« Nous ne voyons pas,
n’entendons pas ceux qui souffrent
et tout ce qui est effrayant dans la vie
se déroule quelque part dans
les coulisses. »
1J’ai commencé ma carrière professionnelle à San Salvadour il y a vingt-cinq ans. D’abord en qualité d’agent hospitalier, puis d’aide-soignante ; je suis aujourd’hui infirmière. J’exerce une partie de mon temps en unité de soins, l’autre partie en qualité de « conseil douleur », autrement dit j’interviens dans les équipes de soins afin de participer à la prévention, à l’évaluation et au soulagement de la douleur des patients.
2J’ai traversé ces années sans éprouver ni lassitude ni usure, mais avec des interrogations récurrentes concernant le sens de l’action, ma perméabilité face au désarroi des patients, à la tristesse que l’on devine dans leurs yeux… Comment continuer à soigner lorsque le sentiment d’être inopérant ou inefficace est bien présent ? Je n’avais pas choisi, à l’époque, de travailler avec des personnes polyhandicapées, le hasard m’a permis cette rencontre et, tout naturellement, j’ai cheminé en tentant de résoudre bien des difficultés. Cette confrontation à la différence m’a incitée à modifier ma vision du monde et à aller au-delà du soin pour aborder ces patients régressés et sans langage, dans leur condition d’êtres singuliers.
Quelles missions ?
3Si travailler sur le devenir de ces patients semble difficile, prendre en compte leur présent en assurant les soins physiques et psychologiques est la priorité. Cela impose une vigilance face à la douleur, une attention à leur confort moral, leur droit au plaisir, leur bien-être. Pour la soignante que je suis, le soin doit largement dépasser la notion de corps à réparer pour se centrer sur l’accompagnement et viser à une qualité de vie maximale. Cela met en jeu l’ensemble de notre personnalité, nous oblige à nous découvrir et à être inventif. Nous devons trouver des techniques pour favoriser l’expression de ces personnes dépendantes, aux moyens de communication infimes. Aussi nos paroles, nos regards, notre connaissance de chacun de leurs comportements sont nos premiers instruments techniques, ils permettent de créer une réelle relation. Il est fondamental de prendre en compte leur statut d’être unique, sans quoi notre manière de les appréhender serait agressive et je fais mienne cette réflexion de Charles Gardou : « Jamais on n’est davantage vulnérable à la souffrance que tissé à l’autre par la sympathie ou l’amour [1]. » L’image que j’ai de ma profession n’est en aucune façon celle d’une technicienne qui, avec l’aide d’appareillages complexes, arrive à contrôler une activité respiratoire et cérébrale. La mission qui, je crois, est la mienne est bien plus large, elle consiste à développer mon savoir-être, ma qualité d’écoute, mon empathie.
La proximité avec la personne polyhandicapée
4La personne polyhandicapée est dans un monde perceptuel, ce qui la rend extrêmement sensible à nos propres comportements, nos angoisses, nos craintes, mais également à nos sourires, à notre sollicitude. Cette confrontation quotidienne nous oblige à connaître nos limites, à admettre nos erreurs afin de donner du sens à nos actes, qu’ils relèvent de la routine ou de l’urgence. Il nous faut apprendre le doute, admettre l’impuissance « de marcher sur un fil entre la maîtrise et le manque [2] », car être professionnel ne permet pas de tout supporter sans manifester d’émotions et ne préserve pas, au fil du temps, de la fatigue physique, de l’usure qui guettent chacun d’entre nous et entraînent, pour certains, une réelle souffrance.
La rencontre avec la famille
5Le handicap, quel qu’il soit, crée de la souffrance au sujet comme à ses proches. Comment les parents parviennent-ils à surmonter l’épreuve traumatique du handicap ? Comment peuvent-ils reprendre une vie « normale » ? Quels peuvent être leurs révoltes, leurs attentes et leurs espoirs ? Les familles bouleversées traversent diverses étapes qui se caractérisent par des sentiments d’impuissance et de culpabilité. Leur souffrance, parfois si intense, ne parvient plus à s’exprimer mais risque d’exploser, le silence et l’isolement peuvent être délétères. La perte de confiance en général prédomine, d’autant qu’il faut, pour ces parents, accepter d’abandonner l’espoir d’un avenir tel qu’ils se le représentaient pour leur proche. À cela s’ajoute la perte de l’intimité : raconter à maintes reprises la même histoire de vie fait voler en éclats la bulle familiale.
6De plus, bien souvent, les familles se centrent exclusivement sur la personne malade ; c’est l’enfermement, mais également l’exclusion d’une partie de la fratrie, comme si elle devait payer un prix pour ce qui est arrivé. Partager des moments heureux, s’accorder du temps, ce que leur recommandent doucement les professionnels, paraît impossible. Le handicap conduit les parents soit à se dépasser, soit à disparaître, à le refuser, à nier une vérité, à s’isoler. Après une période de désarroi, de douleur, lorsque certaines familles parviennent à « accepter » le handicap, elles peuvent trouver d’autres voies, s’appuyer sur d’autres valeurs : spiritualité, associations d’entraide, activités diverses.
7Dès lors, qu’attendent-elles de nous ? Mon expérience me permet d’affirmer que comprendre et respecter leurs comportements, très différents les uns des autres est fondamental. Les familles attendent de notre part une compréhension et une capacité de partage, c’est-à-dire que nous acceptions de les écouter, d’apprendre à redécouvrir avec elles la personne handicapée en nous aidant par le décodage du moindre signe.
8La médicalisation a ses revers parfois lorsqu’elle néglige la place des proches dans l’univers hospitalier. Nous pouvons déposséder une mère de son enfant, un mari de sa femme, nous qui allons intervenir sur le corps de ce proche de façon péremptoire, le nourrir, le changer, le mobiliser et dire par surcroît ce qui est bon pour eux ! Loin de cette pseudo-maîtrise technicienne, il nous faut aider les familles à réinstaurer leur confiance en elles pour qu’elles se permettent à nouveau de participer au quotidien de leur proche.
9Pourquoi ne pas laisser cette mère habiller son enfant, cette femme masser son mari ? Ne faudrait-il pas réconcilier les uns et les autres pour que la qualité de ces instants s’établisse dans la sécurité ? Les soignants, en passant le relais, perdent un peu de leur magie, mais y gagnent autre chose, redonnent une place aux familles, facilitent une communication positive, préservent une intimité.
10Seule la compassion protège les professionnels de santé contre la déshumanisation. Plus que tout autre, ils sont confrontés à la question de la responsabilité envers la personne dépendante et du sens à donner à leurs actes. Comme l’affirmait Lyautey, « penser est difficile, agir est plus difficile encore et penser en agissant est la chose la plus difficile du monde [3] ».
Pour conclure
11Être soignant auprès de ces personnes, c’est également assumer une fonction sociale et politique au sens large. Les équipes solidaires sont capables de vivre des aventures avec les personnes dont elles ont la charge en les emmenant en voyage, en pratiquant du sport, etc. Elles éprouvent de grandes satisfactions à partager avec elles des moments inoubliables faits de tendresse, de convivialité et de complicité. Elles peuvent donc témoigner de cette richesse et se battre contre le regard péjoratif des autres, œuvrer pour une réelle intégration.
12Les professionnels doivent bénéficier de l’attention qu’ils méritent : on doit entendre leurs préoccupations, accepter leurs faiblesses, leurs malaises, leur vulnérabilité, valoriser la diversité de leurs expériences (soin, recherche, formation, enseignement, diversité si nécessaire à chacun et si rare aujourd’hui) et reconnaître la noblesse de leur fonction.
13Dans l’effort continu pour écouter et comprendre les personnes handicapées et leur famille, nous donnons sens à notre travail et assumons « l’éthique de ce métier : avoir l’élégance de se prendre au sérieux avec humour [4] ».