Reliance 2008/3 n° 29

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Article de revue

Résister ou capituler ?

Pages 123 à 126

Notes

  • [1]
    P. Zimbardo (1933), psychologue américain, professeur à l’université de Stanford de 1968 à 2003, président de l’American Psychological Association (2002).
  • [2]
    Les résultats de cette expérience, connue sous le nom d’« expérience de Stanford » ont été publiés par Zimbardo en 2007 aux éditions Random House sous le titre The Lucifer effect : Understanding how good people turn. Le film Das Experiment, du metteur en scène allemand Oliver Hirschbiegel décrit cette expérience.
  • [3]
    S. Milgram (1933-1984) a publié les résultats de cette expérience en 1974 aux éditions Harper et Collins sous le titre Obedience to Authority : An experimental Wiew.
  • [4]
    On peut voir une adaptation cinématographique de cette expérience dans le film de Henri Verneuil (1979) I…comme Icare, dans lequel le personnage central est incarné par Yves Montand.
  • [5]
    Petite-fille du maréchal Tito, Svetlana Broz est cardiologue à l’hôpital militaire de Belgrade lorsque éclate la guerre en Bosnie. Refusant les logiques génocidaires, elle soigne, sur le terrain, les blessés sans distinction d’origine ou de religion et recueille des témoignages concernant ces « justes » qui au péril de leur vie ont aidé, soigné et sauvé parfois leurs semblables. Ces textes sont publiés aux éditions Lavauzelle (2004) sous le titre Des gens de bien au temps du mal. Témoignages sur le conflit bosniaque, 1992-1995. Svetlana Broz vit aujourd’hui à Sarajevo.
  • [6]
    Il s’agit de Umberto Bossi, fondateur et principal dirigeant de la « Ligue du Nord ».
  • [7]
    Une directive émanant du ministère de l’Intérieur rend obligatoire la prise des empreintes digitales des enfants tziganes. Le Parlement européen a dénoncé cette directive en juillet 2008.
  • [8]
    Z. Bauman, né en 1925, est un philosophe et un sociologue d’origine polonaise. Il émigre en Angleterre en 1972 à la suite des purges antisémites qui sont perpétuées en Pologne dans les années 1970. Professeur émérite de l’université de Leeds, ses travaux portent sur le consumérisme contemporain et ses conséquences.
  • [9]
    G. Fioroni, homme politique italien, membre du Partito Democratico, député depuis 1996, ministre de l’Instruction publique de 2006 à 2008.
  • [10]
    L. Berlinguer, homme politique italien, professeur de droit à l’université de Sienne, ministre de l’Instruction publique de 1996 à 2000.
  • [11]
    Ce rapport préconise le recrutement d’un enseignant spécialisé pour l’intégration par tranche de cent trente-huit élèves inscrits.
  • [12]
    L. Moratti, femme politique italienne, membre du parti Forza Italia, elle fut ministre de l’Instruction publique de 2001 à 2006. Elle est actuellement maire de Milan.

1Philip Zimbardo [1] a réalisé, en 1971, une étude sur les effets de la situation carcérale. Pour la conduire, il avait reproduit l’univers pénitentiaire à l’intérieur de l’université de Stanford de manière parfaitement réaliste ; cela ressemblait à une vraie prison. Des étudiants, qui savaient tous qu’il s’agissait d’une simulation, étaient répartis en deux groupes : celui des détenus et celui des gardiens. Ils devaient simuler les actes de la vie quotidienne dans cet environnement. Ceux qui avaient été choisis pour cette expérience étaient des personnes ordinaires, sans antécédents qui auraient pu provoquer des troubles. L’expérience fut suspendue rapidement tant la situation menaçait de dégénérer, les « prisonniers » subissant des brimades, des injustices et des actes de cruauté de la part des « gardiens ». Rappelons qu’il s’agissait d’une simulation et que chacun en était conscient, mais tous s’étaient identifiés au rôle qu’on leur avait demandé d’interpréter jusqu’à en assumer les caractéristiques les plus extrêmes. Zimbardo a appelé ce processus « l’effet Lucifer [2] ».

2Il suspendit la recherche sans en publier les résultats, en partie parce que l’implication des personnes dans l’expérience l’avait effrayé. Cependant quelques années plus tard, il se rendit compte de l’utilité d’une publication. En effet, les guerres se multipliant, de nombreux documents photographiques, la divulgation par la presse d’entretiens téléphoniques échangés entre amis témoignaient du fait que des personnes ordinaires, hommes et femmes, de bon niveau socioculturel, ayant eu, jusque-là, une vie assez banale, avaient choisi, pour des raisons financières, et non pas belliqueuses de passer quelques années sous les drapeaux. Dans un contexte de guerre, certaines d’entre elles adoptaient des conduites et des comportements d’une cruauté impensable.

3Le livre de Zimbardo a été traduit en italien en 2008, un an après l’édition américaine. Auparavant, le lecteur italien avait pu accéder à une publication de Stanley Milgram [3] qui, en son temps, avait eu une forte résonance. Il avait lui aussi organisé une expérience simulée, mais, à l’inverse de Zimbardo, les participants, choisis pour leur personnalité ordinaire, banale, l’ignoraient. Chargés de « punir » un cobaye à chaque fois qu’il commettait une erreur en lui envoyant des décharges électriques de plus en plus fortes, ils ne savaient pas qu’elles étaient factices et que celui qui simulait la douleur de manière de plus en plus intense jusqu’à l’évanouissement était un acteur [4]. Ils pensaient que la situation était réelle mais, arguant du fait qu’ils ne faisaient qu’obéir à des ordres liés à une expérience scientifique, n’hésitaient pas à faire souffrir et à être cruels.

4La même année fut publiée la traduction italienne du livre de Svetlana Broz. Elle y recueille des témoignages à propos de ceux qui ont eu le courage de se rebeller, de dénoncer et d’agir contre les injustices commises durant la guerre en ex-Yougoslavie [5].

5Ce préambule permet de réfléchir à propos de ce qui est essentiel à transmettre aux enfants. On peut le formuler ainsi : nous devons les éduquer à chercher la vérité dans chaque événement. Cela n’est pas facile et exige une certaine méfiance envers les fausses évidences et les raccourcis hâtifs, car les simplifications peuvent altérer le jugement. Nous devons éviter de nous penser incapables de violence dans nos rapports aux autres, surtout lorsqu’ils sont différents. Nous ne sommes à l’abri de rien. Les protagonistes des recherches de Milgram et de Zimbardo ne s’imaginaient pas capables d’agir avec cruauté.

6Certains individus qui occupent des rôles politiques éminents et exercent de lourdes responsabilités sont sûrement convaincus d’agir sans aucune cruauté lorsque, pour garantir à la population, et donc aux enfants, une sécurité plus grande, ils renforcent les mesures d’ordre et de discipline et prennent, dans ce but, des décisions parfois spectaculaires. Mais justement, les recherches de Milgram et de Zimbardo permettent de comprendre que des décisions plus spectaculaires que substantielles peuvent créer des changements de grande envergure. Il convient alors de ne pas sous-évaluer leur portée, de ne pas les considérer comme anecdotiques.

7Citons l’exemple des récentes mesures prises par le ministre de l’Instruction publique rendant obligatoire le port de la blouse pour tous les écoliers et introduisant une note de conduite. Ce sont de petits détails qui peuvent paraître de peu d’intérêt, mais ce n’est pas le cas et cela rappelle les éléments des recherches de Milgram et de Zimbardo. En effet, tout a été fait pour donner l’impression que le ministre prenait une initiative importante et de haute portée éducative en remettant la notion d’« ordre » au centre de son message. Tous les moyens de communication mobilisés pour médiatiser ces décisions ont amené le grand public à considérer l’école comme un monde désordonné et inefficient, au sein duquel des changements de cap très nets étaient indispensables.

8Réfléchissons : des décisions en apparence anecdotiques – le tablier et la note de conduite – peuvent s’inscrire dans une dynamique destinée à étouffer des errements bien plus graves. En insistant sur le besoin d’ordre dans le cadre scolaire, on entend faire oublier le mépris avec lequel on prend en compte « les hautes charges de l’État ». La possibilité qu’un ministre de la République insulte la constitution et le drapeau italien [6] en toute impunité et que les quelques commentaires suscités par ses propos aient été jugés « excessifs », le fait de les excuser en le présentant comme quelqu’un de sympathique bien qu’un peu fougueux, le fait qu’il jouisse de l’appui d’un parti politique et de nombreux appuis électoraux qui lui ont permis d’accéder à des responsabilités, tout cela met en évidence l’irresponsabilité générale. De plus, ce même personnage se permet d’exprimer des jugements sur l’école en contradiction avec ceux du ministre de l’Instruction publique qui, pourtant, fait partie du même gouvernement ; tout cela laisse entendre qu’il bénéficierait d’une sorte de droit à perdre le contrôle.

9Si chercher la vérité dans chaque événement est un devoir essentiel pour quiconque a le souci de l’éducation, il est nécessaire de conserver la mémoire des faits. Il faut rappeler que ce personnage a soutenu de façon inconditionnelle Slobodan Milosevic jusque dans les choix belliqueux qui l’ont isolé de nombreux groupes politiques européens. Malgré leurs positions irresponsables, seul l’aspect pittoresque de certains personnages haut placés est mis en avant, ce qui leur permet de persévérer dans leurs déclarations insultantes envers la Constitution.

10Pour qui s’occupe d’éducation, c’est un signal préoccupant. Cela occulte le fait que le sens de la responsabilité doit être proportionnel à l’importance des rôles occupés par chacun. Dans une classe, lorsqu’un enseignant donne des responsabilités à un enfant, plus elles sont importantes, plus les devoirs qui lui sont liés augmentent. Dans l’environnement culturel de notre pays, il se passe exactement le contraire. Il suffit pour s’en convaincre de regarder la télévision. Il faut une grande force de caractère à nos enfants, pour aller à contre-courant.

11Je fais partie d’un groupe de chercheurs qui s’occupent essentiellement de l’accueil des enfants ayant des « besoins spécifiques », porteurs d’une des formes de la diversité appelée handicap. Les prendre en compte est inconcevable si l’on exclut de l’école l’accueil d’autres diversités et je ne peux ignorer les directives concernant les « étrangers » et en particulier, les Tziganes, Roms ou Sintis [7].

12Prétendre qu’il est indispensable de prendre les empreintes digitales de ces enfants pour une meilleure insertion scolaire est faux et l’hypocrisie de l’argument aggrave le caractère inexcusable de cette décision. La manière dont nous traitons un enfant est décisive pour qu’il comprenne ce qu’on entend par « aller à l’école ». Cette manière n’est pas la bonne car elle considère l’école, avant tout, comme un instrument de contrôle social.

13D’autres décisions m’inquiètent également : faut-il vraiment recourir à l’armée pour garantir la sécurité de la population et atténuer les crises sociales ? De telles décisions ont deux conséquences qui font obstacle à la recherche de la vérité : elles créent la confusion dans les rôles institutionnels, et répondent aux problèmes posés en se préoccupant uniquement des représentations sociales de la réalité, négligeant de vérifier leur correspondance avec la réalité.

14Ainsi on alimente l’idée que la population italienne est menacée par les Tziganes en occultant la réalité des chiffres. Ils sont 160 000 en Italie et ne peuvent, par conséquent, constituer une menace. La désinformation organisée génère des inquiétudes sociales hors de propos. Par exemple, concernant les universités, laisser courir la rumeur selon laquelle deux nouveaux étudiants entrants ne peuvent compenser le départ de dix sortants, a permis de prendre des décisions qui risquent de condamner à la mort des universités publiques…

15Voilà les errements que dissimulent les décisions concernant les tabliers et les notes de conduite. Cela fait penser à la recherche de Zimbardo, à son étonnement devant les résultats et à sa grande inquiétude. Ne devrions-nous pas nous aussi nous inquiéter ?

16Dans sa préface à l’édition italienne de l’ouvrage de Philip Zimbardo, Robert Escobar cite Zygmunt Bauman [8] : « On pourrait dire que tout dépend d’une minuscule particule. Ce “non” présent dans toutes les langues et qui est fondamental dans l’élaboration morale de nos choix. Savoir dire non, savoir désobéir et savoir quand obéir, conserver et développer héroïquement cette capacité unique qui nous permet de décider, de choisir, c’est ce qui permet d’échapper à l’effet Lucifer ». Je suis convaincu que, dans l’école, beaucoup d’enseignants sont capables d’échapper à l’effet Lucifer.

17Je fais partie de l’observatoire du ministère de l’Instruction publique pour l’intégration scolaire. J’ai été nommé à ce poste par le ministre Giuseppe Fioroni [9]. Auparavant, j’étais déjà membre de cette institution et nommé par le ministre Luigi Berlinguer [10]. Je rappelle qu’elle n’est pas une concession faite par l’actuel ministre mais une instance obligatoire prévue par les lois de 1992 et 1994 (nos 104 et 297) relatives aux droits des personnes en situation de handicap.

18Voici le procès-verbal de la réunion du 21 septembre 2006 :

19« Le ministre, Giuseppe Fioroni, remercie les participants et communique les objectifs qu’il entend poursuivre à plus ou moins brève échéance en soulignant plus particulièrement certains aspects :

  • l’abandon du rapport 1/138 [11] même si, pour le moment, il n’est pas possible d’enrayer la situation actuelle ;
  • la réflexion sur le système de certifications et de nominations des enseignants ;
  • la formation des enseignants de soutien et des enseignants “ordinaires” pour leur permettre de travailler en synergie. À ce propos, le ministre rappelle que l’appartenance au corps des enseignants de soutien ne doit pas être considérée comme un moyen pour monter plus rapidement dans l’échelle du classement et qu’il importe de favoriser la vocation par choix ;
  • la continuité : il n’est possible de penser le turn-over des enseignants qu’après avoir garanti la continuité ;
  • la promotion des rencontres entre les diverses institutions publiques locales (ee ll), afin d’évaluer l’incidence des restrictions budgétaires en matière de handicap, d’individualiser les compétences et les profils professionnels nécessaires, de repérer les obligations à la charge des communes et celles afférentes à l’école (en particulier, celles concernant les personnels non enseignants (ata) ;
  • sur la base de l’analyse des besoins, assurer les niveaux minimums d’intégration au-delà des conclusions du pacte de stabilité dans le champ de l’intégration. »
Sur cette base, je me suis engagé et suis prêt à poursuivre mon engagement. Mais, en examinant ces éléments à la lumière de la situation actuelle, il me paraît impossible que les droits des personnes en situation de handicap puissent cohabiter avec les abus et les injustices faites à d’autres personnes en raison de leurs origines. Au terme de ma première expérience dans l’observatoire lorsque Mme Letizia Moratti [12] devint ministre d’une Instruction qui n’est plus publique, les membres de l’observatoire dont je faisais alors partie avaient compris que d’autres seraient nommés à leur place, qu’ils seraient remplacés. Je ne voudrais pas que cela se répète. Je ne veux pas non plus cautionner un observatoire qui existerait sans réelle possibilité d’agir et je pense que c’est une erreur de se taire. Aussi, je commence à réfléchir à propos des tabliers obligatoires et des notes de conduite qui font courir le risque d’un « effet Lucifer ».


Date de mise en ligne : 01/01/2010

https://doi.org/10.3917/reli.029.0123

Notes

  • [1]
    P. Zimbardo (1933), psychologue américain, professeur à l’université de Stanford de 1968 à 2003, président de l’American Psychological Association (2002).
  • [2]
    Les résultats de cette expérience, connue sous le nom d’« expérience de Stanford » ont été publiés par Zimbardo en 2007 aux éditions Random House sous le titre The Lucifer effect : Understanding how good people turn. Le film Das Experiment, du metteur en scène allemand Oliver Hirschbiegel décrit cette expérience.
  • [3]
    S. Milgram (1933-1984) a publié les résultats de cette expérience en 1974 aux éditions Harper et Collins sous le titre Obedience to Authority : An experimental Wiew.
  • [4]
    On peut voir une adaptation cinématographique de cette expérience dans le film de Henri Verneuil (1979) I…comme Icare, dans lequel le personnage central est incarné par Yves Montand.
  • [5]
    Petite-fille du maréchal Tito, Svetlana Broz est cardiologue à l’hôpital militaire de Belgrade lorsque éclate la guerre en Bosnie. Refusant les logiques génocidaires, elle soigne, sur le terrain, les blessés sans distinction d’origine ou de religion et recueille des témoignages concernant ces « justes » qui au péril de leur vie ont aidé, soigné et sauvé parfois leurs semblables. Ces textes sont publiés aux éditions Lavauzelle (2004) sous le titre Des gens de bien au temps du mal. Témoignages sur le conflit bosniaque, 1992-1995. Svetlana Broz vit aujourd’hui à Sarajevo.
  • [6]
    Il s’agit de Umberto Bossi, fondateur et principal dirigeant de la « Ligue du Nord ».
  • [7]
    Une directive émanant du ministère de l’Intérieur rend obligatoire la prise des empreintes digitales des enfants tziganes. Le Parlement européen a dénoncé cette directive en juillet 2008.
  • [8]
    Z. Bauman, né en 1925, est un philosophe et un sociologue d’origine polonaise. Il émigre en Angleterre en 1972 à la suite des purges antisémites qui sont perpétuées en Pologne dans les années 1970. Professeur émérite de l’université de Leeds, ses travaux portent sur le consumérisme contemporain et ses conséquences.
  • [9]
    G. Fioroni, homme politique italien, membre du Partito Democratico, député depuis 1996, ministre de l’Instruction publique de 2006 à 2008.
  • [10]
    L. Berlinguer, homme politique italien, professeur de droit à l’université de Sienne, ministre de l’Instruction publique de 1996 à 2000.
  • [11]
    Ce rapport préconise le recrutement d’un enseignant spécialisé pour l’intégration par tranche de cent trente-huit élèves inscrits.
  • [12]
    L. Moratti, femme politique italienne, membre du parti Forza Italia, elle fut ministre de l’Instruction publique de 2001 à 2006. Elle est actuellement maire de Milan.

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