Couverture de REOF_099

Article de revue

Inflation : retour d'une crainte ou crainte d'un retour ?

Pages 157 à 177

Notes

  • [*]
    Ont contribué à cette partie : Christophe Blot, Marion Cochard, Frédéric Reynès et Xavier Timbeau.

1 L’économie mondiale connaît une période de désinflation qui a débuté au début des années 1980. Si les périodes de faible inflation ne sont pas rares dans l’histoire, celle que nous vivons actuellement est exceptionnelle pour deux raisons. Elle concerne d’une part les pays industrialisés mais également une majorité de pays en développement et a d’autre part été réalisée dans le cadre d’un régime de changes flottants. Parmi les facteurs avancés pour expliquer ce phénomène, on retrouve généralement : la crédibilité des politiques monétaires, l’intégration commerciale ainsi que le développement d’un certain nombre de réformes structurelles. Si on peut difficilement contester la réalité du phénomène, on peut aussi se demander si la période de désinflation ne pourrait pas toucher prochainement à sa fin laissant alors ressurgir des craintes sur un possible retour de l’inflation.

Rétrospective historique sur un phénomène mondial

Le système monétaire international garant de la stabilité de l’inflation

2 Avant la remise en cause des accords de Bretton-Woods en 1971, le système monétaire international s’appuie sur une base monétaire fixe. L’étalon-or, puis l’étalon change-or (Gold Exchange Standard) à partir de 1945, imposent un ancrage nominal pour le taux de change et par ce biais pour l’inflation. Jusqu’à la seconde guerre mondiale, ce système débouche même régulièrement sur des périodes déflationnistes. Les périodes inflationnistes coïncident plutôt avec celles d’abandon du système monétaire international. Le renoncement à la convertibilité avec l’étalon-or, qu’il soit effectif ou suite à des émissions monétaires trop importantes, sert le plus souvent au financement de guerres. Ainsi, les première et seconde guerres mondiales sont des périodes fortement inflationnistes, le phénomène étant plus marqué en France qu’aux États-Unis du fait des nombreuses pénuries (graphique 1).

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Inflation en France et aux États-Unis entre 1900 et 1970

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Inflation en France et aux États-Unis entre 1900 et 1970

Sources : Séries longues macroéconomiques de P. Villa pour la France (www.cepii.fr). Réserve fédérale pour les États-Unis.

3 L’entre-deux guerres est déflationniste aux États-Unis. D’une part, la fin des efforts de guerre débouche en 1921 sur une forte baisse des prix des matières premières, et d’autre part, la crise de 1929 plonge le pays dans la crise et la déflation. Suite à une crise de confiance, la France connaît un pic d’inflation en 1926. La stabilisation Poincaré rétablit la situation et conduit à la déflation jusqu’aux fortes hausses de salaire horaire du Front populaire en 1936.

4 Les accords de Bretton-Woods, signés en juillet 1944, conduisent à l’abandon de l’étalon-or. Les réserves des pays sont constituées en dollars et seuls les États-Unis ont les moyens de garantir la convertibilité du dollar en or. Le système devient intrinsèquement asymétrique puisque aucun accord ne prévoit un contrôle de la quantité de dollars émis. Les États-Unis sont fréquemment accusés de générer de l’inflation dans les autres pays en créant un excès international de liquidités. Les phases inflationnistes concordent toujours avec les périodes de guerre comme la Corée, le Viêt-nam ou l’Algérie.

La fin de la contrainte de Bretton-Woods

5 Le 15 août 1971, Richard Nixon décide de mettre fin à la convertibilité du dollar en or, il ordonne en même temps un blocage des salaires et des prix pendant trois mois et impose une taxe sur les imports de 10 %. La fin des changes fixes est décidée en mars 1973 et officialisée en janvier 1976 par les accords de la Jamaïque. Le Fonds monétaire international (FMI) perd la plupart de ses pouvoirs de contrôle puisque chacun de ses membres est désormais libre de choisir sa politique de change.

6 Dans un contexte d’accumulation de chocs inflationnistes, la levée des contraintes sur les pratiques monétaires nationales due à l’éclatement de Bretton-Woods a sans doute favorisé la forte accélération des prix dans les années 1970. Si les chocs pétroliers sont souvent mis en avant, ils ne fournissent pas une explication exhaustive à cette dérive. D’ailleurs, la hausse de l’inflation dans les principaux pays riches est antérieure au premier choc pétrolier (graphiques 2 et 3).

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Inflation dans le G7 entre 1965 et 2006

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Inflation dans le G7 entre 1965 et 2006

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Inflation dans le G7 entre 1965 et 2006 (suite)

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Inflation dans le G7 entre 1965 et 2006 (suite)

Source : FMI.

7 Bien que certains économistes (Phelps et Friedman) pointent l’importance des anticipations dans le processus inflationniste dès la fin des années 1960, la croyance en un dilemme inflation-chômage a favorisé la mise en œuvre de politiques peu soucieuses de la hausse de l’inflation.

8 Par ailleurs, les chocs pétroliers masquent l’effet du fort ralentissement de la productivité globale des facteurs dans les pays industrialisés. À partir de la fin des années 1960 pour les États-Unis et de la deuxième moitié des années 1970 pour l’Europe, le rythme de croissance de la productivité du travail ralentit drastiquement de près de 2 % en moyenne par an (graphique 4). Le ralentissement est plus marqué en Europe car les gains de productivité exceptionnels de l’après-guerre reflètent pour partie l’effort de reconstruction et le rattrapage sur les États-Unis. Ce choc crée un conflit de répartition majeur car il remet en cause les équilibres existant où les pénuries de main-d’œuvre avaient habitué à de fortes progressions de salaire.

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Gains de productivité entre 1965 et 2005

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Gains de productivité entre 1965 et 2005

Source : OCDE, perspectives économiques, juin 2006.

9 En l’absence de contrainte extérieure sur les politiques monétaires nationales, les conflits de répartition générés par ces chocs d’offre sont arbitrés par la hausse de l’inflation. Seule l’Allemagne, traumatisée par l’hyper inflation des années 1920, cherche à la maîtriser. Dans les autres pays, l’évolution concomitante de l’inflation et du chômage fait vite apparaître la non stabilité du dilemme inflation-chômage et la non soutenabilité de la situation. À la fin des années 1970, ces pays prennent conscience de la dérive inflationniste de leurs politiques et décident qu’il est temps de réagir.

Reprise du contrôle national de l’inflation

10 En août 1979, Paul Volcker accède à la présidence de la Réserve fédérale dans un contexte de grande confusion lié au conflit en Iran et aux hésitations de Carter au sujet de la lutte contre l’inflation. Dès octobre, il déclare la guerre à l’inflation avec une montée brutale des taux d’intérêt courts (fedfunds, overnight), suivie par les taux longs (graphique 5).

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Taux d’intérêt et inflation aux États-Unis

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Taux d’intérêt et inflation aux États-Unis

Source : Réserve fédérale.

11 L’ensemble des pays industrialisés se lance dans cette lutte alors que dans les pays en voie de développement la dérive inflationniste se poursuit (graphique 6). Grâce à l’aide du contre-choc pétrolier, la bataille semble gagnée dès 1987 puisque l’inflation dans les pays industrialisés est ramenée à 2,2 % en janvier. La hausse de l’inflation provoquée par le redémarrage de la croissance amène à un nouveau resserrement de la politique monétaire au début des années 1990 qui permet de faire passer l’inflation en dessous des 2 %.

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Inflation dans le monde entre 1965 et 2006

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Inflation dans le monde entre 1965 et 2006

Source : FMI.

12 Dans certains pays en voie de développement notamment d’Amérique latine, la forte inflation du début des années 1980 se transforme en hyperinflation au début de la décennie suivante du fait notamment d’importantes dérives budgétaires. Les tentatives de stabilisation via le gel des prix et des salaires ayant échouées, des plans d’ajustement combinant la libéralisation des prix avec une forte dévaluation de la monnaie et une réduction du déficit budgétaire parviennent à rétablir la confiance en la monnaie nationale. À la fin des années 1990, la plupart de ces pays affiche des rythmes d’inflation à un chiffre.

Qu’a-t-on gagné à la désinflation ?

13 Il est indéniable que les coûts associés aux périodes d’hyperinflation sont prohibitifs puisque le fondement même du fonctionnement d’une économie monétaire est remis en cause. Quand la situation devient intolérable et que la valeur de la monnaie diminue de jour en jour, voire d’heure en heure, la monnaie ne peut plus remplir ses fonctions élémentaires d’unité de compte, d’intermédiaire des échanges et de réserve de valeur. Dans de telles circonstances, soit les agents sont amenés à se tourner vers une autre devise, soit l’économie est contrainte au retour à un système de troc. Les notions de valeur, de prix relatif ainsi que tous les contrats (salaire et dette) qui régissent les relations économiques au sein de la société deviennent obsolètes. L’ensemble du système financier ne peut être épargné et ces épisodes d’hyperinflation sont généralement accompagnés de crises bancaires.

14 Dans ces conditions, la désinflation permet en premier lieu de retrouver les mécanismes économiques qui sont à la base du fonctionnement d’une économie monétaire.

15 En dehors de ces situations extrêmes, les coûts de l’inflation sont plus difficiles à mettre en évidence et ne sont pas aisément quantifiables notamment lorsqu’ils sont liés aux coûts de changements d’étiquettes. Il reste qu’une inflation maîtrisée permet sans doute d’accroître l’efficacité de l’allocation des ressources en améliorant la qualité de l’information révélée par le système de prix relatifs. Elle réduit les distorsions pouvant être liées au système fiscal ainsi que les redistributions de richesse qui ne sont pas nécessairement souhaitées entre créditeurs et débiteurs ou pour les personnes à revenus fixes.

16 Par ailleurs, il faut souligner qu’une inflation excessive va généralement de pair avec une plus forte volatilité contribuant donc à accroître l’incertitude. Sans la désinflation, le financement des déséquilibres mondiaux (graphique 7) n’aurait sans doute pas pu se faire dans les mêmes conditions, c’est-à-dire sans crise majeure. De fait, sans aller jusqu’à supposer l’existence d’un lien causal, on peut imaginer que la désinflation a été un facteur favorisant la globalisation financière.

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Positions extérieures

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Positions extérieures

Note : le PIB américain correspond à 28 % du PIB mondial.

17 On doit naturellement se féliciter de l’exceptionnelle stabilité des prix observée actuellement tant dans les pays industrialisés que dans les pays en voie de développement. Mais, il ne faut pas négliger que la désinflation ne s’est pas toujours déroulée sans coûts. Celle-ci ayant été enclenchée par la mise en œuvre de politiques monétaires restrictives, qui ont alors eu des répercussions au moins temporaires sur le taux de chômage. Aux États-Unis, on observe clairement que le changement de régime lié à la chute du taux d’inflation qui passe de 13,3 % à moins de 4 % entre 1979 et 1982 provoque une forte remontée du taux de chômage (4,6 points, graphique 8). Ce dernier revient ensuite progressivement à un niveau comparable à celui précédent la désinflation. Il fluctue ensuite au gré des cycles économiques.

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Chômage et inflation aux États-Unis

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Chômage et inflation aux États-Unis

Source : OCDE, Perspectives économiques, juin 2006.

18 La baisse du taux d’inflation a également été très nette en France puisqu’il est passé de 14 % en 1981 à moins de 2,1 % en 1986. Dans le même temps, le chômage est monté de 7,4 à 9,8 % (graphique 9). Si la situation était initialement plus favorable en Allemagne, la baisse du taux d’inflation n’en a pas moins été importante passant de 6,6 % en 1981 à –1,0 % en 1986. De son côté, le chômage a atteint un pic en 1985 s’établissant à 7,2 % et a déjà entamé une baisse un an plus tard. Néanmoins, fait marquant pour la France et dans une moindre mesure pour l’Allemagne, le chômage n’est jamais redescendu à son niveau précédent la désinflation. Malgré l’absence de reprise de l’inflation, les taux d’intérêt se sont maintenus à des niveaux élevés. Le biais restrictif de la politique monétaire s’est donc prolongé bien au-delà de ce qui était nécessaire et a de fait contribué au maintien d’un chômage de masse dans certains pays d’Europe continentale.

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Chômage et inflation en France et en Allemagne

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Chômage et inflation en France et en Allemagne

Source : OCDE, Perspectives économiques, juin 2006.

19 La situation des pays en hyperinflation est différente puisque ces périodes résultent de politiques budgétaires non maîtrisées. Les gouvernements utilisent bien souvent l’arme monétaire pour pallier les déficiences d’un système fiscal inefficace qui ne permet plus d’assurer le fonctionnement de l’État. Le remède peut de fait être radical puisqu’il implique un changement en profondeur de la conduite des politiques monétaire et budgétaire. Les gains en termes d’inflation sont en général très rapides et n’impliquent pas nécessairement un ralentissement net de la croissance. Après avoir atteint plus de 4 900 % en Argentine en 1989, le taux d’inflation a été ramené à 3,9 % en 1994. Pour autant, la croissance moyenne entre 1992 et 1996 s’est établie à 4,8 %, soit trois points de plus que sur la période 1986-1991. La baisse de l’inflation a été toute aussi rapide au Brésil, l’inflation moyenne passant de 1 067 % dans la première moitié des années 1990 à 5,9 % dans la deuxième partie de la décennie. La fin de l’hyperinflation ayant coïncidé avec le choc de la crise asiatique et sa contagion à de nombreuses économies émergentes, il est peu surprenant que la croissance se soit réduite entre 1997 et 2001.

Aux origines de la désinflation

20 Plusieurs raisons peuvent être avancées pour expliquer la désinflation. Elle résulte à la fois d’effets directement liés à la productivité ou à la formation des prix mais aussi de causes plus profondes qui traduisent les réformes entreprises sur les marchés du travail ou des biens ainsi que les orientations stratégiques de politique monétaire décidées depuis la fin des années 1970 jusqu’à aujourd’hui. En outre, la mondialisation croissante des échanges et l’émergence de la Chine en tant qu’acteur incontournable du commerce de marchandises ont permis au processus de connaître une nouvelle phase à la fin des années 1990. L’objectif ici est de préciser ces principales hypothèses et à chaque fois de tenter d’avancer les arguments indiquant que le processus pourrait se poursuivre, prendrait fin ou bien s’inverserait. Bien entendu, il est délicat d’isoler précisément ce qui peut être attribuable à tel ou tel élément dans la mesure où ces facteurs sont souvent imbriqués.

Anticipations d’inflation et stratégies de politique monétaire

21 Les anticipations d’inflation constituent un élément majeur de la formation des prix. Une fois que les agents intègrent l’idée que les prix vont augmenter, ils répercutent rapidement cette anticipation sur les prix qui de fait augmentent conformément à leurs anticipations. Le rôle majeur d’une banque centrale est donc de parvenir à stabiliser les anticipations à un niveau donné correspondant à leur objectif explicite ou implicite d’inflation. C’est tout le sens des orientations stratégiques qui ont été prises à partir de la déclaration pionnière de Volker en 1979 manifestant la volonté de la Réserve fédérale de combattre l’inflation. Cette réaction anti-inflationniste très forte marque ainsi le changement d’attitude à l’égard de l’inflation qui a ensuite gagné tous les pays industrialisés. Ainsi, les taux d’intérêt nominaux et réels ont été fortement augmentés en quelques années (tableau). Les taux nominaux sont ensuite progressivement redescendus mais la forte chute de l’inflation n’a pas compensé intégralement la baisse des taux si bien qu’en termes réels, ils se maintiennent à des niveaux supérieurs à ceux observés entre 1975 et 1978.

22 Suivant les prescriptions de Friedman, le contrôle des agrégats monétaires est devenu plus étroit. Le tournant des années 1980 marque la volonté de rompre avec une décennie d’inflation mais également un changement profond d’orientation stratégique des banques centrales. La notion d’incohérence temporelle des politiques monétaires a fait son chemin et ouvert la voie à l’adoption de règles au détriment des politiques discrétionnaires visant à exploiter l’arbitrage inflation/ chômage. Ensuite, s’est progressivement imposée l’idée que la tentation des banques centrales à stimuler l’activité serait d’autant moins forte que la politique monétaire ne serait plus un instrument aux mains d’un pouvoir politique souvent enclin à soutenir l’activité favorisant alors le développement de l’inflation. L’octroi progressif de l’indépendance des banques centrales a constitué le deuxième axe de la lutte contre le biais inflationniste. On ne pouvait cependant pas imaginer donner plus d’indépendance aux banques centrales sans définir de façon précise le mandat qu’elles seraient tenues de respecter. C’est alors la consécration de l’objectif d’inflation érigé en objectif unique (Banque d’Angleterre) ou en objectif principal (Banque centrale européenne, BCE) et des stratégies de cible d’inflation où les banques centrales basent leurs décisions en fonction de la conformité des anticipations d’inflation avec la cible. C’est donc tout un ensemble de dispositions qui au cours du temps est venu compléter l’arsenal des banques centrales dans leur lutte contre l’inflation.

Taux d’intérêt à court terme

tableau im10
En moyenne Allemagne France Italie Royaume-Uni États-Unis Taux nominaux 1975-1978 4,32 8,50 12,98 10,23 6,39 1979-1985 7,77 12,24 16,93 12,74 11,42 1986-1991 6,31 8,86 12,10 11,84 7,36 1992-2005 4,17 4,60 6,10 5,81 4,08 Taux réels 1975-1978 0,16 – 1,53 – 2,80 – 6,04 – 0,87 1979-1985 3,65 1,87 1,93 3,08 3,94 1986-1991 4,48 5,75 6,34 5,90 3,35 1992-2005 2,22 2,83 3,00 3,18 1,47 Source : Banques centrales nationales.

Taux d’intérêt à court terme

23 Il faut toutefois souligner que la mise en œuvre de ces orientations stratégiques n’a pas été partout appliquée à la lettre. Le cas de la Réserve fédérale est à ce titre intéressant puisque son indépendance est plus une indépendance de facto qu’une indépendance de jure. Par ailleurs, son mandat couvre toujours à la fois la stabilité des prix et le soutien à l’activité économique sans qu’il y ait de hiérarchie claire entre ces deux objectifs. Pourtant, il y aurait sans doute peu de voix pour affirmer que la Réserve fédérale est moins influente, efficace et crédible que les autres banques centrales.

24 De fait, non seulement l’inflation a été maîtrisée mais surtout, les anticipations d’inflation se sont progressivement ancrées sur les cibles explicites ou implicites des banques centrales apportant alors la preuve de la réussite et de la crédibilité des politiques monétaires (les graphiques 10 et 11 retraçant l’évolution des anticipations des professionnels). S’il ne faut pas sous-estimer le rôle des autres facteurs dans la réduction de l’inflation et des anticipations, la performance des banques centrales mérite d’être soulignée. Il faut aussi ajouter que ces résultats ont été obtenus dans un régime où les monnaies ont fluctué librement. L’ancrage des anticipations a ainsi pu se faire indépendamment de la politique de change et du recours à une contrainte extérieure permettant de crédibiliser les politiques monétaires.

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Anticipations d’inflation dans la zone euro

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Anticipations d’inflation dans la zone euro

Source : BCE (Survey of Professional forecasters).
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Anticipations d’inflation aux États-Unis

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Anticipations d’inflation aux États-Unis

Source : Réserve fédérale (Survey of Professional forecasters).

25 Peut-on maintenant envisager des marges de manœuvre supplémentaires concernant la crédibilité ? C’est a priori peu probable puisque les anticipations sont déjà stabilisées au niveau des objectifs d’inflation. La crédibilité est acquise, le risque est donc plus grand de la perdre que d’en gagner à nouveau. De plus, il n’y a aucune raison de diminuer les objectifs d’inflation. S’il ne faut sans doute pas accorder une attention excessive à la valeur précise de l’objectif, il est évident qu’une cible trop faible risquerait de plonger les économies dans des situations déflationnistes.

Réformes structurelles et productivité

26 La réussite de la politique monétaire dans la lutte contre l’inflation n’aurait sans doute pas été aussi nette si elle n’avait pas bénéficié de la conjonction d’autres facteurs. L’évolution des coûts et nécessairement des salaires est un facteur déterminant de la fixation des prix des entreprises. De fait, il n’y aurait pas eu de victoire contre l’inflation si les coûts n’avaient pas été maîtrisés. Deux éléments jouent à ce stade un rôle majeur : les coûts salariaux mais également les gains de productivité. On a vu précédemment que les années 1970 avaient été caractérisées par une baisse très nette des gains de productivité. Les coûts salariaux n’ayant pas suivi la même tendance, il était inévitable que l’inflation s’accélère. Par la suite, la désinflation devait nécessairement passer soit par une maîtrise des coûts salariaux, soit par le retour des gains de productivité. Le graphique 12 illustre ce point en retraçant l’évolution des coûts unitaires de main-d’œuvre dans plusieurs pays. L’accélération des années 1970 ressort nettement et le ralentissement de la croissance de l’indice intervient ensuite selon des calendriers différents. Les coûts unitaires se stabilisent en effet dès 1984 au Japon et en 1992 en France. Au Royaume-Uni, la situation est moins nette et la croissance des coûts unitaires tend plus à ralentir qu’à se stabiliser. Finalement, l’Italie n’est pas vraiment parvenue à modérer l’évolution de ses coûts.

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Coûts unitaires de main-d’œuvre

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Coûts unitaires de main-d’œuvre

Source : US Labor Department.

27 Un autre élément intéressant que l’on peut observer à partir de la situation aux États-Unis tient à ce que l’évolution des coûts unitaires est assez différente selon les secteurs (graphique 13). Ils baissent assez nettement dans le secteur des biens durables alors qu’ils continuent à progresser si l’on considère le secteur non agricole dans son ensemble. On peut effectivement imaginer que les gains de productivité ont été plus faibles dans le secteur des services. Il faut néanmoins noter que la croissance est moins forte que celle observée de 1973 à 1980.

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Coûts unitaires de main-d’œuvre aux États-Unis

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Coûts unitaires de main-d’œuvre aux États-Unis

Source : US Labor Department.

28 Plusieurs éléments peuvent être avancés pour comprendre l’évolution de ces coûts unitaires de main-d’œuvre. Au graphique 4, on constate une reprise des gains de productivité aux États-Unis, notamment à partir de la deuxième moitié des années 1990. Cependant, on n’observe pas vraiment de tendance similaire en Europe ce qui implique de fait que le ralentissement des coûts unitaires de main-d’œuvre a été rendu possible par une plus grande maîtrise des coûts salariaux.

29 De fait, les années 1980 ont été marquées par la mise en œuvre de profondes réformes du marché du travail qui ont visé à en accroître la flexibilité. Les salariés ont été contraints à accepter une plus faible protection du travail, les clauses d’indexation des salaires ont été supprimées et le pouvoir des syndicats a été réduit dans de nombreux pays, rendant les négociations salariales au niveau des pays de l’OCDE moins centralisées et moins coordonnées. C’est en quelque sorte l’âge d’or du libéralisme favorisé par l’arrivée au pouvoir de R. Reagan aux États-Unis et de M. Thatcher en Angleterre. En France, le gouvernement Mauroy initie le changement d’orientation politique avec la désindexation des salaires qui intervient à partir de 1983.

Quel lien entre mondialisation et inflation ?

30 Le ralentissement de l’inflation au cours des deux dernières décennies a finalement coïncidé avec l’accélération de l’intégration financière et commerciale de l’économie mondiale. Il est donc fréquent d’attribuer à la globalisation l’actuelle stabilité des prix. En intensifiant la concurrence internationale entre les entreprises et en réduisant l’inflation importée grâce à la montée en puissance dans le commerce international de pays à bas prix, il apparaît plausible que la mondialisation de l’économie ait soutenu la désinflation des dernières années. Si, à long terme, l’inflation dépend surtout des anticipations, la mondialisation a tout de même pu jouer comme un choc désinflationniste de court terme. Il importe donc de comprendre par quels mécanismes la globalisation a soutenu la désinflation des vingt dernières années, afin d’évaluer si cet effet peut perdurer ou au contraire laisser la place à un impact inflationniste.

Baisse de l’inflation importée

31 D’abord, en levant une grande partie des barrières à l’importation, la globalisation a eu pour effet une baisse massive de l’inflation importée dans les pays industrialisés. On a ainsi vu arriver sur le marché mondial des produits manufacturés, puis des services aux entreprises en provenance de nouveaux producteurs à faibles coûts de production et à bas prix. Le niveau des prix d’import a donc fortement chuté, avec par ailleurs un rythme de croissance extrêmement bas en raison des gains de productivité réalisés dans ces pays. Par ailleurs, les parts de marché des pays émergents ont fortement augmenté durant toute la période de globalisation, soutenant encore la baisse du niveau des prix importés des pays développés.

32 Dans les faits, on a observé au cours des quinze dernières années une baisse des prix relatifs des biens et services les plus touchés par la concurrence internationale. Mais la baisse des prix des biens et services exposés n’a cependant eu qu’un impact à très court terme et de faible ampleur sur l’inflation globale dans les pays industrialisés. Le FMI estime ainsi qu’un point de baisse des prix d’imports se traduit par 1/10e de point de baisse de l’inflation globale, la première année uniquement, et que l’impact de la globalisation à travers les baisses de prix d’imports a été quasiment nul depuis 2003.

Concurrence accrue

33 Au-delà de l’impact direct que la globalisation a pu avoir sur les prix d’import des pays développés, l’apparition de nouveaux producteurs a intensifié la concurrence à l’échelle mondiale et a exercé une forte pression sur les prix nationaux. La substituabilité croissante entre produits nationaux et étrangers a poussé les entreprises nationales à baisser leurs coûts de production, notamment en mettant en concurrence les marchés du travail des pays développés et ceux des pays émergents. Les menaces de délocalisation ont conduit à comprimer les coûts unitaires salariaux au cours des dernières années dans l’ensemble des pays développés, en raison d’une forte perte de pouvoir des négociations salariales. Par ailleurs, l’accentuation de la concurrence a conduit les entreprises nationales à se démarquer de leurs concurrents par l’innovation, soutenant ainsi la désinflation en accélérant le rythme de croissance de la productivité dans le secteur manufacturier.

34 Cependant, en dépit de la libéralisation des services, la mondialisation porte essentiellement sur les biens manufacturiers. L’impact de la baisse des prix importés comme celui de l’intensification de la concurrence devrait donc porter sur les seuls secteurs exposés, tandis que les sociétés industrialisées sont des sociétés de services dans lesquelles les biens non échangeables jouent un rôle important. Or, les études économiques montrent que la baisse des prix est généralisée à l’ensemble des sous-indices, même si les prix relatifs des secteurs exposés ont nettement baissé.

Internationalisation de l’inflation et des tensions productives

35 Enfin, l’ouverture commerciale a permis une déconnexion entre l’évolution des prix et l’évolution de l’offre et de la demande nationale. En rendant possible l’approvisionnement auprès de concurrents étrangers, la mondialisation permet d’éviter que les tensions sur les capacités de production issues d’un excès de demande ne se traduisent automatiquement par une hausse des prix. On assisterait donc à une internationalisation de l’inflation qui dépend désormais davantage des tensions sur l’appareil de production mondial que des taux d’utilisation des capacités de production nationaux. En plus du lissage de l’inflation, cette déconnexion a conduit à un affaiblissement de l’impact des politiques monétaires non coordonnées sur l’inflation nationale, ce qui a certainement contribué à dissuader les banques centrales d’utiliser l’outil monétaire pour stimuler l’économie.

Vers une globalisation inflationniste ?

36 Aujourd’hui, certaines études envisagent la fin des effets déflationnistes de court terme de la globalisation, en raison de la très forte croissance des pays émergents, qui pourrait générer des tensions sur les marchés mondiaux et conduire à un rattrapage des coûts salariaux sur les pays développés.

37 Pourtant, si l’ensemble des économistes s’accordent sur la probabilité que cette situation inflationniste se réalise un jour, les indicateurs de TUC mondial ne font pas apparaître pour l’instant de signes de tensions. Les TUC ont certes augmenté dans la plupart des pays de l’OCDE, mais on peut supposer que la Chine est encore loin de son potentiel de production. Le Centre d’études prospectives et d’informations internationales (CEPII) estime ainsi que la Chine dispose actuellement d’un excédent global de main-d’œuvre, et que les pénuries locales de travailleurs ne remettraient pas en question l’évolution globale des salaires. Il faudrait attendre 2015 pour voir apparaître des pressions à la hausse des rémunérations. Par ailleurs, rien ne laisse penser, dans l’évolution récente du commerce mondial, que les pays émergents auraient atteint un seuil de stabilisation dans leurs gains de parts de marché.

38 Enfin, la peur de l’inflation déterrée au cours des derniers mois met le pétrole au cœur des tensions inflationnistes futures. Dans le mesure où la part de l’industrie manufacturière est encore élevée dans les pays émergents, ils sont de fait plus vulnérables aux hausses des prix des matières premières susceptibles de se reproduire dans les années à venir. Cependant, l’expérience récente a permis de montrer que les pays industrialisés, essentiellement basés sur le secteur des services, pouvaient digérer les phases de flambée du cours du pétrole.

Le monde de demain

39 Faire des prévisions est difficile, particulièrement en ce qui concerne le futur ! Savoir si l’inflation va resurgir prochainement ou si elle est à jamais terrassée est une question d’importance, mais à laquelle malheureusement on ne peut pas apporter de réponse franche. Les arguments dans un sens comme dans l’autre sont nombreux, documentés. Au mieux peut-on conclure que la situation est incertaine. Face à cette incertitude, nous avons choisi trois scénarios pour baliser les possibles.

40 Le premier scénario prolonge les évolutions récentes en supposant que l’équilibre entre les forces inflationnistes et déflationnistes est préservé. L’inflation ne s’accélère pas et la croissance mondiale reste dynamique. La politique monétaire américaine mord sur le germe actuel d’inflation aux États-Unis. Les politiques d’accumulation de réserves de change en dollars des pays asiatiques ou des pays producteurs de pétrole se prolongent et les États-Unis peuvent continuer sans hausse des taux longs le financement de leur économie. La stabilité des taux de change rend la politique monétaire américaine efficace pour contrôler l’inflation mondiale. La croissance soutenue de l’économie mondiale continue d’alimenter des tensions sur les prix des matières premières. Cependant, le signal de prix induit des investissements nouveaux et une plus grande retenue dans la demande, conduisent à une meilleure allocation des ressources et une limitation des hausses de prix. Certains marchés d’actifs connaissent des évolutions de prix liées à la financiarisation croissante sans pour autant induire de hausse des indices de prix. Les marchés du travail s’améliorent et la part des salaires dans la valeur ajoutée se redresse par rapport au point bas qu’elle a atteint, limitant la transmission aux prix de production. La participation toujours plus grande des pays en voie de développement aux marchés mondiaux permet de nouvelles baisses de prix sur certains marchés. La pression à la hausse sur les salaires est largement contrebalancée par le réservoir de main-d’œuvre disponible soit dans les pays où le chômage est encore important (zone euro), soit dans ceux où le processus de mutation industrielle n’est pas achevé (Chine, Inde, Asie en développement). Ce sont néanmoins les gains de productivité acquis par les pays nouvellement industrialisés qui permettent de maintenir un coût unitaire bas, malgré des hausses de pouvoir d’achat et une convergence des normes d’emploi.

41 Le premier scénario peut se prolonger tant que les facteurs poussant à la hausse l’inflation sont compensés par ceux qui induisent la déflation. Le rôle de la politique monétaire américaine joue à la marge pour ancrer les anticipations d’inflation sur une référence stable. Ce bel équilibre peut se fissurer rapidement dès qu’un facteur l’emporte sur les autres et que la politique monétaire perd de sa crédibilité. Si aujourd’hui, les anticipations, qu’elles soient mesurées directement par les enquêtes auprès de professionnels (graphique 11) ou qu’elles soient implicitement déduites des points morts de rendement des obligations d’état indexées, (graphique 14) ne laissent aucun doute quant à l’ancrage sur ce premier scénario, la perte de crédibilité de la Réserve fédérale se traduirait par un saut brutal des anticipations que nous n’observons pas. Paradoxalement, les anticipations d’inflation ne peuvent pas annoncer une perte progressive de confiance dans la validité du premier scénario. S’il venait à se fissurer, alors, des enchaînements cumulatifs produiraient des conséquences lourdes pour l’économie mondiale. Un saut d’anticipation d’inflation induirait une hausse des taux longs, et provoquerait un assèchement du financement de l’économie. Cette hausse des anticipations serait accentuée par une réponse rapide des politiques monétaires qui retrouveraient la caractéristique « punitive » qu’elles ont eue aux États-Unis et en Europe au cours des années 1980 et en Europe au début des années 1990. Les transferts induits entre agents débiteurs et créditeurs par la combinaison de la hausse de l’inflation, des anticipations d’inflation, des taux courts et des taux longs sont difficiles à quantifier, mais ils seraient d’une ampleur comparable à ceux induit par un choc sur le prix du pétrole de plusieurs dizaines de dollars le baril (cf. « Flux d’intérêt et risque de taux », Revue de l’OFCE, n° 97, avril 2006, pp. 159-67). L’économie mondiale entrerait en récession et la grande stabilité des taux de change asiatiques se transformerait en une panique qui ne ferait qu’accentuer la déstabilisation de l’économie mondiale. L’issue de ce scénario serait une crise dans la sphère réelle et dans la sphère financière et l’économie mondiale ne pourrait retrouver le chemin de la croissance qu’après quelques longues années de chômage élevé. L’instabilité du système financier mondial qui pourrait se révéler à l’occasion plus importante que ce que l’on croit aujourd’hui rend possible une phase de déflation après le dérapage inflationniste, traduisant une surréaction des politiques monétaires (non coordonnées) et une réaction en chaîne par les interrelations financières entre les marchés d’actifs (qui seraient lourdement touchés) et la sphère réelle.

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Points morts d’inflation des BEIR (Break-even inflation rate)

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Points morts d’inflation des BEIR (Break-even inflation rate)

Source : Réserve fédérale.

42 Ce deuxième scénario doit être compris comme le gouffre que longe aujourd’hui l’économie mondiale, comme la lame du rasoir sur laquelle la trajectoire de la croissance s’inscrit, plus que comme une fatalité. Cependant, la capacité des autorités monétaires des États-Unis à tenir la barre de l’inflation mondiale ne peut que décroître au fur à mesure de l’accumulation des déséquilibres américains et de la part de moins en moins grande de l’économie américaine dans l’économie mondiale.

43 La question des déséquilibres accumulés par l’économie américaine est au cœur du troisième scénario. Pour schématiser, l’économie américaine accumule une dette extérieure importante (plus de 8 points de PIB mondial, un maximum pour les trentes dernières années), et principalement libellée en dollar. Il s’agit d’une position nette, et la réalité des positions de chaque agent de l’économie américaine est évidemment plus complexe. Mais la trajectoire dans laquelle l’inflation accélèrerait, en particulier aux États-Unis, et où le dollar se déprécierait, est largement favorable aux nombreux agents débiteurs américains. Un laisser faire négligeant pourrait être la façon de profiter d’une dépréciation réelle de cette créance et tant que le phénomène reste à peu près sous contrôle, il peut y avoir là une voie astucieuse pour les États-Unis pour assainir leur économie. Deux ombres à ce tableau : la Réserve fédérale reste attachée au contrôle de l’inflation et la question de la dépréciation du dollar finira par préoccuper les américains, d’autant qu’il existe des monnaies de réserve et de transaction concurrentes du dollar. Enfin, la croissance américaine repose sur le système financier très développé, sur sa globalisation et sa profondeur. Un peu d’inflation pourrait nuire au-delà de l’intérêt que cela apporterait. Les ménages endettés ont un intérêt qui n’est pas celui du secteur financier. Ce conflit-là est rarement résolu en faveur des premiers.

Notes

  • [*]
    Ont contribué à cette partie : Christophe Blot, Marion Cochard, Frédéric Reynès et Xavier Timbeau.
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