1De nos jours la figure de l’aide à domicile est une femme, très souvent immigrée. Ce métier fait partie de l’univers professionnel de l’aide et des services au domicile, très largement structuré par l’informalité et caractérisé par une pénibilité du travail et de faibles perspectives de mobilité sociale pour ses employé·e·s. Les analyses prospectives menées aux échelles nationale et internationale pointent la demande croissante d’aides à domicile liée au vieillissement de la population, mais l’incapacité des états à proposer un nouveau modèle économique et social, permettant d’améliorer la formation et les conditions de recrutement et de travail des personnels, contribue à la relégation de ces services à la périphérie du marché du travail et aux travailleurs les plus précaires. Une vingtaine d’années d’observations et d’enquêtes à travers l’Europe et l’Amérique du Nord a donné à voir divers mécanismes conduisant à une spécialisation du recrutement dans ces emplois et a nourri la théorisation du lien entre les rapports de genre et les métiers du care et aussi de l’articulation de ce lien avec les migrations. Comme tous les domaines identifiés comme « féminins » à cause de leur association avec des qualités dites naturellement féminines (l’écoute, le soin à autrui, etc.), ce domaine professionnel attire majoritairement des femmes (Perrot, 1987).
2Le travail mené par Ester Gallo et Francesca Scrinzi prolonge cet effort collectif de recherches, en changeant de perspective. Elles ont pris pour objet de leurs investigations une figure moins visible du paysage du care : l’homme aide à domicile. Le contenu de ce livre s’appuie sur des recherches ethnographiques menées en Italie entre 1996 et 2012, des recherches menées sur le long terme auprès de migrant·e·s, employeurs, acteurs locaux (associatifs, religieux, syndicaux) et institutions politiques. Cette période a vu un foisonnement de recherches sur le contexte social, politique et économique de ce domaine professionnel, littérature à laquelle les deux chercheuses ont contribué. Les chapitres 2 et 3 présentent un riche état des lieux de cette littérature. Le deuxième chapitre offre une synthèse des travaux sur l’emploi des hommes migrants, notamment en Europe, avec une analyse de leur participation croissante aux emplois du secteur du care en tant que conséquence à la fois des politiques de migrations internationales et des régimes de protection sociale (portant sur le soin à domicile). Suite à la réduction de l’emploi dans des secteurs « masculins » comme le BTP, le rôle de la crise économique est aussi démontré. Quant au troisième chapitre, il passe en revue les perspectives féministes du racisme et de la racialisation spécifique des hommes et des femmes avec aussi une perspective tout à fait originale de la construction de la féminité racialisée en analysant comment la religion participe à la catégorisation des migrant·e·s sur le spectrum Nous/Autre. Le contexte italien du recrutement des aides à domicile est mis en exergue dans cette discussion autour de l’acceptation des femmes — et des hommes — migrant.e.s travaillant au domicile des familles italiennes par les acteurs politiques ou religieux plutôt hostiles à l’immigration.
3La deuxième partie de l’ouvrage (les chapitres 4 à 7) s’articule autour de questions sur les modes d’entrée des hommes dans ces emplois, sur l’adaptation des hommes aux tâches représentées comme féminines et les effets de la masculinité dans les pratiques au travail, sur les relations de travail masculines employeur — employé, sur les impacts de l’expérience de ce métier sur la vie conjugale ou familiale des hommes, et enfin sur leur mobilité dans le secteur ou leur départ vers d’autres emplois. La richesse des analyses ne nous permet pas de tout mentionner ici. Nous allons pointer quelques-unes particulièrement originales.
4D’autres études ont montré que l’entrée des hommes dans ces métiers se fait souvent grâce aux réseaux féminins, mais ce que révèle cet ouvrage est comment les pratiques des femmes conduisent à « domestiquer » l’identité masculine des hommes migrants, afin d’être conforme aux attentes des employeurs et de celles des acteurs impliqués dans la régularisation du statut sur le territoire italien (chapitre 4). Si on découvre comment les hommes aussi assurent un travail « émotionnel » auprès de leurs employeurs (les personnes âgées et leurs familles), la division sexuée du travail se recompose, car les hommes accèdent à des emplois plus variés et valorisants à leurs yeux. On voit également comment les hommes instrumentalisent des stéréotypes raciaux pour consolider leur position sur le marché du travail (et ce faisant, améliorer leurs chances de régularisation) : ils mobilisent de façon stratégique des constructions racialisées des aptitudes naturelles pour le métier en question. Dans le chapitre 5, la rencontre entre des masculinités hégémoniques (homme chef de foyer) et subordonnées (employé migrant) dans ce contexte est examinée selon le positionnement social de l’employeur, les plus aisés étant paternalistes, apportant de l’aide administratif à ces hommes migrants (proches aussi par la religion) pour la demande de régularisation tandis que pour les employeurs de milieux populaires, qui recrutent ces migrants par nécessité, les considèrent comme des concurrents. Mettant la focale dans le chapitre 6 sur l’expérience de ces hommes dans la vie conjugale et familiale, les auteures révèlent les impacts souvent complexes d’être le migrant qui suit la femme et de trouver un emploi avec l’« aide » des femmes et montrent des processus contradictoires de remise en question les hiérarchies genrées au sein du foyer et du renforcement ce celles-ci. Enfin, si la participation des hommes à ce domaine professionnel avait pu conduire à revaloriser le travail des femmes, les expériences des hommes rencontrés par les auteures du livre révèlent plutôt que la « respectabilité » obtenu par le travail dans le care, ainsi que d’autres acquis contribuant à un nouveau capital social (réseau de connaissances locales, savoir-faire auprès des institutions, langue) permettent aux hommes de sortir d’un emploi qu’ils considèrent toujours comme essentiellement féminin et accéder à des niches perçues comme spécialisées, masculines (gardien d’immeuble), sinon de sortir de la sphère privée vers d’autres métiers et étendre leur réseau de sociabilité masculine (chapitre 7).
5Dans cet ouvrage, exercer le métier d’aide à domicile est analysé en tant que problème pour les hommes : être qualifiés pour y entrer, être respecté en tant qu’employé, « reconstruire leur masculinité ». La principale critique que l’on pourrait porter sur ce travail est le fait que l’expérience des hommes qui ne s’identifient pas avec des conduites et aspirations hétéro-normées est peu évoquée.
6Tout en représentant une contribution importante à la littérature sur les migrations, ce travail apporte contribution significative au champ des études de genre. Jusqu’à présent, les travaux portant sur les « hommes dans les métiers féminins » concernent des environnements professionnels où ces hommes travaillent aux côtés de collègues femmes, permettant d’observer que souvent le simple attribut « masculin » positionne les hommes favorablement dans les relations de travail. Par la suite, ces hommes profiteraient d’un « escalator de verre » (Williams, 1992, citée dans Buscatto et Fusulier, 2013) qui faciliterait leur ascension sociale. Mais que se passe-t-il lorsque ces hommes sont des migrants ? Et qu’y a-t-il de spécifique dans les métiers qui s’exercent — le plus souvent seul — au domicile de l’employeur ? Cet ouvrage montre encore une fois comment les rapports de genre jouent à l’intersection entre régimes du care et des migrations pour amener des personnes vers ce domaine professionnel, mais la grande originalité du travail de Ester Gallo et Francesca Scrinzi et de montrer comment l’expérience des hommes migrants aussi est marquée non seulement par les processus de racialisation, mais aussi par les rapports sociaux de genre.
Bibliographie
- Buscatto Marie et Fusulier Bernard (2013) Présentation. Les « masculinités » à l’épreuve des métiers « féminins », Recherches sociologiques et anthropologiques, 44 (2), pp. 1-19.
- Perrot Michèle (1987) Qu’est-ce qu’un métier de femme, Le mouvement social, 140, pp. 3-8.