Notes
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[1]
Henri-Jacques Stiker, Corps infirmes et sociétés. Essai d’anthropologie historique, Paris, Dunod, 2005.
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[2]
Henri-Jacques Stiker, Les fables peintes du corps abîmé. Les images de l’infirmité du xvie au xxe siècle, Paris, Éditions du Cerf, 2006.
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[3]
Gilles Deleuze, Francis Bacon, logique de la sensation, Paris, Le Seuil, 1989.
1Henri-Jacques Stiker, vous êtes directeur de recherche au laboratoire Identités, cultures, territoires à l’université Denis-Diderot Paris 7, et vos travaux concernent essentiellement l’anthropologie du handicap. Comment en êtes-vous venu à l’étude de ce domaine ?
2À l’origine de mon itinéraire, il y a le souci des démunis, de ceux qui sont à la marge, oubliés, négligés par la société et tenus à distance des préoccupations habituelles de nos concitoyens. Mais mon intérêt plus particulier pour le handicap est né de rencontres. Celle de personnalités touchées par le handicap, celle de gens travaillant auprès d’eux. Il m’est apparu, dans nos échanges, que ce domaine était majeur et qu’il n’était pas l’objet d’élaborations théoriques. J’avais les moyens, par ma formation philosophique, historique et ethnologique, de donner à la question du handicap une position dans le monde de la réflexion et de lui rendre ainsi une dignité intellectuelle. Je me suis pleinement investi dans une réflexion d’anthropologie historique et le premier ouvrage que j’ai produit sur ce thème a été Corps infirmes et sociétés [1].
3C’était un ouvrage très original en son temps ?
4Quand je l’ai publié, en 1982, c’était le désert. Il y avait bien quelques ouvrages, notamment celui, remarquable, de Michel Chauvière, paru à la même période, qui proposait une approche historique et politique de l’enfance inadaptée, mais il manquait l’éclairage sur la longue durée. Quelle était la mémoire sociale de l’infirmité ? Comment les sociétés occidentales l’avaient-elles conçue et traitée ? Il fallait mettre en lumière cette histoire enfouie pour rendre son intelligibilité au présent. Le recul qu’impose la philosophie me permettait d’aborder ces questions loin de toute polémique, je n’avais de compte à régler avec personne et n’étais pas engagé dans les combats idéologiques. Je n’ai jamais été marxiste, ni foucaldien fanatique, ni assidu au séminaire du psychanalyste Jacques Lacan à l’École normale supérieure. Je me tenais un peu à distance, par esprit critique tout simplement, préférant le commerce de la phénoménologie de Paul Ricœur ou celui de l’épistémologie de Georges Canguilhem. Cette posture intellectuelle m’a permis d’ouvrir, avec ce livre, et sans en être pleinement conscient, une sorte de champ historico-critique sur le handicap. J’ai été surpris de son succès, je ne me doutais absolument pas qu’il aurait autant d’impact ; j’ai même regretté, à l’époque, qu’il n’ait pas suscité davantage de débat intellectuel, qu’il n’ait pas eu de contradicteurs. Cela étant, il est là et ses rééditions successives me conduisent à penser qu’il est toujours utile : ce livre a rendu un service très clair, c’est bien.
5Dans cet ouvrage, vous mettez en lumière les ruptures dans les représentations historiques de l’infirmité.
6Je crois qu’effectivement il y a un premier grand clivage historique, une césure forte, entre des sociétés que j’appelle religieuses, qui se pensaient par rapport à un transcendant, et les sociétés de la modernité qui, ayant rompu avec cette référence, se pensent autonomes. Les Grecs, les Hébreux, le Moyen Âge chrétien, avec toutes leurs différences, étaient des sociétés qui se référaient à la divinité, à une transcendance. Par conséquent, l’infirmité était comprise dans ce rapport et jamais indépendamment de lui, elle faisait signe du transcendant. Les sociétés de la modernité se fondent sur la conscience individuelle. Pour elles, la question n’est plus de savoir de quoi l’infirmité est le signe, mais de décider ce qui doit être fait des infirmes. Cette rupture me paraît fondamentale.
7Cependant, j’étais partagé sur ce concept de rupture. Car si, proche en cela des réflexions de Foucault, je constatais bien une rupture historique forte entre les sociétés religieuses et celles de la modernité, je me questionnais, avec Lévi-Strauss, sur les invariants anthropologiques. Ils sont peu nombreux, mais ils existent et il me fallait aussi les mettre en lumière. Les choses ne sont jamais complètement fluantes, il existe une permanence et l’infirmité est une question récurrente. Si la façon dont les Grecs l’envisageaient est très éloignée de la nôtre, nous avons en commun la peur, l’inquiétude, cette « inquiétante étrangeté » dont parlait Freud et qui me semble un invariant. J’ai donc travaillé en essayant de penser à la fois la discontinuité, la dissémination, et l’invariance.
8Vous posez aussi l’hypothèse d’une seconde rupture ?
9Oui et cette rupture contemporaine récente, que je situe à l’orée du xxe siècle, a fait germer l’idée d’intégration. Elle prend racine avec la situation des invalides de guerre, dans celle des accidentés du travail et dans les revendications des tuberculeux. Tous étaient abîmés par un fait social ; la maladie comme le destin étaient hors de cause. Il y avait là une population extrêmement importante qui, pour la première fois, prenait la parole pour dire que la société lui était redevable, pour revendiquer de ne pas en être séparée et d’en rester des agents économiques et sociaux. Cette prise de parole fut une avancée considérable, mais, en même temps, l’idée d’intégration s’est doublée d’une idée de normalisation. Par là, notre société tentait de gommer les différences, les aspérités, de fondre les personnes en situation de handicap dans un tout uniforme et cette normalisation est, à la limite, un geste de dénégation.
10Comment concevez-vous cette relation entre normalisation et dénégation ?
11Toutes les sociétés, face aux différences cultu- relles, religieuses ou même individuelles, se posent la question du respect des différences et du maintien des règles communes. Elles penchent parfois vers un différentialisme fractionnant et, à d’autres époques, vers un assimilationnisme rigide. Dans les sociétés anciennes, un différentialisme radical était de mise ; nos sociétés sont plutôt assimilationnistes au risque de ne plus voir la différence et la nécessité de respecter la singularité. Voilà en quoi l’intégration est aussi un geste de dénégation. C’est rassurant pour une société de performance, d’efficacité, une société de spectacles, de médias, de pouvoir dire que les personnes handicapées sont comme tout le monde, qu’elles font des choses extraordinaires, c’est une manière de ne pas voir cette aspérité qu’elles représentent.
12S’agit-il d’un déni de la souffrance ?
13La rencontre avec le handicap nous rappelle notre finitude et nous n’aimons pas cela. Nous tentons de vivre comme si la souffrance ne faisait pas partie de notre humanité, comme si la mort elle-même n’était pas là. Alors il est de bon ton de montrer la volonté de vivre, le désir de « s’éclater » des personnes handicapées et d’être très discrets sur leur souffrance, et elles-mêmes sont prises, me semble-t-il, dans ce dilemme. Tout cela n’est qu’illusion, faux-semblant. La rencontre avec le handicap est violente, elle bouscule notre narcissisme, l’idée de ce que nous voulons être, de ce que nous sommes, elle n’est jamais indifférente. Pour s’en protéger, nous créons de l’entre-deux. Nous ne pouvons pas accepter que les personnes handicapées soient trop proches, c’est trop inquiétant. Nous ne pouvons pas non plus les expulser, les tuer ou les mettre à part car nous avons aujourd’hui passé un cap d’humanité qui nous l’interdit. Alors on reste dans l’ambivalence, dans l’ambiguïté et nous construisons des systèmes législatifs mixtes entre le rejet et l’acceptation, entre l’éloignement et le rapprochement, parce que, et là nous touchons un invariant, cette terrible inquiétude à propos de l’infirmité traverse toujours les sociétés.
14Pourriez-vous prendre un exemple emblématique, selon vous, de cette ambiguïté ?
15Si l’on porte le regard sur le domaine très délicat de la sexualité, on peut en prendre la mesure. Nous étions, jusqu’à une période récente, dans un silence assourdissant à ce propos ; personne n’en parlait, les personnes handicapées étaient des gens sans sexe. Les choses changent et aujourd’hui, elles revendiquent non seulement la reconnaissance de leur sexualité, mais aussi le droit et les moyens de pouvoir la pratiquer. Au Québec, en Belgique, en Suisse se développent des initiatives intéressantes pour aider à l’exercice de la sexualité ; ce sont probablement des voies à suivre et je n’ai aucune barrière morale à l’égard de cela. Seulement, comment ne pas voir l’ambiguïté ? La sexualité des personnes handicapées se réduirait-elle au seul exercice de la génitalité ? Suffirait-il qu’elles se déchargent ou qu’on les masturbe ? Non, la sexualité est bien plus complexe, c’est une relation à l’autre qui n’est pas seulement de l’ordre du besoin, elle est de l’ordre du désir, du fantasme. Ne risque-t-on pas de créer, sans qu’on le veuille bien sûr, une sorte de néo-ghetto sexuel pour les personnes handicapées ? De surcroît, si parmi les gens qui se lient amoureusement à une personne handicapée, il y a des relations très belles, toutes ne le sont pas. Certains y exercent leur sado-masochisme : ils protègent, ils aiment, mais ils ressentent aussi une haine profonde. Ces relations ne sont pas exclusives des personnes handicapées, mais, justement parce qu’elles posent des questions très fondamentales sur nous-mêmes, elles provoquent assez facilement ces conduites perverses. Cela arrive souvent et on ne le dit pas assez. Il ne convient pas de s’enthousiasmer à bon compte et d’abolir, sur ces questions difficiles, la réflexion critique.
16Précisément alors, dans les mouvements actuels, voyez-vous des signes d’un changement profond ?
17Il y en a plusieurs. D’une part, la prise de parole des personnes handicapées. Elle rompt avec la pensée du « faire pour » et oblige à « faire avec », à « laisser faire », à « laisser être ». Elle est fondamentale car elle ébranle les certitudes, et bouleverse les représentations routinières. Les intellectuels handicapés interviennent efficacement dans le débat public, mais la parole montante, celle des plus démunis, doit être entendue. Elle est de plus en plus présente, grâce notamment au travail de professionnels admirables. Il ne faut pas séparer la prise de parole explicite et élaborée des intellectuels de celle, très humble et très précieuse, des « sans-grade » ; les deux existent, sont nécessaires et très liées. Il en émergera, j’en suis convaincu, des transformations dont nous n’avons pas idée. D’autre part, germe çà et là l’idée que les personnes handicapées ne sont pas seulement des gens qu’il faut aider, des charges, mais qu’elles apportent une richesse. Dès lors, le rapport valide-handicapé change et devient un rapport de réciprocité. Si l’on poursuit cette voie, si l’on reconnaît que les personnes handicapées sont contributives pour la société, il faudra renoncer à toute idée d’allocations, il faudra sortir de la compensation et penser enfin qu’elles ont de nouveaux droits, celui d’un salaire d’existence par exemple. Ces changements vont obliger à légiférer sur d’autres bases, à construire des institutions différentes. Ils ne concernent pas seulement les personnes handicapées « légères ». Récemment, la directrice d’un établissement recevant des personnes polyhandicapées me disait combien, même lorsque la communication est extrêmement difficile, parfois impossible, la relation est riche. Ces personnes doivent être assistées, il faut leur mettre des couches, elles ne peuvent pas manger seules, mais elles contribuent à notre propre enrichissement et à l’enrichissement social.
18Vous évoquiez, au début de cet entretien, « l’inquiétante étrangeté » que suscite toujours la rencontre avec l’infirmité. Est-ce pour en comprendre le sens que vous vous êtes intéressé aux œuvres picturales mettant en scène le « corps abîmé [2] » ?
19Tout à fait. J’ai essayé, dans mes travaux, de parcourir les grands systèmes de pensée, de comprendre le mouvement des représentations sociales, mais au-delà de ces représentations, qui sont celles de l’empirique ordinaire, je me posais la question des représentations marginales et précisément les artistes ont une vision qui n’est pas celle du commun. Je me demandais si, lorsqu’ils mettent en scène des infirmes, ils décrivent simplement les réalités qu’ils ont sous les yeux ou bien s’ils sont habités par l’étrangeté ? L’artiste s’étonne, s’interroge, regarde et quand il y a des choses difficiles à voir, il s’y confronte. D’où l’idée, à partir d’une enquête empirique, de m’attarder sur quelques artistes ayant mis en scène de façon significative l’infirmité. Bruegel, par exemple, a peint deux grands tableaux et six ou sept plus petits dans lesquels les infirmes sont la pièce essentielle : donc le sujet l’intéressait. L’analyse de ses tableaux met en lumière que, par-delà l’anecdote, la mise en scène de l’infirmité est une fable. Par la construction spatiale, le jeu des regards, l’ordonnancement des couleurs, Bruegel nous dit : « Ces boiteux, ces “mal fichus”, ne sont jamais que l’image de ce qui est mal fichu dans la société. Vous voulez les expulser, mais ils portent les stigmates de ce que vous êtes, Vous êtes aussi ces infirmes. » Il y a là une vision breugelienne de la dérision. Chez Vélasquez en revanche, le regard est tragique, terrible. Il déconstruit la comédie du pouvoir, il en montre la faiblesse et la dimension délétère. C’est particulièrement saisissant dans son tableau Les Ménines dont les multiples exégètes ont toujours négligé d’interpréter le sens du personnage, finalement central, que constituent les nains. C’est aussi le cas dans ses tableaux représentant des papes. L’interprétation en était difficile et j’ai été aidé par un texte du philosophe Gilles Deleuze à propos du peintre Francis Bacon [3]. Il montre que, quand Bacon peint les papes, il peint ce qui se trouve de façon inchoative, à l’état de germe, dans les tableaux éponymes de Vélasquez. Ces papes sont prêts à gueuler, à bondir, à frapper. J’ai regardé les nains et les bouffons de cette façon et il m’est apparu qu’ils sont les métaphores pathétiques et dérisoires de la décomposition chronique du pouvoir. En parcourant ces différentes visions, celles de Jacques Callot, de Goya et de quelques autres, j’en suis venu à penser qu’il y avait là un schème que j’ai appelé le retournement. Toute une lignée de peintres, d’artistes, et je pense aussi à certains cinéastes, montrent que l’infirmité est le miroir de notre monde. Ils la regardent pour voir et pour donner à voir l’envers, la face cachée de ce que nous sommes. La rencontre avec l’infirmité, toujours, nous rappelle la distance qui sépare ce que nous sommes de ce que nous croyons être. Là réside sa violence.
Notes
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[1]
Henri-Jacques Stiker, Corps infirmes et sociétés. Essai d’anthropologie historique, Paris, Dunod, 2005.
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[2]
Henri-Jacques Stiker, Les fables peintes du corps abîmé. Les images de l’infirmité du xvie au xxe siècle, Paris, Éditions du Cerf, 2006.
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[3]
Gilles Deleuze, Francis Bacon, logique de la sensation, Paris, Le Seuil, 1989.