1 Les prévisions occupent une place particulière dans le débat public en économie. Elles sont généralement considérées comme des prédictions, qualifiées fréquemment d’optimistes ou de pessimistes, comme si elles dépendaient de l’humeur des équipes qui les réalisent. Certes, en un sens, la prévision est un art tant elle dépend des signes précurseurs que nous livre le présent, de l’interprétation des évolutions en cours, de la capacité des économistes de sélectionner les informations pertinentes parmi celles, multiples, dont l’intérêt n’est qu’anecdotique. Mais elle est surtout une science puisqu’elle consiste à déduire des informations dont on dispose sur le présent une vision de l’avenir. Elle ne peut être formulée en dehors d’un cadre général d’interprétation, c’est-à-dire d’une théorie qui met en relation les informations que l’on privilégie et les variables que l’on cherche à prévoir.
2 Parmi ces informations, certaines, cruciales, ne sont pas vraiment disponibles car, pour l’essentiel, elles dépendent de décisions à venir et qu’il n’existe pas vraiment de théorie permettant de déduire des données existantes ce que seront ces décisions. Il faut donc formuler des hypothèses alternatives et retenir celles qui nous paraissent les plus vraisemblables. Dès lors, les erreurs de prévision peuvent avoir au moins trois origines : une insuffisance d’information sur le présent, une mauvaise spécification théorique, la non réalisation de certaines hypothèses. De surcroît, il existe une incertitude irréductible au sens ou certains événements sont imprévisibles, alors même que leur conséquence sur l’activité économique est déterminante. Voilà pourquoi les chiffres associés à une prévision sont éminemment fragiles, qu’ils doivent être considérés comme conditionnels aux hypothèses que l’on formule, aux données dont on dispose et au cadre théorique dans lequel on raisonne.
3 Il m’a donc semblé nécessaire que les prévisions réalisées par l’OFCE soient publiées en même temps qu’un débat autour de ces prévisions. Cela offre le double avantage de rendre explicite le doute inhérent à tout exercice de prévision pour les raisons déjà exposées, et de participer au pluralisme nécessaire à l’indépendance et au sérieux des études économiques. Une prévision, pour rigoureuse qu’elle soit, n’est pas un exercice mécanique au terme duquel la vérité serait révélée, mais une « histoire » raisonnée du futur délivrant des résultats incertains. Il est utile d’en comprendre d’emblée les limites, pour ne point s’en servir comme d’un argument d’autorité, à l’instar de ce qui est trop fréquemment le cas.
4 Participants au débat sur les perspectives à court terme du 10 octobre 2002
5 Christian de Boissieu : COE et Université Paris I
6 Nicolas Sobczak : Goldman Sachs
7 Jean-Paul Fitoussi, Valérie Chauvin, Éric Heyer et Xavier Timbeau : OFCE
Incertitudes, croissance ou déflation, politique économique
8 Christian de Boissieu : L’approche conjoncturelle et la formulation de prévisions à l’horizon 2003 sont particulièrement difficiles actuellement du fait de la multiplication des chocs. Dans ce brouillard épais, s’opposent les optimistes et les pessimistes. L’OFCE applique le principe de réalité et se range du côté des pessimistes, en intégrant l’accumulation de mauvaises nouvelles.
9 Dans la crise de confiance actuelle, la psychologie a un rôle important. Or le rôle des conjoncturistes n’est pas neutre, car les prophéties sont souvent auto-réalisatrices.
10 Les pessimistes se fondent sur la situation de surendettement des entreprises et des ménages américains et sur l’existence d’un credit crunch. Mais il faut s’entendre sur la définition et la réalité de celui-ci. Dans la définition originelle, celle de 1966 et 1969, parler de credit crunch dans une situation de désintermédiation signifiait que les banques fermaient le robinet du crédit, y compris pour les emprunteurs sans risque. Le rationnement au sens de Stiglitz et Weiss consiste en revanche à stopper le crédit aux seuls emprunteurs risqués. Aujourd’hui, les banques sont certes plus sélectives et les spreads de signature augmentent, mais elles n’ont pas interrompu la distribution des prêts. Dans la zone euro, le crédit au secteur privé a encore augmenté de 4,5 % en août en glissement annuel, et les nouveaux prêts ne sont pas inférieurs aux remboursements des crédits antérieurs. Le credit crunch est une situation extrême de rationnement, qui ne correspond pas à la situation actuelle.
11 Les pessimistes privilégient les mauvaises nouvelles et relativisent les bonnes, comme la baisse du taux de chômage américain en septembre et la baisse plus faible que prévu de la production industrielle allemande en août.
12 Il existe actuellement des lueurs d’espoir, en particulier aux États-Unis. En premier lieu, l’immobilier soutient la consommation. C’est d’ailleurs également le cas en Europe, sauf en Allemagne. Il y a deux ans, nous avons fait l’erreur de dire que le repli boursier entraînait automatiquement une perte de richesse des ménages et donc une baisse de la consommation. En réalité, la richesse immobilière soutient la conjoncture. Elle résulte en partie de l’assouplissement monétaire, et c’est la raison pour laquelle une crise immobilière est peu probable à court terme, ni aux États-Unis ni d’ailleurs dans la plupart des pays européens, un durcissement de la politique monétaire étant exclu.
13 En second lieu, l’injection de liquidités a été massive, par le biais à la fois monétaire et budgétaire. L’impulsion budgétaire à presqu’atteint 3 % du PIB en 2001-2002, puisque l’on est passé d’un excédent public de 1,3 % en 2001 (en année fiscale) à un déficit de 1,5 % en 2002. On peut certes se demander où sont ces liquidités, mais, comme le disait Sir Dennis Robertson : « The money which is nowhere must be somewhere ». Elles sont en partie dans l’immobilier et en partie en placements liquides, préférés aux autres actifs en situation de crise boursière et de volatilité. L’accroissement des encours de placements liquides est manifeste tant aux États-Unis qu’en Europe.
14 Il y a donc du carburant dans la voiture ; si elle ne démarre pas, c’est parce que le démarreur ne fonctionne pas. Le démarreur, c’est la confiance. Lorsque celle-ci sera rétablie, il y aura de quoi financer la reprise de l’investissement et l’accélération de la demande.
15 En troisième lieu, les gains de productivité restent élevés aux États-Unis. Le ralentissement économique n’a pas entraîné celui de la productivité. Le NASDAQ s’est effondré mais les nouvelles technologies ne se sont pas évaporées pour autant. La croissance potentielle américaine reste évaluée autour de 3 ou 3,5 %, soit 1 % de croissance de la population active et environ 2 % ou un peu plus du côté de la productivité du travail.
16 Voilà donc trois raisons qui peuvent fonder un scénario de reprise américaine, de l’ordre de 2,7 % en 2003, après 2,2 % en 2002. Or les zones où l’inquiétude l’emporte (Japon, Argentine, Brésil…) ont moins d’effets en Europe que les États-Unis.
17 La situation du marché pétrolier mérite d’être précisément discutée. Les incertitudes sont en effet multiples, sur le fait qu’il y ait ou non une guerre, qu’elle soit ou non un conflit ouvert, sur sa durée, sur les alliances. La prévision de l’OFCE (28 dollars le baril en moyenne en 2003) suppose que l’incertitude demeure et qu’une prime de risque perdure, puisque le prix d’équilibre se situe aujourd’hui autour de 20 dollars. La prévision du COE est proche, bien qu’un peu plus faible (26 dollars), mais nous avons réalisé une variante. Cette démarche — scénario central et variante — me semble nécessaire dans le contexte actuel. Dans notre variante, le prix du pétrole atteindrait 50 dollars en moyenne au premier trimestre 2003 (ce qui suppose des pointes à 60 dollars et plus), d’où un choc supérieur à celui de 1991 (35 dollars au premier trimestre et 42 dollars au maximum). Dans l’hypothèse d’une guerre courte, le prix du baril retomberait à 20 dollars au deuxième trimestre 2003 et se maintiendrait à ce niveau. L’effet du choc sur l’inflation et la consommation, négatif au début de l’année et positif à la fin d’année, est évalué avec le modèle Oxford Economic Forecasting à – 0,2 point de PIB en moyenne annuelle ; ce qui ramènerait alors la prévision du COE pour la France de 2,3 à 2,1 %.
18 Jean-Paul Fitoussi : L’erreur majeure des prévisions pour 2002 a été d’anticiper que l’écart de croissance entre les États-Unis et l’Europe s’inversait. Or c’est le contraire qui est advenu : la croissance a rebondi aux États-Unis et ralenti en Europe.
19 Nicolas Sobczak : Au plan macroéconomique, la crise de suraccumulation américaine est éclusée et le stock de capital est en ligne avec la rentabilité. Mais les indicateurs conjoncturels restent ambigus, arrivant par grappes positives ou négatives selon les trimestres, et justifiant à la fois les prévisions de double dip et de reprise. En Europe, en revanche, l’ajustement des entreprises n’est pas encore réalisé : les taux de marge et d’autofinancement se dégradent, d’où les problèmes de rentabilité des investissements et donc la faiblesse des perspectives de demande.
20 L’analyse de l’interaction avec les marchés financiers dégage deux positions. La première, proche de celle des banques centrales, fait l’hypothèse d’une déconnexion de la sphère réelle et de la sphère financière. Elle considère que les marchés boursiers sont actuellement corrigés d’une hausse excessive. Si la hausse de la Bourse a fondé au plus 1 point de croissance dans le passé, la correction à la baisse anticipée est, au pire, du même ordre de grandeur. C’est d’une certaine façon un point de vue rassurant.
21 La seconde insiste sur les craintes de déflation, aux États-Unis, en Allemagne et peut-être au Royaume-Uni. On se situe alors dans le domaine des anticipations. On peut se rassurer en considérant que si l’on s’attend à la déflation, elle a peu de chance de survenir car on sait, depuis Keynes, y remédier ou la prévenir. À ceci près que le cas du Japon est là pour s’inquiéter…
22 Quel rôle peuvent avoir les économistes pour aider à analyser les risques de déflation ? Quelles sont les évolutions auxquelles il faut prêter attention ? D’abord celle de l’immobilier, qui a un rôle central. Y a-t-il actuellement une bulle immobilière ? Le marché est-il sur- ou sous-évalué ? Un retournement peut-il survenir ? En réalité, le risque ne me semble pas important ; la richesse immobilière américaine est stable, et représente deux ans de revenu disponible. De plus, la bulle de consommation se fonde sur le crédit hypothécaire, non sur les effets de richesse immobilière. C’est donc plutôt rassurant, même si la richesse immobilière venait à diminuer.
23 Le second élément de l’interaction des marchés financiers et de la macroéconomie concerne la situation des banques et donc du crédit. La structure des banques est meilleure qu’à la fin des années 1980, même si l’on peut avoir des craintes sur certaines d’entre elles. L’OFCE fait l’analyse que les banques ont transmis le risque aux assureurs, ce qui serait inquiétant car l’on sait aider les banques — en baissant les taux courts, ce qui joue sur les coûts de transformation et permet aux banques de rétablir leurs marges —, alors qu’on ne sait pas aider les assureurs. Mais c’est au contraire rassurant, car cela signifie une mutualisation des risques des assureurs vers leurs clients par une hausse des primes. C’est un choc d’offre négatif, mais peu important, du moins en Europe continentale. En tout cas, un credit crunch est peu probable dans cette situation où les banques ont transmis le risque à d’autres.
24 Ce qui reste finalement d’essentiel pour intégrer l’impact des marchés financiers sur la macroéconomie, après avoir éliminé les risques de déflation et de credit crunch, c’est l’effet de l’accroissement de la volatilité, de la montée de l’incertitude et de la hausse des primes de risque. Ceux-ci conduisent à retarder les décisions d’investissement et d’embauche, donc à des croissances plus faibles des PIB. C’est un choc d’offre négatif.
25 Jean-Paul Fitoussi : La déflation japonaise est singulière du fait de l’erreur des autorités monétaires en son commencement. Ce n’a pas été le cas aux États-Unis. Mais en Europe, on peut souligner la faible réactivité de la banque centrale.
26 Christian de Boissieu : Au Japon, deux crises se sont jointes pour expliquer la déflation : une crise bancaire et financière d’une part, une paralysie de la gouvernance politique d’autre part. Le déficit budgétaire a été accru, mais les structures bancaires n’ont pas été assainies. Ni dans les pays européens, ni aux États-Unis, on ne peut parler de crise de la gouvernance politique…
27 Nicolas Sobczak : … mais les économistes japonais constatent que nous avons actuellement les mêmes débats que ceux qu’ils avaient il y a dix ans.
28 Christian de Boissieu : De part et d’autre de l’Atlantique, il existe des marges de manœuvre pour ne pas tomber dans la trappe à liquidités. En Europe, le taux directeur de la BCE est à 3,25 % ; à quelque chose malheur est bon : la faible réactivité du passé laisse des marges de manœuvre pour le futur ; on peut envisager de réduire les taux jusqu’à 2 %. Aux États-Unis, les taux réels sont certes déjà négatifs, mais une baisse du taux nominal de 1,75 jusqu’à 1 % est peut-être encore possible.
29 Jean-Paul Fitoussi : S’il n’existait que la politique monétaire, l’on jouerait alors une tragédie grecque : plus on réduit les taux, plus on s’approcherait de la trappe à liquidités. Mais la politique budgétaire a aussi un rôle. Elle a été active aux États-Unis, alors que le dysfonctionnement dans la conduite de la politique économique européenne est manifeste. Les impulsions budgétaires diffèrent aussi fortement de part et d’autre de l’Atlantique.
30 Christian de Boissieu : Aux États-Unis, le déficit peut encore être creusé. En Europe, le Pacte de stabilité a le mérite d’exister. La Commission européenne s’attache au solde effectif, et désormais au solde structurel. Il faudrait prendre en compte à la fois les indicateurs de déficit — effectif et structurel — mais aussi le ratio de dette, donc de déficit soutenable.
31 La position française dans le débat budgétaire actuel risque de l’isoler et de provoquer une cassure en Europe entre les petits pays, souvent vertueux, et les grands pays qui s’autorisent des déficits importants. Le débat actuel sur le Pacte de stabilité va se projeter sur celui de l’élargissement et de la réforme institutionnelle de l’Europe.
32 Nicolas Sobczak : Le Royaume-Uni ne rejoindra pas la zone euro si le Pacte de stabilité n’est pas réformé.
33 Xavier Timbeau : Au printemps 2002, nous escomptions une reprise et nous en discutions le tempo : l’existence de gains de productivité élevés etc. nous conduisait à anticiper une reprise rapide. Aujourd’hui, nous considérons que la reprise ne se produit pas car les conditions favorables ne sont pas présentes. D’une part, la confiance du système financier est ébranlée et il faudra du temps pour soigner les plaies. D’autre part, les conditions nécessaires et suffisantes de la politique économique européenne ne sont pas réunies. Nous construisons donc un scénario par analogie avec celui des années 1990, où le policy mix fait un choix structurel au détriment de la croissance conjoncturelle.
34 Jean-Paul Fitoussi : La politique monétaire a été violemment restrictive au début des années 1990. Le caractère procyclique de la politique budgétaire actuelle peut-il avoir le même effet ?
35 Xavier Timbeau : Notre prévision de croissance européenne est proche des résultats des années 1990. L’élément d’optimisme est que si le policy mix était adapté, la croissance serait nettement supérieure. L’écart de croissance entre les États-Unis et l’Europe s’explique précisément par la différence des politiques économiques.
36 On connaît la réponse à des risques déflationnistes et de crise des liquidités : ce sont des politiques budgétaires et monétaires fortes. Cette réponse a fonctionné aux États-Unis : s’il n’y avait pas eu 3 points d’impulsion budgétaire, le taux de chômage aurait augmenté de plus d’1 point. Mais la politique monétaire pose problème car elle est destinée à assurer la survie des banques, alors ce n’est pas cela qui est en cause ; d’une certaine façon, elle profite à ceux qui n’en ont pas besoin, alors que ce sont les assureurs ou les fonds de pension qui en auraient besoin. La politique monétaire ne joue pas par le biais attendu du soutien à l’investissement, et c’est inquiétant.
37 Nous avons par ailleurs l’intuition que la bulle immobilière va éclater, au vu des ratios loyers/prix des actifs. Or la révision des prêts hypothécaires a constitué un soutien de la consommation américaine.
38 Pour reprendre l’image utilisée par Christian de Boissieu, certes des liquidités ont été injectées dans la voiture, mais peut-être pas dans le réservoir…
39 Nicolas Sobczak : La transmission macroéconomique du risque financier n’est pas un problème qui relève de la politique monétaire, mais des finances publiques.
40 D’autre part, il n’y a pas eu de compensation entre la richesse immobilière des ménages, qui est stable, et la perte de richesse financière qui a atteint environ deux ans de RDB.
41 Jean-Paul Fitoussi : L’immobilier pose un vrai problème : il faut surveiller les indicateurs du nombre de transactions et du ratio loyers/valorisation immobilière. Au vu de ces ratios, il se peut qu’au Royaume-Uni il y ait une bulle. Il faut aussi souligner que la richesse immobilière est davantage répartie que la richesse boursière…
42 Nicolas Sobczak : … mais la richesse immobilière est peu liquide. Quant au soutien de la consommation par la révision des prêts hypothécaires, il n’est pas fondé sur la richesse mais sur le revenu. Enfin, dans une situation de trappe à liquidités, il ne sert plus à rien d’injecter des liquidités.
43 Christian de Boissieu : Il faut tenir compte des décalages dans le temps et de la flexibilité de la vitesse de circulation de la monnaie. Mais effectivement, on ne donne pas à boire à un âne qui n’a pas soif ; aux États-Unis, c’est peut-être le cas.
44 La reprise de l’investissement est bridée par l’accroissement des primes de risque ; il faut donc se donner les moyens de les faire baisser. C’est pourquoi le conjoncturel ne peut être séparé du structurel. Il faut à la fois baisser les taux d’intérêts en Europe et surmonter la crise de confiance dans le système en adoptant des mesures sur la gouvernance d’entreprise, la transparence, la sécurité financière. Ces mesures structurelles sont aussi urgentes que l’utilisation du levier du policy mix dans le climat de défiance actuel.
45 Jean-Paul Fitoussi : Le problème du policy mix en Europe est double. D’une part la BCE justifie sa politique restrictive en considérant que la Fed a laissé se développer une bulle boursière en n’augmentant pas ses taux d’intérêts suffisamment dans les années 1990. D’autre part, elle considère que les gouvernements européens ne respectent pas le Pacte de stabilité. Faudrait-il alors, comme il en est question, que l’Allemagne s’offre à payer la sanction pour déficit excessif afin d’assurer la crédibilité de ce Pacte ?
46 Nicolas Sobczak : Il y a une vraie difficulté dans la conduite de la politique monétaire européenne. Depuis 1999, la courbe de Phillips s’est détériorée : pour une même croissance, l’inflation est un peu plus forte. Le risque existe donc que les anticipations d’inflation soient décalées. Qui peut garantir aujourd’hui que l’inflation à venir soit durablement de l’ordre de 1,5 % ? Or avec 2 % d’inflation constatée, les négociations salariales se déroulent sur des anticipations à 2,5 %.
47 Du strict point de vue de la BCE, il est donc logique de ne pas bouger, compte tenu des objectifs recherchés en termes de crédibilité. Cela sous-entend de se lier les mains par des règles, et de ne pas en changer à la première difficulté conjoncturelle. Sinon, la seconde règle édictée ne sera pas crue. La BCE privilégie le cohérence temporelle pour éviter d’être considérée comme inconsistante et incohérente. Un point de vue normatif est nécessaire. Reste à débattre des règles fixées.
48 Christian de Boissieu : Le Pacte de stabilité est établi par un traité. En revanche, la cible de 2 % d’inflation n’est pas inscrite dans la Constitution ! Il faudra de toute façon la modifier dans la perspective de l’élargissement aux PECO.
La France
49 Christian de Boissieu : Dans la prévision de l’OFCE, la croissance française n’est pas supérieure à celle de la zone euro. Pourquoi ?
50 Xavier Timbeau : La croissance de la zone euro est une moyenne de situations très diverses. Il demeure cependant que la croissance de la France est supérieure à celle de l’Allemagne.
51 Éric Heyer : Effectivement, c’est la fin de l’exception française. La France entre désormais dans la moyenne européenne, parce que les raisons antérieures de sa croissance plus forte ne jouent plus. En particulier, le soutien au revenu que constituait une progression de l’emploi plus soutenue qu’ailleurs disparaît.
52 Nicolas Sobczak : Mais la politique budgétaire de la France est plus favorable qu’ailleurs. L’Allemagne réalise un effort structurel important et l’Italie mène une politique budgétaire neutre.
53 Xavier Timbeau : La politique budgétaire en France est légèrement restrictive sous l’hypothèse d’une croissance de 2,5 % et d’un déficit public de 2,6 %.
54 Nicolas Sobczak : Le point de vue de l’OFCE sur le taux de marge des entreprises est discutable. Vous anticipez que les entreprises réussissent à contrecarrer la baisse récente. Mais cela suppose moins de salaires et peu de créations d’emplois. Les entreprises ont-elles effectivement un pouvoir de marché pour obtenir cela ? Quels sont les mécanismes à l’œuvre pour que cela soit possible ? Reconstituer les profits, en période d’absence de demande, est suicidaire. Votre prévision d’inflation semble d’ailleurs élevée au regard de cette hypothèse. Pourquoi l’inflation ne baisse-t-elle pas ?
55 Éric Heyer : Dans le passé, les taux de marge ont été comprimés car les coûts salariaux ont augmenté fortement : le développement de la flexibilité interne consécutif à la mise en place des 35 heures a entraîné une forte baisse de la productivité et le gel des salaires s’est interrompu. À l’avenir, on peut escompter une remontée des taux de marge par un ajustement de l’emploi.
56 Xavier Timbeau : Les licenciements s’amplifient. Le mécanisme de la reconstitution des taux de marge passe essentiellement par la remontée de la productivité.
57 Valérie Chauvin : Dans notre prévision, l’inflation est soutenue par un effet tabac, qui contribue pour 0,15 point en janvier. Hors tabac, l’inflation ralentit comme la sous-jacente, de 2,1 % actuellement à 1,6 % en rythme annualisé à la fin 2003.
58 Christian de Boissieu : Deux questions se posent en outre pour la France. Celle d’établir une équation fiable de variation des stocks, qui intègre l’impact des changements induits par Internet. Celle de l’évolution de gains de productivité : l’Europe est-elle entrée dans une phase où le paradoxe de Solow se dissipe progressivement ? Ce paradoxe est surmonté aux États-Unis depuis 1995. Mais est-ce désormais le cas en Europe ? Doit-on anticiper une croissance moins riche en emplois ? A priori oui, au moins pour les deux ou trois prochaines années. Le partage de la valeur ajoutée en sera influencé. Au plan microéconomique, la réorganisation des entreprises est significative. Comment en évaluer l’impact macroéconomique ?
59 Xavier Timbeau : Dans une phase de ralentissement, la productivité augmente. Mais pour qu’une accélération durable de la productivité se produise et que le paradoxe de Solow soit levé, il faudrait que l’investissement redémarre.
60 Éric Heyer : Nous avons de très mauvaises équations non seulement de stocks mais également d’investissement. Mais si nous couplons ces deux agrégats, les estimations sont bien meilleures…