Reliance 2007/3 n° 25

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Article de revue

Du « voir avec » au « vivre ensemble »

Pages 69 à 75

Notes

  • [1]
    « La multiplicité n’est pas accumulation (de signes ou de biens), mais tension. Elle n’est pas tant totalité (d’éléments assemblés, composés, recomposés) qu’intensité et rythmicité. Elle appelle un mode de connaissance non plus structural mais modal et, en ce qui concerne le corps, un mode de connaissance non plus anatomique ni même physiologique, mais chorégraphique », François Laplantine, Le social et le sensible, Paris, Téraèdre, 2005, p. 37.
  • [2]
    Dans certains cas, ces trois tensions se limitent respectivement à la perturbation des relations sociales, à l’impossible interaction et à l’assignation.
  • [3]
    André Gardies, Jean Bessalel, 200 mots-clés de la théorie du cinéma, Paris, Cerf, 1998, p.109.
  • [4]
    Extrait du film Foucault par lui-même, de Philippe Calderon, Arte France, 2004.
  • [5]
    Erving Goffman, Stigmate, Paris, Les Éditions de Minuit, 1975, p. 57.
  • [6]
    Ibid., p. 23.
  • [7]
    Ibid., p. 25.
  • [8]
    De nombreuses expressions dans la langue française traduisent cet aspect relationnel inhérent au regards. Il est souvent question d’échange de regards, de jeu de regards, de regards complices, de bastons ou de combats de regards.
  • [9]
    Cf. la distinction effectuée par François Laplantine dans Le social et le sensible, Paris, Téraèdre, 2005.
  • [10]
    Georges Devereux, Ethnopsychanalyse complémentaire, Paris, Flammarion, 1972, p. 163.
  • [11]
    Le champ peut également être le lieu de la domestication du « sauvage », il s’agit alors de contenir, d’annexer et de se débarrasser de l’anomique. Dans ce cas-là, l’altérité est sans danger, car sans pouvoir. Elle ne peut qu’arpenter ses limites à l’intérieur d’un champ devenu parc ou réserve (comme pour les Indiens). Le bénéfice est immédiat : le non-conforme est identifié, reconnaissable et localisable, c’est-à-dire toléré dans les marges de nos sociétés productivistes et consuméristes. Le stade ultime de cette domestication consiste en la glorification et la consécration de cette altérité devenue lie de l’humanité.
  • [12]
    Henri-Jacques Stiker, Corps infirmes et sociétés, Paris, Dunod, 2005, p. 200.
  • [13]
    Erving Goffman, Stigmate, Paris, Les Éditions de Minuit, 1975, p. 160.
  • [14]
    Bernard Noël, Journal du regard, Paris, pol, 1987, p. 17.
  • [15]
    « Hitchcock/Truffaut est un livre dont je ne suis pas l’auteur, mais seulement l’initiateur et, j’ose le préciser, le provocateur. Il s’agit très exactement d’un travail journalistique, Alfred Hitchcock ayant accepté un beau jour (oui, ce fut pour moi un beau jour) le principe d’une longue interview de cinquante heures », Hitchcock/Truffaut, Paris, Gallimard, 1993, p. 10.
  • [16]
    Ibid., p. 231.
  • [17]
    Gilles Deleuze, L’Image-Mouvement, Paris, Les Éditions de Minuit, 1983, p. 30.
  • [18]
    Édith Henrich et Leonard Kriegel, Experiments in Survival, Association for the Aid of Crippled Children, New York, 1962, p. 50.
  • [19]
    Erving Goffman, op. cit., p. 158.
« Contrairement à la tradition du Cogito et à la prétention du sujet de se connaître lui-même par intuition immédiate, il faut dire que nous ne nous comprenons que par le grand détour des signes d’humanité déposés dans les œuvres de culture. »
Paul Ricœur, Du texte à l’action

1Nous proposons ici d’aborder certaines représentations, socialement construites de la déficience, à partir d’une approche qui mêle étroitement l’anthropologie et le cinéma. C’est en revenant sur des notions clés telles que le champ et le hors-champ par l’analyse de quelques films, que nous verrons comment la mise en œuvre par des images et des sons de forces, d’intensités, de durées variables, amène à percevoir et à penser autrement. Les images de la déficience ne seront pas envisagées ici comme relevant de l’illustration ou de l’allégorie, et encore moins du simulacre, mais comme un mode et un monde de connaissance susceptible de présenter la personne différente dans toute sa multiplicité [1]. Autrement dit, il s’agira d’envisager ce que disent ces images et ce qu’elles taisent. En se demandant : « Par ces images, quelles sont les images que je rejette ? », nous mettons en lumière trois types de tensions que peut susciter une personne affectée d’une déficience :

  • les tensions au sein d’un cadre (qu’il soit institutionnel ou cinématographique) ;
  • les tensions avec d’autres protagonistes ;
  • les tensions avec le spectateur [2].
Cette approche où s’entremêlent l’héritage d’André Bazin (« Le cinéma substitue à notre regard un monde qui s’accorde à nos désirs ») et le souci de prise en compte des diverses modalités d’interdépendance (Erving Goffman) permet, tout en questionnant la place de la déficience dans les représentations collectives, d’apprécier la place que la société réserve, ici et maintenant, à la différence. En d’autres termes, nous suggérons de ne pas dissocier l’intelligible et le sensible, et de ne pas limiter ce dernier à la sphère privée. En ce sens, nous verrons comment un certain cinéma prend place dans la vie de la cité et met à l’épreuve le spectateur, contribuant par là même à faire de lui un sujet regardant, écoutant et agissant. Pour ce faire, commençons par jeter ce que Truffaut appelle un « regard hitchcoquin » sur le travail d’un cinéaste pour qui la critique faisait œuvre de pratique, et dont l’esthétique était synonyme d’éthique.

Usual spectateurs : La femme d’à côté (François Truffaut, 1981)

2Premier plan. Nuit sombre, vue aérienne sur une route de campagne, nous suivons le gyrophare d’une voiture. Le commentaire d’une femme en voix off : « Il faisait encore nuit lorsque la voiture de police a quitté Grenoble. Le village est à vingt-trois kilomètres. On a également appelé une ambulance qui doit déjà être sur place, car elle vient par la route de Chambéry. » Second plan, nous découvrons en portrait le visage calme de la narratrice. Elle poursuit en s’adressant directement à la caméra. Derrière elle, se trouvent des courts de tennis occupés : « Je m’appelle Odile Jouve et si vous me prenez pour une joueuse de tennis vous êtes complètement dans l’erreur. Je crois que la caméra ne prend que mon visage, mais si elle voulait bien s’éloigner, vous comprendriez immédiatement la situation. Allez ! Allez ! Reculez ! Hein, vous voyez ! »

3La caméra recule, déroule le trajet d’un regard et toute la sensibilité qui en découle. Que voit-on ? Aux mouvements vifs et fluides des joueurs de tennis s’oppose la démarche saccadée, difficile et claudicante d’Odile, incapable de se mouvoir sans béquilles. En seulement deux plans, la mise en scène efficace de François Truffaut nous donne à apprécier la réalité concrète d’une existence dans toute sa singularité, l’aspiration de l’individu discordant à s’insérer dans le tout. Un léger mouvement en retrait de la caméra et aussitôt un même devient autre. Nous sommes passés d’un visage, le lieu de l’énonciation inscrit dans le champ (cette partie visible de l’image) à un espace qui quelques instants auparavant nous était inconnu, étranger, insoupçonné : le hors-champ. Le hors-champ est cet espace invisible qui entretient des relations permanentes avec la surface visible du champ. Il est généralement défini comme l’espace qui n’entre pas dans le champ et désigne « la portion d’espace diégétique non visible et immédiatement contiguë au champ, son prolongement “naturel [3]” ».

4En analysant ce début de film, nous visons à remettre en question ce « prolongement « naturel » » que serait le hors-champ et à l’envisager au contraire comme une expérience liminaire, limitrophe et limite du champ. Le point de départ de notre cheminement est donc le hors-champ considéré comme expérience limite, une forme d’expérience à partir de laquelle est remis en question cela même qui est considéré comme d’ordinaire acceptable, c’est-à-dire le champ. Ainsi, fort de nos connaissances sur ce hors-champ et sur ceux et celles qui le peuplent, nous interrogeons les fondements qui justifient et valorisent positivement la présence dans le champ de personnes belles, hétérosexuelles, en forme, en bonne santé ; bref, conformes, normées.

5Cette approche est l’occasion d’apprécier la place accordée à la différence dans nos sociétés. Elle s’inspire de celle de Michel Foucault et fait écho à ses travaux sur la folie, le crime et la prison. En effet, cet « historien du pouvoir », disciple de Canguilhem, rappelait que c’était « fort de l’Histoire de la folie », qu’il avait élaboré « une interrogation sur notre système de raison. Même chose pour le crime par rapport à la loi. Au lieu d’interroger la loi elle-même : qu’est-ce qui peut fonder la loi ? Prendre le crime comme le point de rupture par rapport au système, et prendre ce point de vue-là pour interroger ce qu’est donc la loi. Prendre la prison comme ce qui doit nous éclairer sur le système pénal, plutôt que de prendre le système pénal, de l’interroger de l’intérieur, de savoir comment il s’est fondé, comment il se fonde et se justifie pour en déduire ce qu’a été la prison [4] ». Questionnons donc le champ à partir du hors-champ, le même à partir de l’autre, la ressemblance à partir de la déficience.

6Que nous donne à percevoir le début du film du Truffaut ? En premier lieu, ce cinéma se définit par une double rupture. Rupture d’un cinéma de la transparence et rupture des habitudes perceptives. En quelques secondes, par le biais d’une adresse au cameraman et au spectateur, Truffaut met fin à toutes les règles énoncées et préconisées par le cinéma classique hollywoodien. Nous sommes dans un film et il s’agit d’une fiction dont Odile Jouve est la narratrice. Cette narratrice se sait filmée et n’hésite pas à jouer d’un plan ingénieusement élaboré. Tout d’abord, elle se présente (« Je m’appelle Odile Jouve…) et s’adresse au spectateur avant de diriger son attention vers l’arrière-plan de l’image, le court de tennis (« … et si vous me prenez pour une joueuse de tennis vous êtes complètement dans l’erreur »).

7Puis elle poursuit : « Je crois que la caméra ne prend que mon visage, mais si elle voulait bien s’éloigner, vous comprendriez immédiatement la situation. Allez ! Allez ! Reculez ! Hein, vous voyez ! Allons nous asseoir là-bas ou plutôt ici. » L’intérêt du cinéma naît de cette tension entre le champ et le hors-champ, cette oscillation entre ce qui se joue à l’intérieur du cadre et l’en-dehors, le dehors du champ ou le hors-champ comme dehors. Dès lors, nous apprécions à quel point la force évocatrice, parcellaire et fragmentaire du cinéma est tributaire autant de sa virtuosité suggestive que du trajet du regard qui la distribue. L’art cinématographique ne tend pas à capter quoi que ce soit ni à reproduire le réel, mais à évoquer, à suggérer, c’est-à-dire à montrer ce qui n’est pas immédiatement perceptible. Interprété en termes goffmaniens, ce mouvement de caméra, cette tension entre le champ et le hors-champ, correspond à la tension entre une identité sociale virtuelle et une identité sociale réelle. Lorsque Odile Jouve insiste pour que la caméra recule, elle change.

8Elle n’est plus la même pour le spectateur. Elle passe de personne discréditable à personne discréditée pour reprendre les expressions élaborées par Goffman dans Stigmate (1975). Son identité sociale s’écarte au réel de ce qu’elle est au virtuel, il s’agit donc d’un individu discrédité.

9Or, comme le souligne Goffman, « cette coopération de l’individu stigmatisé avec les normaux pour faire comme si une différence notoire était sans importance et indigne d’attention représente l’une des principales éventualités qui peuvent parquer l’existence d’une telle personne. Mais, lorsque la différence n’est ni immédiatement apparente ni déjà connue (ou que du moins, elle n’est pas connue pour être connue), lorsque, en deux mots, l’individu n’est pas discrédité, mais bien discréditable, c’est alors qu’apparaît la seconde éventualité. Le problème n’est plus tant de savoir manier la tension qu’engendrent les rapports sociaux que de savoir manipuler de l’information concernant une déficience : l’exposer ou ne pas l’exposer ; la dire ou ne pas la dire ; feindre ou ne pas feindre ; mentir ou ne pas mentir ; et, dans chaque cas, à qui, comment, où et quand [5] ». Abordons dans un premier temps le qui et le constitutifs de cet extrait filmique pour, par la suite, interroger le comment et le quand de cette interaction sociale.

Qui et où ? Odile Jouve et le court de tennis

10À premières vue et écoute, les réponses immédiates aux questions qui ? et où ? semblent être évidentes : Odile Jouve, cette femme d’à côté le court de tennis.

11Mais une lecture attentive des écrits de Goffman permet d’envisager ce début de film sous un autre angle. Le sujet de Stigmate revêt ici toute son importance. Cet auteur le définit ainsi : « Il n’en reste pas moins que l’objet spécifique de ce livre est le problème des “contacts mixtes”, de ces instants où normaux et stigmatisés partagent une même “situation sociale”, autrement dit, se trouvent physiquement en présence les uns des autres, que ce soit au sein d’une rencontre en forme de conversation ou à la faveur d’une simple participation commune à une réunion sans objet précis [6]. » Or, il convient d’insister, dans notre cas, sur deux expressions : « contacts mixtes » et « situations sociales ». Dans La femme d’à côté, un premier contact mixte s’effectue à l’image. Il s’agit du jeu entre le premier plan (Odile Jouve, fixe) et l’arrière-plan (les joueurs de tennis en mouvement).

12Par le biais de sa parole, la narratrice détourne notre attention vers les sportifs pour mieux la solliciter et l’engager dans le contenu d’une nouvelle interaction. En s’adressant à la caméra et en nous vouvoyant (« mais si elle voulait bien s’éloigner, vous comprendriez immédiatement la situation… Hein, vous voyez ! »), Odile Jouve crée une nouvelle situation sociale qui donne lieu à un autre contact mixte. La mixité s’effectue désormais entre la narratrice et le spectateur, la participation commune se réalisant entre ce qui se déroule à l’écran et la salle de cinéma. Et c’est précisément « lorsque les normaux et les stigmatisés viennent à se trouver matériellement en présence les uns des autres, et surtout s’ils s’efforcent de soutenir conjointement une conversation, qu’a lieu l’une des scènes primitives de la socio-logie ; car c’est bien souvent à ce moment-là que les deux parties se voient contraintes d’affronter directement les causes et les effets du stigmate [7] ». Quels sont-ils dans La femme d’à côté ?

13La narratrice, Odile Jouve, possède une information sociale que le spectateur ne connaît pas. Il s’agit d’une information discréditrice qu’elle nous révèle de manière volontaire. En décidant de la dévoiler, elle modifie radicalement sa position. Nous assistons donc et prenons part à un processus qui modifie notre point de vue. Ce processus repose sur les interactions entre l’écran et les spectateurs, dont voici les principales caractéristiques. Il relève d’une élaboration qui passe par le regard. Ce regard est vivant, dynamique et réflexif. Il appelle une réflexion et est réfléchi, comme nous le verrons plus loin. Le sentiment d’existence nous est donné, ou plutôt est validé, par le regard d’autrui. Le regard requiert donc au minimum deux personnes et suscite un échange [8].

14Ce regard s’inscrit dans un contexte physique (terrain de tennis) et filmique. En second lieu, ce regard dit l’attention à l’autre et la veille de soi. Dans regard, il y a égard. Le regard est l’attention portée à l’autre, mais une attention qui permet de se garder, de prendre garde tout en manifestant des égards. En nous regardant, Odile Jouve se révèle elle-même ; en se présentant, elle se fait connaître, se dévoile, se livre. Enfin, dernière caractéristique qui mérite d’être soulignée, ce regard est égalitaire. Il s’agit du regard d’une femme libre filmée par un homme qui aimait les femmes. Ce regard n’est pas asymétrique, inégal ou surplombant : il est à hauteur de femme et respectueux de celle-ci. La présentation de la personne déficiente est soignée (au sens des soins infirmiers) et non traitée [9]. Le spectateur découvre l’attention soigneuse portée par Truffaut à Odile Jouve, une personne singulière, et non un traitement abstrait et souvent violent d’un handicap. En ce sens, le soin porté à l’autre mêle étroitement distance et égard, absence de poids dans la relation, et, cependant, chaleur vive de cette relation. La démarche anthropologique rencontre alors un certain cinéma soucieux de la différence, voué au respect de l’autre, versé dans la réciprocité. Comment filmer l’autre ? Quelle est la bonne distance ? Jusqu’où peut-on aller ? À partir de quel moment la présence du cinéaste et/ou de l’ethnologue devient-elle une violence faite à l’autre ? L’éthique anthropologique n’est-elle pas la physique cinématographique ? Toutes ces interrogations sont communes à une anthropologie et à un cinéma partageant ce même encouragement à habiter des mondes étrangers à nous-mêmes, c’est-à-dire à percevoir autrement, donc à penser autrement.

15De ce qui précède, il ressort que dans La femme d’à côté, les relations entre le champ et le hors-champ produisent une rencontre insolite, ou du moins étrange, d’un champ dans lequel une histoire a commencé à être racontée et d’un hors-champ dont nous ignorons à peu près tout. C’est cette rencontre qui provoque le trouble et la perplexité du spectateur. Mais pas uniquement. Cette irruption du caché provoquée par la narratrice crée une « dissimilarité fonctionnellement pertinente [10] » d’une femme par rapport à toutes les autres, semblable à toutes ces autres, précisément par son haut degré de différenciation.

16Tout comme la béquille d’Odile est censée rectifier sa marche, le hors-champ revêt ici une double fonction : il se fait correcteur d’un point de vue unique et catalyseur d’un temps passé, d’une mémoire, d’une histoire.

Du champ au hors-champ : de l’ego à l’alter ego

17À partir des premières minutes de La femme d’à côté, il est possible d’observer à quel point le champ et le hors-champ sont étroitement liés et corrélatifs. Le champ possède un contour qui le cerne et le discerne au sein duquel s’ouvre un horizon de potentialités qui en constituent l’horizon interne et externe : interne, en ce sens qu’il est toujours possible de détailler et de préciser la chose considérée à l’intérieur du contour stable qu’est le cadre [11] ; externe, en ce sens que la chose représentée entretient des rapports potentiels avec d’autres éléments ou personnes non encore présents à l’image. C’est en ce sens que le champ et le hors-champ restent des notions corrélatives et que la tension entre l’un et l’autre peut être envisagée comme un vecteur de sens allant du moi vers autrui, c’est-à-dire de l’ego vers l’alter ego. Cette création de sens n’est possible qu’à partir d’un cinéma respectueux de son spectateur et qui ne le gratifie pas au prix le plus bas.

18En l’occurrence, la tension déployée est susceptible de provoquer une défamiliarisation par rapport à toutes les normes perceptives, évaluatives et prescriptives acquises. Cette tension est une des plus aptes à stimuler une écoute et une vision active, qui permettent de sentir que quelque chose se passe dans ce jeu, où ce que l’on gagne est à la mesure de ce que l’on perd. Une perte de ses certitudes, une perte de ses préjugés et une redécouverte commune de l’autre et de soi.

19Regarder ne consiste plus à « garder deux fois », comme l’affirmait Jean-Luc Godard. Le regard constitue, à l’instar du film de Truffaut, une injonction au spectateur proche d’un « mêle-toi de ce qui te regarde ! ». Regarder signifie alors : « Regarde-moi en train de fabriquer en toi l’œil qui me verra ou ne me verra pas. » Dès lors, le cinéma peut être envisagé comme un champ avec les études cinématographiques, comme une industrie, mais également comme un espace de socialisation et d’éducation du regard. Il s’agit de partir des autres pour découvrir le traitement ou l’absence de soins faits à l’autre. Car comme le précise Henri-Jacques Stiker : « Le regard des autres est un complexe de regards préconstruits, de regards d’autrui introjectés, de regards de soi projetés. Le regard d’autrui construit le regard que l’on porte sur soi mais en résulte également [12]. » Notre propos consiste donc à nous interroger sur la manière dont la société par le regard produit le caractère handicapant du handicap et l’alimente par toute une série de postures. C’est en ce sens que la pratique cinématographique de Truffaut rencontre la démarche inter-actionniste. Goffman n’hésite pas à rappeler que « la notion de stigmate implique moins l’existence d’un ensemble d’individus concrets séparables en deux colonnes, le stigmatisé et les normaux, que l’action d’un processus social omniprésent qui amène chacun à tenir les deux rôles, au moins sous certains rapports et dans certaines phases de sa vie. Le normal et le stigmatisé ne sont pas des personnes mais des points de vue. Ces points de vue sont socialement produits lors des contacts mixtes, en vertu des normes insatisfaites qui influent sur la rencontre [13] ». Le spectateur de La femme d’à côté fait l’expérience de la différence par le biais d’une tension qui est le reflet le plus net de notre « normalité ». Le corps d’Odile Jouve confirme notre normalité. Il devient une aire ouverte et intersubjective au service de la pratique et du déroulement d’une œuvre.

20Ce corps est le porte-voix rebelle d’une imagination instituante qui conteste un imaginaire institué. Et cette imagination, dont il est ici question, relève toujours d’une imagination « en contexte » et à l’œuvre dans des discours et des pratiques. Ce type d’analyse propre à aiguiser, creuser et raviver notre lecture du social nous permet de comprendre l’articulation complexe des problématiques liées au handicap, toute tendue entre la projection de soi et les représentations collectives de l’autre. Or, le point d’ancrage de ces enjeux liés à la vulnérabilité n’est autre que le corps, cette surface sensible au cinéma et surface de projection dans la vie de tous les jours. « Les représentations nous renvoient toujours à l’image positive du miroir comme idéal du moi, avec laquelle [viendrait] faire rupture l’image déformante du handicapé qui annule tout mouvement d’identification à l’autre. Il faut que l’Autre soit mon semblable pour que je reconnaisse en lui l’Autre. L’altérité a besoin de l’écran de la ressemblance », rappelle Bernard Noël [14].

21Cette analyse ne s’avère possible qu’à partir du moment où l’expérience artistique (dans notre cas le film) ne se déploie pas dans un seul pli, autrement dit ne se limite pas à un sens univoque et à une idéologie communicationnelle fortement codifiée. Truffaut nous donne à voir des relations singulières entre des individus singuliers. Il se fait le digne héritier de deux réalisateurs, l’un dont il fut l’assistant, Jean Renoir, et l’autre dont il fut le « provocateur [15] », Alfred Hitchcock. De Renoir, il semble faire sienne cette phrase concernant l’activité spectatorielle : « C’est le spectateur qui finit le film. »

22La femme d’à côté n’est pas une œuvre fermée sur elle-même, elle se caractérise au contraire par son aspect ouvert, voire hospitalier. Ce va-et-vient du spectateur à l’auteur et de l’auteur au spectateur constitue ce que l’on pourrait appeler une hospitalité imagière, où apparaît nettement comment un spectateur est traversé, travaillé et façonné de part en part par des bribes de sons et des fragments d’images. La pensée actrice et la pensée spectatrice se rencontrent et donnent lieu à des formes. Le dessein des images, ce destin des images s’actualise à travers le spectateur et par lui. En ce sens, le corps et les images sont en « réciprocité de perspectives », selon l’expression de Gurvitch. Le spectateur n’est pas passif mais concerné et impliqué. Impliqué est ici à comprendre dans l’optique d’une véritable implication anthropologique dans l’image.

23Cette activité n’est possible que par une qualité inhérente au cinéma : son impureté. De cette capacité à accueillir de l’hétérogène, de l’étrangeté, de l’altérité naît son impureté. De ses longs entretiens avec Hitchcock, l’auteur de La peau douce semble avoir été marqué par cette phrase : « Avec Psycho, je faisais de la direction de spectateurs, exactement comme si je jouais de l’orgue [16]. » Ce propos entre en résonance avec la séquence précédemment analysée et la prolonge dans la mesure où Truffaut se plaît à créer chez le spectateur des attentes qu’il viendra exciter ou décevoir. Car que provoquent la vue et la démarche claudicante d’Odile Jouve ? Le spectateur troublé et perplexe tente de démêler l’écheveau : l’ambulance, puis la jambe d’Odile ? Un accident ? Pourquoi la police ?… Le spectateur s’ingénie alors à réduire l’écart entre l’intensité du vécu qui lui échappe au moment où il le voit et la richesse qui explique cette intensité. Il se trouve ainsi dans une position analogue à celle de l’ethnographe qui ne connaît qu’une partie des faits et doit sans cesse rechercher ce qu’il ignore : non seulement dans le « dit », l’« affirmé », le « montré » mais également dans le « tu », le « nié », le « caché ».

24Dès lors, Odile Jouve se fait le « témoin d’une présence plus inquiétante, dont on ne peut même plus dire qu’elle “insiste” ou “subsiste”, un ailleurs plus radical, hors de l’espace et du temps homogènes [17] ». Par son corps, la personne présentant un handicap physique est inductrice et vectrice de narration. Elle constitue un shifter ou embrayeur narratif, ce qui explique le nombre de protagonistes en situation de handicap au cinéma. Par sympathie ou par curiosité, l’inconnu ou le spectateur désire connaître ce qui lui est arrivé. Ce besoin de savoir s’avère si fort que les personnes concernées n’hésitent pas à élaborer des réponses toutes faites en vue de protéger leur intimité. À cet égard, Édith Henrich et Leonard Kriegel relatent les dires d’une jeune fille unijambiste : « Les questions sur comment j’avais perdu ma jambe commençaient à m’agacer, alors j’ai trouvé une réponse à tout faire qui obligeait les gens à se taire : j’ai emprunté de l’argent dans une maison de crédit, et ils gardent ma jambe comme caution [18]. » Toute mutilation, ce « quelque chose en moins » physique suscite un « quelque chose en plus » biographique.

25Ces déclencheurs narratifs que sont les personnes touchées par une déficience sont autant de catalyseurs affectifs où transparaissent des imaginaires négligés, refusés et refoulés. Or, l’imagination est ce par quoi le sensible devient intelligible, le monde dicible et l’action praticable. Les personnes affectées d’un handicap sont autant des indicateurs de la dynamique sociale et culturelle que de la violence dans les interactions sociales. L’administration des vues préside à celle des vies. L’expérience cinématographique est avant tout cette épreuve d’être autre que soi. Le cinéma révèle notre propre vulnérabilité en tant que spectateur : « Le stigmatisé et le normal sont inclus l’un dans l’autre : si l’un se révèle vulnérable, il faut s’attendre à ce que l’autre en fasse autant [19]. » En ce sens, le spectateur, ce sujet en situation de handicap, n’est pas un être passif recevant des images. Regarder relève d’une opération tantôt créatrice, tantôt destructrice. Cependant, les images vues et vécues s’insinuent et persistent toujours en nous. Le voir avec appelle irrémédiablement un vivre ensemble, car « regarder, disait Levinas, c’est être responsable d’autrui ».


Date de mise en ligne : 02/11/2007.

https://doi.org/10.3917/reli.025.0069

Notes

  • [1]
    « La multiplicité n’est pas accumulation (de signes ou de biens), mais tension. Elle n’est pas tant totalité (d’éléments assemblés, composés, recomposés) qu’intensité et rythmicité. Elle appelle un mode de connaissance non plus structural mais modal et, en ce qui concerne le corps, un mode de connaissance non plus anatomique ni même physiologique, mais chorégraphique », François Laplantine, Le social et le sensible, Paris, Téraèdre, 2005, p. 37.
  • [2]
    Dans certains cas, ces trois tensions se limitent respectivement à la perturbation des relations sociales, à l’impossible interaction et à l’assignation.
  • [3]
    André Gardies, Jean Bessalel, 200 mots-clés de la théorie du cinéma, Paris, Cerf, 1998, p.109.
  • [4]
    Extrait du film Foucault par lui-même, de Philippe Calderon, Arte France, 2004.
  • [5]
    Erving Goffman, Stigmate, Paris, Les Éditions de Minuit, 1975, p. 57.
  • [6]
    Ibid., p. 23.
  • [7]
    Ibid., p. 25.
  • [8]
    De nombreuses expressions dans la langue française traduisent cet aspect relationnel inhérent au regards. Il est souvent question d’échange de regards, de jeu de regards, de regards complices, de bastons ou de combats de regards.
  • [9]
    Cf. la distinction effectuée par François Laplantine dans Le social et le sensible, Paris, Téraèdre, 2005.
  • [10]
    Georges Devereux, Ethnopsychanalyse complémentaire, Paris, Flammarion, 1972, p. 163.
  • [11]
    Le champ peut également être le lieu de la domestication du « sauvage », il s’agit alors de contenir, d’annexer et de se débarrasser de l’anomique. Dans ce cas-là, l’altérité est sans danger, car sans pouvoir. Elle ne peut qu’arpenter ses limites à l’intérieur d’un champ devenu parc ou réserve (comme pour les Indiens). Le bénéfice est immédiat : le non-conforme est identifié, reconnaissable et localisable, c’est-à-dire toléré dans les marges de nos sociétés productivistes et consuméristes. Le stade ultime de cette domestication consiste en la glorification et la consécration de cette altérité devenue lie de l’humanité.
  • [12]
    Henri-Jacques Stiker, Corps infirmes et sociétés, Paris, Dunod, 2005, p. 200.
  • [13]
    Erving Goffman, Stigmate, Paris, Les Éditions de Minuit, 1975, p. 160.
  • [14]
    Bernard Noël, Journal du regard, Paris, pol, 1987, p. 17.
  • [15]
    « Hitchcock/Truffaut est un livre dont je ne suis pas l’auteur, mais seulement l’initiateur et, j’ose le préciser, le provocateur. Il s’agit très exactement d’un travail journalistique, Alfred Hitchcock ayant accepté un beau jour (oui, ce fut pour moi un beau jour) le principe d’une longue interview de cinquante heures », Hitchcock/Truffaut, Paris, Gallimard, 1993, p. 10.
  • [16]
    Ibid., p. 231.
  • [17]
    Gilles Deleuze, L’Image-Mouvement, Paris, Les Éditions de Minuit, 1983, p. 30.
  • [18]
    Édith Henrich et Leonard Kriegel, Experiments in Survival, Association for the Aid of Crippled Children, New York, 1962, p. 50.
  • [19]
    Erving Goffman, op. cit., p. 158.
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