1 Les prévisions occupent une place particulière dans le débat public en économie. Elles sont généralement considérées comme des prédictions, qualifiées fréquemment d’optimistes ou de pessimistes, comme si elles dépendaient de l’humeur des équipes qui les réalisent. Certes, en un sens, la prévision est un art tant elle dépend des signes précurseurs que nous livre le présent, de l’interprétation des évolutions en cours, de la capacité des économistes de sélectionner les informations pertinentes parmi celles, multiples, dont l’intérêt n’est qu’anecdotique. Mais elle est surtout une science puisqu’elle consiste à déduire des informations dont on dispose sur le présent une vision de l’avenir. Elle ne peut être formulée en dehors d’un cadre général d’interprétation, c’est-à-dire d’une théorie qui met en relation les informations que l’on privilégie et les variables que l’on cherche à prévoir.
2 Parmi ces informations, certaines, cruciales, ne sont pas vraiment disponibles car, pour l’essentiel, elles dépendent de décisions à venir et qu’il n’existe pas vraiment de théorie permettant de déduire des données existantes ce que seront ces décisions. Il faut donc formuler des hypothèses alternatives et retenir celles qui nous paraissent les plus vraisemblables. Dès lors, les erreurs de prévision peuvent avoir au moins trois origines : une insuffisance d’information sur le présent, une mauvaise spécification théorique, la non réalisation de certaines hypothèses. De surcroît, il existe une incertitude irréductible au sens ou certains événements sont imprévisibles, alors même que leur conséquence sur l’activité économique est déterminante. Voilà pourquoi les chiffres associés à une prévision sont éminemment fragiles, qu’ils doivent être considérés comme conditionnels aux hypothèses que l’on formule, aux données dont on dispose et au cadre théorique dans lequel on raisonne.
3 Il m’a donc semblé nécessaire que les prévisions réalisées par l’OFCE soient publiées en même temps qu’un débat autour de ces prévisions. Cela offre le double avantage de rendre explicite le doute inhérent à tout exercice de prévision pour les raisons déjà exposées, et de participer au pluralisme nécessaire à l’indépendance et au sérieux des études économiques. Une prévision, pour rigoureuse qu’elle soit, n’est pas un exercice mécanique au terme duquel la vérité serait révélée, mais une « histoire » raisonnée du futur délivrant des résultats incertains. Il est utile d’en comprendre d’emblée les limites, pour ne point s’en servir comme d’un argument d’autorité, à l’instar de ce qui est trop fréquemment le cas. Je remercie Danielle Schweisguth et Elena Stancanelli d’avoir accepté la charge de faire la synthèse de ce débat.
4 Jean-Paul Fitoussi
Débat sur les perspectives économiques à court terme du 22 octobre 2004
5 Participants au débat :
6 Paul van den Noord : OCDE (Organisation pour la Coopération et le Développement Économique)
7 Véronique Riches : Société Générale
8 Jean-Paul Fitoussi, Hélène Baudchon, Odile Chagny, Gaël Dupont, Éric Heyer, Christine Rifflart, Elena Stancanelli, Xavier Timbeau : OFCE
L’économie mondiale
9 Véronique Riches : Le scénario de la Société Générale a été revu aujourd’hui même. Jusqu’à présent, il était très proche de celui de l’OFCE : une croissance américaine assez soutenue, qui permettait de normaliser les conditions monétaires ; une zone euro se raccrochant au train d’une croissance mondiale encourageante (pas de hard landing en Chine) et bénéficiant du retour du prix du pétrole à des niveaux plus soutenables ; pas de dérapage des taux de change et un début de resserrement des conditions monétaires par la BCE. La croissance de la zone euro était légèrement inférieure à celle que donne l’OFCE.
10 Au vu des évolutions récentes et non anticipées du prix du pétrole et du taux de change euro-dollar, la Société Générale a revu à la baisse son scénario. Un autre facteur inquiétant du côté européen est la détérioration de la situation allemande, plus forte que prévue. Les exportations allemandes, seul moteur de croissance, commencent à patiner, dans un environnement où les conditions de change se durcissent, pas seulement à l’égard du dollar mais aussi à l’égard de la livre.
11 Côté américain, la question centrale est celle du déséquilibre extérieur. Les données de la semaine dernière résument bien la situation présente : les ventes au détail ont rebondi, mais la production manufacturière s’est contractée. La demande intérieure est protégée par la politique économique, mais cette politique de relance profite plus aux importations qu’à l’activité locale. Le déficit ne cesse de se creuser et cette problématique n’est pas amenée à disparaître de sitôt.
12 Paul van den Noord : L’OCDE a un sentiment proche de celui de la Société Générale. La prévision interne est en train d’être finalisée, elle sera révisée par la suite et publiée vers le mois de novembre. Cet été nous étions relativement optimistes concernant la zone euro. La croissance au premier trimestre a été plus forte que prévu, mais elle est déjà moins vigoureuse au deuxième trimestre et l’on s’attend pour le troisième trimestre à un ralentissement sensible.
13 Je suis d’accord avec le rapport de l’OFCE sur le fait que les trois risques principaux sont le pétrole, le dollar et le marché immobilier. Cependant le risque pétrole est élevé, et s’est déjà réalisé en partie. Un taux de croissance de 2,5 % pour la zone euro l’an prochain me semble donc optimiste, bien que je ne m’attende pas à un ralentissement sensible. Concernant les États-Unis, la prévision de juin devrait être révisée à la baisse.
14 Jean-Paul Fitoussi : Que s’est-il passé cet été pour que la Société Générale et l’OCDE révisent de façon radicale leurs scénarios initiaux ? Quelles nouvelles tendances sont apparues ?
15 Paul van den Noord : La révision n’a pas été aussi radicale qu’au début de l’année 2003, où la situation s’est retournée. Il ne s’agit pour l’instant que d’une modeste révision à la baisse, motivée principalement par l’augmentation du prix du pétrole.
16 Véronique Riches : Il y a plusieurs éléments. D’abord, l’emploi américain : au printemps, les indicateurs avancés, bien orientés, étaient confirmés par des chiffres de créations d’emplois qui paraissaient assez solides. Cela semblait suffisant pour prendre le relais de la politique économique et alimenter la croissance de la demande aux États-Unis. Ensuite, on a confirmation aujourd’hui que la demande domestique baisse en Allemagne, contrastant avec l’optimisme que l’on avait fin août sur la dynamique de reprise dans la zone euro. Enfin, le choc pétrolier est en passe de briser ce cycle de reprise.
17 Jean-Paul Fitoussi : Il faudrait comprendre pourquoi la demande intérieure plonge en Allemagne. Parmi les différents scénarios, plus ou moins catastrophiques, le nôtre apparaît plutôt comme un scénario optimiste.
18 Xavier Timbeau : J’ai du mal à qualifier notre scénario d’optimiste. S’il est moins pessimiste que les autres, nous étions relativement prudents au moment de son élaboration. Il y a eu un certain nombre de révisions entre début septembre et fin octobre.
19 Le premier élément est le pétrole dont les prix ont continué à monter, et dont les anticipations se situent aujourd’hui sur un pétrole durablement à 50 dollars le baril. Nous avons quelques arguments pour penser qu’il s’agit plutôt d’une flambée du prix du pétrole que d’un changement radical des conditions de demande et de production. Prolonger les prix actuels à l’horizon 2005 me paraît donc une prévision naïve, dans le sens où elle ne semble pas être justifiée par les fondamentaux. Les événements qui ont provoqué la hausse du pétrole — conflit au Nigeria, cyclone au Mexique, sabotages en Irak et dans certains pays du Golfe, tensions géopolitiques, etc. — nous paraissent circonstanciels ; le prix d’équilibre hors éléments exceptionnels est plus bas. Parmi les facteurs qui ont poussé les prix à la hausse, on compte aussi la demande de pétrole en provenance de Chine, plus forte qu’anticipée. Une demande non anticipée fait monter les prix à court terme, mais les capacités de production augmentant, les prix devraient baisser à long terme. La fourchette des prix de l’OPEP, qui fixe le pétrole entre 28 et 36 dollars le baril (et non à 50 dollars) constitue une bonne référence. Notre prévision de 35 dollars est obtenue en ajoutant une prime de risque à ce prix d’équilibre.
20 Le deuxième point concerne la déception sur les derniers chiffres publiés aux États-Unis et en Allemagne. Cependant, on est tenté de les attribuer à la surprise sur le prix du pétrole. Si les performances sont moins bonnes que prévu, c’est peut-être lié à une facture pétrolière supérieure aux anticipations.
21 Jean-Paul Fitoussi : Cela signifie que la prévision dépend beaucoup du caractère transitoire du choc pétrolier. Et le fait que la demande intérieure allemande plonge, l’attribuez-vous au prix du pétrole ou aux réformes structurelles ?
22 Xavier Timbeau : Dans notre scénario de base, l’Allemagne a une contribution extérieure extrêmement positive et une demande intérieure très faible. La faiblesse de la demande intérieure est liée aux réformes structurelles. Le choc pétrolier a tendance à aggraver la situation de la demande intérieure et à dégrader la contribution extérieure, par un effet de balance courante.
23 Jean-Paul Fitoussi : La question est de savoir quel est l’horizon de rentabilité des réformes structurelles. À partir de quand les réformes structurelles produiraient en Allemagne des effets favorables ?
24 Paul van den Noord : Au minimum dans trois ou quatre ans, c’est-à-dire à moyen terme. Cependant, je ne suis même pas sûr que les réformes qui ont été mises en place en Allemagne soient suffisantes. Ceci est sans doute vrai aussi pour la France et pour beaucoup d’autres pays européens. En Europe, et en Allemagne surtout, le rythme de croissance potentiel a sensiblement ralenti.
25 Véronique Riches : Qu’est-ce réellement qu’une réforme structurelle ? Le problème majeur de l’Allemagne est un problème de compétitivité, mais il deviendra rapidement un problème démographique. L’économie allemande a subi un double choc de prix. L’impact sur l’inflation de la réforme de santé et des hausses du prix du tabac est exactement équivalent à celui de la hausse du prix de l’énergie. Cet effet négatif sur le pouvoir d’achat est particulièrement dommageable en période de baisse de l’emploi et de la croissance. Les réformes de la santé et des retraites sont urgentes au vu du vieillissement de la population. Mais l’effet positif à terme de ces réformes sur la croissance reste à démontrer. L’Allemagne cherche à améliorer sa compétitivité, mais en brisant l’essor de la demande domestique on ne peut pas générer de croissance.
26 Odile Chagny : Le problème est que les Allemands se sont attaqués à trop de choses à la fois : la santé, les retraites et puis la réforme Hartz. La conjonction des effets à court terme de ces différentes réformes est préoccupante. L’on a d’un côté des éléments qui pèsent sur la progression des rémunérations et de l’emploi, et de l’autre un comportement d’épargne des ménages qui répond aux réformes mises en œuvre l’an dernier. Le taux d’épargne des ménages allemands remonte depuis deux ou trois ans. Pour rebondir sur la compétitivité allemande, si l’Allemagne avait réussi à obtenir un avantage compétitif en réalisant des gains de productivité de 8 % l’an dans le secteur manufacturier, les autres pays européens l’ont désormais rejoint.
27 Véronique Riches : La Société Générale est assez optimiste pour le Japon, tandis que l’OFCE parle encore de déflation. La mécanique déflationniste liée à la baisse conjuguée des profits, de l’emploi et des salaires s’est interrompue il y a plus d’un an. Si l’on observe aujourd’hui une baisse des prix de l’investissement — liée à la délocalisation de la production en Chine, d’où elle est importée à bas coûts — ce n’est plus de la déflation au sens où l’économie elle-même génère une baisse de prix. Pour en venir à la Chine, la question est de savoir si l’on croit en la pérennité de sa croissance. En dépit des craintes agitées en début d’été, les indicateurs sont encore solides et les projets d’investissements sont forts. La demande domestique semble avoir résisté à la hausse du prix du pétrole, même si l’inflation est probablement plus élevée que ce que décrivent les statistiques officielles. Nos prévisions de croissance pour la Chine et l’Asie sont sensiblement supérieures aux vôtres. La grande interrogation reste le yen et les conséquences d’une appréciation trop rapide du yen si le dollar devait s’affaiblir davantage.
28 Jean-Paul Fitoussi : Et sur les États-Unis, avez-vous un seul scénario, quelle que soit l’issue des élections ?
29 Véronique Riches : La Société Générale ne présente qu’un scénario, dans lequel les réformes structurelles ne sont pas considérées comme essentielles. Si l’on tient compte des inquiétudes concernant la démographie et la nécessité de réformer le système de santé, on peut dresser différents scénarios. Si Bush reste aux commandes du pays, il ne se précipitera pas pour mettre en œuvre des réformes potentiellement impopulaires. À l’inverse, si Kerry gagne les élections il cherchera peut être à assainir la situation dès le début de son mandat. La mise en œuvre de ces réformes pourrait avoir des effets importants sur l’économie américaine.
30 Paul van den Noord : L’OCDE est également plutôt optimiste sur le Japon et sur la Chine. Il semble que les taux d’inflation japonais aient été moins négatifs qu’on ne le pense, notamment pour des raisons statistiques. Pour en revenir à l’Europe, l’Allemagne est toujours en train de digérer la réunification et cela pèse sur les performances de l’économie. L’Allemagne s’est retrouvée avec un taux de change réel surévalué à la création de l’euro. Les ajustements de change n’étant plus possibles entre pays de la zone euro, la seule façon de corriger ce phénomène est d’avoir un taux d’inflation plus bas, ce qui s’avère difficile lorsque les salaires augmentent à un rythme annuel de 2 % en moyenne. Par ailleurs, l’Allemagne de l’Ouest a dû financer la réunification avec une hausse des impôts, ce qui freine le taux de croissance. Ces deux aspects sont vraiment des phénomènes structurels.
31 Jean-Paul Fitoussi : Mais les salaires peuvent baisser…
32 Paul van den Noord : … Non, les salaires ne peuvent pas baisser. Le chômage va donc continuer à augmenter et on aura d’autres plans sociaux, comme celui d’Opel. Je suis plutôt pessimiste pour l’Allemagne.
33 Jean-Paul Fitoussi : Il me semblait que les salaires réels en Allemagne n’augmentaient pas.
34 Odile Chagny : Je voudrais souligner un point préoccupant : on observe depuis deux ans, un écart croissant entre la progression du salaire horaire négocié et celle du salaire horaire effectif (d’un point environ). Une partie de cet écart vient du fait que les nouvelles créations d’emplois se font sur un segment du marché du travail à bas salaires. En ce qui concerne le choc structurel de la réunification, je voudrais ajouter qu’il y a eu un choc important sur le bâtiment.
35 Elena Stancanelli : Concernant le Japon, le scénario de l’OFCE est plus pessimiste étant donné la situation du marché du travail. La variation des prix à la consommation est quasiment nulle, mais en partie grâce à la réforme du système de santé et la hausse des taxes sur le tabac qui ont poussé les prix vers le haut. Cependant, en dépit de la forte reprise de la consommation des ménages fin 2003, les salaires réels et nominaux diminuent. Les nouvelles embauches se font en contrats à temps partiel. De plus, la réforme récente des retraites a augmenté les contributions et diminué les pensions, alors que les retraités représentent une partie importante de la consommation privée. Le pouvoir d’achat des ménages diminue donc. Enfin, les variations des prix du PIB et des investissements privés restent négatives (environ – 3 %) en dépit du rebond de la croissance.
36 Véronique Riches : Il faut se méfier du prix du PIB, dont on ne sait pas avec quelle méthode il est estimé. S’il y a des gains de productivité et des baisses de prix, c’est de la déflation vertueuse. Il y a deux ans, on était en présence d’une mécanique dévastatrice de profits, d’emploi et de salaires, qui faisait baisser les prix. Le pays est en train de sortir de douze ans de crise immobilière et les créations d’emplois reprennent à un rythme assez soutenu. Malgré les inquiétudes mentionnées, on observe une trame de fond encourageante qui devrait soutenir la croissance.
La politique budgétaire
37 Paul van den Noord : En Europe, les pays dont le déficit dépasse 3 % du PIB resteront au-dessus de ce seuil jusqu’en 2005. Comme le dit le rapport de l’OFCE, nous sommes en situation de risque de crise des politiques budgétaires en Europe : ce risque supplémentaire pèse sur la prévision.
38 Jean-Paul Fitoussi : Est-ce un risque que les déficits se creusent parce que la croissance diminue ? Ou le risque n’est-il pas de ce que les pays souhaiteraient alors continuer d’appliquer le Pacte de stabilité ?
39 Paul van den Noord : Je pense que le pacte sera renégocié et pas appliqué à la lettre. Mais les débats au sein du conseil des ministres européens pourraient affecter la confiance des ménages et des entreprises.
40 Véronique Riches : Les gouvernements européens risquent de se satisfaire un peu trop vite d’avoir réussi à réduire leur déficit. Si l’on prend le scénario OFCE, on a quelque marge de manœuvre pour faire une pose dans le processus d’ajustement budgétaire. Mais il reste beaucoup à faire et la question va revenir très vite surtout si la croissance n’est pas au rendez-vous. La question américaine est aussi très importante et ne concerne pas seulement le déficit public, mais le policy mix en général. Jusqu’où peut-on aller en matière de politique économique pour maintenir la croissance aux États-Unis ?
41 Jean-Paul Fitoussi : Jusqu’aux élections… Je me souviens d’une inquiétude pareille lors du mandat de Monsieur Reagan, alors que les préoccupations de policy mix étaient de même nature et l’atterrissage en catastrophe déjà prédit à l’époque. Lors d’un débat, Reagan promettait de baisser les impôts et Mondale disait qu’il fallait les augmenter. Maintenant Kerry propose de réduire le déficit public de moitié.
42 Hélène Baudchon : Mais aujourd’hui, les deux candidats promettent exactement la même chose : de réduire le déficit public de moitié.
43 Jean-Paul Fitoussi : Oui, mais Bush propose de le faire en continuant de baisser les impôts.
44 Hélène Baudchon : Kerry veut augmenter le taux d’imposition des plus aisés. Il est confronté à des hausses des dépenses pour augmenter la couverture de santé des Américains et cette hausse des impôts viendrait financer les dépenses additionnelles. Les différentes mesures proposées par les deux candidats ne semblent pas compatibles avec l’objectif de réduire de moitié le déficit.
45 Xavier Timbeau : Quelle serait la politique budgétaire vraisemblable dans les différentes zones ? En Europe, on a probablement quelques marges de manœuvre.
46 Jean-Paul Fitoussi : Vous êtes optimiste ; pensez-vous que la politique deviendrait procyclique ?
47 Xavier Timbeau : Elle deviendrait plutôt neutre. On a vu que la politique monétaire peut stimuler la croissance. Mais la question centrale qui se pose est quoi faire en réponse aux chocs pétroliers. Dans ce cas, l’arme monétaire paraît dangereuse. Il vaudrait mieux avoir recours à la politique budgétaire.
48 Paul van den Noord : Mais elle pourrait aussi avoir un effet inflationniste…
49 Xavier Timbeau : … En Europe, le niveau du taux de chômage garantit qu’il n’y ait pas d’effet inflationniste sur les salaires, mais l’on pourrait avoir des mécanismes inflationnistes par le biais des anticipations d’inflation.
La politique monétaire
50 Jean-Paul Fitoussi : Cela nous amène à la politique monétaire. Pourquoi les taux longs américains sont-ils à un niveau aussi bas ?
51 Véronique Riches : Un facteur qui joue indéniablement est l’achat massif de titres américains par les banques centrales asiatiques, qui correspond à leur politique de stabilisation du taux de change. De plus, la situation générale de l’économie américaine conduit les marchés obligataires à être extrêmement prudents. Tout d’abord, la croissance repose sur un niveau d’endettement très élevé des ménages ; ensuite, si une hausse des taux longs se produisait, le marché immobilier se retournerait très certainement. On ne peut donc pas imaginer un durcissement durable de la politique monétaire aux États-Unis.
52 La politique de bas taux de la BCE était inappropriée pour un certain nombre de pays, en particulier l’Irlande, l’Espagne, la France et peut-être l’Italie. La BCE aurait dû durcir sa politique monétaire au vu de l’évolution des prix immobiliers, mais cela devient difficile aujourd’hui à cause du choc pétrolier et de la faiblesse du dollar.
53 Paul van den Noord : L’OCDE a une hypothèse de taux à court terme de 2 % dans un contexte de faible croissance : elle ne prévoit pas de hausse de taux en Europe. Il y a cependant un risque de hausse des taux longs aux États Unis, si les banques centrales asiatiques cessent d’acheter des obligations américaines à grande échelle.
54 Hélène Baudchon : Je ne crois pas que le risque soit très fort. Dans les statistiques du Trésor américain du deuxième trimestre, on voit déjà un arrêt progressif des achats des banques centrales asiatiques, mais les taux longs n’ont pas rebondi. Les titres américains jouent toujours le rôle de valeur refuge.
55 Gaël Dupont : Que font les pays producteurs de pétrole des milliards de dollars qu’ils accumulent ? Est-ce que le recyclage de ces dollars dans les pays développés, et justement aux États Unis, ne modère pas les taux d’intérêt ?
56 Christine Rifflart : On ne connaît pas le circuit des pétrodollars. Si on fait référence aux chocs pétroliers des années 1970, les pétrodollars étaient déposés en grande partie dans les banques américaines et européennes et alimentaient le marché du crédit international. Je n’ai pas d’indications que les placements de pétrodollars aillent aujourd’hui vers le marché américain.
57 Véronique Riches : La situation géopolitique fait qu’une bonne partie des pays de l’OPEP ne sont pas prêts à investir ces sommes sur le marché américain. En Arabie saoudite, par exemple, ces revenus servent à rembourser la dette.
58 Jean-Paul Fitoussi : Et pour revenir aux taux de la BCE ?
59 Xavier Timbeau : La politique monétaire aujourd’hui est basée sur l’hypothèse que les anticipations d’inflation restent stables, en dépit des chocs pétroliers. Globalement, les institutions sont beaucoup moins inflationnistes qu’auparavant. La BCE ne change pas ses taux, car elle n’intègre pas d’anticipations d’inflation. La non évolution des taux longs américains suit la même logique. La confiance dans la non inflation permet de résorber une partie du choc.
60 Jean-Paul Fitoussi : Il y a une autre explication donnée par Stiglitz : les Américains se méfient toujours des Bourses et des actions, ce qui contribue à augmenter le prix des obligations.
L’économie française
61 Jean-Paul Fitoussi : Parlons maintenant de la France et d’une reprise à bas régime, qui est quand même supérieure en 2004 à celle de la zone euro, et qui le restera en 2005.
62 Véronique Riches : La Société Générale prévoit un ralentissement pour 2005. La France a plutôt mieux résisté que ses partenaires aux chocs extérieurs, mais souffre aujourd’hui de la sous-performance de ses exportations, en grande partie due à la faiblesse de la conjoncture allemande. La politique monétaire accommodante de la BCE a généré des effets richesse par le biais de la hausse des prix de l’immobilier. Mais nous pensons que la marge de manœuvre en termes de baisse du taux d’épargne est maintenant épuisée. Il faudrait désormais une hausse des revenus ou de l’emploi pour alimenter la consommation des ménages. La situation de l’emploi ne semblant pas s’améliorer, nous sommes revenus à un scénario de croissance de 1,9 % pour la France l’an prochain.
63 Paul van den Noord : Les évolutions du marché immobilier sont un élément essentiel de la conjoncture européenne. En France, la hausse des prix de 60 % depuis 1997 a produit des effets richesse qui ont soutenu la croissance, alors que l’Allemagne n’a pas bénéficié des mêmes conditions. Dans certains pays européens, les marchés immobiliers risquent de ralentir sensiblement, ce qui aurait un impact négatif sur la croissance. Au Pays-Bas, les prix de l’immobilier, après avoir triplé depuis la mi-1995, se sont stabilisés depuis deux ans, et l’économie se trouve en récession. Ce scénario pourrait se répéter dans d’autres pays européens.
64 Jean-Paul Fitoussi : L’immobilier n’est pas le seul facteur explicatif de la situation française.
65 Paul van den Noord : Non, mais c’est un aspect clé. Le rebond du marché immobilier depuis cinq ans permet d’expliquer en partie la situation relativement positive de la France par rapport à d’autres pays européens.
66 Jean-Paul Fitoussi : Et la politique budgétaire ?
67 Paul van den Noord : Elle a peut être aidé, mais ce n’est pas le facteur principal.
68 Véronique Riches : En regardant de près les comptes des ménages français, il semble que les effets richesse aient été plus importants que dans d’autres pays qui ont également connu une forte croissance de l’immobilier, notamment l’Espagne. En France, c’est le secteur de l’équipement ménager qui a tiré la croissance de la consommation privée.
69 Jean-Paul Fitoussi : Il me semblait que la chute du taux d’épargne était en partie un phénomène statistique.
70 Éric Heyer : En effet, on n’avait pas vu la baisse de 2003 parce que les comptes de l’INSEE donnaient une hausse du taux d’épargne, qui a été révisée depuis. Les derniers comptes indiquent bien une baisse actuelle du taux d’épargne. L’OFCE prévoit une accélération de la croissance en 2005. Deux éléments ont pesé négativement sur la croissance en 2004 : l’appréciation passée de l’euro (– 0,6 point de PIB) et la forte hausse du prix du pétrole (– 0,2 point de PIB). En l’absence de ces deux facteurs, la croissance aurait été de 3,3 % et non de 2,5 % en 2004. Dans notre scénario, ces deux éléments négatifs disparaissent à l’horizon 2005.
71 Jean-Paul Fitoussi : En bref, nous sommes déjà dans une optique de ralentissement.
72 Éric Heyer : La demande intérieure décélère un peu en 2005, alors que la contribution extérieure continuera à peser. En ce qui concerne la consommation des ménages, les effets richesse liés à l’immobilier devraient se poursuivre, mais nous sommes prudents et stabilisons le taux d’épargne. L’investissement repart, mais de façon modérée par rapport aux reprises précédentes.
73 Du côté de l’emploi, les entreprises ont rétabli leurs marges et la situation financière semble aussi très bonne. Une productivité moyenne autour de 1,7 % suffirait pour permettre aux entreprises de maintenir leur taux de marge à un niveau satisfaisant tout en créant de l’emploi. Par ailleurs la politique du gouvernement va stimuler l’emploi en 2004-2005. Avec le plan Borloo, on s’attend à une augmentation d’environ 85 000 emplois dans le secteur non marchand. L’emploi soutiendrait donc la consommation.
74 Véronique Riches : Les ordres de grandeur de votre scénario annoncent plutôt une vraie reprise.
75 Éric Heyer : Comparé aux scénarios de reprise précédents, notre scénario actuel est largement en dessous pour toutes les composantes du PIB. Le taux de croissance des investissements (incluant les variations de stocks) est de 7 %, alors qu’il était de 9 % en 1997. Par ailleurs, le taux de chômage ne baisse quasiment pas et la baisse est essentiellement due à la politique de l’emploi. Nous considérons donc que la reprise est plutôt molle.
76 Paul van den Noord : J’aurais plutôt tendance à comparer votre scénario avec la reprise des années 1983-1985 : on avait des tensions géopolitiques au Moyen-Orient (la guerre Iran-Irak) et une politique budgétaire qui ressemblait à celle d’aujourd’hui. Par contre, il y avait une forte appréciation du dollar. Les taux d’intérêt étaient élevés et l’on a eu une chute du marché obligataire. Actuellement, au lendemain de l’éclatement de la bulle boursière, les coûts du capital sont toujours relativement élevés — malgré la faiblesse des taux d’intérêt — et il n’est pas facile d’attirer des capitaux. Comme aujourd’hui, il n’y a pas eu de nette reprise.
77 Jean-Paul Fitoussi : Pourquoi enfin l’Europe et la France ont-elles connu trois années de ralentissement ?
78 Paul van den Noord : Il y a eu un impact négatif de l’euro-dollar et des chocs sur la confiance des ménages.
79 Véronique Riches : L’euro s’est apprécié de 40 %, avec une gestion de la politique économique contrainte par le cadre de la monnaie unique. La situation allemande a eu un impact négatif sur l’ensemble de la zone.