1Par une belle soirée d’été, Julien est né ; naturellement, facilement, un adorable bébé que ses parents attendaient tant, qu’ils ont tout de suite aimé, choyé, admiré... Bien sûr son petit visage avait l’air « froissé », bien sûr il bleuissait facilement lorsqu’on le touchait, mais c’était sûrement l’épreuve de l’accouchement, tout irait mieux demain.
2Le lendemain et les jours qui suivirent furent terribles : le transfert dans un service de pédiatrie, la séparation, l’anxiété grandissante, une partie de soi-même qui comprend, et l’autre qui veut rester sourde, les examens en chaîne, et le visage de Julien qui exprime déjà la souffrance. Et puis vient l’annonce du lourd handicap, brutale, terriblement maladroite, et l’inexorable chagrin qui surgit car nous venons de comprendre que rien dans la vie de Julien ne sera comme nous l’avions rêvé.
3Pendant quelques semaines, il est resté hospitalisé, ausculté, radiographié, ponctionné ; des pages et des pages de dossier médical ont été noircies, il a été accueilli sur terre par toute la panoplie des examens médicaux existants. Très vite pourtant, les médecins avaient compris qu’il n’y avait pas d’urgence, que ce petit bonhomme avait envie de vivre, et que Dame Nature avait bien voulu lui donner un minimum vital de santé. Mais il y a vingt-six ans, se préoccupait-on, pour un nouveau-né, de la souffrance physique, du manque d’affection, de la relation mère- enfant, encore plus indispensable lorsque l’avenir est sombre ? Se préoccupait-on de développer le plus vite possible ses liens avec ses parents, de l’odeur de la mère, de la voix du père, de l’ambiance de la maison ?
4Je dois rendre justice à ce pédiatre qui, un jour enfin, a écrit sur le carnet quotidien du service : « Il faut rendre Julien le plus vite possible à ses parents. »
5Merci Monsieur ; parmi la dizaine d’hommes en blanc qui se sont penchés sur le cas « Julien », vous êtes le premier et le seul à vous être « réveillé », à avoir fait taire votre soif de savoir, votre curiosité médicale pour constater que ce nouveau-né avait le droit de commencer sa vie en famille et que même s’il n’avait pas vécu longtemps, une vie courte mais chaleureuse, avec beaucoup d’amour, était plus essentielle qu’un dossier médical parfaitement complet.
6Les premières années de vie de famille furent intenses, Julien était si fragile ! Il fallait à la fois le soigner, car il était souvent malade, surveiller les pathologies déjà diagnostiquées afin d’éviter les complications, et découvrir au fur et à mesure de la croissance les complications qui survenaient car, à sa façon, Julien est un enfant extraordinaire, et son « cas » n’est pas médicalement bien connu. Cependant, la vie continuait, la petite famille faisait bloc, et les moments de bonheur étaient très forts. Un frère et une sœur arrivèrent, nous étions unis, heureux malgré les épreuves, l’avenir semblait presque facile. Lentement, au fil des mois, des années, sa santé s’améliorait, il devenait un peu plus solide, plus résistant, peut-être maîtrisions-nous mieux les soins, la surveillance… Nous avions trouvé un équilibre harmonieux, Julien allait en hôpital de jour, et son frère et sa sœur à l’école, d’ailleurs on ne parlait jamais d’hôpital, c’était école pour tout le monde. Les soirées ressemblaient à celles de toutes les familles : le bonheur de se retrouver, celui de retrouver la maison, le « nid »…
7Les années ont passé, Julien est devenu adolescent. L’hôpital de jour nous a demandé de trouver un autre établissement, car après cinq années de séjour il avait fait le tour des prises en charge, et surtout, il devait laisser la place aux plus jeunes qui attendaient.
8Nous allions commencer les recherches quand une éducatrice, avec égard, tact, sympathie et professionnalisme, attira notre attention sur le fait que notre « petit bonhomme » était devenu adolescent et que nous devrions déjà penser à sa vie d’adulte. « Oui, répondis-je, nous y pensons… Lorsqu’il sera grand, il faudra envisager un établissement en long séjour… Plus tard… » (J’ai même pensé, dans longtemps… ).
9Mais ses paroles résonnaient en nous, l’idée faisait son chemin, et peu à peu l’entretien que nous avions eu avec elle prenait toute sa dimension.
10Nous n’avions jamais voulu constater à quel point Julien avait changé, avait grandi, je l’avais toujours materné avec le plus grand bonheur, compensation légitime à mon chagrin de mère, mais lui, ce petit homme qu’il était discrètement devenu, de quoi avait-il besoin, envie ? Quelle direction devait prendre sa vie d’adulte ? Combien de temps supporterait-il cette infantilisation ? Quelles limites donner à notre rôle de parents ? Et par dessus tout, que deviendrait-il si nous disparaissions subitement ?
11Les jours qui suivirent furent terribles, la décision que nous devions prendre, tel un séisme, bouleversait l’équilibre familial. Comment Julien allait-il vivre cette hospitalisation à long terme, sans nous à ses côtés tous les soirs ? Et, pourquoi ne pas l’avouer, comment allions-nous être heureux, sans lui à nos côtés ?
12J’ai souvent pensé que nous avons surmonté deux étapes particulièrement difficiles : l’annonce du handicap, et l’annonce du départ de Julien vers sa vie d’adulte.
13Julien allait donc vivre à l’hôpital. Et si vivre à l’hôpital c’est bénéficier des soins constants et d’une surveillance médicale rendue nécessaire par l’état de santé de chaque patient, comment vivre sa vie de tous les jours au travers les mailles serrées d’un filet constitué par les soins médicaux, la vie en collectivité, la lourde structure administrative et des limites financières imposées par des budgets toujours à la baisse.
Intimité
14Quoi de plus intime que son habitat, son lieu de vie, son chez-soi ? Le respect de l’intimité est difficile lorsque l’on est dépendant, malade, et que la vie se passe dans un hôpital.
15La nudité tout d’abord. Comment respecter la dignité de la personne lors des soins et des toilettes, lorsqu’ils sont prodigués par un soignant à proximité d’autres patients ? Certes, la nudité est sûrement plus importante pour les valides, qui ont appris à distinguer socialement ce qu’il ne faut pas voir et ce que l’on peut montrer, que pour des personnes dont le handicap, par les situations de dépendance qu’il génère, banalise le défaut d’intimité et réduit à peu de chose l’apprentissage de la pudeur. Cependant le rôle de l’hôpital n’est-il pas d’assurer la même qualité de soin et de dignité de vie à chacun de ses patients ? C’est la marque de respect la plus élémentaire à laquelle a droit chaque individu.
16Les visites de la famille sont des moments riches en émotion. Cela est précieux car ainsi le lien avec les êtres chers, avec l’extérieur, avec le monde des valides se perpétue. Il est cependant difficile de profiter de ces instants, lorsque l’on vit en collectivité. Les lieux de rencontre en tête-à-tête sont rares, et l’on y est souvent dérangé. Les visites doivent avoir lieu dans les créneaux horaires laissés libres par le service et tenir compte des repas, toilettes, coucher. Les soignants profitent de ces temps pour échanger avec les membres de la famille, et c’est autant de temps « perdu » en intimité pour le patient. Bien sûr, les permissions de week-end permettent de conserver un lien avec la famille, avec l’extérieur, et de garder une petite part de sa vie indépendante des autres patients et de l’hôpital, un jardin secret…
Convivialité
17Lorsqu’on ne parle pas, les moyens de communication sont limités. Comment dès lors entrer en contact avec les compagnons de vie ? Ne risque-t-on pas de devenir un individu seul parmi d’autres ?
18Pour pallier ce risque, les activités éducatives sont précieuses et les moments intenses de rééducation sont aussi des occasions d’activités ludiques, de partage. Mais il est très difficile de communiquer, lorsque l’on s’exprime difficilement et de façon plus ou moins codée, avec une personne qui ne possède pas, elle non plus, pas tous les outils sensoriels ou cognitifs de communication.
19Les repas pourraient être l’occasion de se retrouver, d’échanger quelque chose, peut-être simplement le plaisir de manger – le repas est souvent, dans la vie ordinaire, un moment convivial par excellence. Mais à l’hôpital, c’est une charge de travail importante pour le soignant ; il doit servir, aider, nourrir, puis ranger et nettoyer. Les plats cuisinés ou fabriqués pour l’ensemble de l’hôpital sont certes adaptés aux exigences diététiques de chaque patient, mais rarement choisis, et plutôt de type « cantine ». Le repas a lieu sous les yeux d’un soignant, certes bienveillant, mais qui attend que le patient termine, pour immédiatement débarrasser et passer à la tâche suivante. Les plus lents sont aidés, encouragés, comme s’ils devaient passer la ligne d’arrivée d’une course en même temps que les autres.
20Qui, dans ces conditions, garderait l’appétit ?
21C’est pourquoi les occasions festives qui rythment l’année dans les hôpitaux de long séjour sont précieuses. Ces jours-là, la lourde structure d’ordinaire si bien réglée, organisée, ouvre ses portes aux familles, aux amis ; un repas est servi et le chahut des enfants visiteurs bouscule le silence habituel des couloirs. Et même ceux qui n’ont pas de visite profitent de l’effervescence générale qui rompt enfin la monotonie.
22Dans certains services, des camps de vacances sont organisés. Ils permettent aux patients, même lourdement handicapés, non seulement de changer de cadre de vie pendant quelques jours, mais aussi d’échanger de façon différente avec les soignants. On oublie alors les horaires stricts, on mange tous ensemble les repas préparés dans la cuisine, on prend son temps. Les promenades permettent de voir d’autres lieux, et le soir on se retrouve pour la veillée. On vit les vacances de tout le monde tout simplement, mais lorsqu’on vit à l’hôpital être comme tout le monde est tellement exceptionnel ! Personne ne revient des camps tel qu’il est parti. Les patients ont dans les yeux la joie de ces moments forts, exceptionnels, et les soignants ne les regardent plus de la même façon. Ils ont eu la confirmation que tous sont différents et ont leur propre personnalité, que chacun est une personne rare.
Rêver
23La rêverie, faculté de l’être humain de s’évader d’un quotidien banal, pourrait être l’occasion de s’apaiser un moment. Mais dans un service de personnes polyhandicapées, il faut savoir rêver parmi les cris, les va-et-vient. D’ailleurs rêver, mais rêver de quoi, de qui ? De la dernière visite d’un membre de la famille, ou peut-être de la dernière activité ayant donné du plaisir. À moins que ce ne soit de l’herbe douce du parc, ou simplement d’un filet d’air qui caresse la joue.
Amour
24Lorsque le corps malade, si souvent malmené par des soins pourtant indispensables, aspire à des caresses, à un peu de douceur, ou même au plaisir sexuel, il faut à nouveau un difficile concours de circonstances pour s’isoler et pouvoir, dans la plus légitime intimité, satisfaire aux attentes de son corps. Le soignant présent va-t-il en accepter l’idée ? Va-t-il comprendre ? Va-t-il pouvoir aider ?
Colère
25Colère, révolte, ressentiments, frustrations, sentiments d’injustice, comment exprimer ces sentiments lorsque l’on est privé de moyens d’expressions compréhensibles par des personnes ordinaires, lorsque l’on ne décode pas soi-même ses propres malaises, et à plus forte raison lorsque l’on vit en milieu hospitalier ?
26Dans un hôpital qui est, par la force des choses, un lieu de vie, un soutien à l’expression des émotions est indispensable. Les soignants doivent être formés pour savoir écouter, observer, « décoder » et prendre en charge ces sentiments douloureux et légitimes. Convenons toutefois que sans locaux adaptés, il est difficile de laisser exprimer une colère par des cris ou des gestes maladroits sans gêner les autres patients et mettre à mal la capacité de contenance des soignants.
27Voilà, en quelques mots, quelques-unes de nos préoccupations à propos de l’existence de Julien à l’hôpital. Cependant, nous constatons qu’il a su se faire une vraie vie malgré la maladie, les contraintes imposées par ses soins et par ceux des autres, les locaux plus ou moins adaptés, la collectivité, et les rythmes de travail éprouvants des équipes soignantes.
28Julien, comme ses pairs, n’est pas habitué à la facilité et passe courageusement les épreuves d’une vie en hôpital. Cela devrait nous conduire à faire davantage confiance à leurs facultés d’adaptation, sans oublier toutefois que si les patients s’adaptent aux contraintes de l’hôpital, « l’hôpital lieu de vie » doit avoir un statut particulier afin de mieux répondre à leurs besoins.