Reliance 2007/3 n° 25

Couverture de RELI_025

Article de revue

La divine perception

Pages 25 à 33

Notes

  • [1]
    Ph. Sollers, C. de Portzamparc, Voir Écrire, Paris, Gallimard, 2003, p. 92.
  • [2]
    P. Sollers, Vision à New York, Paris, Gallimard, 1998, p. 56.
  • [3]
    P. Sollers, op. cit., p. 140.
  • [4]
    P. Sollers, op. cit., p. 147.

1Entre Femmes et Paradis, entre H et Drames, entre Tel quel et L’infini, chaque texte de Philippe Sollers apparaît comme une expérience singulière : « La recherche d’une coïncidence aussi serrée que possible entre l’acte d’écriture et le récit, l’actant dictant le récit, le récit racontant l’acte ». Romancier et essayiste (L’Œil de Proust ; Picasso, le héros ; Mystérieux Mozart), son œuvre célèbre ces minorités menacées, celles des créateurs de tous les temps qui luttent contre le rouleau-compresseur des certitudes. À l’instar des citations pour Walter Benjamin, les livres de Sollers sont « comme des voleurs de grand chemin qui surgissent en armes et dépouillent le promeneur de ses convictions ».

2Comment avez-vous rencontré Jean-Daniel Pollet ?

3J’ai connu Jean-Daniel Pollet au début des années 1960, j’avais 25 ans et j’avais déjà publié des livres. Nous avions des amis communs, notamment la jeune femme éblouissante avec qui il vivait à l’époque. Un jour, Pollet vient me voir, il avait un problème, semble-t-il, avec un film qu’il était en train de réaliser. Il cherchait quelqu’un qui lui donnerait la clef de ce qu’il avait fait. Il possédait toute une série d’images faites autour de la Méditerranée et il a commencé un montage étrange mélangeant ses vues de Palmyre, d’Égypte, des images de corrida et celles d’une jeune femme étendue sur une table d’opération dans un hôpital. Il a procédé spontanément. Il est parti dans le fait que le film serait des souvenirs de voyage, c’est-à-dire un topo classique réaliste, le rêve que ferait cette jeune femme juste avant l’opération ou pendant son coma. Elle se remémorerait son voyage autour de la Méditerranée. J’ai refusé cette vision. J’étais persuadé qu’il fallait écrire un texte sur l’extrême puissance mythologique de ce qui apparaît dans ces images. Pollet était avant tout un œil remarquable, mais il a toujours eu du mal à verbaliser ce que son œil captait. Une collaboration très étroite est donc née s’articulant, d’une part, sur la verbalisation et, d’autre part, sur le montage et le mixage. J’ai écrit le texte que vous entendez lorsque vous voyez Méditerranée, en revanche ce n’est pas ma voix qui le lit. Ce film est désormais un film culte, dû en partie à ce montage très étrange. J’ai passé des heures avec Pollet en salle de montage et je suis en quelque sorte cocréateur de ce film. Au final, ce chef-d’œuvre n’a rien à voir avec le projet initial de souvenirs de voyage. Il a trait à la vie, à la mort, à une possible résurrection dans un autre monde. Certains plans sont admirables et absolument mythologiques : je pense à ceux de la jeune Grecque en train de boutonner son tablier et de se coiffer dans un miroir.

4Ces plans très lents sont inoubliables. À sa sortie, au début des années 1960, ce film n’a eu aucun succès, puis il est monté petit à petit en force, jusqu’à être considéré aujourd’hui comme un classique du montage. Le rythme est très lent. Le montage établit une sorte de cube, il va vers le fond et revient vers la surface. Voilà quels ont été mes rapports avec Pollet. Par la suite, il m’a proposé un autre film. Dans Méditerranée, il y a l’apparition brusque d’un temple grec d’Apollon, epicourios qui veut dire Apollon Guérisseur. Pollet a été fasciné et a réalisé un film entièrement consacré à ce temple fabuleux perdu dans la montagne. Ce temple donne l’impression d’une aiguille sur terre indiquant une sorte de nord énigmatique. Son aspect majestueux gris-bleu et les nuages qui s’engouffrent en lui confèrent une dimension fantastique. À la vue de ces images, j’ai écrit un texte où je convoquais les présocratiques grecs, notamment Héraclite pour donner une impression de sacré. Pollet n’a pas aimé et n’en a pas voulu. Il a demandé à Alexandre Astruc un texte quasi touristique tandis que je me refusais à faire dans le tourisme. Nos relations se sont un peu détériorées. Elles ont repris par la suite, puisque j’apparais dans un film, Contretemps, où je lis Les litanies de Satan de Baudelaire. Pollet a collaboré également avec un ancien de la revue Tel Quel, Jean Thibaudeau, pour le beau film sur Francis Ponge. Mais c’est dans L’ordre qu’on voit éclater le génie de Pollet ; c’est un film admirable et extrêmement saisissant. Que veut montrer Pollet dans ce film ?

5Une chose essentielle : l’intensité de la parole qui sort de cet homme lépreux défiguré lui redonne un autre visage peut-être plus beau que celui qu’il avait avant d’être touché par la lèpre. Ce film montre à quel point Pollet est sensible aux sons et à la voix. C’est bouleversant. Pollet est un véritable artiste, un grand peintre en cinéma. Au moins quatre ou cinq de ses films sont des merveilles, je pense notamment à l’un sur la pêche et à la corrida de Méditerranée. Il est rare de voir des poissons ou un taureau filmés dans leur vie elle-même.

6Existe-t-il des communautés de perceptions entre votre œuvre et celle de Pollet ?

7Certainement, c’est pour cela que notre collaboration a si bien fonctionné avec Méditerranée. Nous portons tous deux une extrême attention à la qualité plastique de la réalité, aux objets et à la couleur. Méditerranée n’est pas sans évoquer la peinture. L’orange suspendue à l’arbre semble être le fruit défendu du Paradis dans la Bible. Pollet l’a filmé comme une sorte d’hypnose, je n’ai jamais vu une telle orange. La communauté de perception est cette entente commune sur le fait de faire voir ce que l’on n’a jamais vu. Ce qui est très rare au cinéma. De même, dans L’ordre, tout est saisissant de relief et d’intensité poétique, c’est pour cette raison que je disais que Pollet était un grand poète.

8Que pensez-vous du regard critique que porte Raimondakis (le lépreux aveugle dans L’ordre) lorsqu’il dit : « Vous nous plaignez pour la maladie, pourtant je crois que c’est nous qui devons vous plaindre, car si nous, une muraille nous sépare de la jungle, de la vie, nous avons pourtant trouvé la cible et le but de la vie, ici dans la fournaise de la maladie et de l’isolement. » ?

9Ce sont des paroles très intenses. Elles pourraient être celles d’un saint. On sent que de cet homme émane une sorte de sainteté, il sent à l’inverse des gens dehors, qui se pressent dans le divertissement, comme dirait Pascal, et sont insensibles. Ils ne voient plus rien, ne sentent plus rien. Ce lépreux atteint des sommets tragiques d’une grande intensité sans pour autant tomber dans le sentimentalisme. C’est pour cette raison que le film est si fort, cela va dans le sens de la démonstration que vise Pollet. Que nous dit-il ? Vous ne voyez pas ce lépreux, vous ne l’entendez pas, vous êtes indifférent. Mais son propos ne s’arrête pas là. Ne pas voir un exclu, un « handicapé » ou un lépreux revient à ne pas voir une orange ou un arbre, ou tout simplement la réalité telle qu’elle est, magnifique. C’est ce qui fait la force de ses films. Ses œuvres sont des adresses au spectateur indifférent qui ne sent rien, qui ne voit rien, ou uniquement des paillettes et des choses factices. La perception est essentielle et notre collaboration reposait là-dessus. De ce point de vue, elle était très intéressante : Pollet amenait l’œil et le mouvement, j’apportais la parole. Dans L’ordre, c’est la même chose. Pollet est là, et se contente d’être là, mais apparaît ce prodigieux personnage qu’est Raimondakis. Il a l’air d’avoir traversé l’Enfer, le visage défiguré et ravagé, il n’y a plus qu’à l’écouter. Et lorsque vous l’écoutez, vous vous demandez où il trouve la force de s’exprimer, la justesse. C’est beau comme du Shakespeare.

10Avec ce film, Pollet met dans le champ des exclus, il réintègre des personnes généralement hors champ.

11Oui, mais pas n’importe quel exclu, des lépreux en l’occurrence. Le lépreux qui parle est un génie ou un saint.

12Est-ce que vous pourriez revenir sur le titre « L’ordre » ?

13C’est un film tourné en Grèce. À cette époque, le régime au pouvoir était un régime militaire, plus ou moins fasciste. L’ordre, c’est donc un titre de dérision. Un ordre est ce qui fait que vous passez à côté d’un camp de concentration sans le voir ou de lépreux en oubliant immédiatement que vous l’avez vu. C’est un titre accusateur. L’ordre règne mais vous n’entendez pas crier les êtres torturés ou abattus dans un coin, c’est-à-dire le désordre de la planète.

14Goethe a eu cette phrase : « Je préfère une injustice à un désordre. »

15C’est une phrase que l’on peut mettre à charge contre Goethe et qui nous entraînerait vers une conversation sur la souveraineté. Quand Ségolène Royal nous a parlé à longueur de meetings de l’ordre juste, peut-être existe-t-il ? Pourtant ce que je perçois sous le nom d’ordre est un immense désordre. On cache et on maquille le désordre que fait régner l’ordre d’une certaine façon. Au final, il n’y a pas d’ordre, il n’y a que du maintien de l’ordre, ce qui est tout à fait différent. D’ailleurs, les forces de répression s’appellent les forces de l’ordre !

16J’aimerais revenir sur la question de la perception et de la non-perception des exclus.

17Gardons à l’esprit que celui qui ne voit pas les exclus ne voit pas non plus la beauté du monde. C’est fondamental. Certaines personnes s’occupent des exclus et ne les voient pas en quelque sorte. Une personne sensible l’est à tout instant, dans n’importe quelle situation et dans n’importe quelle période historique. D’où l’intérêt du cinéma de Pollet. Il a su montrer ce lépreux de génie et, en même temps, des ruines admirables, une orange comme on ne l’a jamais vue. Le cinéma de Pollet nous oblige à nous interroger sur la perception. Si on perçoit, on perçoit, on n’oublie pas de percevoir quelque chose : on est en état de perception. La perception pose problème, un problème extrêmement important pour l’époque actuelle où la perception est presque évacuée des êtres humains. Ils ne sentent pas, ils ne voient pas, ils n’entendent pas. Ils sont expropriés de leur perception. Ils sont dans un film, à la télévision ou dans des jeux de rôle en permanence. Pollet n’a jamais eu de succès comme cinéaste, il était marginal. Son cinéma ne reposait par sur l’argent, sur des vedettes et des histoires de violence. C’était un poète. Or, la poésie est exclue du monde où nous vivons. Elle ne rapporte rien. Une personne à l’intense perception de tout, y compris des exclus est dans une liberté gratuite. Il est dans le gratuit, donc déjà en rupture. C’est pour cela que j’ai dit que ce lépreux s’adressait à l’indifférence, à la non-perception des spectateurs, comme le feraient un saint ou un héros, d’où cette dimension épique. Raimondakis ne joue pas. Ce n’est pas un acteur qui joue le rôle d’un lépreux, il est dans la vérité même.

18Comment cela se fait-il que vous ayez pris la défense de Pollet à l’époque ?

19Pour des raisons de solidarité de la perception ! On défend les personnes qui ont tendance à percevoir et à sentir comme vous, c’est une solidarité qui a eu lieu à maintes reprises dans l’histoire entre peintres et écrivains, entre peintres et poètes, entre Manet et Mallarmé, ou encore avec Artaud parlant de Van Gogh. La littérature française est très étrange de ce point de vue. Elle est celle où les écrivains et les poètes ont le mieux parlé de peinture. C’est une sorte de tradition. C’est curieux et très intéressant. Pollet était donc un cinéaste, mais un cinéaste tellement singulier parce que grand poète et grand peintre.

20Lorsqu’il a voulu être plus narratif, j’ai trouvé son cinéma moins puissant, à l’exception peut-être du Horla, film étonnant. Il a été question de l’exclusion créée par la lèpre, mais il importe d’évoquer la maladie mentale. En France, sous l’occupation nazie, il y eut quarante mille morts dans les hôpitaux psychiatriques. On en parle très peu, on ne veut pas savoir, c’est soigneusement enfoui. Il faut lire Antonin Artaud pour savoir ce qu’étaient, à l’époque, la faim et les électrochocs dans les asiles psychiatriques. Il y avait des rationnements terribles et beaucoup de malades mentaux sont morts de faim. Dès que vous êtes sensible, des réalités apparaissent : le handicap, la folie, le racisme. Mais très peu de personnes perçoivent. Cézanne voyait les choses tout à fait différemment. À ses débuts, on critiquait sa peinture. Ses pommes n’étaient pas des pommes, ses arbres étaient bizarres. Et Cézanne a eu comme réponse : « L’art s’adresse à un nombre excessivement restreint d’individus. » Mais il vaut mieux le savoir et le dire. Il ne faut pas que tout le monde pense être en position de surplomb. L’art s’adresse à un nombre excessivement restreint d’individus tout comme les films de Pollet s’adressent à un nombre excessivement restreint de spectateurs. Au festival de Cannes, ses films feraient un bide ! Ils ne « vaudraient rien » : et c’est pour cela qu’ils sont si beaux.

21Est-on acteur ou spectateur d’un film de Pollet ?

22Le film propose d’entrer dans la création même du film ou de la situation du film. Il nous demande presque un acte de création simultanée. C’est une proposition à entrer vraiment dans ce qui nous est montré. Si on regarde cela de manière distraite, avec des coupures publicitaires ou des interruptions liées au téléphone portable, on passe à côté du film. C’est pourquoi j’insiste à nouveau sur la dimension sacrée. Un bon film de Pollet, parmi ceux déjà évoqués, s’apparente à une entrée dans une cérémonie à caractère sacré ou à caractère « religieux ». On est pris dans quelque chose d’intense, de peu évident, de non vendeur.

23Par rapport au cinéma de Pollet, pourriez-vous revenir sur les liens entre le texte et l’image ?

24Je n’ai que cette expérience avec lui, mais je crois qu’il a recherché à recréer les conditions de cette collaboration. Je suis apparu un peu en filigrane. Les liens entre le texte et l’image constituent un axe singulier chez lui. C’est le problème de tous les cinéastes de qualité. Godard avait trouvé Méditerranée très intéressant. C’était le moment où il faisait Le mépris, film également majeur dans l’histoire du cinéma. Comment les images et les sons cohabitent-ils ? Sont-ils faits pour fusionner ou alerter sur le fait que rien ne va de soi au cinéma ? Dans le cas de Pollet, comme dans celui de tous les grands artistes de cinéma, Eisenstein ou d’autres, la coïncidence du son et de l’image ne va pas de soi. À chaque nouvelle expérience, il est nécessaire de trouver quelque chose de nouveau. Si Pollet ne l’a pas toujours fait, il l’a toujours recherché, en particulier dans ses plus grands films. C’était une hantise chez lui. Le rapport sons-images nous ramène au montage, au mixage et aux problèmes qui se sont posés pour Godard ou encore, de manière plus profonde, dans ce film, chef-d’œuvre de Debord : In girum imus nocte et consumimur igni. Les rapports entre les images et les sons sont primordiaux, comme le rappelle Godard dans ses Histoires du cinéma. Il pense que le cinéma est fini : avis que je partage. Au moment où l’on ne parle plus que de cela, il n’a plus grand intérêt. Pour cette raison, les œuvres les plus fortes vont durer. Pollet sera étudié, réétudié par des personnes qui se demandent ce que peut faire le cinéma. De telles œuvres posent les questions suivantes : « Qu’est-ce que vous êtes en train de voir et d’entendre, vous qui êtes dans votre fauteuil ? Qu’est-ce que veut dire tout cela ? » Ce qui n’est pas étranger au problème du handicap puisque l’on fait sentir au spectateur dit « normal » qu’il est « handicapé » par rapport à sa perception. En ce sens, le cinéma est un acte critique essentiel.

25Dans Voir Écrire…

26Il s’agit d’un livre écrit avec Christian de Portzamparc. Cette collaboration s’apparente à celle avec Pollet. C’est d’ailleurs un livre où il est beaucoup question de poésie.

27Dans Voir Écrire, on peut lire : « Pourquoi les gens s’interdisent-ils de percevoir ? Est-ce qu’on le leur interdit ? Ou trouvent-ils dans l’interdiction qu’on leur fait une sauvegarde[1] ? »

28C’est ce qu’un de mes compatriotes bordelais, l’ami de Montaigne, Étienne de La Boétie, a appelé autrefois la servitude volontaire. On pourrait aller dans ce sens. La servitude volontaire est une passion humaine qui consiste justement à faire ce que le tyran ou le maître désire, et notamment ne pas trop percevoir, car qui perçoit beaucoup devient un esprit critique. Automatiquement, il devient réfractaire. La même différence apparaît entre les personnes qui lisent beaucoup et les autres, pour qui la lecture est dénuée de tout intérêt. Celui qui a beaucoup lu peut juger de façon beaucoup plus libre une situation. La sauvegarde, dont je parle, est la peur de la liberté, la peur de penser de façon trop variée, nuancée, précise. Il vaut mieux s’en tenir à des opinions reçues ou à des perceptions reçues, c’est-à-dire penser comme tout le monde. On parle beaucoup de pensée unique, on ferait mieux de parler de perception unique. C’est parce qu’il y a de la perception unique qu’il y a de la pensée unique ! Si je commence à dire, je vois et je sens les choses de manière distincte, je suis aussitôt réfractaire. Je suis donc déjà un mauvais citoyen.

29Êtes-vous d’accord avec cette phrase de Pollet : « Un plus un ne s’additionnent pas, tout le monde le sait. L’un multiplie l’autre et réciproquement. Les deux termes de l’opération en sortent enrichis, transformés. » ?

30C’est très visible dans les relations sexuelles qualifiées de « normales ». On pense qu’un plus un font un, que deux fusionnent en un alors que ce n’est jamais vrai. Cela va beaucoup plus loin. Ce qui est recherché dans cette phrase de Pollet et dans son art est bien entendu l’unique, l’unicité, c’est-à-dire la présentation d’un événement comme quelque chose d’unique. Dans L’ordre, ce lépreux est unique. S’il représente les exclus, il n’est pas un porte-parole syndical ! C’est un héros ou un saint tragique, sans quoi cela ne présenterait aucun intérêt. Ce serait au mieux un reportage sur les lépreux à intérêt documentaire, mais il n’aurait pas cette force. C’est la même chose que de filmer une orange, elle est unique. C’est celle-là, pas une autre. Ce n’est pas une orange qui représente « l’orangité », ou l’ensemble des oranges, c’est celle-là, à tel moment. Il en va de même en peinture. La montagne Sainte-Victoire, on peut la visiter. Il existe du tourisme organisé. On peut la photographier, on peut la filmer mais c’est dans Cézanne qu’elle est unique. Elle devient unique pour nous si on se donne non le mal, mais la liberté de la rendre unique. Là, elle commence à exister et elle nous parle. Sinon, on ne fait que suivre la visite guidée avec les autres. On passe alors devant les tableaux sans les voir. Je passe mon temps à le vérifier.

31Les touristes passent devant les tableaux et ne les voient pas. Parfois même, ils les photographient pour être plus sûrs de les avoir vus ! Par rapport aux exclus, je fais les mêmes observations. Ces derniers produisent, chez la plupart des vivants, un acte de rejet, de refus, de danger. Les évolutions sont lentes. À cet égard, je renvoie aux travaux de Charles Gardou et de Julia Kristeva : ce sont des personnes très sensibles qui perçoivent très bien. Julia Kristeva est, par ailleurs, une excellente psychanalyste, ce qui apporte beaucoup à la perception. L’écoute, il n’y a pas uniquement la vue. Savoir écouter est vraiment important dans le domaine du handicap. Savoir écouter, y compris sans que rien ne se dise. Une personne autiste ne dit pas grand-chose et pourtant elle s’exprime. Il est nécessaire de ne pas être prisonnier de ses préjugés, particulièrement intenses dès qu’il est question du handicap. Il faut toujours avoir à l’esprit qu’on ne s’adresse jamais à des « handicapés », mais à des personnes singulières. Dès qu’on parle des « handicapés », on est aussitôt en dehors du sujet. On transforme des individus uniques en masse. On fait de la société un ensemble de sacs de pommes de terre, comme disait Marx. C’est la solution la plus communément admise et la plus facile. On dispose de peu de temps et de moyens à leur égard et puis, ce serait trop long de s’occuper de chacun d’eux. C’est pour cela que L’ordre est un film sublime : non sur la lèpre, les lépreux ou un camp de lépreux, mais un film qui convoque et oblige le spectateur à regarder quelqu’un de lépreux. C’est cela, je crois, le fond du problème.

32Comment est-on au sortir de la vision de L’ordre ?

33Personnellement, enthousiasmé. 98 % des personnes, gênées : elles veulent oublier. L’art s’adresse à un nombre restreint d’individus ! Il dit la vérité. Sinon c’est de la vérité officielle, celle des chiffres, du calcul ; à la limite, celle du gouvernement ou de la force financière en place.

34Ce film aborde à maintes reprises la question du regard : « Ne le regarde pas dans les yeux car on l’[la lèpre] attrape par le regard. »

35On vit, de plus en plus, dans une société optique, où prime la prise du regard par le cinéma, la télévision, la publicité, etc. On ne fait fonctionner qu’un seul des cinq sens : l’œil. Là, danger. C’est le mauvais œil, la Méduse : « Attention cela va me pétrifier ! » Cette situation actuelle est préoccupante dans la mesure où les autres sens sont oblitérés. Mais cette histoire de l’œil est très ancienne, voire mythologique avec, notamment, le Cyclope. Aujourd’hui, on vit dans une civilisation cyclopéenne. Et pourtant, Ulysse est un grand héros de la liberté. Souvenons-nous de ce fameux passage dans L’Odyssée où, prisonnier du Cyclope qui dévore les Grecs, Ulysse choisit le surnom de Personne. C’est la ruse d’Ulysse. Le Cyclope croit que celui qui lui a crevé l’œil s’appelle Personne. Magnifique passage qui nous ramène à la contagion. La puissance de ce que l’on voit d’affreux et de pénible peut en effet susciter la peur d’être contaminé. En ce cas, la vue est susceptible d’avoir une dimension mortelle, mortifère. « Ni le soleil ni la mort ne peuvent se regarder fixement », dit La Rochefoucauld. Je crois que, face à l’horrible, les humains préfèrent ne pas savoir ou ne pas voir, tout en accomplissant des massacres. Ils en ont perpétré beaucoup tout au long du xxe siècle. À cet égard, il faut lire le roman de Jonathan Littell, Les bienveillantes. Ce livre rencontre un grand succès et montre, de manière précise, comment on peut participer à des massacres en état d’hypnose ou de semi-hypnose. Qu’est-ce qui anime vraiment les tueurs ? Des tueurs qui sont potentiellement n’importe qui. D’où leur vient cette peur d’être contaminés par certaines personnes qui les poussent à les exterminer ?

36On aborde ici des questions rarement posées. Il y a eu une expérience appelée l’expérience de Milgram. Elle a eu lieu aux États-Unis. On a demandé à des personnes quelconques de participer à une expérience. Il y avait cent personnes qui, après un discours efficace, étaient persuadées d’agir pour le bien. Le bien de la nation, le bien de l’État, etc. On leur a demandé de donner des chocs électriques conduisant à la mort des personnes qu’elles ne voyaient pas mais entendaient crier. Ces dernières étaient des acteurs. Eh bien, on est arrivé à ce résultat effarant : pour des raisons très différentes, seules 10 % des personnes hésitaient à aller jusqu’à la mort. Seulement 10 % : cela vient à l’appui de mon propos. 90 % étaient insensibles !

37Vous devenez optimiste, nous sommes passés de 2 % à 10 %.

38Oui, 10 %, ce n’est pas mal, mais 90 % participaient du même mouvement. Parmi les 10 %, les raisons invoquées étaient diverses. L’un mobilisait ses convictions religieuses, un autre avait envie de vomir, etc. Preuve que cela ne pourrait pas constituer un parti ! Le parti des 10 % qui ont une répugnance à tuer quelqu’un ! Mais ce n’est pas ce que l’on enseigne. Par principe, l’humanité est bonne par définition. Or en présence de la personne handicapée, on a peur. Cette peur d’attraper ce qu’il a et d’être contaminé. S’ajoute également la honte d’être en bonne santé et de ne pas avoir ce handicap. L’attitude face à l’autre est difficile. Il est un être à part entière susceptible de progrès à condition de lui accorder du temps et de le considérer avec respect et attention. La perception et la sensibilité ne font qu’un. Être sensible, c’est avoir conscience de la vulnérabilité de la vie humaine, sans quoi on passe comme un tank, on passe à travers les personnes handicapées en faisant du jogging !

39J’aimerais aborder un passage de Vision à New York, où il est question de votre corps : « Je me suis avant tout formé dans la maladie. C’est dans la maladie que j’ai pu me construire un premier poste d’observation personnel. C’est à travers la maladie que je retrouve mes points d’ancrage de mémoire les plus nets par rapport à la réalité ambiante. Je ne me rappelle pas avoir eu un corps complet, fermé. Je me rappelle avoir toujours eu un corps en quelque sorte entamé, ouvert, manquant[2]… »

40Il s’agit d’une expérience personnelle, d’expériences de maladie. J’ai eu de l’asthme très tôt, avec des crises très violentes, et des otites à répétition. Cette période pourrait être dite « Du bon usage des maladies ». Cela me sanctionnait très sévèrement et en même temps était une chance. Je n’allais pas à l’école, j’étais à l’écart, je ne jouais pas le jeu. J’ai vécu des comas assez profonds, un coma hépatique. Ce n’est pas très drôle mais cela reste une expérience décisive. Je crois que quelqu’un qui n’éprouve pas son corps comme une chose extrêmement vulnérable ne comprend rien à rien, et encore moins au handicap. Cette attention portée au corps nous différencie des robots et, pourtant, la grande majorité n’en a cure. Des personnes ont été malades et n’ont tiré absolument aucun enrichissement de cette expérience, aucun avertissement fondamental, aucun signal. Alors ils vivent comme des somnambules. Pascal le dit très bien, il y a quelque chose de surnaturel là-dedans, de bizarre. Ils ne sentent pas la mort, ils ne sentent pas l’abîme !

41Et vous par rapport à ces expériences ?

42J’ai été attentif avec une sorte de confiance. J’avais la confiance que je m’en sortirais. C’étaient des maladies lourdes mais non dramatiques. Ces épreuves m’ont donné une sensibilité particulière à la précarité.

43Dans le cinéma ou la littérature, y a-t-il des portraits de personnes handicapées qui vous ont marqué ?

44Oui, par exemple, le début du Bruit et la fureur de Faulkner, avec Benjy. Faulkner se montre là admirable. Sinon, il y a toujours ce non-voyant qui voit : Tirésias.

45Au cinéma ?

46Le spectacle n’est pas favorable à des individus sensibles, c’est tout. Ou alors on va à Lourdes et cela n’arrange rien. Lourdes est impressionnant tout de même. Il faut y passer pour voir les béquilles, les paralysés… On comprend à quel point le sacré ou, plus exactement, le religieux intervient dans ce qui nous intéresse. Pollet était très sensible à la force du sacré, ce quelque chose de mystérieux qui résiste. C’est la raison pour laquelle il y a des croyants. Le Dieu Sauveur, le Dieu Guérisseur, le Dieu Miraculeux. On entre dans le domaine du religieux, d’où la référence à Lourdes. À Lourdes, on pénètre dans le thaumaturgique. Le roi détenait un pouvoir magique, il était censé guérir les écrouelles. Autour de la maladie et du handicap, tourbillonne une atmosphère de sacré désacralisé, quelque chose impliquant, quand même, l’empoignade avec le mystère de la vie, de la mort, du corps. Cela peut être investi par une force religieuse, mais c’est tout ce qui distingue le soin du compassionnel, la vraie écoute de la charité.

47Dans « Vision à New York », vous citez Rimbaud : « Je est un Autre » et Nerval : « Je suis l’Autre. » Quand on rencontre une personne handicapée, est-on prêt à accepter l’autre en soi ?

48Si l’on n’y est pas prêt, on ne rencontre personne. « Je est un autre » signifie que le moi est mis en question. « Je » ce n’est pas moi. On vit dans une culture narcissique, où priment les images de publicité, de cinéma… Et si vous demandez à quelqu’un ce qu’il pense de la formule de Rimbaud, il ne saura pas répondre. Le « je est » de Rimbaud pose problème aux nombreux « je suis » actuels. « Je suis l’autre », dit Nerval. Cela prouve qu’il était sous l’emprise de quelque chose qui va bientôt ressembler à la folie, au délire. Les deux citations sont très différentes. « Je est un autre » est une formule étrange. « Je pense donc je suis » : demandez à quelqu’un s’il a pensé et ce qu’il pense de la pensée, cela va être compliqué. Il existe, il est bien en lui-même, il s’occupe de ses affaires, pourquoi prendrait-il le temps de s’occuper de son autre ? Alors, éventuellement, il peut avoir des rêves, mais il les oublie. Les personnes qui vont chez leur analyste ont quelques petits problèmes avec leur « autre », avec leur « je » ! Ils paient pour comprendre ce qui leur arrive lorsqu’ils se parlent d’eux-mêmes en rêve.

49Face au handicap, ce serait plutôt « je hais l’autre » ?

50Non, cela ne va pas jusqu’à la haine. Si cela allait jusqu’à la haine, ce serait déjà de l’amour. Pire : on préfère ne pas avoir connaissance du handicap.

51Dans Vision à New York, il est question à un moment d’un personnage, le clown. Il nous est présenté comme inquiétant car source de gênes tant physique qu’esthétique. Il fait peur à l’auditoire et « représente le fléau de la société[3] ».

52Ce problème est soulevé par David Hayman, avec lequel je m’entretiens. Je partage son avis. Le clown est là pour faire rire. Il va donc se présenter sous la forme d’une personne handicapée, qui joue de son handicap. Il fait semblant d’être plus handicapé qu’il ne l’est. Il est comme vous et moi, une fois démaquillé. Mais lorsqu’il est en scène, il a l’air de ne plus savoir marcher, se tenir, parler. Ainsi, ce qui devrait provoquer de l’angoisse chez le public provoque le rire. Les enfants s’amusent. Ce n’est pas perçu comme quelque chose de sérieux ou, pour reprendre une expression ancienne, comme une infirmité grave. Le public a conscience du jeu du clown, d’où les rires. Tandis que le désir de détruire qui se porte parfois sur des personnes en situation de handicap est très sérieux. La haine n’est même plus de la haine : c’est de la cruauté où domine le désir de tuer. Dans les régimes totalitaires, les bourreaux exécutaient de la façon la plus administrative qui soit, et les personnes en situation de handicap pouvaient susciter une violence extrême et devenir des boucs émissaires.

53On soulève ici une question fondamentale : que peut-on supporter comme différence chez l’autre sans avoir aussitôt envie de s’enfuir ou de la supprimer ? Je préfère les personnes qui s’enfuient qu’un attroupement qui passerait de la dérision à la moquerie puis à la cruauté. Le clown est dans cette situation d’exorcisme. Il est là pour présenter en général à un public enfantin, et aux parents présents, cette catharsis, cette décharge d’angoisse, sous forme de rires. Toutefois, la violence demeure, ne l’oublions pas.

54Le clown porte toujours un regard sur lui-même.

55Je crois que les gens les plus sensibles ont un grand sens du comique, mais le clown est ambivalent, il est comique et il est tragique. Il ne se prend pas au sérieux.

56Le personnage du clown nous amène au processus d’individuation. Le clown provoque des réactions chez l’auditoire. Vous écrivez : « Il s’agit de lui faire sentir qu’il [l’individu] pourrait être happé, qu’il pourrait être sorti, en tant qu’individu, de l’ensemble pour passer ailleurs. Alors, il recule, effrayé parce qu’il a chaud dans son groupe, il a peur de s’individuer, mais, en même temps, il se dit que là est le problème[4]. »

57J’ai dit cela il y a longtemps. Je le redirais exactement de la même façon. Je me méfie des personnes qui vous disent : « Ensemble, tout est possible. » Il faut d’ailleurs généralement se méfier des ensemblistes. Je reviens donc à ma proposition principale : l’unique, l’unicité. Un par un, une par une, et non des ensembles. L’ensemble n’est pas dangereux tant qu’il ne prend pas des formes écrasantes, mais il tend souvent vers ce côté écrasant, comme ce fut le cas au cours du xxe siècle. Soyons vigilants.

58Pour terminer, que dire de l’esprit de vengeance, dont parle Heidegger dans Qu’appelle-t-on penser ?

59Was heißt denken ? de Martin Heidegger est un cours donné dans les années 1950. Il s’appuie sur Nietzsche. Tout tourne autour de l’esprit de vengeance, et cela peut intéresser notre discours, parce que, en effet, l’esprit de vengeance animerait constamment la volonté humaine, le ressentiment de l’esprit humain. Alors peut-on se libérer de l’esprit de vengeance ? Telle est la question posée tout en sachant que cet esprit de vengeance empêche de penser. Pour penser, il faut s’en libérer. La formule de Nietzsche est magnifique. En quoi consiste l’esprit de vengeance ? C’est le ressentiment de la volonté contre le temps lui-même et son « il était ». Si l’on suit la progression de ce cours magnifique, on voit que Heidegger insiste de plus en plus sur le fait que la pensée serait comme un remerciement. Ce n’est pas ce qu’on a l’habitude d’entendre. Un remerciement, denken, danken.

60Qu’est-ce qui anime les humains à longueur de temps à cause de leur volonté, à cause du ressentiment de la volonté elle-même, ou encore à cause de la volonté de volonté ? C’est très anti-handicap la volonté, au fond, alors qu’il faut laisser être. Il y a quelque chose d’étonnant, les humains, à leur insu, sont porteurs du ressentiment de la volonté contre le temps et son « il était ». Dans le sujet qui nous occupe, le handicap, on peut très bien comprendre pourquoi on peut les déranger. Ils sont obligés de s’arrêter, de considérer le temps. Cela les met en face de quelque chose qui les dérange considérablement, et qui peut exacerber leur désir de vengeance. Nous avons de mauvais rapports avec le temps, on a tort de dire qu’il passe, on devrait dire, comme Heidegger, qu’il surgit. La question du handicap me paraît étroitement liée à celle du temps. Le handicap est le saisissement de l’humain qui se croit « normal » dans ses calculs et dans sa volonté de volonté, devant quelque chose qui n’entre pas dans son calcul, c’est-à-dire désormais dans son profit. Travail, famille, profit !

61Qu’est-ce que le surgissement, une voiture qui vous renverse ?

62Non, pas le temps ! Pas le temps ! Je suis passé à travers des arbres, je ne les ai pas vus ! Il y avait peut-être des fleurs mais apportez-moi une photographie pour que je puisse les voir. J’ai publié récemment un livre sur les fleurs. J’étais dans une librairie, et une dame très gentille s’approche : « Tiens, un livre sur les fleurs ! Est-ce qu’il y a des photos ? » ! Une photographie de fleur est ce qu’il y a de plus éloigné d’une fleur. Cela vaut pour les fleurs comme cela vaut pour n’importe quoi. On apprécie là l’emprise qu’a désormais la représentation. Un cas très récent : je vois chez quelqu’un des lys magnifiquement épanouis, et la personne qui me recevait me dit : « C’est curieux, j’ai une amie qui est venue me voir et m’a dit : “Oh, c’est beau ! On dirait du plastique” » ! On retrouve notre problème initial, celui de la perception. Si je ne perçois pas les fleurs, comment voulez-vous que je perçoive une personne handicapée ?

Notes

  • [1]
    Ph. Sollers, C. de Portzamparc, Voir Écrire, Paris, Gallimard, 2003, p. 92.
  • [2]
    P. Sollers, Vision à New York, Paris, Gallimard, 1998, p. 56.
  • [3]
    P. Sollers, op. cit., p. 140.
  • [4]
    P. Sollers, op. cit., p. 147.
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