Couverture de REOF_094

Article de revue

Délocalisations et emploi. Quel bilan ? Quelle politique économique ?

Synthèse du débat organisé par l'OFCE le 14 mars 2005

Pages 241 à 278

Participants au débat du 14 mars 2005

1 Session 1. Quel est l’impact des délocalisations sur l’emploi ?

2 Président de séance : Jean-Paul Fitoussi, OFCE

3 Sébastien Jean, CEPII

4 Françoise Drumetz, Banque de France

5 Vanessa Strauss-Kahn, INSEAD

6 Patrick Aubert et Patrick Sillard, INSEE

7 Fabrice Hatem, AFII

8 Yann Lepape, DGTPE (mission économique élargissement)

9 Claude Vimont, Conseil Emploi Formation

10 Frédérique Sachwald, IFRI

11 Michel Fouquin, CEPII

12 Benjamin Coriat, Université Paris 13

13 Frédéric Boccara, Banque de France

14 Guillaune Gaulier, CEPII

15 Henri Sterdyniak, OFCE

16 Alain Henriot, COE-CCIP

17 Session 2. Face aux délocalisations, quelles mesures de politique économique ?

18 Président de séance : Henri Sterdyniak, OFCE

19 Jean-Louis Levet, CGP

20 Jean-Luc Gaffard, OFCE et Université de Nice

21 Benjamin Coriat, Université Paris 13

22 Fabrice Hatem, AFII

23 Claude Vimont, Conseil Emploi Formation

24 Frédéric Boccara, Banque de France

25 Frédérique Sachwald, IFRI

26 Nasser Mansouri-Guilani, CCEES-CGT

27 Françoise Drumetz, Banque de France

28 Jean-Louis Levet, CGP

29 Michel Quéré, CNRS-GREDEG

30 Daniel Mirza, Université de Rennes 1, CEPII

Session 1 : Quel est l’impact des délocalisations sur l’emploi ?

31 Jean-Paul Fitoussi (Président de séance, OFCE) : Merci beaucoup de participer à cette conférence. Son but n’est pas d’aboutir à un consensus mais de comparer les conclusions des différentes études, de comprendre leurs différences et leurs implications, en termes de politique économique. Les études réalisées jusqu’à présent sur les délocalisations sont relativement optimistes ; les emplois perdus seraient compensés par de nouvelles activités créées sur le même territoire. N’y a-t-il aucun lien entre les délocalisations et la persistance du chômage de masse ? Un article récent de Samuelson a montré que les délocalisations et surtout l’externalisation pouvaient conduire à l’appauvrissement de certains des participants à l’échange international. Si les délocalisations sont un processus de destruction créatrice au sens de Schumpeter, la destruction pourrait avoir lieu en un pays et la création en un autre. Enfin, les critères de choix de localisation de l’investissement international me semblent poser des questions importantes.

32 Sébastien Jean (CEPII) : Il importe de ne se tromper ni de défis, ni de questions. La question de « l’aspiration des emplois par l’étranger » selon la formule célèbre de Ross Perot est un thème récurrent dans le débat public, que ce soit aux États-Unis dans la campagne de 1992 au sujet de l’ALÉNA, dans la campagne de 2004 à propos de l’externalisation à l’étranger, ou en France avec des rapports récurrents du Parlement ou du Sénat. Ceci malgré une absence de preuve d’un impact significatif des délocalisations sur l’emploi.

33 Il faut d’abord préciser le sujet étudié. En France, on parle surtout des délocalisations, concept qui a une définition précise : le transfert du lieu d’implantation d’une activité de production vers l’étranger pour ensuite réimporter. Est-il pertinent de s’intéresser à ce cas plutôt qu’à celui où une entreprise choisit directement d’investir non pas en France, mais à l’étranger ? Ce phénomène précis est difficile à mesurer parce qu’il n’est pas détecté par l’appareil statistique. Le débat américain actuel porte plus spécifiquement sur ce que les Américains appellent offshore outsourcing, qui est une prestation de services depuis l’étranger : centres d’appels, services comptables ou programmation, avec l’exemple indien, sont au cœur du sujet. Une approche générale de ces problèmes devrait englober l’impact du commerce international et de l’investissement direct à l’étranger sur l’emploi et les salaires.

34 La question des délocalisations soulève des inquiétudes récurrentes tant des hommes politiques que du corps social, de sorte que les économistes qui estiment que leur impact est modéré ont l’impression de s’entêter à refuser de voir un danger important. Mais pourquoi s’entêtent-ils ? La première raison est que les délocalisations, voire même les approvisionnements à l’étranger, restent limités. Des données récentes de l’EMCC de Dublin montrent que, sur 100 emplois détruits en Europe, il y en a moins de 5 que l’on peut imputer aux délocalisations, très loin derrière les faillites, fermetures ou restructurations internes. En ce qui concerne les multinationales américaines, la part de l’emploi basée à l’étranger a tendance à augmenter, mais cette tendance n’est pas brutale, ni nouvelle. L’emploi dans le pays d’origine reste prépondérant.

35 La deuxième série d’arguments qui fait relativiser les risques des délocalisations repose sur de nombreux travaux qui ont montré que la localisation des firmes ne dépend pas uniquement des coûts salariaux. Donc les extrapolations du genre : « va-t-on devoir s’aligner sur les coûts salariaux chinois ? » sont caricaturales. Le choix d’une firme multinationale de produire à l’étranger, a des inconvénients et des avantages. En règle générale, l’activité à l’étranger ne se substitue pas à l’activité du pays d’origine. Généralement, l’investissement à l’étranger crée plus d’exportations que d’importations pour le pays d’origine de l’investissement. Dans la plupart des cas, la desserte du marché d’implantation est la motivation principale de l’installation de filiales à l’étranger. Certes, il existe un problème de déficit structurel de la balance courante aux États-Unis ; mais, c’est un problème spécifiquement américain. Les discours alarmistes sur la perte de substances des pays du Nord, voire sur l’hémorragie de capitaux, ne sont pas justifiés.

36 Pourquoi ces problèmes sont-ils revenus sur le devant de l’actualité ? La première raison est que les délocalisations ont un impact important sur certaines régions ou sur certains secteurs, ce que les rend visibles et sensibles. L’intensification de la division internationale du travail explique la dérive de la demande de travail vers plus de qualification, demande une adaptation toujours plus rapide des économies et impose des exigences toujours plus fortes sur les actifs. La deuxième raison est que le commerce mondial a connu des évolutions marquantes au cours de ces dernières années, du fait de la montée en puissance de nouveaux géants dont la taille est sans commune mesure avec celles des anciens pays émergents : les BRIC (Brésil, Russie, Inde et Chine) où la Chine fait figure d’épouvantail. De plus en plus de secteurs sont concernés par la concurrence des pays émergents : c’est l’approfondissement de la division internationale du travail. L’explosion des exportations chinoises s’inscrit dans cette logique avec un poids prépondérant des firmes étrangères et de la sous-traitance. En ce qui concerne les services, et particulièrement les services informatiques, la progression de l’Inde est spectaculaire. Si le secteur protégé n’est plus à l’abri de la concurrence étrangère, où les travailleurs non qualifiés vont-ils se réfugier ? Reste que les pays riches sont fortement excédentaires dans le secteur des services aux entreprises et le sont de plus en plus.

37 En termes des défis qui se posent à nos économies, lutter contre la délocalisation de certains emplois n’est pas la priorité. S’adapter à une concurrence accrue suppose de développer nos points forts suffisamment et suffisamment vite. Il faut pour cela s’appuyer sur la division internationale du travail. Maintenir son rang, c’est maintenir un positionnement sur des activités haut de gamme et innovantes, et non pas résister aux délocalisations sur des secteurs de main-d’œuvre. La croissance des exportations de produit de haute technologie de la Chine est spectaculaire depuis 1997. Cela ne veut pas forcément dire que les Chinois sont déjà à la pointe de l’innovation, mais montre que l’Europe n’est pas assurée de maintenir ses positions de marchés sur des secteurs qui évoluent rapidement.

38 Reste bien sûr ce que Pascal Lamy appelait les douleurs individuelles. Lorsque des ajustements économiques sont nécessaires, il est socialement nécessaire de les accompagner. Il y a aussi certainement besoin, dans un contexte de plus grande division internationale du travail, donc de plus grande incertitude, d’une « assurance sociale » mieux adaptée.

39 Jean-Paul Fitoussi : Fondamentalement, vous dites donc : « Circulez, il n’y a rien à voir, … sauf la souffrance sociale ».

40 Françoise Drumetz (Banque de France) : La Banque de France a réuni un groupe de travail, l’année dernière, sur le sujet des délocalisations. Le groupe est parti de la définition classique : la délocalisation désigne la migration d’activités du territoire national à l’étranger pour tirer parti des écarts internationaux de coûts des facteurs. La mise en œuvre opérationnelle de cette définition se heurte toutefois à plusieurs difficultés. D’une part, il y a plusieurs acceptions du terme délocalisation. Si on se limite au sens étroit, il y a transfert en bloc d’une activité mais, de plus en plus, il y a aussi fragmentation du processus de production : une partie seulement du processus de production est délocalisée. Ainsi, 50 % environ des exportations de la Chine ont pour origine une activité d’assemblage. D’autre part, il y a plusieurs « supports » de délocalisation. La firme peut filialiser une activité, par un investissement direct à l’étranger. Mais elle peut aussi recourir à la sous-traitance. En outre, la délocalisation est un phénomène dynamique dont le champ s’étend du fait du progrès technique qui rend certaines activités, autrefois abritées, désormais « délocalisables » : le secteur le plus concerné était naguère l’industrie manufacturière ; c’est aujourd’hui la délocalisation de services qui monterait en puissance. Difficulté supplémentaire : les choix de localisation des firmes ont plusieurs déterminants. Le FMI a fait, il y a deux ans, une enquête auprès de firmes multinationales : pour leur implantation dans des pays émergents, les considérations de coûts sont importantes, mais il n’y a pas que cela, disent-elles : elles demandent également un environnement réglementaire stable, un minimum de formation professionnelle, etc., car ces facteurs ont eux aussi une incidence directe sur la rentabilité de l’investissement considéré. Enfin, au niveau global, la délocalisation est difficile à distinguer des effets de la spécialisation internationale.

41 Cette complexité « conceptuelle » est exacerbée par les problèmes de mesure. Il n’existe pas de mesure spécifique des délocalisations. Les outils d’observation existants répondent à d’autres buts. Par exemple, tout investissement direct à l’étranger (IDE) n’est pas une délocalisation. Une entreprise peut investir à l’étranger pour produire à des conditions plus rentables que sur le territoire national (on peut alors parler de délocalisation), mais aussi pour accéder plus facilement à un marché étranger (il ne s’agit pas de délocalisation stricto sensu). En fait, les définitions de la délocalisation qu’on peut adopter sont très conditionnées par la source statistique utilisée. Mesurer la délocalisation via les investissements directs amène à utiliser une mesure qui est à la fois trop réduite, puisqu’elle passe à côté de la sous-traitance et trop large parce tout IDE n’est pas une délocalisation.

42 Nous avons cependant tenté de réunir quelques éléments quantifiés ou plus qualitatifs pour aboutir à un diagnostic sur la délocalisation. Premièrement, selon les statistiques d’IDE, dont je viens de décrire certaines limites de leur utilisation dans ce cadre, la délocalisation serait un phénomène d’ampleur réduite. Ainsi, les deux tiers des investissements directs de la France, en termes de flux, sont dirigés vers la zone euro et les États-Unis. En outre, les ventilations sectorielles des investissements directs français vers la Chine ou d’autres pays émergents suggèrent que les IDE motivés par des conditions d’accès au marché sont plus importants que ceux qui pourraient relever de la délocalisation. Par exemple, les IDE de la France en Chine concernent assez largement la distribution ou les services financiers. Toutefois, ces ventilations sectorielles posent problème : dans les statistiques d’investissement direct, le secteur investi est le secteur de l’entreprise investisseuse. Ceci pose le problème des holdings, qui investissent beaucoup à l’étranger : leur investissement est réputé être dans le secteur des holdings. Mais qu’en est-il exactement ? Les statistiques dites de FATS (Foreign Affiliates Trade Statistics) concernent les filiales d’entreprises françaises détenues à 50 % et plus. Le champ est plus restreint que celui des investissements directs en général (qui concernent la détention d’au moins 10 % du capital d’une entreprise non résidente), mais on dispose, en contrepartie, de plus d’informations sur les chiffres d’affaire et les effectifs. Cela conduit à nuancer sur un point, celui des effectifs, le constat précédent. Dans les PECO, les nouveaux pays accédant à l’UE, il y a pratiquement autant de salariés de filiales d’entreprises françaises qu’au Royaume-Uni, en gros 7 % ; mais, en chiffre d?9;affaire, la proportion est très différente puisque les PECO représentent 3 % du chiffre d’affaire à l’étranger des firmes multinationales françaises et le Royaume-Uni 7 %. Deuxièmement, selon les données annuelles de Comptabilité nationale, et en croisant plusieurs critères pour chaque branche (progression plus rapide des importations que de la demande intérieure, accroissement plus rapide du déficit extérieur que de la demande intérieure, baisse du ratio relatif de la branche), quatre branches industrielles semblent avoir été affectées par un mouvement de délocalisation ou, au minimum, avoir été victimes d’une spécialisation internationale très défavorable : le cuir-habillement, le textile, l’équipement du foyer, les équipements électriques électroniques. Par contre, d’après ces critères, les services ne semblent pas significativement touchés. Troisièmement, les répondants à nos enquêtes de conjoncture fournissent des informations qualitatives sur les délocalisations. Ces enquêtes concernent le secteur industriel. Deux secteurs se détachent. Le secteur textile-habillement connaît une forte délocalisation depuis vingt ans. Celle-ci a d’abord frappé l’aval, donc la confection, la production de vêtements. Maintenant, c’est l’amont plus capitalistique, la production de tissus, qui est affecté. Dans ce secteur, de nombreuses entreprises françaises n’ont plus aucune activité de production en France. Le deuxième secteur industriel, où la délocalisation est plus récente, est celui des équipementiers automobiles. Le mouvement semble en partie s’effectuer sous l’impulsion des grands donneurs d’ordre. Chez les constructeurs automobiles, il est maintenant couramment évoqué des conditions « Europe de l’Est », c’est-à-dire que le sous-traitant doit produire là-bas. Dans ces réponses aux enquêtes de conjoncture, les pays de délocalisations les plus souvent mis en avant sont les PECO et la Chine. En outre, d’après ces réponses, le phénomène de la délocalisation, encore limité, pourrait devenir plus fréquent et concerner davantage les PME.

43 D’après les études disponibles — notamment Rowthorn et Ramaswamy (1999) et Boulhol (2004) —, les pertes d’emploi industriels dues à la délocalisation seraient relativement limitées, de l’ordre de 15 à 20 % de pertes d’emplois industriels enregistrés dans les principaux pays développés depuis 1970, sachant que les principales pertes d’emplois s’expliquent par des gains de productivité plus forts dans l’industrie que dans les services. Les délocalisations, mais aussi et surtout le progrès technique, font que les entreprises s’orientent vers de nouvelles activités à plus haute valeur ajoutée, ce qui privilégie l’emploi qualifié et entraîne une élévation du chômage des peu qualifiés. La notion de salarié qualifié évolue elle-même au gré du rattrapage des pays émergents. Ce phénomène devrait être pris en compte dans la conduite de la politique économique.

44 Vanessa Strauss-Kahn (INSEAD) : Je vais présenter mes deux travaux qui ont à voir avec les délocalisations et l’emploi en France. Le premier concerne la sous-traitance et le deuxième les délocalisations des sièges sociaux. La sous-traitance est un sujet de recherche sur lequel j’ai travaillé lorsque je faisais ma thèse sur la localisation des entreprises et la fragmentation du processus de production. Quand j’ai commencé ma thèse en 1998, c’était déjà un sujet d’intérêt. J’ai étudié à quel point les améliorations dans les transports et les communications induisaient des effets de sous-traitance et de fragmentation du procédé de production et dans quelle mesure cette fragmentation était responsable de l’augmentation des inégalités entre travailleurs qualifiés et non qualifiés. L’analyse habituelle du commerce international tendait à dire que l’augmentation des inégalités devrait se passer entre les secteurs, avec une spécialisation de la France dans les secteurs à forte teneur en emploi qualifié et une perte des secteurs à forte teneur en emploi non qualifié. Or on observe une augmentation des inégalités à l’intérieur même des secteurs. Ceci peut s’expliquer par les effets de fragmentation (i.e. de sous-traitance). Mon étude montrait qu’il y avait une assez forte augmentation des effets de fragmentation de 5 à 8 % de la valeur ajoutée ; les chiffres étaient faibles mais l’augmentation était assez importante sur la période. Les chiffres étaient plus élevés pour des secteurs comme le cuir-habillement, la chaussure, les produits électriques électroniques, l’industrie automobile et le matériel de transport. L’augmentation de la sous-traitance pouvait expliquer entre 15 (entre 1977 et 1985) et 25 % (entre 1985 et 1993) de l’augmentation des inégalités entre travailleurs qualifiés ou non qualifiés. Il serait intéressant de voir si cette augmentation de la contribution s’est poursuivie et de faire une étude similaire plus précise, non plus au niveau des secteurs, mais au niveau des entreprises. Ce sont des chiffres très proches qui ont été trouvés au niveau international (États-Unis ou Irlande). 15 à 25 %, c’est quelque chose, mais ce n’est pas non plus aussi important que les médias semblent le dire ou ce que l’on a l’impression de savoir. La seconde étude porte sur la délocalisation des sièges sociaux. Il s’agit d’évaluer leur importance et leur effet sur le marché du travail. J’ai eu accès à la base de données de Dun & Bradstreet, qui regroupe tous les sièges sociaux en Europe, aux États-Unis, etc. Mon étude pour l’instant s’est surtout polarisée sur les États-Unis pour déterminer les éléments essentiels qui attirent les sièges sociaux. En Europe, les délocalisations de sièges sociaux entre pays sont pratiquement inexistantes. Ceci est dû en partie à des problèmes légaux qui sont assez compliqués, mais qui pourraient s’atténuer depuis 2004, année où a été mis en place le statut de la société européenne. Ceci pourrait amplifier le nombre de ces délocalisations. La délocalisation des sièges sociaux concerne les firmes de type boîte à lettres ; celle de Gemplus, par exemple, qui a fait grand bruit dans la presse en France, concerne une boîte à lettres aux Pays-Bas avec un nombre d’employés inférieur à 10, alors que le nombre d’employés sur les sites en France n’a pas changé. Ce n’est pas vraiment une perte d’emplois nette…

45 Jean-Paul Fitoussi : C’est une perte de recette fiscale.

46 Vanessa Strauss-Kahn : Certes… Aux États-Unis, les sièges sociaux se délocalisent au niveau des États mais les taxes sont essentiellement payées là où la production a lieu. La France ne se situe pas trop mal au niveau de la localisation des sièges sociaux régionaux des firmes étrangères. Elle accueille à peu près 10 % des sièges, contre 34 % pour la Grande-Bretagne et 18 % pour les Pays-Bas, dont 40 % ont moins de 10 employés (contre 25 en France). C’est une perte fiscale, une perte de vitrine mais l’effet au niveau des emplois ne semble pas très important. Le salaire moyen est une variable importante dans la localisation du siège social. Mais les trois variables les plus importantes sont : l’accès international, donc la présence d’aéroports internationaux, Paris se situe plutôt bien mais il n’est pas certain que les autres villes françaises aient autant d’attrait que certaines villes allemandes ; les effets d’agglomération : plus il y a déjà de sièges sociaux appartenant aux mêmes secteurs d’activité, plus la localisation est favorisée ; la présence de services aux entreprises : agences d’emploi, services informatiques, cabinets d’avocats. La France ne doit pas s’alarmer aujourd’hui, mais l’avancée juridique sur la société européenne obligera sans doute à réfléchir à comment garder nos sièges sociaux et surtout comment en attirer plus sur le territoire français.

47 Patrick Aubert et Patrick Sillard (INSEE) : Nous présentons ici le résultat d’une étude en cours, qui paraîtra en juin 2005 dans le Rapport sur les Comptes de la Nation de l’INSEE. L’étude étant en cours, il s’agit pour l’instant de résultats provisoires.

48 Il n’existe pas, à l’heure actuelle, de mesure directe des phénomènes de délocalisations. Nous essayons donc d’apporter des éléments quantitatifs sur l’emploi touché par les délocalisations industrielles en exploitant des données individuelles de groupes et d’établissements. Nous croisons plusieurs informations pour essayer de repérer les délocalisations, c’est-à-dire la substitution, au niveau d’un groupe, d’une production faite en France par une production faite à l’étranger par une filiale ou un sous-traitant. Il faut observer d’une manière concomitante, une forte diminution de l’emploi dans un établissement d’un groupe et une forte augmentation des importations. Si un groupe vend des chaussures en France, possède une usine en France, la même année ferme son usine et augmente considérablement ses importations de chaussures en provenance de Tunisie, on pensera qu’il y a bien eu délocalisation, puisque la fermeture d’usine ne peut s’expliquer par la baisse de la demande.

49 Les délocalisations, telles que nous les repérons, peuvent dans certains cas différer de ce qu’on entend généralement par délocalisation. D’une part, nous ne demandons pas qu’il y ait fermeture d’établissement. Le groupe peut délocaliser une partie de l’activité de l’établissement. D’autre part, une délocalisation n’implique pas la création d’une filiale à l’étranger. Le groupe peut supprimer un établissement en France, pour le remplacer par un sous-traitant. Il peut augmenter la production d’une filiale à l’étranger, qu’il possédait déjà. Nous n’imposons pas que ce soit nécessairement depuis un pays à bas salaire que s’effectuent les importations supplémentaires. Dans ce cas, nous avons une définition plus large que celle qui serait polarisée sur la recherche de moindres coûts salariaux ; nous incluons le cas d’un groupe multinational qui possède deux usines similaires, en France et en Allemagne, et qui décide pour réduire ses coûts qu’une seule des usines effectuera toute la production. En même temps, nous ne repérons pas certains cas, puisque la délocalisation doit provenir d’une décision d’un groupe qui continue d’exister. Nous ne repérons pas une délocalisation quand il n’y a pas réimportation du produit, soit que la filiale française produisait uniquement pour l’exportation et ne vendait rien en France, cas qui est sans doute rare, soit que le groupe disparaît totalement de France.

50 L’étude aboutit à une estimation d’environ 13 500 emplois délocalisés chaque année dans l’industrie sur la période 1995-2001, soit 0,35 % de l’emploi industriel. Une autre manière de voir, c’est de regarder les délocalisations dans le champ des fortes variations d’effectifs, par exemple pour les fermetures d’établissements et les réductions d’effectifs supérieurs au quart de l’effectif initial. Les délocalisations représenteraient environ 12 % de ces fortes réductions d’effectifs.

51 Sur ces 13 500 emplois, moins de la moitié, soit 6 400 par an environ (0,2 % de l’emploi industriel ; 6 % des fortes réductions d’effectifs), correspondraient à des pays à bas salaires.

52 Un emploi délocalisé ne signifie pas exactement un licenciement. La fermeture d’un établissement de 100 employés n’implique pas que les 100 employés ont été licenciés, si une partie a été reprise dans un autre établissement du groupe.

53 Nous ne faisons pas un bilan du phénomène, puisque nous ne regardons que les destructions d’emplois. Pour avoir un bilan il faudrait regarder la balance, donc la création d’emplois. Nous avons donné l’exemple d’un groupe qui supprimerait son usine en France pour concentrer sa production en Allemagne. On peut imaginer le contraire : le groupe supprime son usine en Allemagne et embauche en France ; il faudrait en tenir compte. Enfin, nous n’étudions pas l’impact global d’une délocalisation. Il y a des effets négatifs : les fournisseurs perdent un gros client, ils vont devoir licencier ; l’emploi local va être affecté par la baisse de la demande. Il peut y avoir des effets positifs : si la délocalisation permet des baisses de coûts dans une phase du processus de production, elle peut augmenter la compétitivité de l’entreprise qui embauchera dans les phases en amont ou en aval de ce processus.

54 Les délocalisations sont le fait de très grands groupes, notamment celles vers les pays développés. Les groupes de plus de 5 000 salariés en France représentent le quart de l’emploi industriel, mais la moitié de l’emploi délocalisé et presque les deux tiers des délocalisations vers les pays développés. Les PME/PMI ne sont pas moins touchées, mais, pour elles, l’issue est de survivre ou de mourir, tandis que les grands groupes peuvent délocaliser sans disparaître.

55 Un peu moins de la moitié des délocalisations s’effectueraient vers des pays à bas salaires. Au sein des pays peu développés, la Chine représente un tiers des emplois délocalisés. Un peu plus de la moitié des emplois délocalisés s’effectueraient vers des pays développés avec un poids prépondérant des voisins de la France (Espagne, Allemagne, Italie) et des États-Unis ; ce n’est pas de la délocalisation au sens restreint mais de la restructuration de groupes. Les délocalisations vers des pays à bas salaires concernent des secteurs intensifs en main-d’œuvre non qualifiée : l’habillement-cuir, le textile, les équipements du foyer avec l’électroménager et les équipements électriques et électroniques. Les délocalisations vers les pays développés concernent des secteurs les plus concentrés où existent de grands groupes multinationaux comme la pharmacie, l’automobile ou la construction aéronautique. En se limitant aux délocalisations accompagnées d’une fermeture totale de l’établissement, il apparaît que les délocalisations vers les pays à bas salaires touchent plutôt une main-d’œuvre moins qualifiée que la moyenne. Dans les établissements délocalisés vers les pays à bas salaires, la part d’ouvriers non qualifiés était de 26 % des effectifs alors que sur l’ensemble des fermetures des établissements, la part est de 21 %. C’est l’inverse pour les délocalisations vers les pays développés.

56 Fabrice Hatem (Agence Française pour les Investissements Internationaux) : Contrairement aux interventions précédentes, je pense que le problème des délocalisations est grave. Je travaille pour l’AFII, une agence chargée de défendre la France dans la compétition pour la localisation des investissements internationalement mobiles, ceux qui ont le choix entre plusieurs sites pour produire et alimenter le marché européen ou mondial. Nous surveillons donc les parts de marché des différents territoires d’accueil pour ces investissements dits mobiles. Ceci me semble plus pertinent pour mesurer le phénomène que les délocalisations définies stricto sensu comme le fait de fermer une unité de production ici, pour la rouvrir à l’identique ailleurs. Ceux-ci ne sont qu’une composante marginale du phénomène de relocalisation massive des activités de production, en particulier des activités de productions manufacturières à faible et moyenne valeur ajoutée. Il existe un problème de mesure de ces phénomènes. Par exemple, Françoise Drumetz a expliqué que les délocalisations sont peu importantes parce la majeure partie des flux d’IDE se localisent dans les pays développés ; or, ceci provient de ce qu’il y a beaucoup de fusions/acquisitions pour des raisons de restructuration et de concentration des systèmes productifs des pays développés tandis que les investissements greenfield, les investissements créateurs d’emplois, donnent lieu à des mouvements d’IDE moins importants que les fusions/acquisitions et sont donc moins repérables par ces statistiques.

57 L’AFII mesure en continu les flux de projets internationaux mobiles à partir d’un scannage permanent du Web et des dépêches d’agences. Dès qu’une entreprise annonce la création d’un site en Europe, nous introduisons cette information dans nos bases de données : les observatoires des investissements internationaux en Europe et en France. Ces bases nous servent à faire de la prospection commerciale, mais aussi à constituer des statistiques sur la géographie des localisations des investissements internationaux mobiles. Dans notre cas, nous analysons le marché européen, mais nous avons des homologues comme Gild de IBM/PLI — qui a d’ailleurs délocalisé à Bangalore en Inde la saisie des données de son observatoire — qui analyse les projets au niveau mondial. Ernst & Young a pour sa part développé le European Investment Monitor qui, comme nous, collecte des données au niveau européen. L’enseignement de ces bases de données est clair. Gild montre, par exemple, qu’au niveau mondial, les principaux pays d’accueil, en termes emplois créés par les investissements internationalement mobiles, sont l’Inde et la Chine, ensuite les États-Unis et très loin derrière, les pays ouest-européens. Pour notre part, nos estimons que pour la seule Europe, plus de la moitié des emplois « internationalement mobiles » créés par les firmes multinationales au cours des trois dernières années (et 75 % des emplois de production manufacturière) l’ont été dans les pays d’Europe de l’Est. Ces investissements créateurs d’emplois s’orientent vers ces nouveaux pays pour des raisons tenant au dynamisme du marché local et au caractère avantageux des coûts de production.

58 L’industrie automobile allemande est, par exemple, engagée dans un mouvement massif de développement de ses capacités de production de l’Est, qui va progressivement avoir des conséquences sur le site allemand. Volkswagen n’a, pour l’instant, pas beaucoup réduit ses capacités de production en Allemagne, alors qu’il augmentait ses capacités de production en Europe de l’Est par l’acquisition de Skoda et par des créations ex nihilo. Volkswagen a aujourd’hui une capacité de production de 0,8 million de véhicules et de 2 millions de moteurs en Europe de l’Est. Pour préserver un certain équilibre social, Volkswagen n’a pas procédé à des réductions massives d’emplois dans ses sites allemands. Cette massive délocalisation n’a donc été perçue ni par les salariés allemands, ni par les statisticiens qui appliquent une définition stricto sensu des délocalisations. Mais Volkswagen a eu des résultats financiers relativement mauvais au cours de ces deux dernières années. Il a annoncé à ses salariés allemands une réduction de la masse salariale de 30 % d’ici 2011 par des réductions de salaires et des mises en préretraites, ce que le syndicat IG Metall a été obligé d’accepter. Ce mouvement de délocalisation différé n’apparaîtrait pas dans le travail de l’INSEE, qui vient d’être présenté.

59 Selon certains, les délocalisations ne se seraient pas très importantes, car elles ne représenteraient qu’une faible part des réductions d’emplois liées aux hausses de productivité ou aux restructurations. Selon moi, il ne faut pas comparer, il faut ajouter. Les sociétés multinationales sont engagées dans un mouvement massif de restructuration, de rationalisation de leurs activités dans les pays développés, de déversement de leurs capacités productives de main-d’œuvre dans des pays en voie de développement. On ne doit pas dire que les délocalisations ne sont pas graves car il s’agit que de 15 à 25 % des pertes d’emplois ; il faut dire que c’est grave pour l’emploi salarié manufacturier des pays industrialisés que les entreprises fassent à la fois des gains de productivité et des transferts massifs de l’emploi manufacturier dans les pays émergents à bas coûts.

60 Autre thèse contestable, celle d’une nouvelle division internationale de travail. La délocalisation des industries manufacturières de main-d’œuvre ne serait pas grave puisque l’Europe peut se spécialiser sur le high tech et le tertiaire. Dans les bases de données de l’AFII, la spécialisation des pays européens de l’Ouest sur ces activités compense, c’est vrai, la délocalisation du manufacturier de main-d’œuvre vers l’Europe de l’Est. Ce phénomène n’est cependant pas figé. Il apparaît ces dernières années, une croissance des localisations des entreprises de R&D ou de logiciels dans les PECO. La spécialisation des pays développés vers le high tech peut être, elle aussi, menacée. Les pays émergents ont des capacités de main-d’œuvre qualifiée à coût beaucoup plus bas, ce qui peut entraîner également une compétition sur ces activités.

61 Autre argument de ceux qui minimisent le phénomène des délocalisations : celles-ci ne seraient pas graves puisque le solde commercial des pays développés reste positif. Mais les exportations des pays développés comportent une part croissante de services et de produits high tech à fort contenu en main-d’œuvre qualifiée tandis que les produits bas de gamme, intensifs en main-d’œuvre non qualifiée, se délocalisent vers les pays en voie de développement. Sur le strict plan de la théorie du commerce international, il n’y a rien à redire à cela. Mais, ceci peut créer dans les pays développés une situation d’inemployabilité massive pour les personnes faiblement, voire peut-être demain moyennement qualifiées.

62 Les délocalisations ne sont donc pas tant un problème économique qu’un problème social. Elles posent un problème d’employabilité de la main-d’œuvre peu qualifiée des pays développés, qui devient inemployable puisque son rapport coût/productivité n’est plus aux normes de la compétition internationale par rapport à ce qui est offert dans les pays de l’Est, en Chine ou dans d’autres pays asiatiques.

63 Jean-Paul Fitoussi : Pourquoi sommes nous inquiets ? Peut-être parce que nous n’avons pas de politique de croissance. L’Europe a un problème spécifique qui est d’être caractérisé par une monnaie unique ou par un système monétaire européen quasi fixe et par des acquis communautaires, donc des règles juridiques qui s’appliquent à l’ensemble du territoire. Aussi, les délocalisations à l’Est sont-elles beaucoup plus sûres juridiquement que les délocalisations ailleurs et beaucoup plus sûres, en termes d’incertitudes sur les taux de change. C’est une dimension nouvelle. De plus, dans les régions victimes des délocalisations, se pose le problème de rentabilisation d’un capital existant qui n’est pas amorti, dont l’évolution en cours réduit la valeur de façon considérable.

64 Yann Lepape (DGTPE) : Je travaille à la DGTPE dans une petite équipe en charge des pays de l’Est, mais parlerai ici en mon nom personnel, c’est-à-dire en tant qu’économiste. Entre autres, nous suivons le secteur automobile. C’est un secteur qui pèse un poids important dans l’emploi, à la fois dans l’Europe de l’Ouest et dans l’Europe de l’Est, et qui stimule la production dans les industries amonts et apparentées. Alors, y a-t-il délocalisation de l’automobile dans les pays de l’Est ? Pas vraiment. Si ces pays produisent 1,5 million de véhicules, ils en achètent 1 million. Les pays de l’Est sont de nouveaux concurrents, mais aussi de nouveaux marchés. Dans l’ensemble, il y a un excédent net de l’ensemble de l’Europe de l’Est de l’ordre de 500 000 véhicules et qui sont exclusivement ou presque des véhicules de bas de gamme. C’est ce type de véhicules qu’on localise en termes de production dans ces pays parce que c’est là que se situe la demande.

65 Du côté des échanges, qui comprennent le phénomène de sous-traitance, nous avons réalisé une étude sur l’automobile en employant une méthode de Fontagné et Freudenberg, qui consiste à observer les échanges à un niveau très désagrégé, la nomenclature à 6 chiffres, et de regarder le type de commerce. Aux différents types de commerce correspondent des coûts d’ajustement plus ou moins élevés. Si l’on observe des échanges croisés (des volants contre des volants par exemple), les coûts d’ajustement peuvent être importants (dans le cas d’échanges croisés verticaux, c’est-à-dire de biens dont la valeur diffère de plus de 15 %) ou faibles (cas des échanges croisés horizontaux). À l’inverse, le développement d’échanges « univoques » s’accompagne de coûts d’ajustement élevés. Dans le secteur automobile, plus de 50 % des échanges des PECO se font avec l’Allemagne et 30 % des pièces utilisées par l’industrie automobile allemande sont fabriquées dans les PECO. On constate que les échanges sont de plus en plus de type intra-branche d’une part, et de plus en plus horizontaux d’autre part, un développement auquel correspond à des coûts d’ajustement plutôt faibles par rapport à des spécialisations qui se feraient le long des avantages comparatifs, avec des échanges de type inter-branche ou intra-branche verticaux.

66 Sur le marché du travail allemand, emploi et salaires dans l’automobile ont continué de croître pour la mains-d’œuvre qualifiée mais sont stables pour la mains-d’œuvre non qualifiée. Cette dernière catégorie subit une perte relative de l’ordre de 10 % en un peu plus d’une dizaine d’années par rapport à la main d’ouvre qualifiée. L’impact de l’élargissement à l’Est, sur le secteur automobile allemand, semble donc relativement modéré, même si, au niveau microéconomique, les fermetures d’entreprises peuvent créer des drames au niveau des familles ou des régions.

67 Dans le textile, le meuble et l’automobile, les pays de l’Est ont permis à beaucoup d’industries européennes, et notamment à l’industrie allemande, de rester compétitive en y localisant certaines parties de leur processus productif. Des industriels du textile disent avoir récupéré tous les marchés à faible valeur ajoutée, des produits qu’ils ne pouvaient plus produire et qu’ils peuvent exporter aujourd’hui de nouveau. Cette répartition des processus productifs au travers de l’Europe leur a permis de maintenir voire de développer même pour certains leur activité en France. Enfin, une part importante des produits consommés par les PECO provient de l’UE 15.

68 En termes d’IDE, la délocalisation au sens strict est très marginale ; pour la France, entre 2 et 3 milliards d’euros en stock, c’est-à-dire depuis le début des années 1990, alors qu’en France la FBCF représente 300 milliards d’euros par an.

69 Par ailleurs, l’évolution de la répartition de la valeur ajoutée entre capital et travail, se fait de plus en plus au détriment du travail depuis un certain temps. L’affaiblissement du pouvoir de négociation des salariés est renforcé par les risques ou les menaces de relocalisations. Or, à terme, cette tendance dans le rapport capital/travail constitue une menace pour le potentiel de demande des pays de l’UE 15.

70 L’optimisation de la localisation des processus productifs des firmes leur permet d’avoir des coûts de production plus bas, et de maximiser leurs profits ; l’utilisation de ces profits et les incitations à leur investissement dans le capital physique et surtout humain sont des sujets importants de débats et de réflexion.

71 Jean-Paul Fitoussi : Les délocalisations ont des effets multiples, dont certains limitent les transferts d’emplois effectifs. Par exemple, elles permettent aux entrepreneurs de peser sur les évolutions salariales. Les délocalisations peuvent apparaître ex post quantitativement peu importantes, mais elles peuvent avoir eu un effet considérable. C’est ce que l’on observe en Allemagne où la pression sur les salaires est considérable depuis la réunification. La mesure des effets de la délocalisation est plus complexe que le comptage des transferts d’emplois.

72 Claude Vimont (Conseil Emploi Formation) : Selon une étude réalisée par un centre de recherche américain, l’Economic Policy Institute, en utilisant la méthode de Leontieff, les échanges avec la Chine auraient coûté aux États-Unis 95 000 emplois en 1989, 660 000 en 1997, 1 086 000 en 2001 et 1 555 000 en 2003. L’émergence des pays à bas salaires pose un énorme problème de transition. Dans dix ou quinze ans, ces pays auront des salaires et des revenus plus élevés et ils nous achèteront les produits que nous leur proposerons parce que nous aurons nous-mêmes inventé de nouveaux produits, de nouveaux services. Mais, que fait-on dans la période intermédiaire ?

73 Jean-Paul Fitoussi : Les problèmes que connaissait l’économie européenne dans les années 1990, étaient imputés à la concurrence des pays asiatiques. Mais peut-on soutenir que les pays riches sont désavantagés dans l’échange international, tout simplement parce qu’ils sont riches ? Comme il existera toujours un pays plus pauvre, la transition est sans fin. Il s’agit en fait de la formation dynamique des avantages comparatifs ; il y aura toujours des différences, peut-être pas au degré où nous les connaissons aujourd’hui.

74 Frédérique Sachwald (IFRI) : En ce qui concerne l’industrie automobile allemande, on constate, à partir du milieu des années 1990, une forte augmentation des importations de véhicules par l’Allemagne en provenance des PECO, qui se traduit maintenant par un déficit des échanges de véhicules de l’Allemagne avec les nouveaux pays membres. On note, par contre, une progression plus parallèle entre importations et exportations pour les composants automobiles. La France a un certain retard dans la mesure où les usines des constructeurs français sont plus récentes et génèrent moins d’importations ; elle continue à avoir un excédent d’exportation de véhicules vers les PECO. Les nouveaux pays membres auront en 2010-2012, une capacité de production de 3,5 millions de véhicules, la croissance du marché local étant plus lente que celle des capacités. D’où la poursuite de la progression de leurs exportations de véhicules d’entrée de gamme vers l’UE 15.

75 Je souhaite aussi revenir sur la question des destructions/créations d’emplois qu’induit la fragmentation croissante des processus productifs. Nous devrions nous préoccuper de notre insuffisante capacité de création ; un certain nombre de pays européens sont dans une position moins favorable que les États-Unis qui ont une forte capacité de création et de montée en gamme. On assiste même à des délocalisations par le haut de laboratoires de R&D de l’Europe vers les États-Unis, ce qui peut obérer nos capacités à créer des emplois dans les secteurs de haute technologie.

76 Un dernier point à propos de l’exposé de l’INSEE. L’influence des coûts salariaux sur la localisation joue aussi entre pays industrialisés, comme le montre l’exemple de l’Espagne. Il faudrait faire la différence plus systématiquement entre investissements de type horizontal et investissements de type vertical, mais tous deux peuvent être induits par des différences de coûts salariaux et ont des effets sur l’emploi.

77 Michel Fouquin (CEPII) : L’exposé de Fabrice Hatem ne concerne pas les délocalisations. Il me semble acquis que la délocalisation au sens strict n’est pas un phénomène important. Fabrice Hatem montre que les pays développés voient diminuer leur part dans l’économie mondiale. C’est normal et c’est une bonne chose : quand de grands pays émergents croissent plus vite que les pays développés, leur part dans le commerce mondial s’accroît nécessairement, ce qui signifie que l’écart entre pays riches et pays pauvres diminue.

78 L’Europe réussit assez bien avec les PECO ; les entreprises d’Europe de l’Ouest en tirent profit pour renforcer leur compétitivité mondiale. Si elles ne recouraient pas à la délocalisation vers les pays d’Europe de l’Est, elles perdraient encore plus en termes industriels. C’est donc un atout, plutôt qu’un risque.

79 Le problème que nous avons avec le développement de la Chine ou de l’Inde, c’est que l’investissement européen y est extrêmement faible. L’investissement en Chine, c’est pour 50 % de l’investissement chinois ; pour le reste des Chinois de Hongkong, de Taiwan, de Singapour, plus un peu de Japonais, et des États-Unis. L’Europe, et la France en particulier, sont à la traîne. L’Europe n’investit pas assez en Chine (et en Inde) ce qui risque à terme de se traduire par un ralentissement de nos exportations vers ces pays. La Chine et l’Inde devraient être intégrées dans la stratégie de développement de long terme des industries européennes.

80 Benjamin Coriat (Université Paris 13) : Je voudrais introduire une perspective historique et géopolitique. Je suis frappé par la résurgence du débat. Dans les années 1980, la perte de compétitivité américaine avait fait apparaître le thème de la désindustrialisation. Celui-ci a disparu avec la croissance des années 1990 avant de refaire surface aujourd’hui avec l’inquiétant gonflement du déficit extérieur américain. Pendant la même période, l’Europe n’a pas connu ni la récession longue des années 1980, ni la performance américaine des années 1990. La France (et l’Europe) entrent dans le débat sur la désindustrialisation sans bénéficier de la mémoire accumulée dans le débat antérieur. C’est pourquoi il est utile de se reporter à ce qui avait été dit dans les années 1980, par exemple dans l’ouvrage Made in America qui rappelait comment, du fait de la perte de compétitivité qui frappait l’économie américaine, le commerce extérieur était en train de désindustrialiser les États-Unis. Le problème sous-jacent, on s’en aperçoit mieux aujourd’hui, était la capacité du régime de croissance à créer des emplois pour compenser les emplois perdus. Il y a, me semble-t-il, une analogie avec la situation européenne d’aujourd’hui. Du fait de sa faible croissance, l’UE n’a pas la capacité de « compenser » les emplois qu’elle perd et c’est la question véritablement préoccupante.

81 Sur un plan plus géopolitique, deux nouveaux acteurs ont surgi : l’Europe de l’Est et la Chine. Sur l’Europe de l’Est, je suis en accord avec ce qui a été dit par Yann Lepape. L’ouverture à l’Est amène des délocalisations d’activité, mais elle est aussi un grand marché potentiel. On ne peut vouloir une grande Europe et laisser un désert productif en Europe de l’Est. Il y a un coût qu’il faut assumer. Rien ne prouve que les anciens membres soient perdants à terme. La Chine pose surtout un problème pour les autres pays émergents : ce sont eux, très largement, qui sont en compétition avec la Chine dans des secteurs de milieu de gamme. La Chine ne se surajoute pas aux anciennes délocalisations ; elle en absorbe une partie. Ceci va poser des problèmes de déséquilibres économiques et sociaux extrêmement graves aux autres pays émergents.

82 Claude Vimont : Les pays qui se sont développés en premier risquent de souffrir le plus : les pays d’Amérique du Sud, la Tunisie, et l’Espagne qui ont peu investi en haute technologie.

83 Jean-Paul Fitoussi : N’oublions pas la spécificité de l’Europe de l’Est, dans la mesure où les processus de concurrences fiscales et sociales prennent toute leur ampleur, dans une zone régie par une monnaie unique. S’il y avait des taux de change, ce serait différent. Selon le dernier Rapport sur l’État de l’Union européenne réalisé par l’OFCE, le degré d’inégalité dans l’Europe à 25 est plus élevé que ce qu’aucun pays a connu. Donc il y a un problème spécifique qui peut se résoudre positivement, si l’Europe a une politique globale de croissance mais qui, sans elle, peut être un aiguillon de la concurrence fiscale et sociale entre pays européens « riches » qui peut aboutir à la fragilisation du modèle social européen.

84 Frédéric Boccara (Banque de France) : Il demeure un problème de mesure de l’effet direct des délocalisations sur l’emploi. Le travail de l’INSEE donne 0,35 % par an. Mais il en manque : un groupe étranger présent en France qui ferme ses implantations françaises apparaît comme une disparition d’entreprise, alors que cela peut être une délocalisation. L’étude donne une perte de 13 500 emplois par an, chiffre qu’il faut comparer à ceux de la DREE. D’après ceux-ci, les groupes français employaient 2,5 millions de salariés en 1998 contre 3,6 millions en 2000, soit 1,1 million d’emplois supplémentaires à l’étranger en 4 ans. On ne sait quelle est la part de la délocalisation au sens strict et celle du reste (développement à l’extérieur sans création d’emplois intérieurs, etc.) ; mais, le chiffre de 13 500 emplois par an est très loin de ces ordres de grandeur.

85 Alors que certains définissent uniquement les délocalisations par un déplacement de processus de production vers les pays à bas salaires, les données sur les filiales à l’étranger (FATS outward) montrent l’importance des délocalisations vers les États-Unis, ce qui va dans le même sens que l’étude de l’INSEE. Il s’agit bien, pour une part importante, de délocalisation au sens premier du terme : fermer une activité dans un endroit pour la localiser ailleurs. Ainsi Aventis ferme son laboratoire de R&D à Romainville pour développer un laboratoire consacré, lui aussi, aux antibiotiques aux États-Unis, cette opération représente quelques 2 500 emplois.

86 Il est exagéré de dire que les IDE ne traduisent pas le même phénomène que les délocalisations d’emplois. Il y a certes des différences notables, en particulier parce que les IDE sont des statistiques sur le capital, tandis que l’on pense généralement aux délocalisations en termes d’emploi. En contrastant le cas des États-Unis et de la Chine, on peut remarquer que le capital coûte relativement plus cher aux États-Unis, qu’en Chine, ce qui expliquerait une prépondérance américaine dans les IDE, mais pas nécessairement pour l’emploi. On retrouve cependant, bien qu’amoindrie, cette prépondérance dans les statistiques des ventes (FATS) et d’emplois. Fondamentalement, les délocalisations sont un problème économique de lien entre emploi et capital, avec sa double dimension physique et financière, ce qui devrait stimuler les économistes pour travailler sur ce lien.

87 Ceci renvoie à la globalisation financière. Certes, l’unité d’espace monétaire que souligne Jean-Paul Fitoussi est importante pour l’Union européenne ; cela crée une situation originale qui facilite les délocalisations. Mais la globalisation financière facilite les délocalisations bien au-delà de l’UE. Non seulement parce que les IDE rencontrent moins d’obstacles réglementaires, mais aussi parce que les firmes ont moins besoin de rapatrier leurs bénéfices. Ceux-ci sont à leur disposition pour effectuer des opérations nouvelles ou des réinvestissements, éventuellement dans des pays tiers. Sauf par exemple quand les États-Unis se défendent en introduisant des mesures fiscales comme une réduction de la taxation des dividendes rapatriés.

88 Ceci pose la question de la répartition des éventuels gains à l’échange international évoqués par la théorie traditionnelle à la Hecksher-Ohlin-Samuelson, qui repose sur une hypothèse de plein emploi ex ante. Il faut se poser la question de l’utilisation des gains de la délocalisation : à qui vont-ils (non seulement capitaux versus salaires et dépenses sociales, mais aussi pays versus firmes multinationales) ? À quoi sont-ils utilisés et de quels pouvoirs sur l’utilisation de ces gains disposent les parties prenantes ? C’est cela aussi la « gouvernance ».

89 Enfin, la question des coûts est très importante. On ne parle généralement que de coûts de production. Mais il existe aussi des charges fixes liées au capital : amortissements, charges financières, charges d’intérêt, etc. De premiers travaux statistiques menés sur la base longitudinale individuelle FATS montrent que les entreprises résidentes ayant des filiales à l’étranger ont réalisé, dans la période récente, un gain sensible sur leurs charges d’achats (dont leurs importations), un gain léger sur leurs salaires et ont connu une montée tout aussi sensible de leurs charges financières (liées notamment à leur endettement pour s’installer à l’étranger), ce qui renvoie aussi à la politique monétaire.

90 Guillaune Gaulier (CEPII) : La répartition des gains de la division internationale du travail est la question centrale. À côté de la redistribution du profit, il ne faudrait pas oublier le gain, en termes de l’échange. Les populations des pays riches ont des gains de pouvoir d’achat importants du fait du bas prix des produits importés des pays à bas salaires. Ce gain est susceptible de bénéficier en particulier à la partie de la population qui est affectée par les délocalisations.

91 Henri Sterdyniak : On peut douter que les travailleurs non qualifiés dont les emplois sont menacés par la concurrence des pays à bas salaires, dont une partie connaît effectivement un chômage persistant, dont les salaires subissent la pression du chômage et de la concurrence, soient les grands bénéficiaires des délocalisations.

92 Fabrice Hatem : Pour répondre à Michel Fouquin, ce que nous mesurons avec nos observatoires des investissements, ce n’est pas une baisse de la part des pays industrialisés dans la production mondiale, d’autres le font mieux que nous ; c’est la difficulté des pays industriels, en l’occurrence des pays d’Europe de l’Ouest, à être attractifs, notamment pour les projets de production manufacturiers classiques.

93 Concernant les observations de Yann Lepape, on a effectivement assisté à un mouvement de restructuration géographique dans les filiales de production allemande avec localisation à l’Est, des segments de production à bas coûts, à la fois en équipements et en véhicules, à la fois pour alimenter le marché local de l’Europe de l’Est et pour élaborer les composants de produits assemblés en Allemagne. Ceci induit, comme le souligne à juste titre Yann Lepape, des gains globaux de productivité de l’industrie allemande grâce à l’intégration de composants importés d’Allemagne de l’Est à bas coûts. Ceci constitue évidemment un élément positif pour les entreprises allemandes, mais pas nécessairement pour les salariés allemands. Par exemple, les pertes d’emplois dans la filière automobile allemande ont été d’environ 80 000 postes en 10 ans (soit environ 10 % des effectifs) et ce n’est que le début. Les grands constructeurs allemands n’ont pas encore ajusté leurs effectifs en Allemagne ; c’est maintenant qu’ils commencent à le faire et à expliquer à leurs salariés qu’ils doivent accepter des concessions importantes en matière de rémunérations et de conditions de travail s’ils veulent conserver leur emploi.

94 Concernant la remarque de Benjamin Coriat sur la répétitivité du débat sur les délocalisations, ce n’est pas parce que les États-Unis sont sortis des difficultés qu’ils ont traversées dans les années 1980, par un formidable effort de R&D et d’innovation qui porte aujourd’hui ses fruits, que l’Europe va réussir à faire la même chose. On peut avoir aussi des pertes nettes de capacité de production. Les gens de Daimler et de Volkswagen disent explicitement qu’ils se posent aujourd’hui, le problème de l’Allemagne comme centre majeur de leur production automobile.

95 Alain Henriot (COE-CCIP) : L’élargissement de l’Union européenne change la donne juridique, mais aussi géographique. On peut s’interroger sur une nouvelle localisation des activités productives industrielles en Europe. Dans le cadre de l’intégration de l’Union européenne à 15, les études montraient que les activités qui bénéficiaient de beaucoup d’économies d’échelles se localisaient plutôt au centre de l’Europe, en Allemagne et à l’Est de la France. Aujourd’hui, le centre de l’Europe, c’est plutôt Bratislava et une partie de la Pologne. L’émergence de l’automobile en Europe centrale tient aussi à la géographie. Les activités à bas coûts de main-d’œuvre étaient mobiles vers les pays où les coûts salariaux étaient les plus faibles, à l’époque, l’Espagne et le Portugal. Aujourd’hui, ce sont certains pays d’Europe centrale, mais pas forcément les plus développés, ce sont aussi les pays moins développés qui peuvent tirer leur épingle du jeu. Par ailleurs, les activités de haute technologie qui se concentraient suite à des effets d’agglomération, peuvent aujourd’hui se concentrer en des différents points, car les coûts de transport ne sont pas très importants pour elles. On se tromperait en assimilant l’impact de l’émergence de la Chine et celui de l’élargissement de l’Union européenne. La géographie est très différente.

96 Sébastien Jean : Il existe une concurrence internationale, des investissements mobiles au niveau international et des firmes multinationales françaises qui créent beaucoup d’emplois à l’étranger. Ce n’est pas le cœur du débat. Le problème, c’est de savoir si cela pose des difficultés insurmontables pour l’emploi. Je crois que la réponse est non. On ne peut vouloir des bénéfices de la concurrence internationale sans accepter ses contraintes. L’enjeu est de comprendre la nature des contraintes qui se posent à nous et les questions qu’elles soulèvent. Si les délocalisations ne sont pas le problème, nommons le problème autrement. Ces imprécisions sont néfastes à la qualité du débat. Les délocalisations sont un coupable commode pour éviter la question des déficiences des politiques domestiques. Un certain nombre de pays développés, confrontés aux mêmes contraintes internationales, arrivent à avoir un niveau d’emploi proche du plein emploi, sans que ceci n’implique forcément des conditions sociales scandaleuses, les Pays-Bas, par exemple. Les questions sur la capacité de création de richesse et d’emplois, celles sur la politique de l’emploi sont plus importantes pour l’emploi que les questions de la délocalisation. Le débat sur les délocalisations aveugle plus qu’il n’éclaire.

97 Jean-Paul Fitoussi : Nous ne voulions pas mettre en accusation les délocalisations. Mais si par ce biais, nous arrivons à montrer que le problème se pose parce que l’Europe n’a pas de politique de créations d’emplois, nous aurons déjà beaucoup avancé. Personne ne souhaite revenir à l’autarcie. Mais, on a l’impression que s’ajoutent, en Europe, un ensemble de contraintes, liées à l’échange international, à la construction européenne et à l’absence d’autonomie des politiques nationales.

98 Sébastien Jean : Du point de vue des PVD et des pays pauvres, l’attitude des pays riches est outrageusement égoïste. Les pays riches se protègent déjà beaucoup contre les implantations en provenance des pays pauvres.

Session 2 : Face aux délocalisations, quelles mesures de politique économique ?

99 Henri Sterdyniak (Président de séance, OFCE) : La politique économique, en France ou en Europe, doit-elle réagir face aux délocalisations ou plus généralement face à la concurrence des pays émergents ? Et de quelle façon ? À la lecture des récents rapports de l’Assemblée nationale, du Sénat, du Conseil d’analyse économique, il me semble que trois types de stratégies sont préconisés.

100 Selon la stratégie libérale, l’Europe (et la France) sont mal placées dans la concurrence mondiale parce qu’elles ont des économies trop rigides, des charges et des impôts trop importants, que leur marché du travail est entravé par le droit du travail et leur marché des biens par une réglementation excessive. Il faut détruire ces obstacles pour s’adapter à la mondialisation. Mais, est-ce possible sans détruire les atouts spécifiques du modèle européen ?

101 La stratégie de sortie vers le haut prend acte de ce que de nombreux emplois non qualifiés vont être perdus, en raison de la concurrence des pays à bas salaires. Elle préconise de faire monter en gamme la production française et de développer des secteurs innovants pour remplacer les secteurs perdus. Cette stratégie peut être mise en œuvre de plusieurs façons. Certains proposent de subventionner, de façon générale, la R&D, l’innovation, la recherche scientifique et technique, l’enseignement supérieur. Par exemple, l’État devrait faciliter la création de pôles de compétitivité, regroupant en un même lieu autour d’une même activité, des universités, des centres de recherches, des entreprises innovantes et des sociétés de capital-risque. Le rapport Beffa préconise d’aider spécifiquement certaines grandes entreprises à constituer autour d’elles des réseaux d’excellence. Mais peut-on compenser les emplois importants perdus dans les secteurs de main-d’œuvre en développant des secteurs innovants, mais qui emploient peu de main-d’œuvre ?

102 La troisième stratégie, peu à la mode aujourd’hui, est d’aider spécifiquement les secteurs en difficulté. Le budget 2005 met en place des aides spécifiques pour les entreprises susceptibles de se délocaliser ou pour celles qui se relocalisent. La France soutient massivement les secteurs à bas salaires par les réductions de cotisations employeurs et, indirectement, par la Prime pour l’emploi. Mais peut-on réduire ainsi de façon suffisante les écarts de coûts avec les pays à bas salaires ? Aussi, certains préconisent-ils l’emploi des non qualifiés, dans les secteurs protégés : tourisme, hôtels-cafés-restaurants, services à la personne. On aurait ainsi une société à deux vitesses, les secteurs innovants d’un côté, les emplois de services de l’autre. Cette évolution est-elle réaliste et souhaitable ?

103 Faut-il mener ces stratégies à l’échelle française en acceptant les contraintes européennes qui empêchent d’aider spécifiquement certaines entreprises ? Peut-on les mener à l’échelle européenne, sachant que l’Europe est un agglomérat de pays hétérogènes, dont les situations vis-à-vis des délocalisations sont très contrastées ? Faut-il des stratégies régionales comme les pôles de compétitivité ? Telles sont les questions que cette séance devrait aborder.

104 Jean-Louis Levet (CGP) : Nous entrons aujourd’hui dans une nouvelle configuration de la mondialisation, qui fait que les entreprises (en qu’économiste industriel, je me placerai sous l’angle microéconomique) sont dans une contradiction difficile. L’impératif de compétitivité (dominant dans les années 1980) les pousse à développer des stratégies sur le long terme : se concentrer sur leurs compétences, innover, se réorganiser, anticiper le marché. Ceci les amène à considérer que les hommes et les femmes sont le capital principal de l’entreprise, qu’il faut investir dans la recherche et travailler sur le long terme. Dans les années 1990, un nouvel impératif est arrivé, la création de valeur à court terme pour l’actionnaire, le système productif passant sous influence financière. Comment dans une économie de la concurrence et de la connaissance, peut-on à la fois jouer sur le long terme et démontrer tous les jours sa rentabilité aux actionnaires ? Au contraire, les entreprises familiales sont méfiantes à l’égard des marchés financiers et considèrent l’actionnariat stable comme un facteur de pérennité de l’entreprise.

105 Face à la contrainte de création de valeur pour l’actionnaire, dans une zone européenne de faible croissance, face à des concurrents chinois qui n’ont pas l’objectif d’être nos sous-traitants mais de devenir une grande puissance industrielle, les entreprises doivent jouer à la fois sur la créativité, l’innovation, la mobilité, la mobilisation et la formation du personnel et les coûts. Les prises de décision de l’entreprise sont de plus en plus rapides ; elles cherchent à combiner les avantages de l’investissement direct à l’étranger, satisfaire le marché local, et ceux de la délocalisation, la baisse des coûts. Quand Philips s’implante en Irlande dans les années 1980, il crée 500 emplois dans la comptabilité ; puis il intègre le fait que le coût du travail irlandais augmente ; il délocalise alors en Pologne sur un site où il y avait une usine textile, dont les patrons délocalisaient en Roumanie parce que le coût est encore plus bas. Ceci s’est fait en l’espace de quelques mois ; il y a dix ans, cela aurait pris deux ans. Ces stratégies de mobilité des entreprises, qui ont des influences sur les sous-traitants, font que le phénomène des délocalisations va s’amplifier dans les années à venir.

106 J’ai rencontré de nombreux dirigeants d’entreprise pour une mission du Plan, sur la localisation des entreprises et le rôle de l’État. Tous disent être victimes de l’idéologie du tout délocalisable : des grands donneurs d’ordre, des opérateurs financiers, parfois leur environnement professionnel immédiat. Les marchés financiers, même le calcul économique, ne prouvent pas qu’il faille le faire. Cette mode, renforcée par le discours ambiant sur le déclin français, n’est guère motivante pour les entrepreneurs et les salariés.

107 Derrière les délocalisations, se cache un mouvement plus important : la désindustrialisation, c’est-à-dire de la perte de substance, d’innovation, d’industrie. La France est le seul pays à avoir une conception restrictive de l’industrie, limitée à l’industrie manufacturière. Dans la vision des asiatiques ou des anglo-saxons, l’industrie englobe ce qui est transformation de biens matériels et immatériels : le manufacturier comme l’énergie, le BTP, l’agro-alimentaire et l’ensemble des services liés à l’industrie. Dans cette vision plus large, l’industrie ne représente pas 20 % de la valeur ajoutée, mais 45 % ; non pas 15 % de l’emploi mais 30 %. Cela change l’enjeu politique et social. Si nous décrochons dans l’industrie au sens large, c’est l’ensemble du pouvoir d’achat qui baisse. Il sera difficile de créer des centaines de milliers d’emplois dans les services à la personne, si notre pouvoir d’achat n’augmente pas. Pour moi, industrie, services à l’industrie, services à la personne, même combat.

108 Face à ce phénomène de délocalisation qui cristallise les angoisses de nos concitoyens et de relative désindustrialisation en Europe, que pouvons-nous faire ? Je mettrai l’accent sur trois points. Si nous ne sommes pas capables de passer d’un modèle fondé sur la concurrence à un modèle fondé sur l’innovation, nous resterons une zone de faible croissance et les entreprises continueront à fermer les sites en Europe. Il faut une politique de recherche et une politique industrielle puissante à l’échelle européenne que l’on puisse décliner à l’échelle nationale et régionale. Aujourd’hui, 3 % de nos efforts en R&D sont mis en commun, ce qui est très faible face aux Américains et aux Chinois. Si nous voulons mettre plus d’efforts en commun, nous devons recenser les axes technologiques innovants, comme les nanotechnologies, les biotechnologies. Nous devons effectuer des choix de recherche technologique pour collectivement orienter, vers les grands secteurs et les grands besoins de demain, notre spécialisation industrielle, qui a du mal à se renouveler. Cette dimension prospective suppose que l’ensemble des acteurs se mettent autour de la table. Le marché ne peut pas le faire. La politique industrielle doit être capable de maîtriser et d’anticiper les mutations industrielles.

109 Une autre nécessité fondamentale est celle du rééquilibrage des rapports de force entre capital et travail. Dans le cadre de la mondialisation, moins l’Europe se fait, moins les États sont puissants, plus le rapport de force entre capital et travail est déséquilibré. Il faut renforcer la démocratie sociale dans l’entreprise. L’entreprise doit avoir des frontières claires, ne pas être qu’une addition d’intérêts mais aussi une communauté de valeurs. La directive européenne instaure des comités européens qui sont aujourd’hui un lieu de concertation. Ils pourraient devenir un lieu de négociation. Face à une stratégie globale des groupes, il faut une négociation globale.

110 Aujourd’hui, 90 % du budget des 100 milliards de francs de la formation professionnelle va aux 10 % de gens qui en ont le moins besoin, les cadres supérieurs et les cadres dirigeants. Il faut redéployer ces masses considérables vers les opérateurs, les techniciens, les cadres moyens que cette formation accompagne un processus de promotion sociale. Il y a en France 6 millions d’ouvriers, soit le quart de la population active, qui pour la plupart n’ont pas accès à la formation continue.

111 Jean-Luc Gaffard (Université de Nice et OFCE) : D’après ce que j’ai pu entendre dans la première partie, il n’y a pas de problème de délocalisation, du moins, pas de problème économique. Je vais quand même essayer de répondre à la question titre de cette séance. Deux choses m’ont frappé. La première est qu’il n’y a pas de créations d’emplois en Europe. Les délocalisations posent problème car les créations d’emplois se font massivement ailleurs qu’en Europe. La deuxième est que l’existence potentielle de la délocalisation est utilisée comme argument pour la baisse des salaires. Si les délocalisations n’ont pas de traductions statistiques fortes, elles sont symptomatiques d’un débat sur la création d’emplois et sur les salaires. Selon la plupart des contributions sur ce sujet en Europe, la bonne économie politique consisterait à baisser les salaires et les impôts, donc les dépenses publiques.

112 Je ne souhaite pas que le débat dévie sur la question de la concurrence internationale. Celle-ci n’a aucune responsabilité dans ce qui se passe, qui relève de distorsions internes. La raison est théorique : il existe un équilibre de long terme avec le plein emploi, associé à n’importe quelle distribution géographique des activités économiques, de même d’ailleurs, qu’il existe un équilibre de plein emploi associé à n’importe quelle technologie. Ni la technologie, ni la répartition géographique des activités ne peuvent être considérées comme une cause du chômage. C’est ce que Ricardo exprimait de manière très claire sur le progrès technique et accessoirement sur le commerce international, il y a deux siècles. Une redistribution des activités économiques permet une meilleure allocation des ressources et occasionne des gains de productivité pour chacun. L’accroissement des échanges, et donc les délocalisations, sont susceptibles d’enrichir tous les participants. Dans ce cadre, elles doivent être encouragées. Il faut donc s’interroger : pourquoi cela ne fonctionne pas ? Pourquoi le modèle d’équilibre de long terme n’est pas la référence unique et indiscutable ? Lors du débat sur la désindustrialisation aux États-Unis, il y a une dizaine d’années, Krugman expliquait que le problème n’était pas le commerce international, mais les distorsions internes.

113 Quelles sont-elles ? Selon les défenseurs d’une non intervention ou d’un certain type d’intervention, les distorsions internes proviennent du mauvais fonctionnement du marché du travail, des rigidités des salaires et des prix, donc de mauvaises institutions, de mauvaises orientations de la politique économique. Un des attraits de la délocalisation vers l’Europe de l’Est, c’était de faire comprendre aux salariés qu’il fallait être moins exigeants, accepter la diminution des salaires et de la protection sociale ? Cela me laisse rêveur, parce que, dans le modèle d’équilibre de long terme, chacun doit y gagner ; les gains de productivité doivent permettre une hausse des salaires. Pourquoi faudrait-il d’abord baisser les salaires avant qu’ils n’augmentent ? À moins que la rigidité des salaires ne soit un obstacle au déplacement des salariés de secteurs à forte productivité vers des secteurs à faible productivité, par exemple, de l’industrie vers les services et que, pour le coup, ils doivent diminuer leur salaire. Mais, alors, le commerce international risque de ne pas être égalitaire.

114 Selon certains, il n’est pas grave de baisser les salaires monétaires car, comme on va acheter des biens dont les prix vont fortement diminuer, le pouvoir d’achat sera augmenté. Cet argument était déjà celui qui faisait échapper à la déflation par la dette : ce n’est pas un problème que les salaires et les prix baissent… à moins que la baisse des prix ne mette en faillite les entreprises, et que celles-ci licencient ; dans ce cas, les effets de richesse dont vont bénéficier les salariés sont faibles par rapport à l’absence de revenus qui va en découler.

115 Cette hypothèse de baisse des prix ne marche que dans des modèles où on fait l’hypothèse du plein emploi. Les nouveaux modèles de géographie économique ont cette particularité que les activités se localisent selon les coûts de transport et les différentiels de salaire, tout en maintenant le plein emploi, et l’existence des marchés au Sud comme au Nord. Le problème tient au fait qu’on n’a pas identifié la nature des distorsions qui font, qu’en apparence, le commerce international crée des problèmes. Comme les faits sont têtus et que le chômage persiste, l’État met en place des stratégies de compétitivité. Comme le disait Krugman : il est curieux de considérer que l’État se trouve exactement dans la même situation qu’une entreprise. La politique économique doit copier la stratégie de compétitivité des entreprises. Les États sont-ils comme Coca-Cola ou Pepsi-Cola ? Non ; comme le dit Krugman, le commerce international n’est pas en jeu à somme nulle, mais à somme positive à condition que l’activité économique soit correctement coordonnée. Mais ces stratégies de compétitivité consistent à démanteler la protection sociale et à inciter les salaires à diminuer. Vis-à-vis de pays dont les différentiels de salaires sont très importants, ces stratégies sont vouées à l’échec ; elles ne font qu’affaiblir la demande intérieure.

116 Je ferai le même type de commentaires sur les stratégies consistant à se positionner sur des créneaux à haute qualification, faire de la R&D, jouer une spécialisation vers le haut en laissant le bas à d’autres. Les pays émergents, et heureusement s’ils veulent se développer à travers le commerce international, se placent eux aussi à la frontière des gains de productivité.

117 Ce type de spécialisation ne peut pas fonctionner parce qu’il oublie un point essentiel : la demande intérieure. La grande différence entre l’Europe et les États-Unis réside dans la progression de la demande intérieure, et la façon dont celle-ci est gérée à travers les instruments de la politique économique. Je suis d’accord pour stimuler la recherche et l’éducation, mais cela ne constitue pas une solution puisque cela participe des stratégies qui consistent à essayer d’être plus compétitif que le voisin, ce qui se comprend pour une entreprise mais pas au niveau national.

118 Nous avons besoin de délocalisations et de redéploiements ; ils font partie de l’innovation et de ce que Schumpeter appelait la destruction créatrice ; dans destruction créatrice, il y a destruction et création. Mais ce processus prend du temps. C’est cela la distorsion fondamentale ; elle est au cœur de la capacité de production ; il faut du temps pour accumuler le capital ; le problème de la politique économique est de gérer le temps à travers un soutien efficace à l’investissement. Le problème est l’affaiblissement considérable de l’investissement en Europe depuis dix ou quinze ans. Si l’Europe n’investit pas, les phénomènes dits de délocalisation ont un impact immédiat parce qu’ils provoquent des destructions d’emplois en face desquelles il n’y a pas suffisamment de créations d’emplois. Le problème est celui du soutien à l’investissement.

119 Aussi, n’hésiterai-je pas à dire qu’un accroissement de la dépense publique est une bonne chose, à condition qu’elle soit bien orientée, c’est-à-dire qu’elle favorise l’accroissement de la diversité des biens et par là, l’accroissement du produit, de l’emploi et des salaires. Ce qui me gêne beaucoup dans les distorsions présumées, qui concerneraient justement le marché du travail, c’est qu’on fait du salaire et de l’emploi, des éléments contradictoires alors qu’ils ne le sont pas dans une économie d’innovation, du moins à long terme.

120 Il ne suffit pas de mettre en place un soutien macroéconomique de l’investissement. Il faut regarder la situation où l’on place les entreprises. L’investissement est irréversible ; il implique un minimum de coordination entre les firmes, aussi bien des investissements concurrents que des investissements complémentaires. Aussi, doit-on se réinterroger sur la nature des politiques de régulation et de concurrence. Je ne parle pas de politique industrielle, mais je ne pense pas que les politiques de concurrence doivent viser un projet qui n’a pas de sens, la concurrence pure et parfaite. Hayek expliquait que la concurrence était par nature imparfaite ; c’est le meilleur moyen de gérer les déséquilibres. Selon lui, il faut pour cela un certain nombre de règles, des formes de collusion, de connexion de marchés, qui justifient qu’il y ait une politique de la concurrence. Si la concurrence pure et parfaite était atteignable, il n’y aurait plus de place pour la politique de la concurrence. L’imperfection des marchés est à la fois une condition de l’innovation et de la croissance, et en même temps rend possible des abus de position dominante : il faut donc en permanence exercer des choix.

121 Aussi, faut-il redonner une place à la politique économique, au choix démocratique, alors que la pensée dominante est qu’il n’y aurait qu’à appliquer des règles, pour les délocalisations comme pour le reste. Ces règles, qui n’ont aucun contenu scientifique, aboutissent à la baisse des salaires et des impôts. Elles n’ont jamais été appliquées dans les pays qui réussissent, en particulier, aux États-Unis.

122 Benjamin Coriat : Je suis très sensible à l’argument selon lequel l’UE souffre de « défauts institutionnels » à l’origine de disfonctionnements multiples qui se traduisent par des performances catastrophiques, notamment ces deux dernières années. L’Europe ne peut se permettre pendant vingt ans de croître à 2 % par an, pendant que les autres zones croissent entre 4 et 8 %. Comment parvenir à stimuler la croissance et l’investissement ? De nouvelles régulations sont nécessaires. Mais, compte tenu de l’émergence des nouveaux pays sur la scène mondiale, la montée en qualité est essentielle. Dominique Taddei et moi-même l’avions écrit en 1992-1993 dans Made in France. Ce que nous appelions la montée en qualité, ce n’est pas seulement la spécialisation dans des niches à haute valeur ajoutée. La montée en qualité, dans notre vision, concerne tous les produits, à tous les niveaux de gamme en jouant sur la partie haute de la qualité. Notre déficit principal en chaussures n’est pas avec Taiwan ou le Brésil, mais avec l’Italie qui a eu cette politique de montée en gamme. Les outils de la politique industrielle et de la politique de la concurrence doivent être utilisés pour inciter à la montée en qualité.

123 Les pays émergents ont le droit de vivre et de croître. Il faut arrêter les discours sur le thème : « ils nous menacent ». Au regard des différences de conditions de vie, et des termes de l’échange, ces discours sont indécents. La question est plutôt : « comment construire les complémentarités ? ». C’est un problème de coordination et de régulation à un niveau international. Dans nos pays, une relance de la croissance et de l’investissement, qui donnerait toute sa place à la montée en qualité à différents niveaux de gamme, est compatible, au plan global, avec une vision en termes de complémentarité entre pays du Nord et du Sud.

124 Fabrice Hatem : Certes, il ne faut pas penser que les pays émergents nous menacent, mais il faut comprendre que l’économie mondiale connaît un nouveau type de compétition, celle pour l’attraction de l’investissement internationalement mobile. Les pays développés, notamment la France, n’ont pas naturellement vocation à être spécialisés sur des activités de haute technologie en substitution des activités de production à basse valeur ajoutée, qui ne viennent plus se localiser chez eux. Ce n’est pas parce que l’on devient mauvais sur le manufacturier classique qu’on s’améliore nécessairement sur la high tech. On peut très bien perdre sur les deux tableaux. Il faut prendre conscience de l’ampleur du danger, qui vient de nos propres faiblesses qui font que nous n’attirons plus. L’AFII voit tous les jours des industriels, essaie de comprendre leurs critères de localisation, essaie de mettre en avant nos atouts et de leur proposer des sites. Elle fait remonter au gouvernement français, à travers le Conseil stratégique de l’attractivité, le point de vue des entreprises qui investissent, les difficultés qu’elles ressentent par rapport à l’investissement en France. Dans le textile-confection, qui est un secteur sinistré, nous essayons de travailler sur l’attraction des textiles techniques, des activités de mode, des activités d’innovation pour trouver des domaines où la France a encore des chances de réussir.

125 Claude Vimont : Nous devons réussir à fournir des produits de qualité, effectivement à tous les niveaux de la gamme, accompagnés de services complémentaires importants. Le service n’est pas délocalisable et le consommateur est prêt à payer pour des services de qualité. Mais ce service représente un coût supplémentaire. Il faut qu’un prix plus fort soit justifié, sinon le consommateur préférera un bien accompagné de moins de services, mais beaucoup moins cher. Pour réduire les prix, nous n’avons guère d’autres solutions que d’aller investir dans les pays émergents pour certains éléments composants de notre production. C’est ce qu’ont fait beaucoup d’entreprises qui ont réduit leurs coûts de production, ce qui leur a permis d’accroître la qualité du service, de monter en gamme, et de créer de nouveaux emplois, complètement différents sur le territoire français. C’est une voie d’avenir, étroite, mais non négligeable.

126 Henri Sterdyniak : Je conçois que les entreprises françaises aient intérêt à délocaliser une partie importante de leur production et que cela puisse leur permettre de développer des emplois qualifiés. Mais que fait-on des travailleurs non qualifiés ? Doivent-ils accepter de fortes baisses de salaire pour être compétitifs à l’échelle mondiale ou pour trouver des emplois de services aux personnes ? Les stratégies préconisées nécessitent souvent une augmentation importante des inégalités dans notre société. La montée en puissance des pays émergents risque de provoquer par une hausse des inégalités et une perte de cohésion sociale dans les pays du Nord.

127 Claude Vimont : Je crois que la baisse des salaires n’est en aucun cas une solution, ne serait-ce que parce qu’elle diminue nécessairement le niveau de la demande. Comment utiliser tous les actifs ? Je suis pour la prolongation de la vie professionnelle sauf pour les non qualifiés, comme compensation au travail posté. Je ne vois pas d’autre solution pour un actif non qualifié qui est arrivé à 60 ans, que de lui donner une préretraite ou une retraite, même si je suis contre les préretraites en général.

128 L’étude, que la DARES vient de publier, sur l’insertion professionnelle des jeunes actifs montre que la plupart s’insèrent très bien en se plaçant sur des créneaux où il y a des emplois. Par contre, apparaît une forte inégalité entre ceux qui sont entrés dans les SSII ou les services privés de télécommunication et ceux qui « rament » en passant de petits boulots en petits boulots. Ceux-ci se trouvent dans les services à la personne, et surtout dans l’hôtellerie, la restauration et certains emplois de commerce. Ne pourrait-on engager des négociations sociales dans ces secteurs, pour garantir à leurs salariés une rémunération suffisante et une certaine sécurité de l’emploi, tout en leur assurant des évolutions de carrière par la formation continue ? Il faut des mesures sectorielles, et non pas des mesures générales.

129 Frédéric Boccara : Je voudrais pointer un problème de cohérence. Il me semble que le débat fait de l’amnésie sur les années 1980. Politique dite de rigueur, puis de désinflation compétitive ou, au contraire, politique d’emploi, d’investissement et de formation. Se posait alors et se pose toujours un problème de ressources disponibles et de choix de l’ordre des priorités. Faut-il assainir avant d’agir ? Faut-il renoncer à agir parce qu’il n’y a pas de marges de manœuvre ? Faut-il élargir les marges de manœuvre ? Comme Jean-Luc Gaffard l’a dit, il faut des avances financières pour agir : il faut consommer pour vivre, pendant qu’on ne produit pas, qu’on investit, qu’on se forme, qu’on cherche : ceci renvoie au crédit.

130 Mais s’agit-il du même crédit qu’hier quand il faut financer l’économie de la connaissance, de l’innovation, bref, la révolution informationnelle ? Ce qui devient décisif, ce n’est pas seulement les salaires en tant qu’élément de la demande, mais aussi en tant que facteurs du développement de l’offre, par la rémunération des qualifications et le développement des ressources humaines, élément clé aujourd’hui de l’efficacité globale et de l’innovation. Mais la sélectivité actuelle du financement, une sélectivité implicite tirée par les critères des marchés financiers, passe à côté de cette nécessité, du moins en Europe. Quelle sélectivité du financement est nécessaire aujourd’hui ? Claude Vimont a parlé de formation mais elle doit être massive et demande des moyens très importants. On ne pourra pas organiser la formation dans l’hôtellerie, la restauration, le commerce si les jeunes actifs ne sont pas sécurisés, s’ils continuent à avoir des salaires misérables, s’ils travaillent la moitié du temps au noir et le lendemain sont au chômage. Ceci nécessite un financement important. Peut-on le comparer au gain attendu du commerce international ? Le problème du crédit, de son orientation, de sa sélectivité est essentiel.

131 L’idée que je développe dans mes travaux est que les multinationales constituent des institutions importantes de transfert des ressources. Cela renforce les problèmes de financement et donc de sélectivité, puisque ces firmes obtiennent des ressources qu’elles transfèrent ailleurs. Michelin augmente sa R&D en France, produit au Brésil et réimporte en France : il se peut ainsi qu’une partie de la R&D française ne crée ni valeur ajoutée ni emploi en France même si elle peut être très efficiente.

132 Sur les critères de sélectivité de crédit, je crois qu’on pourrait avancer. Exacerber la concurrence avec des doublons d’entreprises et de réseaux, des gâchis comme on en a connus dans les télécoms, n’est guère efficace. Quelle a été la valeur ajoutée créée suite à l’explosion de l’endettement dans les télécoms et aux différentes fuites en avant dans les fusions/acquisitions aux États-Unis ? L’État a une responsabilité quant à la politique du crédit. L’existence de multinationales n’est pas prise en compte dans la définition des politiques économiques, alors qu’elles jouent un rôle crucial de transfert et d’allocation des ressources qui leur est spécifique, notamment parce que transfrontière. Il y a tout un champ théorique à défricher.

133 Frédérique Sachwald : Je voudrais revenir sur l’ampleur du danger que constituerait la capacité d’accumulation de connaissances et de montée en gamme des pays émergents dans les secteurs de haute technologie. On peut citer des exemples d’implantations de R&D, même si c’est surtout du D, cela reste peu significatif. La Corée est un succès à l’échelle historique. Néanmoins, cet exemple montre la difficulté, au-delà du rattrapage, de devenir une économie à la frontière technologique ; la Corée reste en retard par rapport au Japon, aux États-Unis ou à l’Allemagne dans un certain nombre de technologies. L’Europe est encore en retard sur les États-Unis. Les exportations high tech des pays émergents sont à base de composants importés et largement contrôlées par des entreprises étrangères. Il ne faut pas ni être endormi, ni penser que demain matin, la capacité d’innovation des pays émergents sera équivalente à celle des pays industrialisés d’aujourd’hui.

134 La différence entre les États-Unis et l’Europe n’est pas seulement dans le dynamisme de demande intérieure ; elle est aussi du côté de l’offre. On vient d’évoquer les questions de parcours professionnels, de formations, de systèmes d’innovation : tous ces éléments, in fine, constituent des éléments de politique d’offre. Pour mentionner le cas de la France, nous débattons actuellement d’une loi de programmation sur notre système d’innovation. La bonne solution est-elle celle du rapport Beffa, qui propose de soutenir la recherche des grandes entreprises, ou est-ce une rénovation de l’ensemble de notre système de recherche et d’innovation ? Se pose aussi la question de l’allocation des moyens élevés de la politique de l’emploi aux différents instruments de cette politique.

135 Nasser Mansouri-Guilani (Centre confédéral d’études économiques et sociales CGT) : Je suis heureux que pour faire face aux délocalisations, les économistes ici présents ne préconisent ni la baisse des salaires, ni celle des impôts. Faire face aux délocalisations nécessite des interventions à plusieurs niveaux.

136 Il ne faut pas opposer les pays du Nord et ceux du Sud ; il faut jouer la complémentarité : il s’agit de répondre à l’impératif du développement économique et social aussi bien au Nord qu’au Sud. De ce point de vue, il ne faut pas oublier le rôle des firmes multinationales qui mettent en concurrence les systèmes socio-productifs.

137 La complémentarité s’impose aussi entre les niveaux micro et macroéconomiques. Dans quelle mesure, la politique économique aujourd’hui en France n’incite pas les firmes multinationales à mettre en concurrence les systèmes socio-productifs, en favorisant des types de gestion d’entreprises qui profitent aux capitaux et qui pénalisent l’emploi et le social ? Par exemple, les fonds publics aujourd’hui sont-ils bien utilisés ? Je prétends que non. Quelque soient les contraintes européennes, la France ne peut-elle pas faire mieux avec son niveau actuel de dépenses publiques, y compris pour faire face aux délocalisations ? Verser, par exemple, 20 milliards d’euros aux entreprises au nom de l’emploi sous la forme de la baisse des cotisations sociales patronales est un mauvais choix ; on pourrait utiliser cette somme par exemple pour améliorer la cohérence du tissu productif ; cela peut être une réponse possible au problème des délocalisations.

138 Un autre niveau de complémentarité d’interventions : la question du rôle de la négociation sociale au sein des firmes multinationales. Ne faut-il pas étendre les droits des salariés et de leurs représentants ? On ne peut pas discuter aujourd’hui de la gestion des entreprises dans un cadre uniquement national. Lorsque Renault s’implante dans plusieurs pays, ne faut-il pas coordonner les revendications des salariés de Renault, ne faut-il pas établir une cohérence dans les situations sociales de ses salariés ? Quelle responsabilité pour nous en tant que Français, que travailleurs, que citoyens vis-à-vis des travailleurs des autres pays ? On ne peut pas abaisser le niveau de vie des Français à celui des pays dits en développement. Par contre, on peut agir pour l’élévation du niveau de vie de ces peuples, surtout pour améliorer leurs droits sociaux. Que peut la France pour aider ces peuples à se développer ?

139 Pour retrouver le plein emploi en France, il faut intégrer dans la réflexion, les besoins des autres peuples. Certes, il faut sécuriser les parcours individuels pour établir une véritable « sécurité sociale professionnelle », mais cela nécessite de travailler en même temps sur les coopérations internationales.

140 Françoise Drumetz : Frédéric Boccara a évoqué la nécessité de financer des dépenses de formation, de reconversion professionnelle et l’a reliée à la sélectivité nécessaire de la politique du crédit. Jean-Luc Gaffard a évoqué le besoin d’un soutien efficace à l’investissement pendant la période de transition. Ce ne sont pas des questions de politique monétaire. Notamment, le bilan de la sélectivité du crédit en France n’invite à préconiser ce type de politique que pour les prochaines années. Ceci n’empêche pas d’avoir une réflexion prospective sur les secteurs d’avenir.

141 Jean-Luc Gaffard : Je n’ai pas parlé de politique monétaire. Après quinze ans d’une politique monétaire catastrophique, l’Europe connaît maintenant des taux d’intérêt qui sont très bas ; elle n’est pas loin d’être une trappe à liquidité. Ne reste que le budget.

142 Jean-Louis Levet : Trois nouveaux défis font que l’on ne peut raisonner de la même façon qu’il y a quinze ans. Le phénomène de destruction créatrice ne fonctionne pas aujourd’hui comme il devrait fonctionner. Dans une logique de financiarisation des comportements, fondamentalement contradictoire avec une logique d’économie de la connaissance, la création de richesse n’a plus le même sens pour la finance que dans les services et l’industrie. Ce n’est pas le processus décrit par Schumpeter.

143 Je suis d’accord avec Benjamin Coriat pour dire qu’il faut raisonner en complémentarité. Notre intérêt est que les 1,2 milliard de Chinois puissent progresser sur le plan économique comme sur le plan politique. Mais n’oublions pas que la Chine combine un régime politique dictatorial et un capitalisme sauvage comme système économique : développement de la contrefaçon, coût du travail durablement bas, conditions de travail très défavorables, camps de travail (la population carcérale au travail est aussi nombreuse que la population active française), autant de facteurs créant les conditions d’une concurrence déloyale. Voici un grand pays qui combine à la fois coût du travail, capacité d’apprentissage par l’innovation et la diffusion du progrès technique et vaste marché intérieur. Comment répondre à ce défi, si l’on veut éviter une confrontation entre l’Union européenne et la Chine dans les dix prochaines années ?

144 Un troisième élément nouveau, ce sont tous les thèmes de l’environnement et des normes sociales. Les Chinois savent qu’une poursuite au même rythme de la croissance de leur consommation de charbon et de pétrole pendant les trente prochaines années, provoquerait de nombreux problèmes, dont ils seront les premiers à souffrir de par le développement de leurs agglomérations et la pollution qui suivra.

145 Il faut évidemment des stratégies de croissance et de développement, mais se pose aussi la question de la maîtrise de cette croissance. La France est le pays développé qui maîtrise le moins ses centres de décisions économiques : grosso modo, en France, 50 % des PMI sont sous contrôle étranger, moins de 10 % en Allemagne et aux États-Unis, 0 % au Japon. Tous les pays étrangers se sont donnés les moyens en termes d’innovation, de financement, de développement territorial, d’accès aux marchés financiers pour que leurs centres de décisions économiques soient davantage intégrés dans l’économie nationale qu’ils ne le sont en France. La France est passée d’une logique d’ouverture à une logique d’extraversion.

146 À nouveaux défis, nouvelles propositions : nous devons monter en qualité dans tous les secteurs ; il n’y a pas de secteurs condamnés. À l’échelle européenne, il faut mettre en place une politique de concurrence qui soit davantage au service de la création de richesse et qui ne soit pas le dogme que l’on a depuis 30 ans dans cette zone qui est la seule à avoir un discours et une politique libérale. Au niveau des régions, des gros efforts sont faits au niveau des pôles de compétitivité. Devons-nous créer une nouvelle pensée unique de la création de grands pôles technologiques dans les régions ? Faut-il concentrer les aides uniquement sur les grands groupes en amont ? N’y a-t-il pas quelques dizaines de milliers d’entreprises moyennes qui créent l’essentiel de la valeur ajoutée et qui sont celles qui sont le plus ancrées dans le territoire ? Ce sont elles qui n’ont pas accès aux 3 % de PIB d’aide affectée aux entreprises et qui nécessitent un effort d’imagination à la hauteur de ces défis.

147 Michel Quéré (CNRS-GREDEG) : Je voudrais revenir sur le point de vue optimiste qui table sur notre capacité à sortir par le haut, par le maintien d’une forte capacité d’innovation par rapport aux pays en développement. L’Europe depuis une dizaine d’années perd continuellement des parts de marché dans le secteur de la construction navale au profit du Japon et de la Corée du Sud. Les opérateurs européens ont précisément exploré le scénario de sortie par le haut ; ils se sont tournés vers la construction de bateaux à forte valeur ajoutée ou vers des niches particulières, telles que les paquebots de luxe, le militaire, mais aussi les bateaux technologiques, les double coques, les méthaniers. Mais les Coréens ont une forte capacité d’adaptation : ils allient l’ingénierie de conception à des coûts de main-d’œuvre très bas auxquels se rajoute une politique de dumping social encouragée par leur gouvernement. La capacité d’innovation des pays émergents dans ce secteur est absolument fascinante. Aussi, l’Europe ne construira-t-elle quasiment plus de méthaniers. Nos marges de manœuvre en la matière sont faibles. Face au dumping social du gouvernement coréen, l’Europe a, dans un premier temps, arrêté les subventions directes à la construction de navires puis, devant la catastrophe sociale potentielle, les a rétablies et tergiverse, en termes de politique acceptable, pour maintenir un minimum d’activité dans ce secteur. C’est une illustration de la difficulté de la politique industrielle.

148 Fabrice Hatem : Pour créer de l’investissement et de l’emploi en France, il faut satisfaire aux critères des entreprises. Quelle est la vision de notre pays qu’ont les entreprises multinationales ? Elles disent : vos infrastructures sont bonnes, votre main-d’œuvre est qualifiée, vos salaires nets ne sont pas décourageants ; vous êtes au centre du premier marché du monde, même si c’est un marché qui est en croissance relativement faible. Votre environnement technique est un acquis important, même s’il y a peut-être une dégradation de votre capacité d’innovation et de recherche. Pourquoi certains projets n’aboutissent pas ? Elles l’expliquent : votre environnement réglementaire est opaque, complexe, imprévisible et crée un sentiment d’insécurité ; votre droit du travail est trop complexe ; vos procédures de licenciements sont trop contraignantes ; votre loi sur les 35 heures est une absurdité économique.

149 Il faut améliorer l’efficacité de l’action publique de manière à réduire la pression fiscale tout en maintenant le même niveau de prestations et d’interventions publiques. Quand on va voir une entreprise de chimie lourde et qu’on explique notre taxe professionnelle, elle renonce à venir. Les prélèvements fiscaux sont trop importants sur les hauts salaires comme sur les très bas (même si, dans ce cas, ils ont diminué), comme en général sur l’ensemble de l’activité économique. Il faut une législation plus libérale en matière du droit du travail. On recevra alors des investissements venant de l’étranger.

150 Daniel Mirza (Université de Rennes 1, CEPII)  : Le coût du travail n’est pas si élevé en France. La mondialisation n’augmente pas l’effet du coût du travail sur l’emploi. Je vais éclaircir ce mécanisme simplement. Une étude de Navaretti, Checchi et Turrini en 2003 analyse l’impact du coût du travail sur l’emploi en séparant les multinationales et les firmes domestiques. Ils trouvent que l’impact de long terme du coût du travail sur l’emploi des multinationales est bien plus faible que celui sur l’emploi des non multinationales. En ce qui concerne les multinationales, ce n’est pas tant l’effet sur leur demande de travail qui est fort, c’est leur réactivité. Elles réagissent beaucoup plus rapidement à un accroissement du coût du travail. C’est cet effet que les médias vont capter.

151 Pour favoriser la compétitivité des entreprises tout en accroissant le pouvoir d’achat des salariés, l’État doit lui-même investir dans l’innovation et dans la recherche et développement et inciter les entreprises à faire de même.

152 Frédéric Boccara : Concernant la nécessité du crédit peut-on faire comme hier, y compris sur la sélectivité et la bonification ? Précisément non. Hier, on se polarisait sur des domaines (l’exportation, l’équipement, …) voire des secteurs, cela a eu un impact très puissant pour sortir des difficultés au lendemain de la guerre, mais cela a progressivement débouché sur un surinvestissement, voire une suraccumulation et un crédit inflationniste. Aujourd’hui, il ne faut pas tant réfléchir en termes de secteur, que d’utilisation des fonds, d’effet sur la valeur ajoutée et sur l’efficacité. Si les capacités humaines sont décisives, il faut mieux financer les ressources humaines (salaires, formation, dépenses sociales, recherche), quelque soit le secteur. De même, l’important ce n’est plus la nationalité d’origine de l’entreprise, souvent très internationalisée, mais son apport à la valeur ajoutée disponible pour les populations sur un territoire, une région, un pays. La question de la sélectivité demeure pour favoriser désormais les ressources humaines. Ainsi, Sanofi a obtenu 16 milliards d’euros de crédit à 2 % pour acheter Aventis. Selon quel critère ? Il y a bien une sélectivité implicite qui pousse à la croissance financière et aux fusions/acquisitions au péril de l’emploi, avec un aspect dépressif pour la demande globale.

153 Il existe une différence économique de fond entre le budget et le crédit. Le budget, même si c’est un budget pour la formation, reste malthusien : il prend ce qui existe. Le crédit anticipe la création de valeur ajoutée. La bonification du crédit avec aide publique permet d’actionner 100 de levier avec 2 de coût de bonification au lieu de 102 pris sur le budget d’aujourd’hui, à condition que le crédit entraîne bien une valeur ajoutée et un développement.

154 Je suis d’accord pour réduire la complexité excessive du droit du travail mais dans le sens inverse. Je ne suis pas d’accord avec l’orientation qui serait de faciliter les licenciements et de réduire la sécurité des salariés et les dépenses sociales. On ne peut réduire la fiscalité sans prendre en considération l’impact des dépenses publiques et sociales sur l’efficacité productive globale. L’emploi et les salaires ne peuvent être traités comme la seule variable d’ajustement, sans considérer la nécessité de promouvoir la qualification. En outre, il y a d’autres sources d’économie ; les charges financières du capital (intérêts, dividendes, etc.) d’une part, les coûts de l’absence de coordination et de coopération, dont parlait Jean-Luc Gaffard, d’autre part.

155 Benjamin Coriat : On ne peut pas être attractif avec une législation du travail à la tchèque ou à la chinoise, et en même temps avoir les infrastructures qu’a aujourd’hui la France. Les entreprises le savent parfaitement bien. Elles fuient la Russie, et pourtant le coût du travail y est extrêmement bas. Pour s’installer en Europe, Toyota a choisi la France, et même, en France, une zone déshéritée. Les entreprises qui veulent investir connaissent leur métier ; pour faire leur choix, elles mettent en balance différents éléments. Il faut réfléchir à une politique d’attractivité à la française. Ce n’est pas le travail infiniment flexible et les baisses de la protection sociale qui constitueront pour la France des avantages relatifs. L’attractivité à la française ne peut reposer que sur une série d’avantages en matière d’infrastructures, d’externalités, de capacité scientifique, de recherche, bref, sur « un modèle social » spécifique. Les chiffres de l’investissement des entreprises étrangères en France ne sont pas si mauvais sur les cinq ou dix dernières années. Il ne faut pas prendre pour argent comptant les déclarations des entreprises quand elles brocardent le système français.

156 Faut-il craindre que la montée en qualité laisse sur le carreau ceux qui n’ont pas de qualification ? C’est l’inverse, c’est en montant en qualité, à chaque niveau de gamme, qu’on pourra préserver un certain nombre d’emplois. Le concept de montée en qualité que j’ai mis en avant, n’implique pas nécessairement de produire à très haute valeur ajoutée, ou de se concentrer sur les produits intensifs en R&D ; dans beaucoup de cas, elle passe par de la qualité obtenue par les collectifs de travail, sur les lignes de production elles-mêmes.

157 Je terminerai sur un point plus macroéconomique. Quand je dis que l’on n’a pas fait assez de politique de montée en qualité, je fais référence au fait que, depuis 1983, on pratique une politique restrictive : d’abord la désinflation compétitive, puis les critères de convergence, ensuite le Pacte de stabilité. La politique macroéconomique a totalement écrasé toutes les politiques qualitatives. Contrairement à ce qui a été dit, les résultats de politique de sélectivité du crédit n’ont pas été catastrophiques. La grande période de croissance fordienne est celle de la constitution des industries compétitives françaises, grâce à des taux d’intérêt sélectifs, à des commandes publiques et aux autres outils de la politique industrielle. Heureusement que la France a fait les « grands programmes ». Enlevez l’aéronautique, le spatial, enlevez les télécoms, enlevez l’électricité, où serions-nous ?

158 Faisons attention aux modes. Il y a six mois, la politique industrielle était vouée aux gémonies. Aujourd’hui, on ne parle plus que de cela. Dans une situation difficile, on ne peut se permettre de jeter des anathèmes sur certains outils. Il faut être très pragmatique.

159 Henri Sterdyniak : Au cours de cet après-midi, un certain consensus s’est dégagé pour privilégier la stratégie de sortie par le haut même si certains ont insisté sur la difficulté pour la France et l’Europe de s’y engager. Certains ont insisté sur la nécessité d’une politique macroéconomique plus porteuse en Europe. Je regrette que des mesures, visant à soutenir plus directement les actifs non qualifiés et les victimes directes des délocalisations, n’aient pas davantage retenu l’attention. Au nom de l’OFCE, je vous remercie tous d’avoir accepté de réfléchir ensemble sur ce sujet important pour l’emploi en Europe.

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