Couverture de REOF_104

Article de revue

Le rôle des marchés locaux du travail dans la concentration spatiale des activités économiques

Pages 141 à 177

Notes

  • [1]
    Ce qu’en plus, certains auteurs contestent de toute façon, voir par exemple le travail de Duranton et Storper (2005) qui défend l’idée que la complexification des produits qui accompagne le développement économique tend à augmenter leurs coûts de transfert.
  • [2]
    Le lecteur trouvera une version plus détaillée des arguments présentés dans cette section dans Combes, Mayer et Thisse (2006, chap. 2).
  • [3]
    On trouvera par exemple dans Saxenian (1994) un certain nombre d’exemples de ces effets relatifs à la Silicon Valley et à la route 128 en banlieue de Boston.
  • [4]
    Coûts des échanges et coûts de transfert sont synonymes ici. Ceux-ci couvrent tous les coûts supplémentaires liés au fait qu’un bien n’est pas consommé à l’endroit où il est produit, ce qui inclut naturellement les coûts de transport, mais également par exemple tous les coûts de conversion de monnaie, informationels, ou liés à la présence de barrières douanières.
  • [5]
    Notons que, pendant une petite période, les situations sans et avec inégalités correspondent toutes les deux simultanément à un équilibre possible des modèles. Dès que les coûts des échanges sont suffisamment bas, cette multiplicité disparaît.
  • [6]
    On trouvera également des spécifications alternatives de ce type d’idées dans Stahl et Walz (2001) ; Gerlach, Rønde et Stahl (2005).
  • [7]
    L’ampleur des spillovers qui est alors maximale ne dépend donc pas du degré de différenciation dans ce cas car le modèle suppose que le coût de transmission des connaissances ne dépend pas directement du degré de différenciation des variétés, ce qui est une hypothèse forte.
  • [8]
    Le rapport entre le premier et le dernier décile pour la densité d’emploi est égal à 13,2.

1 Pourquoi aux États-Unis 75 % de la population choisit-elle de vivre sur 2 % de la superficie du pays ? Surprenant phénomène lorsque l’on sait que le prix du logement dans les grandes agglomérations américaines dépasse largement les niveaux atteints à Paris et que l’économie américaine passe pour une des plus intégrées au monde, les coûts de transport autant qu’informationnels entre régions semblant y être devenus dérisoires. L’économie géographique essaie d’éclairer ce type de question et s’interroge notamment sur l’impact qu’a la baisse de ces coûts sur les choix de localisation des agents, entreprises et ménages, et sur les évolutions de bien-être qu’elle pourrait entraîner, en niveau absolu comme en termes d’inégalités régionales relatives. L’objet de cet article est de montrer tout d’abord que les éléments affectant positivement et négativement la concentration des activités économiques dans l’espace sont nombreux, et désormais bien compris par les économistes. Nous verrons que, contrairement à certaines idées reçues, quand bien même les coûts des échanges seraient en train d’atteindre des niveaux historiquement faibles [1], une disparition de la dépendance de la profitabilité des entreprises et de l’utilité des ménages à leur localisation est bien loin de se profiler. Au-delà de ce tour d’horizon général des forces incitant les agents à s’agglomérer ou se disperser dans l’espace, nous nous pencherons ensuite plus particulièrement sur le rôle spécifique que sont susceptibles de jouer les marchés locaux du travail dans le phénomène de concentration spatiale. En effet, ce rôle peut être amené à se renforcer car, tandis que les coûts des échanges de biens baissent, la mobilité de la main d’œuvre reste faible bien qu’elle soit en légère augmentation. La concentration spatiale permet tout d’abord une plus forte division du travail, mais c’est aussi par des mécanismes d’assurance mutuelle que firmes et travailleurs gagnent à l’agglomération. Celle-ci améliore aussi, tant en termes de fréquence que de qualité, l’appariement sur le marché du travail. Nous montrons également comment les échanges de main d’œuvre entre entreprises, plus intenses sur les marchés locaux du travail denses, même lorsque les firmes peuvent mettre en place des stratégies sophistiquées limitant les débauchages, peuvent jouer un rôle décisif dans la création et la circulation des connaissances. Finalement, nous verrons à titre d’illustration que même dans un pays aussi intégré que la France, les disparités entre marchés locaux du travail restent fortes, une main-d’œuvre plus compétente et une forte densité des activités économiques permettant des gains de productivité significatifs dans les zones où les activités se concentrent.

1 – Dotations, économies d’agglomération, coûts des échanges et concentration spatiale

2 Avant de se pencher plus précisément sur le rôle des marchés locaux du travail dans les phénomènes de concentration spatiale, il paraît important de dresser un bref panorama général des différentes approches mobilisées par les économistes afin de comprendre les choix de localisation des entreprises et des ménages [2].

1.1 – Avantages comparés

3 Historiquement, la théorie des avantages comparés en commerce international a été la première mobilisée pour expliquer la spécialisation productive des régions, sans pour autant comprendre les phénomènes de concentration spatiale globale des activités économiques et les inégalités régionales qui en découlent. L’idée des modèles d’avantages comparés semble naturelle désormais. Chaque région a intérêt à se spécialiser dans la production des biens qu’elle est la plus apte à produire relativement aux autres biens existant. Cette spécialisation peut résulter d’un avantage technologique, et l’on fait alors référence aux travaux de Ricardo (1821), ou d’une dotation relative des facteurs plus adéquate, comme le sous-tend l’approche Heckscher-Ohlin. La région exporte alors les biens dans laquelle elle se spécialise contre les biens qu’elle produit relativement moins. Des gains à l’échange apparaissent lui permettant d’atteindre un niveau de bien-être supérieur à celui qu’elle aurait si elle assurait elle-même la fourniture de tous les biens consommés.

4 Naturellement, les limites de ces théories liées à certaines hypothèses fortes sur lesquelles elles reposent sont bien connues. Nous souhaitons en souligner quelques aspects particuliers moins souvent mis en exergue mais qui feront une grande différence avec d’autres approches évoquées plus loin. Tout d’abord, une certaine concentration de la production apparaît effectivement mais au niveau sectoriel seulement. La concentration d’un secteur dans une zone ne se fait qu’en contrepartie de celle d’un autre secteur dans une autre zone ; autrement dit, toute région voit un certain nombre de secteurs s’y concentrer. De plus, la taille relative globale des économies étant exogène, l’étude de la présence et de l’évolution des inégalités régionales absolues en fonction du degré d’ouverture par exemple n’a pas vraiment de sens. Finalement, la spécialisation et le commerce n’apparaissent ici que parce que l’on présuppose, de façon ad hoc en quelque sorte, des différences technologiques ou de dotations entre les régions. Rien n’est dit sur l’origine de ces différences sans lesquelles la spécialisation et le commerce n’apparaissent pas, l’espace ne jouant alors aucun rôle et les régions se retrouvant dans une situation identique à l’autarcie.

1.2 – Externalités marshalliennes

5 La différence fondamentale des modèles d’avantage comparés avec la notion d’économies d’échelle externes locales développée par Marshall (1890) est que celles-ci peuvent engendrer une concentration spatiale des activités économiques sans que l’on ait à présupposer une différenciation de l’espace en termes de technologie ou de dotations. Il a fallu un grand nombre d’années pour que ces externalités marshalliennes puissent être intégrées à des modèles complètement spécifiés, en équilibre général et avec commerce, mais il est étonnant de voir comment cet auteur avait déjà eu l’intuition de la plupart des forces mises en avant par l’économie géographique moderne.

6 Les externalités technologiques ou « spillovers technologiques » constituent le premier type d’économies externes locales. L’intuition derrière ce concept est que les agents localisés en un même lieu bénéficient des connaissances des agents les entourant. Il y a donc implicitement un coût à l’échange d’information, croissant avec l’éloignement, et donc réduit au sein d’une même agglomération ou région, d’où le caractère local de l’externalité. Ainsi, le stock de connaissances étant plus élevé dans les zones où les activités se concentrent, et ces connaissances y circulant plus rapidement, les innovations y sont plus importantes, ce qui augmente la productivité et favorise la croissance [3]. Ce concept est d’ailleurs un des fondements des modèles de croissance endogène. Bien que cette sorte d’effet constitue une première étape fondamentale de la compréhension des mécanismes de concentration spatiale, les arguments avancés restent cependant un peu « boite noire ». Si les intuitions en paraissent claires, on suppose le plus souvent la présence d’échanges informationnels sans leur donner de micro-fondements. Leur imparfaite diffusion dans l’espace est également prise comme hypothèse. Nous verrons que le fonctionnement des marchés locaux du travail peut justement être un des fondements de ces mécanismes.

7 La deuxième famille d’économies externes marshalliennes est liée au partage d’inputs spécialisés. L’idée est qu’une entreprise nécessitant des inputs un tant soit peu spécifiques ne peut se procurer ceux-ci à coût raisonnable qu’à condition qu’ils soient demandés en quantité suffisante dans la région où l’entreprise est localisée. Ainsi, une entreprise isolée dans une zone peu dense aurait par exemple du mal à se faire livrer des composants électroniques de haute technologie dont elle n’utilise qu’une petite quantité. En revanche, si plusieurs entreprises utilisant ces composants se localisent au même endroit, et induisent ainsi une demande plus conséquente, le fournisseur va pouvoir livrer ces inputs à un prix bien plus intéressant, du fait d’économies d’échelle ou parce qu’il va lui-même venir se localiser au même lieu, ce qui réduit les coûts de transport. Ainsi, le partage d’inputs spécialisés devient lui aussi une force d’agglomération favorisant la concentration spatiale. Nous verrons que des intuitions connexes mais cependant différentes peuvent être développées pour l’input particulier qu’est le travail, ce qui constitue le troisième type d’externalités marshalliennes, justement associé à la présence de marchés locaux du travail plus importants dans les lieux où les activités se concentrent.

8 L’exemple des inputs intermédiaires développé ci-dessus nous conduit aux notions développées plus tard de causalité circulaire et cumulative (circular and cumulative causality) introduite par Myrdal (1957), de liens amonts et avals (forward and backward linkages), due à Hirschman, 1958), voire à celle de pôles de croissance de Perroux (1955). Comme nous l’avons dit, si la demande d’un input donné est suffisamment importante en un lieu, il peut devenir profitable pour les fournisseurs de se localiser au même endroit que les entreprises qu’ils livrent. Ainsi, la localisation d’entreprises en un lieu attire leurs fournisseurs en ce même lieu (lien amont), mais cet effet attire lui-même de nouvelles entreprises (lien aval) et ainsi de suite, d’où la notion de causalité circulaire, que l’on pourrait qualifier également d’effet boule de neige. Remarquons qu’à l’inverse, si la demande est faible, les entreprises n’auront pas d’incitations à venir se localiser dans la région et il en sera de même pour leurs fournisseurs, la région ne pouvant prendre son essor et le non-développement s’auto-entretenant : cela rappelle la notion de « piège de pauvreté », et celle complémentaire de big push, dont elle est le négatif des théories du développement, depuis Rosenstein-Rodan (1943), stipulant qu’un niveau minimal de développement est nécessaire pour qu’un processus de croissance locale s’enclenche. Ainsi, les externalités marshalliennes peuvent justifier l’apparition de phénomènes de concentration spatiale des activités économiques, de manière endogène cette fois-ci, c’est-à-dire sans supposer a priori de différenciation des lieux en termes de technologie ou de dotations.

1.3 – Rendements croissants, concurrence imparfaite et commerce

9 Suite à ces intuitions très précoces de Marshall, il peut paraître étonnant que les économistes aient mis autant de temps à les intégrer de façon formalisée à leurs modèles. Il y a cependant pour cela une excellente raison reposant sur le théorème d’impossibilité de Starrett (1978). Celui-ci montre en effet que les phénomènes de concentration spatiale avec échanges entre régions engendrant des surcoûts (ne serait-ce que de transport par exemple) ne peuvent se produire dans le cadre Arrow-Debreu. L’idée repose simplement sur le fait que les agents ne sont prêts à déléguer la production, et donc à payer des coûts de transfert [4] des biens entre eux, que s’il y a un gain à cette délégation. Or justement si l’on ne suppose pas de différences exogènes entre les lieux et si l’on fait face à des rendements constants ou décroissants, de tels gains n’existent pas et chaque individu produit donc tout ce dont il a besoin. Autrement dit une forme ou une autre d’indivisibilité, de rendements croissants donc, est nécessaire pour que des phénomènes de concentration dans l’espace avec échanges coûteux entre régions co-existent. Ainsi, Krugman (1995) avance-t-il l’idée que c’est la prédominance du cadre Arrow-Debreu qui a longtemps empêché l’économie géographique de se développer puisque les économistes ne disposaient pas du cadre d’analyse adéquat. Ce n’est que lorsque les instruments de concurrence imparfaite, permettant de considérer les situations de rendements croissants, ont été mieux compris puis intégrés à l’étude du commerce international dans les années 1980, qu’un nouvel essor de celle-ci a été possible.

10 En fait, Hotelling (1929), et les chercheurs qui s’en sont ensuite inspirés, dérogent un peu à ce constat. Son modèle considère deux entreprises qui servent un continuum de consommateurs localisés uniformément sur un segment. Il a permis très tôt de souligner deux forces majeures affectant les choix de localisation des entreprises, l’une d’agglomération, les incitant à se regrouper dans l’espace, l’autre de dispersion, les incitant à s’éloigner. La première réside dans la taille du marché servi alors que la deuxième repose sur l’intensité de la concurrence sur ce marché. Hotelling intègre ces deux éléments dans un cadre avec comportements stratégiques anticipant largement la notion d’équilibre en sous-jeu parfait. Son modèle et ses extensions, dont on trouvera une synthèse dans Combes, Mayer et Thisse (2006, chap. 9), montrent clairement comment, plus la concurrence est faible, plus les entreprises se concentrent dans l’espace. L’affaiblissement de la concurrence peut provenir par exemple d’une différenciation des biens selon d’autres dimensions que l’espace (en termes de qualité horizontale ou verticale), d’une certaine imperfection dans la perception des prix par les consommateurs ou du fait que les entreprises se font concurrence en quantité et non en prix. Cette stratégie de concentration spatiale émerge à l’équilibre du fait de la volonté des entreprises d’accaparer la localisation dominante du marché, son centre, qui permet d’avoir un meilleur accès à l’ensemble des consommateurs. On a donc déjà ici un des effets centraux des modèles d’économie géographique. Cependant, si Hotelling ne fait pas appel à des différences exogènes entre les lieux, une autre dimension importante reste, elle, exogène, celle de la structure productive. En effet, il est supposé que seules deux entreprises opèrent sur le marché sans que le modèle ne justifie ce nombre limité, par la présence de rendements croissants dans la production par exemple. Ainsi, là encore, ce n’est que bien plus tard que des modèles de choix de localisation à nombre d’entreprises endogène seront mis au point.

11 Ainsi, et par opposition aux contributions que nous venons d’évoquer, l’économie géographique se définit comme un ensemble d’approches de commerce inter-régional en concurrence imparfaite dans lesquelles les dotations de facteurs et la structure de marché sont endogènes. Autrement dit, non seulement les biens peuvent être échangés entre les régions, avec comme contrepartie le paiement d’un coût des échanges, comme dans les théories du commerce international, mais le capital et les travailleurs peuvent également se localiser librement dans l’espace en fonction des lieux où leur rendement et leur utilité indirecte sont les plus élevés. Dans ce cadre, c’est la co-existence de rendements croissants et de coûts des échanges qui est alors à l’origine de la concentration spatiale, ce qu’illustre simplement le petit exemple suivant repris de Krugman (1991a).

12 Supposons l’existence d’une économie à deux régions avec une seule entreprise. Si créer des établissements ne coûte rien, il est clair que l’entreprise a intérêt à établir un établissement dans chaque région, chacun vendant à ses clients locaux, puisque cela lui permet d’échapper aux coûts des échanges. En revanche, dès que l’on fait l’hypothèse qu’un coût fixe d’installation des établissements doit être supporté, un arbitrage entre ce coût fixe et les coûts des échanges existe. À l’extrême, si les coûts fixes sont très élevés, il est clair qu’il est préférable de créer un seul établissement dans une des deux régions et d’exporter vers l’autre, quitte à payer des coûts aux échanges. Ainsi, de façon plus générale, plus les coûts fixes seront faibles, relativement aux coûts de transport, plus la chance que l’on ait deux établissements est élevée, mais, à l’inverse, plus les coûts de transport sont faibles (ou les coûts fixes élevés), plus il est probable d’avoir un seul établissement, et donc concentration des activités. Naturellement, cela n’est qu’un exemple, et rien n’est dit, encore une fois, des raisons pour lesquelles il n’y aurait qu’une seule entreprise sur le marché, sur la façon dont les prix se forment et d’où émane la demande. Néanmoins, on retrouvera cet arbitrage dans tout modèle expliquant la concentration spatiale.

1.4 – Forces de dispersion

13 L’exemple précédent montre que la première force qui pousse les agents à se disperser dans l’espace est la présence de coûts de transfert, ce qui est peut-être contre-intuitif pour certains, surtout lorsque l’on lit la contre-apposée de ce résultat. Plus les coûts aux échanges sont faibles, plus les entreprises auraient tendance à se concentrer dans l’espace. On pourrait avoir l’impression que justement le fait de se libérer de cette contrainte des coûts des échanges devrait permettre de se localiser en n’importe quel lieu. Nous reviendrons sur ce pseudo-paradoxe, mais soulignons ici que d’autres forces de dispersion vont s’opposer à la tendance à la concentration spatiale, l’équilibre observé résultant finalement de la confrontation de l’ensemble des forces d’agglomération et des forces de dispersion. Nous allons brièvement détailler maintenant ces dernières.

14 Un autre grand précurseur, Von Thünen (1826), avait déjà souligné les intuitions de ce qui est une conséquence de la concentration spatiale, à savoir l’augmentation de la rente foncière dans les zones où un plus grand nombre d’agents se localisent. Ici encore, il s’agit d’un arbitrage faisant intervenir les coûts de transfert, de biens ou de personnes. Pour éviter de tels coûts, les agents ont intérêt à se localiser au plus près du marché où ils vendent ou achètent leurs biens, où ils travaillent, ce que les anglo-saxons ont appelé plus tard le Central Business District (CBD), le centre-ville autrement dit. Mais ces agents consomment du sol pour se loger ou produire. Anticipant qu’une localisation à proximité du CBD va permettre de réduire les coûts de transfert, ou de déplacement, les agents sont prêts à enchérir plus fortement pour le sol lorsqu’ils sont à proximité du CBD. En conséquence, la rente foncière décroît avec la distance à celui-ci. Toutes choses égales par ailleurs, les agents qui consomment du sol sont ainsi incités à se disperser dans l’espace. Ce mécanisme est au centre des analyses de l’économie urbaine dont on trouvera une synthèse dans Fujita (1989).

15 Le sol est un cas extrême de bien qui ne peut être importé. Mais le mécanisme est plus général, notamment du point de vue des entreprises. Plus un input est mobile, facilement échangeable ou avec des fournisseurs qui sont prêts à déplacer leur production pour fournir une demande locale, moins de tels effets de saturation de son marché dans les régions où les entreprises se concentrent se produisent. En revanche, dès que les fournisseurs d’input ne réagissent pas aux incitations à venir se localiser près de la demande ou que les coûts de transfert des inputs restent élevés, leur prix s’accroît dans les lieux où les activités économiques se concentrent ce qui limite justement cette concentration. Là encore, le travail, souvent peu mobile, en sera naturellement un exemple important que nous développerons plus loin.

16 Remarquons que des forces de dispersion peuvent également naître d’externalités négatives pures. Par exemple, la pollution des villes a pour effet d’amoindrir le bien-être des agents, voire leur productivité. Cela implique un effet négatif de la taille de la population sur ce bien être, en dehors de toute relation marchande et peut inciter ceux-ci à être plus rétifs à se localiser dans les zones denses ou à demander des salaires plus élevés pour le faire. Notons tout de même qu’à l’inverse une population importante peut engendrer des gains d’utilité quand celle-ci est synonyme de contacts sociaux plus importants, voire de ressources fiscales plus élevées permettant de financer des biens publics locaux, comme les biens culturels (théâtres, musées) ou de loisir (installations sportives, jardins), ce qui joue dans le sens contraire. L’efficacité des réseaux locaux de transport peut elle aussi finir par être négativement reliée au nombre de ses utilisateurs. Là encore, la concentration des activités économiques peut avoir un impact négatif sur le bien-être des ménages et la productivité des entreprises pour qui le temps a une valeur et dont les coûts associés aux déplacements locaux augmentent donc lorsque le regroupement en un même lieu devient trop important. Cela les incite à nouveau à rejoindre des régions moins développées.

1.5 – Intégration économique et inégalités régionales

17 Ainsi, un modèle d’économie géographique est un modèle d’équilibre général en concurrence imparfaite intégrant un certain nombre de forces d’agglomération et de dispersion. La concurrence imparfaite se fonde dans la plupart des cas sur le modèle de concurrence monopolistique de Dixit et Stiglitz (1977) étendu au commerce international par Krugman (1980), qui, bien que reposant sur des hypothèses fortes, conduit à un traitement relativement simple des cas où la mobilité du travail est supposée parfaite entre régions (à la suite de Krugman, 1991b) ou au contraire impossible (à la suite de Krugman et Venables, 1995). D’autres cadres, avec préférences quasi-linéaires (à la suite d’Ottaviano, Tabuchi et Thisse, 2002) ou en concurrence à la Cournot (Combes, 1997) par exemple peuvent également être utilisés. Il est crucial que les entreprises et / ou les ménages puissent, au moins en partie, choisir librement leur localisation, ce qui, du fait de la présence de rendements croissants dans la production, rend plus attractives les zones où les activités se développent. Ce phénomène est renforcé lorsque cet effet s’applique aussi à la consommation de biens intermédiaires. À partir de là, plus de consommateurs, finals ou intermédiaires, en un lieu attire un plus grand nombre d’entreprises, ce qui incite de nouveaux consommateurs à se localiser en ce lieu où les biens sont moins coûteux, ce qui favorise la venue de nouvelles entreprises, et ainsi de suite. Lorsque la concentration devient trop importante, la confrontation de l’offre et de la demande de biens penche en faveur de l’offre, le prix des biens s’élevant, ce qui donne des incitations aux utilisateurs / consommateurs des inputs à se disperser dans l’espace. Ces modèles n’incluent pas en général d’effets d’externalités pures, favorisant la concentration comme les spillovers technologiques ou au contraire la dispersion, comme la pollution ou la saturation des réseaux locaux de transport, mais ceux-ci pourraient facilement être ré-intégrés.

18 Une des conclusions majeures, que l’on retrouve systématiquement, y compris dans des modèles se fondant sur des hypothèses différentes (voir Combes, Mayer et Thisse, 2006, chap. 8), est relative à l’impact des coûts de transfert, et donc du degré d’intégration économique, sur le développement et les inégalités régionales. Les auteurs s’accordent maintenant sur le fait que l’on obtiendrait une courbe en cloche liant intégration économique et inégalités régionales, celles-ci commençant par s’accroître pour décroître ensuite lorsque les coûts aux échanges baissent. Plus précisément, le revenu réel de chaque habitant de deux régions s’intégrant pourrait suivre l’évolution donnée sur le graphique 1 suivant.

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Coût de transfert et revenus réels régionaux

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Coût de transfert et revenus réels régionaux

Source : Calculs des auteurs.

19 Lors des premiers pas de l’intégration économique, c’est-à-dire lorsque les coûts des échanges sont élevés et qu’ils commencent à baisser (à droite sur le graphique 1), le développement est harmonieux : les régions voient leur revenu réel augmenter sans que des inégalités apparaissent. Mais lorsque la baisse des coûts des échanges se poursuit, les forces d’agglomération dont nous venons de parler prennent de l’ampleur et s’auto-renforcent, les activités se concentrant dans quelques régions, centrales, seulement, qui voient leur revenu réel augmenter fortement. À l’inverse, dans les régions délaissées, périphériques, le revenu réel peut diminuer. Ainsi, non seulement des inégalités apparaissent mais certaines régions peuvent y perdre [5]. Mais lorsque l’intégration atteint des niveaux encore plus poussés, les différentes formes de congestion que nous avons évoquées accroissent les forces de dispersion plus que ce que les forces d’agglomération ne se renforcent, incitant à un redéploiement des activités économiques vers la périphérie. Les inégalités régionales diminuent alors, le revenu réel pouvant même cette fois-ci baisser dans les régions centrales. Dans la dernière phase de niveau d’intégration quasiment maximal, on retrouve un développement harmonieux.

20 Naturellement, d’un point de vue de politique économique et à la question faut-il ou non poursuivre l’intégration économique, le théoricien peut botter en touche en répondant qu’il s’agit finalement d’une question empirique : à quel niveau d’intégration sommes-nous à l’heure actuelle, jusqu’où est-il possible de faire baisser les coûts de transfert ? En fonction des réponses à ces deux questions, le graphique 1 indique qu’une intégration économique plus poussée améliore l’efficacité économique mais entraîne des inégalités régionales si l’on est dans la zone « inégalités croissantes », un arbitrage entre efficacité et équité apparaissant alors. Elle permet au contraire de concilier efficacité et équité si l’on est dans la partie gauche du graphique, à condition que de tels niveaux d’intégration puissent être effectivement atteints. Donner des estimations des coûts des échanges actuels, entendus au sens de ces modèles, est d’ailleurs ce sur quoi de nombreux économistes travaillent en ce moment. Nous allons nous tourner de notre côté vers une autre problématique qui consiste à comprendre plus précisément le rôle que les marchés du travail locaux peuvent jouer dans ce processus d’agglomération et de dispersion.

2 – Marchés locaux du travail et concentration spatiale

21 Le but est donc ici de s’intéresser au rôle spécifique que peuvent jouer les marchés locaux du travail dans le processus de concentration spatiale des activités économiques.

2.1 – Immobilité du travail, force de dispersion

22 Comme nous l’avons évoqué, la redispersion des activités économiques vers la périphérie (qui correspond donc au côté gauche de la courbe en cloche précédente) provient du renforcement d’une forme ou l’autre de congestion. Le marché du travail semble être un des vecteurs particulièrement convaincants de ce type d’effet, à l’origine peut-être des craintes souvent entendues de délocalisation des entreprises vers les pays à bas salaires. L’intuition en est simple : si les activités se concentrent en un lieu donné, la demande de travail augmente et si l’offre ne fait de même, les salaires s’élèvent. Toutes choses égales par ailleurs, cela incite les entreprises à se localiser en périphérie. Il peut s’agir de la périphérie d’une région par opposition à sa ville principale, d’un pays (la province par rapport à l’Ile de France), d’un continent (les pays de l’Est par rapport aux pays de l’Ouest européen), voire du monde (l’Asie par rapport à l’Europe ou à l’Amérique du Nord). Ce que les économistes géographes trouvent important de souligner dans cet effet, c’est qu’il nécessite une mobilité du travail imparfaite, l’offre devant s’ajuster moins vite que la demande, comme cela se produit par exemple chez Krugman et Venables (1995). A l’inverse, il est assez aisé de montrer, par exemple à l’aide du modèle canonique de l’économie géographique de Krugman (1991b), que si la mobilité du travail est parfaite, les salaires nominaux peuvent même devenir plus faibles dans les régions où les entreprises se concentrent que dans les autres. Ainsi, il apparaît comme capital de préciser à quel contexte réel concret on pense lorsqu’on utilise cet argument. Il est certainement plus valide pour des comparaisons entre pays forts éloignés les uns des autres et où les agents ont des préférences sensiblement différentes — ce qui accroît leur coût à la mobilité — que pour des régions appartenant par exemple à un même pays, à l’intérieur duquel il est facile de se déplacer pour voir famille et amis, où les mêmes biens de consommation se retrouvent en tous lieux, et où les migrations sont donc beaucoup plus aisées. Pour l’exemple de la France, cela implique que tant que d’autres facteurs comme la rente foncière ou la pollution par exemple ne viennent limiter ces migrations, on ne peut guère compter sur cet effet pour voir les entreprises se relocaliser en province. De même, si l’on parle d’Europe, ce mécanisme implique aussi que toute mesure qui favorise la mobilité des ménages — comme la reconnaissance des diplômes, le transfert de droits à la retraite — amoindrit l’impact de cette force de dispersion, et pousse donc à plus de concentration des activités économiques.

23 L’absence de mobilité du travail joue également en faveur des zones périphériques pour un argument tout autre, lié cette fois-ci au fonctionnement du marché des biens échangeables (hors logement notamment). Lorsque les entreprises se concentrent en un lieu donné, les consommateurs localisés en périphérie voient le coût moyen de leur panier de consommation augmenter du fait qu’une plus grande proportion de biens doit être importée. Si ces agents sont mobiles, ils sont donc incités à se localiser dans la région centrale pour bénéficier de meilleurs prix, ce qui y attire de nouvelles entreprises, et accroît encore les incitations des ménages à s’y localiser ; un processus de causalité circulaire, tel que nous l’avons décrit dans la section précédente, s’enclenchant ainsi. En revanche, si une fraction importante de consommateurs n’est pas mobile, le processus ne s’enclenche pas. De plus, les incitations qu’ont certaines entreprises à se localiser en périphérie se maintiennent. En effet, il y a là une masse non négligeable de consommateurs sur lesquels il est possible de faire un profit plus élevé en se localisant à leur proximité (voir Krugman, 1991b). Ainsi, là encore, moins la mobilité inter-régionale du travail est élevée, moins le processus de concentration spatiale est susceptible de s’enclencher.

24 À l’inverse, à mobilité du travail donnée, la formation de marchés du travail locaux, dont la taille est plus importante dans les zones où les activités se concentrent, est le plus souvent vue comme un facteur favorisant la concentration des entreprises. Les mécanismes fondant cette conclusion, nombreux, sont détaillés dans Duranton et Puga (2004). Nous allons maintenant en donner les intuitions.

2.2 – Division du travail

25 La première idée est ancienne, et on peut même la faire remonter à Adam Smith (1776). Il s’agit simplement de gains à la spécialisation du travail susceptible d’engendrer des rendements croissants dans la production. Dans les modèles d’économie géographique en concurrence monopolistique, comme celui de Dixit et Stiglitz (1977), un marché du travail plus large permet de produire localement un plus grand nombre de variétés ou d’effectuer un plus grand nombre de tâches, ce qui accroît l’utilité des agents et/ou la productivité des entreprises ayant des préférences et des fonctions de production de type CES. L’argument smithien est différent au sens où un marché du travail plus grand ne permet pas de produire un plus grand nombre de variétés ou d’effectuer un plus grand nombre de tâches, mais d’effectuer ces tâches de manière plus efficace. Si l’on actualise l’exemple de l’usine d’épingles de Smith en parlant d’un hôpital, il est assez clair que dix docteurs couvrant chacun cinq spécialités vont être sur chacune de ces spécialités moins efficaces que cinquante docteurs qui effectueraient chacun une et une seule spécialité. Cependant, seul un marché de grande taille permet de spécialiser chaque docteur sur une seule tâche, une demande plus faible impliquant la couverture de plusieurs tâches par une même personne. Derrière ce résultat, il y a en fait trois types d’effet. Le premier n’est rien d’autre que du learning-by-doing, ou effet d’apprentissage, tel qu’Arrow (1962) le comprend : en passant plus de temps sur une tâche unique, on apprend plus rapidement à mieux l’effectuer. Ensuite, effectuer une seule tâche supprime les coûts du changement de tâche, le temps de passer d’une machine à l’autre, voire de changer de lieu de travail, de tenue vestimentaire, de se remémorer les principes de la nouvelle tâche. Enfin, les technologies elles-mêmes vont pouvoir être adaptées à cette spécialisation, ce qui les rend a priori moins coûteuses car simplifiées si elles ne correspondent qu’à des fonctions plus élémentaires. Ainsi, ces arguments justifiant à l’origine la présence de rendements croissants au niveau de l’entreprise selon Adam Smith, peuvent clairement être repris pour justifier la présence de rendements croissants au niveau de l’agglomération, et donc les incitations qu’ont les entreprises à concentrer leur activité. Il faut cependant noter que là encore c’est bien le coût de déplacement de la main d’œuvre, quotidien, qui limite l’extension géographique du marché du travail, et que sans de tels coûts, c’est-à-dire avec une possibilité de faire travailler en un lieu donné des agents localisés à grande distance, l’argument tombe.

2.3 – Partage de risque

26 Un mécanisme de partage des risques entre entreprises et/ou travailleurs localisés au même endroit peut également rendre plus efficaces les marchés locaux du travail les plus grands qui conduisent à des profits, ou des utilités, plus élevés. L’argument est ici plus directement spécifique à l’économie géographique. On peut éventuellement le voir entre les lignes de Marshall mais il a été repris par Krugman (1991a) et explicité clairement par Duranton et Puga (2004) [6]. L’idée en est la suivante : supposons que les entreprises opèrent à rendements décroissants et que celles qui sont localisées au même lieu sont identiques à l’exception du fait qu’elles font face à des chocs inattendus de productivité ou de demande qui ne sont pas parfaitement corrélés entre eux. Ainsi, une fois ces chocs réalisés, certaines embauchent un peu plus, d’autres un peu moins, les travailleurs étant payés à leur productivité marginale, une fois celle-ci observée. Mais, par ailleurs, le marché du travail étant concurrentiel, ils ont tous le même salaire à l’équilibre. Il est facile de montrer que l’écart entre le salaire obtenu et celui qui émergerait en l’absence de chocs décroît lorsque le nombre d’entreprises croît. Autrement dit, la covariance entre choc et salaire est également une fonction décroissante du nombre d’entreprises sur le marché local. Si celui-ci est grand, les salaires sont peu sensibles à la présence de chocs. Le deuxième temps du raisonnement est fondé sur le fait que le profit espéré est plus élevé dans les régions où est localisé un plus grand nombre d’entreprises. En effet, pour des chocs de même ampleur, le gain de profit, dans le cas où les chocs sont majoritairement positifs, sera d’autant plus grand que les salaires n’augmentent pas trop. Naturellement, pour des chocs majoritairement négatifs, la baisse de profit est de même plus faible lorsque les entreprises sont plus nombreuses sur le marché local du travail. Cependant, du fait de la convexité des profits dans le niveau de production d’équilibre, l’effet pour les chocs positifs domine celui lié aux chocs négatifs, ce qui accroît le profit dans les zones où les entreprises sont les plus nombreuses. En résumé, plus les entreprises sont nombreuses, plus on observe un effet de dilution de l’impact des chocs sur les salaires, ce qui accroît les profits. Cet effet qui correspond à un gain d’efficacité provenant du partage entre entreprises d’une même ressource, le travail, en présence de chocs inattendus nécessitant un ajustement de l’échelle de production. Il donne une incitation aux entreprises à se concentrer dans l’espace.

27 Il est important de noter que l’argument développé ne repose pas sur un mécanisme d’aversion au risque, même si celui-ci, peut-être encore plus intuitif, peut-être intégré. En effet, il est également assez clair que la variance des salaires décroît avec le nombre d’entreprises présentes sur le marché. Ainsi, du point de vue d’employés qui seraient averses au risque, la plus faible variance des salaires lorsque les entreprises sont plus nombreuses entraîne un accroissement de l’utilité espérée.

28 On peut également envisager la présence de salaires rigides qui entraîneraient la présence de chômage. Dans ce cas, les entreprises comme les employés gagnent à la présence d’un marché du travail plus étendu, sans encore une fois qu’il ne faille faire appel à un argument d’aversion au risque. Toujours en présence de chocs de production pouvant être positifs ou négatifs, la probabilité d’être au chômage pour les employés se réduit sur un grand marché : licenciés d’une entreprise, ils ont de plus grandes chances d’être employés par une autre, ce qui diminue la probabilité qu’ils se trouvent temporairement sans revenu. De même, avec des salaires rigides, les entreprises qui font face à des chocs positifs pourraient faire face à une contrainte de plein emploi. Cependant, celles qui subissent des chocs négatifs, elles, libèrent des travailleurs qui vont pouvoir être employés par les premières. Cet exemple souligne encore plus nettement le fait que les gains des entreprises comme des travailleurs trouvent bien leur origine dans l’absence de corrélation parfaite entre les chocs des entreprises, qui est donc une hypothèse cruciale.

29 Notons finalement qu’un pouvoir de monopsone plus faible sur les marchés du travail plus grands viendrait à l’encontre des effets précédents en donnant des incitations aux entreprises à se localiser, au contraire, dans des lieux où elles sont peu nombreuses. En effet, du fait d’une concurrence accrue, ce pouvoir se trouve réduit sur les grands marchés locaux du travail, ce qui y réduit les profits. Du point de vue des employés cependant, cet effet leur donnerait une incitation à rejoindre les marchés les plus grands.

2.4 – Mécanismes d’appariement

30 Une autre source de gains à la création de marchés locaux du travail importants provient du meilleur appariement entre entreprises et employés qui s’y produit. Cet appariement y est amélioré à la fois du fait d’une meilleure qualité des rencontres entreprises / employés et/ou d’une fréquence plus élevée de celles-ci.

31 Le premier cas est souvent appréhendé à partir d’une extension du modèle de Salop (1979) qu’en ont proposée Helsley et Strange (1990). Les compétences, continues, des travailleurs sont représentées par un cercle sur lequel est localisé, de façon discrète cette fois-ci, un nombre fini d’entreprises faisant face à des rendements individuels croissants, sous la forme d’un besoin marginal en travail constant et d’un coût fixe évalué en numéraire. La localisation d’une entreprise donnée sur le cercle correspond à la qualification idéale que celle-ci nécessite, mais le nombre de travailleurs ayant exactement cette compétence étant insuffisant, l’entreprise emploie également des travailleurs situés de part et d’autre de cette localisation. Cependant, un coût d’adaptation des connaissances, ou coût de formation, est alors nécessaire, proportionnel à la distance qui sépare la compétence du travailleur de celle qui serait idéale pour l’entreprise. On suppose ici que ce coût est payé par le travailleur. Du fait de leur imparfaite adéquation aux entreprises localisées à grande distance, les employés font face à un pouvoir de monopsone des entreprises sur le marché du travail qui amène leur salaire en-dessous de leur productivité marginale. À l’équilibre de libre entrée, le nombre d’entreprises est déterminé de façon endogène, de façon à égaliser les profits variables au coût fixe. Ce nombre décroît avec le coût fixe de production mais croît avec le nombre d’employés disponibles sur le marché local du travail.

32 Que se passe-t-il sur un marché où le nombre total d’employés est plus élevé pour un périmètre du cercle donné, c’est-à-dire lorsque le marché du travail est plus dense ? On constate que le nombre d’entreprises augmente, comme nous venons de le dire, mais moins que proportionnellement que le nombre d’employés. La raison en est que la distance moyenne (en termes de compétences) entre les entreprises se réduit, ce qui augmente la concurrence entre entreprises sur le marché du travail, réduit par suite leur pouvoir de monopsone et finalement leur profit. Ainsi, les coûts fixes (par travailleur) diminuent et la fonction de production agrégée de cette économie présente donc des rendements croissants.

33 De plus, si l’on suppose que les employés peuvent migrer entre plusieurs marchés locaux du travail de ce type, ceux-ci sont incités à se regrouper dans les lieux où ils sont déjà les plus nombreux, leur revenu se trouvant augmenté lors de ce processus par deux effets distincts. D’une part, leur salaire s’élève sous l’action conjointe des rendements croissants et de la perte de pouvoir de monopsone des entreprises. D’autre part, une externalité d’appariement entre entreprises / employés apparaît. La qualité de cet appariement s’améliore en effet au sens où la distance moyenne entre employeurs et employés se réduit. Ces derniers paient donc moins de coûts de formation, ce qui constitue la deuxième source d’accroissement de leur revenu.

34 Notons que l’équilibre de marché, du fait de la présence de telles imperfections et externalités sur le marché du travail, conduit à un nombre d’entreprises inefficace. Toutefois, celles-ci peuvent être soit trop peu nombreuses, ce qui est le résultat le plus intuitif puisqu’elles négligent l’effet positif qu’a l’augmentation de leur nombre sur la qualité de l’appariement, mais également trop nombreuses. En effet, chaque entreprise raisonne à comportement de ses concurrents donné et ne prend pas en compte le fait que lorsqu’elle étend son aire de recrutement, aux dépens de ses voisines, celles-ci souhaitent faire de même. Ainsi, un nombre trop élevé ou trop faible d’entreprises peut être observé à l’équilibre selon les spécifications du modèle en termes de fonction de production ou de nature de la concurrence sur le marché des biens.

35 Finalement, observons que ce modèle a fait l’objet de nombreuses extensions, le plongeant dans un cadre d’économie urbaine avec un Central business district à la von Thünen et avec des coûts de déplacement des individus dépendant du temps, ce qui crée des interactions avec le marché du logement (Brueckner, Thisse, Zenou, 2002) ou en présence d’un système de villes (Duranton et Puga, 2004). Kim (1989) autorise les employés à investir en capital humain général ou spécifique, montrant que ce dernier augmente relativement plus sur les marchés les plus grands. Ce modèle a également été plongé dans des modèles d’économie géographique à la Krugman (1991b) par Tharakan et Tropéano (2002) ou Amiti et Pissarides (2005).

36 Au-delà de cette amélioration de la qualité de l’appariement, la quantité ou la probabilité des rencontres est elle aussi a priori accrue sur les marchés du travail les plus denses. On retrouve en fait les intuitions développées dans la section précédente lorsque nous avons évoqué le cas des salaires rigides et de la présence de chômage en présence de chocs aléatoires auxquels les entreprises font face. En fait, il est possible d’utiliser un modèle d’appariement avec recherche d’emploi plus complètement spécifié à l’aide du cadre standard à la Mortensen et Pissarides (1999) pour développer cette intuition. Dans ce modèle, on suppose l’existence d’une fonction d’appariement qui donne le nombre de rencontres conduisant à une embauche comme fonction du nombre de chômeurs et de postes vacants. La question cruciale est de savoir si cette fonction est à rendements décroissants ou croissants, c’est-à-dire si une augmentation simultanée et proportionnelle du nombre de chômeurs et de postes vacants accroît ou non plus que proportionnellement le nombre d’embauches effectives. Dans le premier cas, qui apparaît si les chômeurs ne peuvent répondre qu’à une proposition à la fois par exemple, ceux-ci n’ont pas d’intérêt strict à se localiser dans les marchés du travail les plus grands. En revanche, lorsqu’ils peuvent répondre à plusieurs offres simultanément ou lorsqu’il y a des économies d’échelle dans leur candidature (que l’on peut justifier par exemple soit par des coûts fixes de type un seul curriculum vitae à écrire, soit par des phénomènes d’apprentissage, à passer des entretiens par exemple, soit par des déplacements conduisant à des entretiens multiples), la fonction d’appariement peut être à rendements croissants. Alors, se localiser sur un marché du travail plus dense réduit les frictions se produisant sur le marché du travail, c’est-à-dire le nombre de chômeurs et de postes non pourvus, ce qui permet là encore aux employés d’accroître leur utilité et aux entreprises leurs profits. Le lecteur trouvera dans Berliant, Reed et Wang (2006) le développement formel d’un cadre avec incitations à l’agglomération sur la base d’un effet simultané de l’amélioration de la qualité et de quantité des appariements dans les villes les plus denses.

37 Finalement, une petite littérature (Rotemberg et Saloner, 2000, ou Matoushek et Robert-Nicoud, 2006, par exemple) s’intéresse au fait que les marchés locaux du travail urbains permettent de limiter ce qu’on appelle les problèmes de hold-up dus à la présence de contrats incomplets. L’idée est que les employés doivent effectuer, avant d’être embauchés, des investissements en capital humain qui sont observables (par les entreprises) mais non vérifiables (devant un tribunal). Si une entreprise se localise sur un marché du travail où elle est seule, les employés ne vont nullement investir en capital humain. En effet, étant employés a posteriori par une entreprise en situation de monopsone qui leur extraira toute leur rente et les laissera à leur niveau de salaire de réserve, ils n’ont aucun intérêt à le faire. Même si l’entreprise anticipe qu’il serait profitable pour elle qu’ils investissent en capital humain et qu’elle leur laisse une rente plus élevée, elle ne peut s’y engager puisque l’investissement initial n’est pas vérifiable et donc contractable. Entreprises comme employés y perdent donc. En revanche, sur un marché où il y a un plus grand nombre d’entreprises, le pouvoir de monopsone de celles-ci diminue et le salaire des employés devient, au moins partiellement, fonction de leur productivité. Ils ont alors intérêt, et le font donc à l’équilibre, à investir en capital humain en première étape, ce qui augmente leur salaire comme le profit des entreprises. Le fait de s’agglomérer confère ainsi un pouvoir d’engagement aux entreprises qui peut réduire les inefficacités du marché du travail.

2.5 – Création et diffusion des connaissances

38 Récemment, un dernier effet possible des marchés locaux du travail a été étudié, relatif aux liens que ces marchés entretiennent avec le mécanisme de création et de diffusion des connaissances, les spillovers technologiques. On constate en effet que même avec la très forte amélioration des moyens de communication et de transmission de l’information qu’ont connue les trente dernières années, la diffusion des connaissances dans l’espace reste très mauvaise. Jaffe, Tratjenberg et Henderson (1993) montrent par exemple que, même dans un pays aussi intégré que les Etats-Unis, et même dix ans après leur dépôt, les brevets sont significativement plus utilisés dans la ville où ils ont été déposés qu’ailleurs, y compris par des entreprises différentes de celles ayant effectué le dépôt, en tenant bien sûr compte du fait qu’un brevet d’un secteur donné doit prioritairement être utilisé par ce secteur. L’information ne se diffuse donc pas convenablement dans l’espace, ce qui reste considéré comme une énigme, et est donc toujours susceptible de constituer une des explications importantes des phénomènes d’agglomération, comme nous l’avons vu plus haut.

39 Combes et Duranton (2006) expliquent diffusion imparfaite des connaissances par le fait qu’elles ne circulent principalement qu’au travers des personnes qui se déplacent d’une entreprise à l’autre. Ce serait encore une fois la mobilité imparfaite du travail qui engendrerait la diffusion imparfaite des idées. Ainsi, une nouvelle incitation à se concentrer apparaît aux entreprises puisqu’elles peuvent bénéficier des retombées technologiques via l’arrivée de travailleurs auparavant employés chez leurs concurrents. Cependant, soumises au processus inverse de débauchage de leurs propres employés, elles risquent également de perdre certains de leurs avantages compétitifs et vont donc éventuellement vouloir mettre en place des stratégies pour limiter la perte de leurs travailleurs. C’est l’ensemble de ces mécanismes que Combes et Duranton (2006) modélisent.

40 Dans le modèle de Combes et Duranton, deux entreprises ont besoin d’embaucher une certaine quantité de travailleurs pour installer leurs équipements. À la fin de la période d’installation, ces travailleurs se retrouvent dotés des connaissances de l’entreprise, connaissances qu’ils vont éventuellement pouvoir utiliser pour améliorer la productivité de l’autre entreprise. Les entreprises peuvent se localiser dans deux zones distinctes, auquel cas elles ne peuvent ni bénéficier des connaissances de leur concurrent — le travail étant supposé pas assez mobile pour se déplacer entre les deux zones — ni voir leur propre information accaparée par leur concurrent. Si, au contraire, elles choisissent de se localiser en un même lieu, elles peuvent décider de débaucher une certaine quantité de main d’œuvre de leur concurrent, ce qui améliore leur productivité moyennant un coût de transfert des connaissances. Celui-ci est nul pour certains travailleurs mais positif pour d’autres ; l’hétérogénéité de ce coût entre les travailleurs étant un paramètre important, comme nous le verrons plus loin. Mais leur concurrent peut faire de même. Comme l’on suppose dans une dernière étape du jeu que les entreprises sont en concurrence imparfaite (en prix) sur un marché où les deux biens sont différenciés mais substituts, cette amélioration de la productivité du concurrent est préjudiciable. Anticipant ce mécanisme, les entreprises décident, en deuxième étape, non seulement de débaucher tel ou tel travailleur et de payer le coût de transfert des connaissances correspondant, mais également d’accroître le salaire qu’elles proposent aux travailleurs ayant participé à leur installation afin de limiter leur débauchage par le concurrent. Autrement dit, un mécanisme d’enchères stratégiques se met en place sur chaque travailleur, le débauchage n’étant possible qu’à condition de fournir un salaire au moins aussi élevé que celui proposé par l’entreprise d’origine du travailleur. Une entreprise peut donc limiter la fuite de ses connaissances et améliorer sa position compétitive sur le marché final en augmentant les salaires de ses travailleurs, ce qui leur donne moins d’incitations à la quitter mais engendre un surcoût salarial. En fonction de la taille du marché sur lequels les entreprises vont se retrouver en concurrence en dernière étape, du degré de substituabilité des biens sur ce marché, et de l’hétérogénéité des travailleurs en termes de coûts de transfert des connaissances, plusieurs équilibres peuvent émerger.

41 Si le marché est grand, les biens très différenciés et les travailleurs assez homogènes, non seulement les entreprises choisissent de se localiser dans la même région, mais en plus elles débauchent tous les salariés possibles de leurs concurrents et ne luttent pas contre le débauchage en augmentant les salaires au-delà de la productivité marginale des travailleurs. C’est l’équilibre qui engendre donc le plus de mouvement de main-d’œuvre entre les entreprises et en conséquence le plus de spillovers technologiques [7]. Cependant, si le marché est plus petit, ou l’hétérogénéité des travailleurs plus grande, seule une partie des travailleurs est débauchée et ces derniers, comme ceux qui restent dans leur entreprise d’origine, obtiennent une rente au-dessus de la valeur marginale de leur productivité, associée à la valeur de l’information qu’ils détiennent. Cette rente décroît naturellement avec le coût individuel de transfert des connaissances. Si le marché est vraiment petit, un nombre encore plus faible de travailleurs est débauchée, seule une partie d’entre eux, ceux dont le coût de transfert est le plus faible obtenant une rente. Un résultat important est obtenu. À taille de marché donnée, si l’on réduit le degré de différenciation des biens, ce qui engendre une concurrence plus forte sur le marché final, les entreprises vont en première étape décider de ne pas se localiser au même endroit : voir leurs connaissances accaparées ou augmenter les salaires de leurs travailleurs pour lutter contre ce phénomène est trop coûteux au regard des gains qu’elles pourraient tirer de leur propre stratégie de débauchage. Elles préfèrent donc s’immuniser complètement de telles stratégies en se dispersant dans l’espace.

42 Ainsi, ce modèle montre comment les spillovers technologiques peuvent inciter les entreprises à se regrouper, même lorsque ce mécanisme est internalisé par les entreprises et que celles-ci ont éventuellement les moyens de se protéger en augmentant les salaires de leurs employés. On voit cependant que lorsqu’elles sont en concurrence plus frontale, c’est par leur choix de localisations qu’elles vont se prémunir de la fuite de leurs connaissances, mais vont par là même supprimer les retombées technologiques entre entreprises. On montre, bien évidemment, que cela réduit le surplus de l’économie par rapport à une situation où un planificateur pourrait décider de l’ampleur des échanges de main-d’œuvre entre entreprises, et donc du montant de transfert de connaissances (même en payant le coût associé à ce transfert).

43 Notons finalement qu’une littérature proche s’intéresse quant à elle plutôt à la diffusion des compétences, et non des technologies, et à la façon dont la proximité améliore le processus de transmission de ces compétences de la population la plus éduquée vers la moins éduquée (voir par exemple Jovanovic et Rob, 1989, ou Jovanovic et Nyarko, 1995). Il serait sans doute possible de mettre en exergue de tels effets via les marchés locaux du travail, sur la base de la littérature importante qui montre comment dans les villes ou les régions où les activités se concentrent les phénomènes d’amélioration de la productivité et d’innovation sont plus importants (cf. la revue de Duranton et Puga, 2004). Cela n’a cependant quasiment pas été mis en œuvre pour le moment à l’exception de Glaeser (1999), la littérature demeurant au stade où les marchés locaux du travail améliorent la diffusion de l’information et des connaissances en ne s’intéressant guère à la création de ces connaissances.

3 – Marchés locaux du travail français et inégalités salariales

44 Ainsi, les mécanismes par lesquels les marchés locaux du travail jouent sur les choix de localisation des entreprises et par suite sur le degré de concentration spatiale des activités économiques sont nombreux. Nous allons passer à une dernière question, empirique. Malheureusement, au stade actuel des bases de données disponibles et des connaissances des économistes géographes, il est impossible de mettre en exergue de façon précise et rigoureuse les différents mécanismes que nous avons détaillés et par exemple d’identifier lesquels ont un rôle plus important. Notre ambition est donc ici moindre, puisqu’elle consiste à se demander si les salaires des individus reflètent la présence ou non de forces d’agglomération, quelle que soit leur nature.

3.1 – Cadre d’analyse

45 Notre présentation se fonde sur le cas des 341 zones d’emploi françaises étudié par Combes, Duranton et Gobillon (2008). Ceux-ci utilisent les Déclarations Annuelles de Données Sociales de l’Insee au 24e, relatives aux salariés des entreprises publiques et privées nés en octobre d’une année paire qui ont été assemblées sous forme de panel pour les années 1976 à 1998 (hormis 1981, 1983 et 1990), base de données utilisée pour la première fois par Abowd, Kramarz et Margolis (1999). Chaque observation correspond à un couple employeur / employé pour une année donnée, pour lequel on connaît diverses mesures de salaire et de coût salarial, la catégorie socio-professionnelle de l’employé ainsi que la localisation de l’établissement et son code d’activité (en 114 secteurs industriels ou de services). Après nettoyage des données (élimination des valeurs manquantes, des secteurs peu représentés par exemple) et conservation des observations correspondant au mieux au cadre théorique sous-jacent (emploi principal à temps plein dans le secteur privé entre autres), ce panel contient 8 826 422 observations dans 99 secteurs pour les vingt années observées. Ces données servent de base pour les statistiques descriptives qui suivent et pour les estimations sur données agrégées. En revanche, pour des raisons de capacité informatique, les estimations sur données individuelles ne sont basées que sur six années régulièrement espacées dans le temps, 1976, 1980, 1984, 1988, 1992 et 1996, soit 2 664 474 observations.

46 Le graphique 2 donne au cours du temps les coûts salariaux nominaux dans certaines zones d’emploi. On constate que ces coûts sont bien plus élevés dans les zones où les activités se concentrent. Par exemple, les salaires sont plus de 60 % plus élevés dans certaines zones d’emploi d’Île de France que dans d’autres, rurales, comme Montmorillon, le nord-est de la Dordogne ou La Châtre. Les salaires des plus grandes agglomérations sont plus faibles que ceux de l’Île de France, mais plus élevés que ceux d’agglomérations de moindre importance, eux-mêmes restant bien supérieurs à ceux des zones rurales. Une régression du salaire moyen des zones d’emploi sur la densité de l’emploi total présente une part de variance expliquée de 51 %. L’élasticité est quasiment égale à 0,05, ce qui signifie que doubler la densité augmenterait le salaire de 5 %. De plus, au-delà de petites variations de court-terme, les salaires, et leurs écarts, apparaissent très persistants dans le temps. Une légère augmentation globale des inégalités semble apparaître en fin de période. Plus précisément, on peut calculer qu’en moyenne sur la période, le rapport du salaire moyen dans la zone d’emploi où il est le plus élevé est supérieur de 74 % à celui de celle où il est le plus faible, que le rapport des salaires des zones d’emploi correspondant aux premier et dernier déciles est encore de 1,21, ou de 1,11 pour les premier et troisième quartiles, et que le coefficient de variation est de 0,09.

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Coût salarial moyen « détrendé » dans quelques zones d’emploi françaises

2

Coût salarial moyen « détrendé » dans quelques zones d’emploi françaises

Note : Les salaires des trois années manquantes sont remplacés par la moyenne des deux années contiguës. Le chiffre entre parenthèses après le nom de la zone d’emploi correspond à la part de la zone d’emploi dans l’emploi total français.
Source : Calculs des auteurs.

47 Si l’on suppose que les différences locales des salaires reflètent au moins partiellement celles de productivité du travail, peut-on attribuer ces inégalités salariales, et la présence de salaires plus élevés dans les zones les plus denses, à l’existence des différentes forces d’agglomération que nous avons évoquées dans les sections précédentes ?

48 Un certain nombre de précautions doivent être prises avant d’aborder ce type de questions. Certes, du fait d’externalités d’agglomération, la productivité du travail peut être plus élevée dans les zones denses, ce qui y accroît les salaires. Les économistes ont alors l’habitude de distinguer le rôle des interactions inter-sectorielles, ou externalités d’urbanisation, liées à la taille globale de l’économie locale, des interactions intra-sectorielles, liées à la taille du secteur d’activité du travailleur dans cette zone, ou externalités de localisation. Une première contribution de ce travail consiste à évaluer le poids respectif de ces deux éléments dans l’explication de la variabilité spatiale des salaires. Cependant, deux autres familles d’effets peuvent également expliquer la présence de salaires plus élevés dans certains lieux. D’une part, le fait que le niveau de qualification de l’emploi diffère d’une zone à l’autre, ce qui induit des différences de productivité, pourrait expliquer ces inégalités salariales : les employés sont plus qualifiés en Île de France qu’ils ne le sont dans les autres grandes villes françaises, où ils le sont tout de même plus que dans les petites villes et plus encore que dans les zones rurales. D’autre part, les zones d’emploi ne bénéficient pas toutes des mêmes dotations, naturelles (accès à la mer, présence de montagnes, …) ou en capital, privé ou public (centres de recherche, infrastructures locales,…). Là encore, par l’effet que ces éléments ont sur la productivité, ils pourraient expliquer les différences de salaires d’une zone à l’autre. Le but de l’étude est donc simplement d’essayer d’évaluer le poids respectif de ces quatre familles d’explications.

49 Un modèle théorique très simple permet d’obtenir une équation de salaire estimable, sur la base de l’égalisation du salaire d’un travailleur i à la date t, Wi,t , à la valeur de la productivité marginale de ce travail. En utilisant également la condition d’optimalité liée à l’utilisation des autres inputs, la relation s’écrit finalement (cf. Combes, Duranton et Gobillon, 2008) :

50

equation im3

51a est la zone d’emploi du travailleur i à la date t et k son secteur, b ? ]0,1[ représente la part du travail dans la production, Aa,k,t est la productivité totale des facteurs, Pa,k,t , la recette moyenne de chaque unité vendue (on parlera un peu abusivement de son prix), ra,k,t , le prix des inputs utilisés, Si,t , les aptitudes individuelles de l’employé (dont sa qualification). Ba,k,t est la résultante de tous les effets zone-secteur-temps sur les salaires, non spécifiques un individu donné mais simplement à sa localisation et son secteur d’activité à la date t. L’hypothèse empirique qui est faite ensuite est que le terme Ba,k,t est fonction des dotations locales, Ea,k,t , et des interactions inter- et intra-sectorielles, Ia,t et Ia,k,t respectivement, soit : Ba,k,t = f(Ea,t , Ia,t , Ia,k,t ).

52 Nous allons estimer l’équation de salaire ainsi obtenue. Remarquons que le but de l’estimation est d’évaluer le rôle respectif des qualifications, dotations et interactions inter- et intra-sectorielles, sans que l’on puisse cependant déterminer pour les effets des dotations et des interactions s’ils transitent par des effets prix locaux des biens pa,k,t (si l’entreprise a un meilleur accès au marché, elle a une recette moyenne par unité vendue plus élevée), prix des inputs ra,k,t (si les fournisseurs d’input sont suffisamment mobiles et viennent se localiser près de la production, ces inputs sont moins chers) ou par des effets de productivité purs Aa,k,t (qui jouent directement sur la productivité totale des facteurs, et notamment ceux que nous avons mentionnés à propos des marchés locaux du travail). De plus, on n’estime que l’effet net des forces d’agglomération et de dispersion, ces deux types de forces peuvent jouer simultanément. Par exemple, des effets de concurrence peuvent s’opposer aux effets d’accès au marché (ce qui diminue cette fois-ci pa,k,t ) ou s’opposer aux effets de partage d’inputs intermédiaires (accroissant cette fois-ci ra,k,t ). On ne peut non plus distinguer les effets bruts des externalités positives et de la congestion sur Aa,k,t . Néanmoins, une telle évaluation est intéressante, par exemple en termes de politique publique à mettre en place. Si l’on montre que les dotations n’ont qu’un effet mineur sur les différences de productivité du travail dans l’espace, un saupoudrage du capital public sur l’ensemble des zones d’emploi les plus pauvres ne réduira pas significativement ces différences. Si l’on montre que la concentration accroît la productivité, forcer certaines activités à se délocaliser dans des zones moins denses pourra certes réduire les inégalités de salaire mais au prix d’une perte d’efficacité.

53 La spécification économétrique adoptée est :

54

equation im4

55 L’estimation s’effectue ainsi en deux étapes. En première étape, le logarithme du salaire de l’employé est régressé sur un premier groupe de variables explicatives locales et sectorielles liées aux effets des interactions intra-sectorielles, Ia,k,t . Il s’agit de la spécialisation de la zone-secteur, définie comme la part du secteur dans l’emploi local, du nombre d’établissements de la zone-secteur et de la part de cadre supérieurs dans la zone-secteur afin d’isoler plus particulièrement les effets de création et de diffusion des connaissances liés au marché du travail. Les effets ?k de ces variables locales dépendent du secteur considéré. Toutes les variables sont centrées par rapport à leur moyenne nationale secteur-temps ce qui permet de se concentrer sur les effets purement géographiques. Les moyennes sectorielles nationales des variables sont capturées par des effets fixes sectoriels, ?k . Par exemple, si un secteur emploie plus de cadres et que ceux-ci bénéficient d’un salaire plus élevé de façon générale, le salaire apparaît plus élevé dans les zones où ce secteur est sur-représenté, sans que cela soit dû à des effets locaux, ce qui est capté par l’effet fixe du secteur considéré. Plus généralement, les effets fixes sectoriels permettent de déterminer quelle est la part des inégalités spatiales de salaires expliquée par des éléments liés aux différences nationales entre secteurs. Enfin, des effets fixes zone-temps, ?a,t , capturent tous les effets locaux non sectoriels, c’est-à-dire à la fois liés aux dotations et aux interactions inter-sectorielles, reflétant l’impact sur le salaire d’un employé donné d’être en un lieu donné à une date donnée. Finalement, la structure de panel des données permet une approche sophistiquée des différences de qualification, au niveau individuel. À cette fin, un effet fixe individuel propre à chacun des employés, ?i , est tout d’abord introduit. Il capte toutes les différences d’aptitudes entre les individus qui sont constantes au cours du temps, comme l’effet de leur éducation bien sûr, mais bien au-delà des aptitudes de leurs parents, l’effet de la commune où ils sont nés, de leur sexe et ainsi de suite. Afin de prendre en compte l’expérience des employés, nous suivons la pratique courante en économie du travail d’introduire l’âge de l’individu et son carré dans la régression. Notons que seule la présence dans le panel d’un nombre suffisant à la fois de migrants entre zones d’emploi et de personnes qui n’en changent pas entre chaque date permet d’estimer simultanément les effets fixes zone-temps et les effets fixes individuels. Si personne ne migrait, les deux ne seraient pas identifiables séparément puisqu’il ne serait pas possible de déterminer des caractéristiques du lieu ou de la personne, lesquelles sont responsables du niveau de salaire obtenu.

56 À l’issue de la première étape de l’estimation, les effets fixes zone-temps estimés représentent un salaire local net des effets de qualification, d’interactions intra-sectorielles et de secteur. Ce salaire est régressé dans une deuxième étape (correspondant à la deuxième équation du système (2)) sur des indicatrices annuelles, ?t , qui captent les variations temporelles et a-spatiales des salaires, et sur les variables d’interactions inter-sectorielles, Ia,t . Celles-ci incluent les effets de la densité, de la superficie, de la diversité sectorielle globale et éventuellement du potentiel de marché en termes de densité (la moyenne des densités de toutes les zones d’emploi autres que celle considérée, pondérées par la distance qui les sépare de cette zone). Ne disposant pas de données suffisamment précises relatives aux dotations des zones d’emploi, l’effet de celles-ci, Ea,t?, n’est appréhendé que par quatre variables issues de l’inventaire communal (la fraction de la population vivant dans une commune ayant un accès à la mer, à la montagne, à un lac ou ayant un héritage culturel ou architectural), les autres étant implicitement incluses dans le résidu ?a,t ce qui peut poser des problèmes économétriques qui seront évoqués plus loin. Si l’on ne peut distinguer ainsi que partiellement l’impact des dotations d’infrastructures publiques de celui de la géographie physique locale par exemple, cela permet néanmoins de distinguer la part de la variance expliquée par ce qui a été appelé les dotations locales de celle expliquée par les interactions locales inter-sectorielles.

57 À des fins de comparaison avec ce qui serait faisable en ne disposant que de données agrégées par zone et secteur, comme en disposent la plupart du temps les économistes géographes, le même type de régression est mené en remplaçant en première étape le salaire de l’individu par le salaire moyen de la zone-secteur, wa,k,t , l’effet de son âge et de son carré par les moyennes dans la zone-secteur de ces variables, et l’effet fixe individuel par la part des différentes catégories socio-professionnelles (en six catégories) dans la zone. L’utilisation de telles données agrégées est susceptible de conduire à deux types de difficultés, dont on souhaite évaluer l’impact. Premièrement, il est difficile d’identifier correctement certains effets. En particulier, l’impact moyen des qualifications et de l’âge ne permet pas de distinguer les effets directs de la qualification de chaque individu d’éventuelles externalités de capital humain (la rencontre d’individus qualifiés accroît leur productivité), ce qui était possible sur des données individuelles grâce à la variable donnant la part des cadres de la zone-secteur introduite aux côtés de l’effet fixe individuel. Le second problème a trait à l’auto-sélection des individus dans l’espace. Il est possible d’imaginer qu’à qualification observable identique, les salariés à Paris aient un salaire plus élevé, non pas à cause d’une meilleure dotation en infrastructure ou de plus fortes interactions, mais parce que Paris sélectionne des individus intrinsèquement plus dynamiques et productifs. Les effets fixes zones-temps captureront alors non seulement des effets d’agglomération mais aussi la moyenne locale des caractéristiques individuelles inobservables. Dans les deux cas, seules des données individuelles, avec notamment l’introduction d’un effet fixe individuel, permettent de pallier ces problèmes liés à l’agrégation et de contrôler au mieux les différences de qualifications, d’expérience et d’aptitude entre individus.

3.2 – Qualifications et interactions intrasectorielles

58 Nous présentons en premier lieu les résultats relatifs à la première étape de l’estimation, sur données individuelles. Tout d’abord, il faut remarquer que l’introduction des seuls effets fixes individuels explique 71 % de la variance des salaires individuels. Les effets zone-temps, introduits seuls également, en expliquent quant à eux 15 %, tout comme des indicatrices secteur-temps. Lorsque l’on considère l’effet de toutes les variables agrégées, la part de la variance expliquée monte à 31 %, bien en-dessous de celle relative aux effets fixes individuels. Ces résultats sont complétés par une analyse de la variance exhaustive permettant d’appréhender le rôle simultané de toutes les variables explicatives. Celle-ci montre que l’explication majeure des différences de salaires réside bien dans les différences d’aptitudes entre individus. À l’opposé, les interactions intra-sectorielles ne jouent quasiment aucun rôle sur les inégalités salariales. Les effets zone-temps, représentant à ce stade soit des effets d’interactions inter-sectorielles, soit de dotations, jouent un rôle intermédiaire, sensible mais moindre cependant que celui des aptitudes.

59 Le deuxième résultat obtenu est la présence d’une forte corrélation entre les effets fixes individuels et les effets fixes zone-temps. Ainsi, on observe en France un tri important des individus dans l’espace : les individus les plus efficaces se localisent dans les zones qui sont elles-mêmes intrinsèquement plus efficaces. Si l’inverse se produisait, les inégalités salariales seraient plus faibles, les deux effets s’annihilant. Néanmoins, ils se renforcent ici, ce qui constitue l’explication majeure de ces inégalités. À titre d’illustration, le graphique 3 donne les salaires nets des effets de qualification et d’interactions intra-sectorielles pour les mêmes zones d’emploi que celles de le graphique 2. On y constate la baisse importante par rapport à le graphique 2 des inégalités de salaire, principalement due à la correction des effets individuels.

3

Coût salarial net des effets de qualification et d’interactions intrasectorielles, « détrendé »

3

Coût salarial net des effets de qualification et d’interactions intrasectorielles, « détrendé »

Note : Les salaires des trois années manquantes sont remplacés par la moyenne des deux années contiguës. Le chiffre entre parenthèses après le nom de la zone d’emploi correspond à la part de la zone d’emploi dans l’emploi total français.
Source : Calculs des auteurs.

60 Les indicateurs d’inégalités donnés plus haut et recalculés sur les salaires nets des effets de qualification et d’interactions intra-sectorielles confirment cette conclusion. Le salaire maximum n’est plus supérieur au salaire minimum que de 38 %, le rapport des premiers et derniers déciles est de 1,14, celui des premier et troisième quartiles de 1,06 et le coefficient de variation est de 0,05. Ainsi, les différences de qualification entre zones expliquent-elles entre 40 et 50 % des inégalités spatiales de salaire.

61 Même si, comme nous venons de le voir, les effets d’interactions intra-sectorielles ne sont pas responsables de la variabilité des salaires dans l’espace, leur ampleur est loin d’être nulle. L’effet de la spécialisation est en moyenne de 0,021, ce qui signifie que doubler la part d’un secteur dans l’emploi local augmente en moyenne la productivité du travail dans ce secteur de 2,1 %. Des chiffres plus élevés, jusqu’à 4,3 %, peuvent être obtenus pour certains secteurs de haute-technologie, ce qui est conforme à l’intuition que les effets d’agglomération intra-sectoriels y sont encore plus forts, probablement via des externalités transitant par la main-d’œuvre qualifiée, notamment du fait de la présence de spillovers technologiques. La part des cadres supérieurs dans la zone-secteur exerce aussi un effet significativement positif, ce qui confirme cette intuition. Finalement, le nombre d’établissements dans la zone secteur, à spécialisation donnée donc, diminue la productivité. En moyenne, lorsque l’on double ce nombre, celle-ci baisse de 1,4 %, ce qui montrerait la présence de rendements croissants internes aux entreprises.

3.3 – Interactions intersectorielles et dotations

62 Nous pouvons maintenant passer aux déterminants des effets zone-temps, c’est-à-dire à l’identification respective des effets d’interactions inter-sectorielles et de dotations via l’estimation en seconde étape de la deuxième équation du système (2).

63 Il est là aussi utile de commencer par une analyse de la variance. La densité de l’emploi total explique, seule, 59 % de la variance des salaires nets des effets de qualification et d’interactions intra-sectorielles. La superficie en explique également, toujours seule, une part importante, 48 %, sans que l’on sache cependant pour le moment si cela est lié à sa corrélation forte avec la densité ou d’un nouvel effet associé cette fois-ci à la taille absolue de la zone. La diversité sectorielle, bien que fréquemment mentionnée comme pouvant représenter l’impact de spillovers inter-sectoriels n’a quant à elle qu’un rôle faible, expliquant, seule, 5 % de la variance. Lorsque ces trois variables sont introduites simultanément, la part de la variance expliquée est de 60 %, ce qui montre que les effets de la densité et de la superficie sont très corrélés. Si le potentiel de marché est ajouté, c’est-à-dire l’effet de la densité des zones avoisinantes, le part de la variance expliquée s’élève à 72 %, ce qui montre à l’inverse que l’accès au marché est également important dans la détermination des salaires, aux côtés de la densité locale des activités économiques. Ces résultats sont confirmés par une analyse de la variance plus rigoureuse. Celle-ci montre également que c’est la superficie qui ne joue en fait qu’un rôle modeste par rapport à la densité.

64 L’effet de la densité estimé selon les moindres carrés ordinaires (MCO), avec à ses côtés la superficie et la diversité seulement, est fort : doubler la densité induit une augmentation de salaire de 3,7 %. Rappelons que les zones urbaines sont souvent plus de dix fois plus denses que les zones rurales, sans prendre les cas les plus extrêmes [8]. À densité donnée, un doublement de la superficie, ce qui revient à doubler l’emploi total, exerce un effet supplémentaire sur le salaire de l’ordre de 1,1 %. L’impact de la diversité sectorielle n’est pas significatif. Lorsque les quatre variables de dotations ainsi que la variable de potentiel de marché en densité sont introduites, l’effet de la densité baisse à 3,2 %, celui de la superficie augmente à 2,2 %, la diversité devient significativement négative mais avec un effet faible (– 0,5 %), alors que le potentiel de marché des zones voisines joue un rôle d’amplitude comparable à celle de la densité, de 3,5 %. Les variables de dotation ont également un effet significatif.

65 Il est cependant nécessaire à ce stade de se demander s’il est légitime d’estimer une telle équation par les moindres carrés ordinaires. Il faut tout d’abord remarquer que la variable dépendante de cette deuxième étape, ?a(i,t),t , est en fait estimée lors de la première étape et donc sujette à des erreurs de mesures. C’est une première source de biais des écarts-type des estimateurs MCO. Ce biais est corrigé en utilisant une méthode de moindres carrés quasi-généralisés, ce qui ne modifie quasiment pas les résultats. Plus problématique a priori est l’absence, dans cette régression de deuxième étape et du fait d’un manque de données, d’un certain nombre de variables de dotations, relatives notamment au capital public local. Cette absence devrait biaiser les estimateurs de la densité vers le haut. En effet, centres de recherche, universités, infrastructures de transport sont tous susceptibles d’améliorer la productivité des inputs, et du travail en particulier, et sont tous sur-représentés dans les zones les plus denses. Les omettre de la régression, comme cela a été fait ici, conduit à sur-estimer l’effet de la densité qui prend en compte non seulement le rôle des interactions inter-sectorielles mais également une partie des effets de dotations. Roback (1982) souligne qu’il peut également être dangereux d’omettre un certain nombre de variables d’amenités locales de consommation, comme la présence de théâtres, d’équipements de loisir, etc. La logique de ce résultat est un peu plus complexe. Ces amenités locales sont susceptibles d’attirer dans la zone un plus grand nombre de personnes, ce qui augmente la densité de l’emploi. Mais ces personnes consomment du sol, comme les entreprises. Le prix du sol a donc tendance à augmenter, les entreprises substituant alors du travail au sol dans leur production. Mais comme la productivité marginale du travail est décroissante, celle-ci s’en trouve réduite, et il en va de même pour les salaires. Cela induit donc maintenant une corrélation négative entre densité et salaire. Si l’on n’introduit pas les variables adéquates, l’effet de la densité apparaît donc biaisé vers le bas. Finalement, au-delà des problèmes de variables manquantes, se pose potentiellement des problèmes de simultanéité. Il suffit qu’un choc de productivité, positif par exemple, inobservé par l’économètre soit observé par des personnes qui en tiennent compte dans leurs décisions de migration. La densité de la zone où le choc a eu lieu augmente alors et une corrélation apparaît entre le terme d’erreur de la régression et une des explicatives, la densité en l’occurrence. Ainsi, que ce soit pour des raisons de variables manquantes ou de choix de localisation endogène, les estimateurs des MCO ont de fortes chances d’être biaisés.

66 Ce problème peut être résolu par l’utilisation de techniques de variables instrumentales, à condition bien entendu de disposer des instruments adéquats. C’est la densité des zones d’emploi un grand nombre d’années avant la période d’étude et en plusieurs dates (en 1831, 1861, 1891, et 1921) qui est utilisée ici, ainsi que le potentiel de marché en 1831 et un index de périphéralité (la distance moyenne à toutes les autres zones d’emploi). Ayant plus d’instruments que de variables à instrumenter (les quatre variables d’externalités inter-sectorielles le sont), la validité de ces instruments peut être testée et il s’avère qu’elle n’est pas rejetée pour un grand nombre de combinaison de ceux-ci.

67 Prendre en compte les biais de variables manquantes et d’endogénéité change significativement les résultats. L’effet de la densité baisse encore pour s’établir à 3,0 %. Il est à noter que cette estimation est bien plus faible que ce que trouve usuellement la littérature, qui est de l’ordre de 4 à 8 %. Ces études n’utilisent cependant pas de données individuelles et instrumentent rarement. L’effet de la superficie n’est plus significatif. Ainsi, au-delà des effets de densité, il n’y aurait pas d’effet de taille absolue de la zone supplémentaire. La diversité a toujours un effet négatif mineur qui n’est plus significatif qu’à 10 %. Les effets de la superficie et de la diversité apparaissent donc comme peu robustes. Le potentiel de marché a un effet plus faible qu’en l’absence d’instrumentation, à 0,024. Ainsi, doubler la densité de toutes les autres zones d’emploi augmente la productivité locale de 2,4 %. De même, réduire de moitié la distance à toutes les autres zones d’emploi l’augmente de 0,024 × 50 % = 1,2 %.

68 On peut également à ce stade obtenir une confirmation du tri des individus dans l’espace en fonction de leurs aptitudes. La corrélation entre les effets fixes individuels et la densité apparaît en effet comme très élevée, valant 0,44. Ainsi, les individus ayant l’efficacité la plus élevée se localisent bien plus fréquemment dans les zones les plus denses.

69 L’importance des effets d’interactions inter-sectorielles par rapport aux effets de dotation, déjà soulignée par la part de la variance expliquée de 72 % due aux seules variables de densité, superficie, diversité et potentiel de marché, est également clairement illustrée par la représentation sur le graphique 4 du coût salarial résiduel, le terme d’erreur de l’équation de deuxième étape, pour les douze zones d’emploi que nous avons considérées. La faiblesse des inégalités de coût salarial résiduelles entre zones d’emploi est alors frappante. Le salaire en Île de France n’est alors qu’à peine 10 % à 20 % plus élevé que dans les zones rurales.

4

Coût salarial résiduel « détrendé » (régression non instrumentée avec densité, diversité et superficie comme explicatives en deuxième étape)

4

Coût salarial résiduel « détrendé » (régression non instrumentée avec densité, diversité et superficie comme explicatives en deuxième étape)

Note : Les salaires des trois années manquantes sont remplacés par la moyenne des deux années contiguës. Le chiffre entre parenthèses après le nom de la zone d’emploi correspond à la part de la zone d’emploi dans l’emploi total français.
Source : Calculs des auteurs.

70 Les indicateurs d’inégalité recalculés sur les salaires résiduels confirment cette conclusion. Le salaire maximum n’est plus supérieur au salaire minimum que de 23 %, le rapport des premiers et derniers déciles est de 1,07, celui des premier et troisième quartiles de 1,04 et le coefficient de variation est de 0,03. Ainsi, les différences de dotation entre zones expliquent-elles au mieux un tiers des inégalités spatiales de salaire.

71 Il est finalement intéressant de dire quelques mots sur les résultats obtenus sur données agrégées. Rappelons que celles-ci prennent en compte les différences de compétences des employés des différentes zones mais uniquement celles qui sont observables au travers de la catégorie socio-professionnelle de la personne, de son âge et du carré de celui-ci. En revanche, les estimations sur données individuelles permettaient de prendre en compte au travers de l’effet fixe individuel certaines caractéristiques inobservables. À titre d’exemple, pour des régressions non instrumentées, l’effet de la densité est évalué à 6,3 % sur données agrégées (contre 3,7 % sur données individuelles), celui de la superficie à 3,4 % (contre 1,1 %). Dans les régressions instrumentées, on obtient un effet de 5,6 % pour la densité sur données agrégées (contre 3,0 % sur données individuelles) et de 2,5 % pour la superficie (contre un effet non significatif). Ainsi, lorsque l’on travaille sur données agrégées et qu’en plus on n’instrumente pas, on sur-estime l’effet de la densité d’un facteur supérieur à deux et on donne un rôle important à la superficie qui n’a pas lieu d’être. Cela montre que non seulement le tri dans l’espace selon les caractéristiques observables des individus est important, mais que celui selon les caractéristiques inobservables l’est également. Même à catégorie socio-professionnelle identique, les individus ayant les meilleures aptitudes ont plus tendance à se localiser dans les zones les plus efficaces, qui s’avèrent être les plus denses.

4 – Conclusions

72 Nous avons tout d’abord détaillé les différentes forces d’agglomération qui incitent les agents à se localiser dans les mêmes lieux et celles de dispersion qui les incitent au contraire à s’éloigner dans l’espace. Nous avons vu que dans ce type de mécanismes, les marchés locaux du travail pouvaient jouer un rôle prépondérant. Empiriquement, ce rôle se traduit par une productivité effectivement plus élevée dans les zones où la densité des activités économiques est élevée et qui ont un bon accès aux zones également les plus denses. Ces zones attirent de plus les employés ayant les aptitudes les plus élevées, ce qui est en fait l’élément explicatif majeur des disparités spatiales de salaire.

73 Nous avons peu abordé les questions normatives liées à l’organisation de l’espace. Cependant, il est assez facile de montrer que la présence de forces d’agglomération et de dispersion de plus en plus intenses lorsque la taille augmente implique l’existence d’une taille de ville ou de région optimale. De plus, l’équilibre de marché peut conduire à un défaut comme à un excès de concentration spatiale, ce qui laisse une place à l’intervention publique. Comme le montre l’étude empirique, les zones d’emploi françaises semblent être dans une situation où les gains à la concentration spatiale sont significatifs, puisqu’une fois une large gamme de biais contrôlés, doubler la densité apparaît comme augmenter la productivité de 3 %. Il y aurait donc encore des gains à la concentration spatiale à exploiter. Ces gains peuvent provenir de marchés locaux du travail plus denses, via des effets d’externalités informationnelles, de spécialisation des tâches des employés accrue, d’un meilleur partage des risques entre entreprises ou d’un meilleur appariement entre entreprises et employés. Cela se ferait cependant au prix d’une dispersion encore plus forte des salaires nominaux entre zones d’emploi. Lutter contre cette dispersion via des investissements en capital public dans les zones les moins denses ne semble pas devoir être voué au succès, ceux-ci n’ayant pas d’impact direct majeur sur la dispersion des salaires. Cela ne veut cependant pas dire que ces investissements publics n’auraient pas un rôle sur la productivité de l’ensemble des zones d’emploi. De plus, ils peuvent être à l’origine d’un effet indirect sur cette dispersion en étant une des sources de la présence des employés les plus aptes dans les zones denses, dont on montre qu’elle en explique, elle, une large part. Finalement, un des résultats principaux de l’analyse empirique, le tri des qualifications dans l’espace, est un phénomène à la fois rarement abordé par les modèles théoriques d’économie géographique et peu pris en compte dans les analyses empiriques. Il nous incite à poursuivre les recherches sur les interactions entre choix de localisation des entreprises et rôle des marchés locaux du travail, ainsi que, au niveau empirique, à l’étude simultanée des migrations et des salaires locaux.

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Mots-clés éditeurs : concentration des activités, marché locaux du travail, partage et débauchage du travail

Date de mise en ligne : 01/03/2008.

https://doi.org/10.3917/reof.104.0141

Notes

  • [1]
    Ce qu’en plus, certains auteurs contestent de toute façon, voir par exemple le travail de Duranton et Storper (2005) qui défend l’idée que la complexification des produits qui accompagne le développement économique tend à augmenter leurs coûts de transfert.
  • [2]
    Le lecteur trouvera une version plus détaillée des arguments présentés dans cette section dans Combes, Mayer et Thisse (2006, chap. 2).
  • [3]
    On trouvera par exemple dans Saxenian (1994) un certain nombre d’exemples de ces effets relatifs à la Silicon Valley et à la route 128 en banlieue de Boston.
  • [4]
    Coûts des échanges et coûts de transfert sont synonymes ici. Ceux-ci couvrent tous les coûts supplémentaires liés au fait qu’un bien n’est pas consommé à l’endroit où il est produit, ce qui inclut naturellement les coûts de transport, mais également par exemple tous les coûts de conversion de monnaie, informationels, ou liés à la présence de barrières douanières.
  • [5]
    Notons que, pendant une petite période, les situations sans et avec inégalités correspondent toutes les deux simultanément à un équilibre possible des modèles. Dès que les coûts des échanges sont suffisamment bas, cette multiplicité disparaît.
  • [6]
    On trouvera également des spécifications alternatives de ce type d’idées dans Stahl et Walz (2001) ; Gerlach, Rønde et Stahl (2005).
  • [7]
    L’ampleur des spillovers qui est alors maximale ne dépend donc pas du degré de différenciation dans ce cas car le modèle suppose que le coût de transmission des connaissances ne dépend pas directement du degré de différenciation des variétés, ce qui est une hypothèse forte.
  • [8]
    Le rapport entre le premier et le dernier décile pour la densité d’emploi est égal à 13,2.
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