » tant en ce qui concerne les enfants que les personnes âgées dépendantes, elles contribuent au développement d’emplois peu qualifiés, peu rémunérés, transformant les allocataires en employeurs. En même temps, ce processus de refamilialisation s’accompagne d’une reconnaissance de la valeur du travail consacré à prendre soin de ses enfants et de ses proches.

2.3.3 – Les « avantages familiaux » dans les systèmes de retraite

55Le temps passé par les femmes à s’occuper de leurs enfants et/ou de leurs proches a des effets sur leurs droits sociaux à retraite, le montant de leurs pensions étant en moyenne bien inférieur à celui des hommes. Les écarts résultent à la fois des carrières professionnelles incomplètes des femmes, du travail à temps partiel, et de la moindre rémunération de leur activité. Si ces écarts se réduisent progressivement en raison notamment de l’élévation du niveau de formation des femmes et de la plus grande continuité de leurs carrières professionnelles, ils n’en disparaissent pas complètement pour autant. Des correctifs ont été apportés à divers moments de l’histoire et pour des motifs variables sur les pensions de droits directs afin de prendre en compte l’effet de la maternité, par exemple le droit à une retraite anticipée (au bout de 15 ans d’activité) pour les mères de trois enfants au moins dans les trois fonctions publiques et les entreprises ayant un régime spécial de retraite. Cette mesure avait pour but de faciliter le départ à la retraite des mères de famille actives particulièrement exposées à la « double journée de travail », n’excluant pas la possibilité d’exercer une autre activité par la suite.

56Les droits familiaux recouvrent trois grands types d’instruments : les majorations de durée d’activité (MDA) pour avoir élevé des enfants, l’assurance vieillesse des parents au foyer (AVPF) et les majorations de pensions (de 10 %) pour les mères ayant élevé trois enfants et plus. La France s’était singularisée en instaurant le principe des droits familiaux après la Seconde Guerre mondiale, essentiellement pour des raisons natalistes. Il s’agissait de donner des droits supplémentaires aux familles ayant élevé plusieurs enfants. Ce n’est que dans les années 1970 que ces droits ont été étendus (en même temps qu’ils étaient créés dans plusieurs pays européens) principalement pour compenser les carrières professionnelles incomplètes des mères et le temps consacré à élever les enfants (création de l’assurance vieillesse des parents au foyer et des majorations de durée d’activité). Il s’agit maintenant de compenser les inégalités de retraites entre les hommes et les femmes.

57Aujourd’hui, des bonifications de durées de cotisation sociale sont accordées dans tous les régimes pour compenser les carrières incomplètes avec toutefois des différences de validation d’annuités selon les régimes. Les conditions d’attribution de ces bonifications ont été revues en réponse à une plainte pour discrimination déposée par un père veuf qui avait élevé ses enfants – Arrêt Griesmar (Lanquetin et al., 2002). Le principe d’extension de cet avantage aux pères a été introduit dans le régime des fonctionnaires en application du principe d’égalité entre hommes et femmes. Une telle mesure n’est donc plus réservée aux femmes mais tient compte de la charge éducative effective de l’un ou l’autre des parents, du moins dans le secteur public [12].

58S’agissant des majorations de pensions pour avoir élevé trois enfants au moins, ce droit concerne le père et la mère ; il varie selon les régimes. Cependant, étant proportionnelle au montant de la pension, la majoration tend à favoriser les pères qui ont souvent une pension plus élevée que la mère. Ces « avantages familiaux » ont fait l’objet de révisions au cours des années récentes notamment pour les conformer aux exigences européennes en matière d’égalité entre femmes et hommes, sans que le principe même de ces droits sociaux soit remis en question. Leur justification s’accorde avec la nécessité de prendre en compte les effets de la parentalité sur le cycle de vie, sur les carrières professionnelles comme sur les droits qui sont associés à l’emploi. En cela, ils constituent une reconnaissance du travail de « care » et de sa contribution à l’économie nationale comme au bien-être des individus (Fagnani et Letablier, 2005). Au total, les droits familiaux contribuent à réduire de manière substantielle les écarts de retraites entre hommes et femmes : ils représentent entre 7 et 7,5 % des retraites de droit direct. Selon le Conseil d’orientation des retraites (COR, 2008), leur contribution serait de 16,1 % pour les femmes et 3,4 % pour les hommes (retraites de droit direct) pour la génération 1934-1938 qui a récemment atteint l’âge de la retraite.

Conclusion

59Comment les pouvoirs publics devraient-ils reconnaître les différentes formes de travail, travail rémunéré et travail non rémunéré, comme expression des obligations ou des responsabilités des citoyens ? Les formes de reconnaissance du « care » révèlent les préférences des décideurs politiques. Elles indiquent aussi dans quelle mesure les gouvernements sont prêts à s’affranchir du modèle traditionnel de soins familiaux. Par ailleurs, la question de savoir si les femmes devraient revendiquer une citoyenneté sociale fondée sur l’emploi ou une citoyenneté sociale fondée sur la rémunération du « care » reste ouverte dans la mesure où les femmes ne forment pas un groupe homogène et il est donc difficile de parler de l’intérêt des femmes. Elles ont des valeurs et des préférences différentes (Hakim, 2000). Toutefois, celles-ci sont construites socialement tant par les politiques que par le contexte économique.

60Concernant la France, les réformes menées au cours des dix dernières années autour de la question générale du « care », que ce soit les réformes des prestations d’accueil des enfants ou les réformes des prestations d’aide aux personnes âgées dépendantes, donnent lieu à des analyses variées, parfois même contradictoires du point de vue de l’évolution des droits sociaux. Dans quelle mesure les réformes restructurent-elles le système de protection sociale français ? Font-elles émerger de nouveaux principes de justification de l’action publique ou bien ne sont-elles qu’un nouvel habillage des principes anciens ? Dans quelle mesure l’État-providence est-il remis en question par la réactivation de formes privées de protection sociale des individus ? L’interprétation des évolutions récentes est d’autant plus difficile que le « care » est traité non comme une fin en soi mais comme un moyen pour atteindre d’autres objectifs, en particulier la création d’emplois dans le secteur des services à la personne. La rhétorique du « libre-choix » ainsi que le développement de l’aide individuelle aux familles au détriment des aides aux structures collectives risquent d’accroître à l’avenir les inégalités entre les femmes.

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Mots-clés éditeurs : citoyenneté sociale et genre, politiques sociales et familiales, régimes de « care », politiques du « care »

Mise en ligne 19/05/2009

https://doi.org/10.3917/reof.109.0005

Notes

  • [1]
    La tendance générale à la restructuration des systèmes de protection sociale dans les pays occidentaux n’empêche pas des différences importantes dans la mise en œuvre de ces politiques, en raison notamment de l’existence de configurations institutionnelles et de systèmes de valeurs différents (Scharpf et Schmidt, 2000). J. C. Barbier distingue d’ailleurs deux régimes typiques d’activation : le régime libéral et le régime universaliste (Barbier, 2002).
  • [2]
    Outre l’espace domestique, on peut aussi mettre en exergue l’espace public où les hommes occupent largement les positions de pouvoir ; l’école où, malgré des évolutions significatives, les filières restent fortement sexuées et, enfin, la sphère professionnelle où certains emplois sont également sexués.
  • [3]
    La notion d’agency renvoie à la qualité d’agent qui désigne à la fois la capacité individuelle et collective des femmes à agir pour influencer la politique et les mesures à tous les niveaux de la prise de décision.
  • [4]
    Sur ces questions, le lecteur intéressé pourra consulter par exemple : Sainsbury (1999) pour le rôle des femmes dans le développement des États-providence en Norvège et en Suède ; Del Re et Heinen (1996) et Siim (2000) pour les relations entre la notion de droits sociaux et celle de citoyenneté politique dans une approche comparative.
  • [5]
    A. S. Orloff (1993) et J. S. O’Connor (1993) mettent aussi en avant le droit de contrôle sur son propre corps ainsi que le droit à la participation politique, même si l’accent est davantage mis sur l’indépendance économique, souvent considérée comme la condition de possibilité des autres formes d’autonomie.
  • [6]
    Plus précisément, l’auteur montre que la politique familiale française mobilise trois référentiels en tension : le référentiel d’émancipation, fondé sur l’individualisation et l’autonomie des femmes dans la sphère privée ; le référentiel d’institution, qui considère les femmes comme dépendantes et faisant partie intégralement de l’institution familiale ; le référentiel de protection, qui renvoie à une conception des femmes comme êtres faibles et donc à protéger.
  • [7]
    Dans les pays de l’OCDE, les femmes sont en moyenne proportionnellement deux fois plus nombreuses que les hommes dans les services sociaux et dans les services aux particuliers (cf. OCDE, 2000, p. 91).
  • [8]
    S’ajoutent à ces dispositifs les déductions fiscales liées à la présence d’enfant(s) et les possibilités de travail à temps partiel ou de réduction du temps de travail pour garder les enfants. L’expansion des emplois à temps partiel et le droit de passer à temps partiel ont surtout concerné les femmes. Cette évolution, qui a eu lieu ces dernières années dans de nombreux pays, répond à un double objectif : activer l’emploi des femmes en encourageant la flexibilité du travail et répondre à la demande des parents de pouvoir concilier vie familiale et vie professionnelle. Il reste toutefois qu’une partie du travail à temps partiel reste non choisie.
  • [9]
    Récemment, en France, dans le cadre du congé de soutien familial et de l’APA (Allocation Personnalisée d’Autonomie), l’aidant(e) peut valoriser, au titre de la validation des acquis de l’expérience (VAE), les périodes passées auprès d’un proche. La transférabilité de l’expérience « professionnelle » acquise dans la sphère domestique sera développée dans la seconde partie.
  • [10]
    Les conjoints ne sont pas concernés car les relations entre conjoints sont régies par l’obligation.
  • [11]
    Le CLCA à temps partiel correspondant à un temps de travail inférieur ou égal à 50 % ou compris entre 50 % et 80 % d’un temps plein est surtout utilisé par des familles aisées (à partir du 7e décile de revenu). L’écart de 15 % par mois entre le montant de l’APE et celui de la PAJE pour une cession partielle d’activité a sans doute contribué à modifier l’arbitrage financier des familles plus aisées (Marical, 2007).
  • [12]
    Sur la question plus large de l’individualisation ou de la familialisation du système socio-fiscal en France, voir Elbaum (2007), pp. 605-609.
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