1Alexis Nouss, professeur de littérature générale et comparée, publie un essai dans lequel il se propose de dépasser les informations qui caractérisent la catégorie des migrants, chiffres, statistiques, politique de gestion, cela pour définir la « condition exilique », montrer la diversité des parcours individuels et collectifs, dégager le noyau existentiel commun à toutes les mobilités humaines.
2L’auteur nomme exiliance ce noyau existentiel. Cerner cette réalité met en évidence l’expérience subjective du migrant et fait comprendre l’identité nouvelle qu’il acquiert durant son déplacement. Alexis Nouss souligne que tout exil amène une mutation de l’individu. Celui-ci passe d’un lieu à un autre et perd la conscience d’une appartenance entière à l’un de ceux-ci. Ce traumatisme plus ou moins fort et plus ou moins conscient constitue une mise en question et une tension de l’être. L’exil géographique de double ainsi d’un exil intérieur, d’une sorte de déchirure psychique qui ébranle les certitudes intimes. La langue et la narration du parcours de vie illustrent le partage : le sujet se trouve pris entre deux idiomes, deux rhétoriques, deux codes culturels qui ne lui permettent plus de s’identifier pleinement aux repères du lieu d’origine ni d’adopter ceux du lieu d’arrivée.
3La démonstration est illustrée par des exemples empruntés aux religions et à la littérature : l’exode des Hébreux, la fuite en Égypte, l’Hégire, Ovide, Dante, Byron, Victor Hugo, Rimbaud, Carlo Levi et bien d’autres sont convoqués et leur expérience propre est analysée. Ainsi l’Othello de Shakespeare est élevé au rang de type : exilé, maure de Venise avant d’être mort à Venise, il est habité par un sentiment paranoïde, obsédé par la trahison, déchiré entre sa culture de naissance et les valeurs du lieu de résidence ; inadapté au monde environnant, il cherche repère et réconfort. La mer, topos classique, symbole de l’exil, vraie patrie d’Ulysse, apparaît comme un espace menaçant, inconnu et en même temps une promesse de liberté. Aussi l’exil n’est-il pas toujours synonyme de drame et de traumatisme. À cet égard, l’auteur aurait pu insister davantage sur l’idée que les croyants se font de la condition humaine : l’homme ne serait qu’un migrant, exilé sur la terre et cherchant le chemin menant à sa vraie patrie située vers l’au-delà.
4L’auteur ouvre des perspectives intéressantes sur les « non-lieux » d’exil, ces villes que les écrivains désignent par une simple initiale, ces logis figés et anonymes brossés par les peintres, ces espaces vides chers aux surréalistes. Dans un registre plus concret, les non-lieux peuvent s’incarner dans les centres de rétention, zones de regroupement, camps de transit et autres lieux d’enfermement qui ponctuent la planète. Là se retrouvent des individus « arrivés » sans pour autant « être parvenus à destination ». Le non-lieu exilique sert parfois de porte d’entrée dans l’infini. Ainsi pourrait être évoquée l’expérience de Jean-Marie Le Clézio, errant sur le globe, mais s’arrêtant un instant au Cap de Nice : là, allongé sur les rochers blancs, percevant seulement le bleu du ciel et le bruit de la mer, emporté par une perception sensorielle intense, il pense entrer en communion avec l’infini. Alexis Nouss montre enfin une dimension inattendue : non l’individu s’exilant d’un lieu, mais le lieu abandonnant l’individu par déplacement de frontière, changement d’appartenance nationale, modification toponymique. Il arrive que le retour au pays natal se révèle impossible, soit que le pays ait changé, soit que l’individu ait changé : « J’ai deux amours, mon pays et Paris », chantait Joséphine Baker.
5Alexis Nouss plaide in fine pour un remplacement du droit d’asile classique répondant imparfaitement aux droits de la personne en ce qu’il ne reconnaît pas le droit d’émigrer et ne prend pas en compte les singularités, les différences, la condition d’exiliance engendrées par le déplacement.
6Cet essai, nourri par de nombreuses références, exige une lecture attentive et pourrait alimenter la réflexion des décideurs qui, délaissant un moment les horizons chiffrés et les codes juridiques, s’aventureraient dans le monde des idées.