1C’est derrière une vitrine de magasin, un jour de 1957, que Serge Moati, enfant, découvre émerveillé les images du petit écran. Il devient scénariste, producteur, réalisateur (Nuit d’or, premier long-métrage en 1976, avec Klaus Kinski), présentateur de télévision (Ripostes sur France 5), acteur (Au bout du chemin en 1981, où il croise Claude Jade), écrivain (Du côté des vivants, son dernier livre). Celui qui se considère comme un « accoucheur » se plaît à dire : « Je suscite la liberté de parole pour faire émerger les passions, éviter la langue de bois. »
2Comment aimez-vous à vous présenter ?
3J’ai du mal à me présenter, je ne sais pas trop bien me définir. Je fais des émissions, je fais des films. Je suis producteur, je suis réalisateur, je suis animateur, c’est embêtant d’ailleurs car lorsque je voyage et change de pays, à chaque fois, je dois remplir ces formulaires où, à la case profession, je ne sais jamais quoi mettre. Maintenant votre question est peut-être plus compliquée, elle signifie peut-être « qui suis-je ? ».
4Qui êtes-vous ?
5Je suis quelqu’un qui tente de s’exprimer par différents moyens, pour qui l’expression est centrale.
6Comment avez-vous été amené à aborder le champ du handicap ?
7Là, récemment, il y a eu l’opportunité d’une rencontre heureuse avec Julia Kristeva et Charles Gardou, fondateurs du Conseil national Handicap, pour lequel j’ai réalisé une série de petits films. Mais mon rapport au champ du handicap est beaucoup plus profond. On n’y vient pas par hasard. J’ai toujours fait des films en tant que producteur et réalisateur où la différence était au centre du sujet. La différence, la difficulté d’être semblable aux autres ou le regard des autres sur soi sont des thèmes très anciens chez moi. Le handicap est donc un thème qui m’est venu naturellement, si j’ose dire. Et je crois que c’est la raison pour laquelle les responsables du Conseil national Handicap ont fait appel à moi. Cette proposition de Julia Kristeva et Charles Gardou m’a beaucoup touché. Il s’agissait d’une forme de reconnaissance d’un travail ancien réalisé sous forme de fictions, de documentaires et de toutes sortes d’expériences que j’avais faites dans ma vie.
8J’aimerais revenir avec vous sur la série de courts-métrages que vous avez produits [Image et Compagnie] dans le cadre « Un monde à changer-changeons notre regard » en collaboration avec le Conseil national Handicap, sensibiliser, informer, former.
9Comment s’est élaborée l’écriture de ces films ?
10Cela s’est fait dans des réunions qui avaient lieu dans mon bureau avec les représentants du Conseil national Handicap. Je leur proposais de vagues scénarios, je dis « vague » puisqu’ils étaient remis en discussion, puis on tenait compte des avis de chacun. À la fin, il fallait trancher, c’étaient les responsables du Conseil national qui en avaient la charge. Les discussions étaient longues et sérieuses et portaient autant sur le fond que sur la forme. Comment veut-on aborder la question, chacun défendant la spécificité de son handicap ? Quels thèmes aborder ? Comment en parler sans exclure les autres thèmes ? À partir du choix du handicap, on voulait un mélange d’humour et de dérision. Quelque chose de léger et en même temps de sérieux, il fallait donc trouver le ton et le faire accepter, ce qui n’était pas forcément évident. Moi, je voulais aller assez loin dans le « choquer légèrement ». Je ne sais pas si ces mots vont ensemble, c’est un oxymore, tout comme « obscure clarté ». Changeons notre regard était le thème de ces films.
11Des déficiences sont-elles plus cinématographiques que d’autres ?
12Certaines sont spectaculaires et infilmables. Elles sont effrayantes pour celui qui est, entre guillemets, « normal », tandis que d’autres sont plus acceptables. Lorsque j’avais réalisé un documentaire sur les aveugles, certaines personnes étaient plus faciles à filmer que d’autres. Ceux qui avaient des yeux comme révulsés posaient des problèmes car nous renvoyant à des cauchemars intimes et à des frayeurs enfantines. D’autres, avec un œil fixe étaient plus facilement représentables. Donc à l’intérieur de chaque catégorie de handicaps existent des facilités et des difficultés. Chaque personne handicapée est une personne singulière. Il n’existe pas une seule façon d’« être handicapé ». Le handicap n’est pas une race. Il n’y a pas deux personnes handicapées qui se ressemblent, Dieu merci. Tout est délicat à filmer à partir du moment où l’on n’est pas dans la banalité absolue du White Power, du pouvoir majoritaire, du conformisme. Mais rien n’est facile à filmer ! Même le type le plus « normal ».
13Oui, tout me paraît difficile à filmer à partir du moment où l’on tente de le faire avec amour et compréhension parce qu’il y a justement un effort d’empathie à faire avec tous les êtres humains, et là peut-être encore plus car nous avons tous, et moi je l’ai toujours dit, un regard qui peut être stigmatisant sur le handicap. Moi, je suis quelqu’un d’effrayé par le handicap. Le handicap nous renvoie à notre propre vulnérabilité et à notre propre frayeur. J’ai peur d’être handicapé et lorsque j’ai eu des enfants je craignais qu’ils le soient. Cette peur-là est dans chacun d’entre nous et il ne sert à rien de la gommer, de faire comme si elle n’existait pas. Au contraire, c’est lorsqu’on l’assume qu’on peut la vaincre. Le culte de la performance est complètement contredit par le handicap. Le handicap est un mauvais coup porté au culte de la performance : « Je suis un vainqueur, je suis un type costaud, je vais vite, je suis fort, je suis un imbattable, je suis un Zorro des temps modernes… » Le handicap pose la question de notre propre vulnérabilité. Il nous dit : « Non, il n’y a pas que cela dans la vie, mon pauvre Zorro ! » Il y a beaucoup d’autres choses. Le handicap, on le voit bien, met en cause profondément notre société. Le degré de civilisation de notre société se mesure au regard que l’on peut avoir sur la différence stigmatisée qu’est le handicap.
14Peut-on sensibiliser, voire plus que sensibiliser, éduquer le regard porté sur l’autre par le cinéma ?
15Je pense que oui, mais il ne faut pas en attendre des miracles non plus. En même temps, s’il suffisait d’un film pour changer le monde, cela se saurait ! Mais on peut par petites touches, par répétitions, parvenir à des progrès dans la compréhension.
16Dans un court-métrage, nous découvrons Laurent, 19 ans, jeune trisomique à la piscine où une rencontre s’effectue entre un couple d’adolescents qui s’embrasse dans les vestiaires et Laurent. Une phrase lui est lancée : « Quoi, tu veux ma photo, allez bouge ! Il est fou lui. » Succède aussitôt un « stade du miroir ». Laurent prend conscience du regard qu’on lui porte et le réfléchit. Il « bouge », court et saute dans la piscine en effectuant une « bombe », éclaboussant les amoureux qui n’en reviennent pas. Il leur retourne leur expression visuelle et verbale : « Tu veux ma photo ! »
17Cocteau disait que les miroirs réfléchissent mal, peut-on dire que le cinéma réfléchit bien ?
18Ce qui était évident était la provocation. C’est le miroir qui aide à réfléchir et donc à provoquer. Le miroir comme une bombe, comme une explosion, c’est-à-dire je me regarde, je ne suis pas plus stupide qu’un autre et pas plus mal qu’un autre malgré mon handicap, et je vais ennuyer ceux qui m’ennuient. Je vais leur faire la bombe. Le miroir dans ce cas-là a un effet très utile, et là il réfléchissait bien. Le jeune trisomique faisait de la vendetta. Il disait : « Moi j’en ai marre de ces imbéciles et je vais leur montrer qui je suis », et je trouve cela très bien. Je suis pour une vision rude des rapports humains et non pour tendre l’autre joue alors que je viens d’essuyer une première gifle. Il en est de même dans le domaine du handicap. Il ne faut pas aller dans la compassion excessive ou dans le côté « béni oui-oui, tout le monde il est gentil, tout le monde il est beau ». Il faut montrer de la dureté et aussi celle que peuvent avoir des personnes handicapées. Je tenais beaucoup à ce scénario, à son côté « je vais les ennuyer, je vais prendre ma revanche ».
19Pensez-vous que l’exclusion du handicap est l’exclusion d’une part de nous-mêmes ?
20Bien sûr, l’exclusion du handicap nous ramène à une société « nazie ». Le rêve d’une société « nazie » est l’exclusion de la déficience. Tous les totalitarismes détestent le handicap dans la mesure où il remet en cause leur mythe, l’homme de marbre dans les pays communistes, l’homme aryen dans les pays nazis. Le « handicapé » met toujours en cause le thème de l’homme parfait. Il nous casse notre cabane, si j’ose dire, la construction idéale que l’on se fait d’un homme « maître de ses sentiments, de ses émotions, de sa raison, de ses gestes », etc. Il nous prouve que nous ne sommes pas tous formidables, réussissant dans la vie et ayant toutes les chances d’être des gens parfaits. Il fait rupture. C’est pourquoi l’exclusion du handicap crée une société inhumaine, c’est-à-dire monstrueuse. C’est à ce moment que l’on apprécie le degré de culture d’une société. Il existe des sociétés traditionnelles africaines beaucoup plus cultivées que nous sur le rapport à la différence. Ce n’est pas forcément le degré de technologie qui est la réponse. L’homme peut devenir de plus en plus inhumain dans des sociétés de plus en plus parfaites technologiquement.
21Les images projetées en ce moment d’un président de la République à l’aise, en forme, faisant du jogging, etc. sont des images sympathiques mais nous renvoient à notre propre imperfection lorsqu’on est handicapé. Lui se porte bien, il réussit, il est à l’aise, il fait du sport et des efforts. Ces images nous donnent l’impression que ceux qui ne font pas de même sont des « êtres inférieurs ». La personne handicapée nous rappelle que tout le monde ne peut pas courir, ne peut pas bouger vite, ne peut pas gagner. Elle nous renvoie à notre propre finitude et à notre propre humanité. Je crois que c’est dans le regard porté sur le handicap que l’on peut faire une des plus profondes avancées sociales humaines. C’est ce que nous devons entreprendre dans nos sociétés. Le handicap et le racisme ne sont pas contraires, les mécanismes sont les mêmes. Dans les deux cas, on peut avoir des regards qui tuent ou des regards qui tendent la main. Le regard qui tue est un regard qui exclut, qui différencie, qui stigmatise. On dit « ils », on globalise, ils sont tous pareils. « Ils » les Juifs, « ils » les Arabes, « ils » les homosexuels, etc. Tous ceux qu’on n’aime pas. On passe son temps à stigmatiser les autres. Le regard porté sur les personnes handicapées est une forme de racisme sournoise puisqu’elle touche tous les milieux sociaux et tout le monde. Cette forme sophistiquée de racisme est l’une des plus difficiles à combattre.
22En quoi le handicap ça nous regarde ?
23Ça nous regarde parce que c’est nous, c’est nous qui créons le handicap. C’est dans mon regard stigmatisant que je crée le « handicapé ». C’est moi qui le nomme en tant que handicapé, c’est comme ce que disait Sartre de la question juive, c’est dans le regard de l’antisémite que se crée le Juif. C’est à partir du moment où je vous regarde d’une certaine façon que je vous crée en tant que tel, que je vous stigmatise, que je vous fige dans une situation. Vous ne pouvez pas bouger de la place que je vous ai assignée. Là repose l’horreur du racisme. Cela va très loin, on retrouve un même mécanisme en matière politique. On immobilise les personnes dans des situations où on les maintient prisonnières. Cette attitude est à combattre. Et pour la combattre, il faut être tolérant. Tous ces films réalisés avec le Conseil national Handicap ont pour trait commun la tolérance. Pour moi, elle est la plus belle des vertus (même si je sais qu’il existe des maisons pour cela !) C’est une valeur moderne. Elle est comme la République et la laïcité, il faut la pratiquer. C’est une valeur très compliquée qui a l’air simple en apparence. Aujourd’hui, celui qui se présente comme tolérant a l’air un peu niais, on dira de lui qu’il est mou alors que la tolérance nécessite beaucoup d’exigence.
24Concrètement comment cela se traduit-il ?
25Concrètement cela se traduit par l’acceptation de la différence, non par sa négation. La tolérance n’est pas du tout la négation de la différence avec des discours : « On est tous pareils. » Ce n’est pas vrai, je ne suis pas pareil qu’un autiste ou qu’un homme en fauteuil roulant, c’est complètement absurde de tenir ce genre de propos. Faire comme si la différence n’existait pas est une façon de l’augmenter. Non, la tolérance consiste à regarder la différence, à l’affronter et à l’accepter comme faisant partie de la commune humanité. Il existe des personnes différentes, et alors ? On fait avec. C’est comme l’arc-en-ciel, il faut différentes couleurs pour qu’il existe. La vie est ainsi et pas autrement. La tolérance consiste à ne jamais juger les personnes sur l’impression et l’apparence qu’ils donnent. Il faut faire avec, même si on ne les aime pas parce qu’il est facile d’être tolérant avec ceux qu’on aime. C’est plus difficile avec ceux que, a priori, on n’aime pas. La tolérance est une valeur absolument capitale dans un monde absolument intolérant.
26Un autre court-métrage nous donne à voir Thomas, 23 ans. Ce film pourrait s’intituler Les trottoirs de Paris. Par le biais d’un montage alterné, nous découvrons les difficultés rencontrées par un jeune homme en fauteuil roulant pour se rendre à un café où l’attend son ami. En une vingtaine de plans, ce film insiste sur la prise en compte des facteurs environnementaux, l’accessibilité et la mobilité. Des vélos ou une poubelle sur le trottoir, une voiture mal garée, et aussitôt un simple trajet pour prendre un café se transforme en véritable parcours du combattant. Mais la force du court-métrage réside en la rencontre. Comme dans les autres courts-métrages, on surprend le spectateur. La personne handicapée n’est jamais celle qu’on croit.
27Dans ce film, la personne, entre guillemets, « normale » faisait l’expérience du handicap. On peut interchanger les rôles. On peut passer du monde du handicap à celui dit des « normaux ». Ce serait une expérience intéressante à faire pour chacun d’entre nous : être vu à travers le regard que les autres portent sur le handicap. Ce sont là les tenants de la situation, il suffit que vous ayez, Dieu vous en protège, un accident et vous passez de l’autre côté, et donc aussitôt le regard porté sur vous change.
28La mobilité du spectateur est-elle aussi importante que celle de Thomas ?
29Oui, bien sûr, la mobilité du spectateur consiste en l’espérance du changement de regard. Elle consiste à s’identifier à Thomas, et à donner, le temps d’un petit clip, une invitation à la mobilité par le changement de regard.
30Est-ce que vous connaissez cette phrase de Renoir : « C’est le spectateur qui finit le film » ?
31Non, je ne la connaissais pas mais elle est vraie. Le spectateur part toujours avec le film dans son cœur et dans sa tête en sortant de la salle. C’est lui qui le termine, le boucle, qui a le dernier mot. Je pense que c’est juste pour les bons films qui restent en vous longtemps.
32Est-ce que vous observez des discriminations à l’image concernant le handicap ?
33Oui, on n’a pas fait de héros handicapés dans les films dit « normaux », de même qu’il n’y a pas eu de présentateur de couleur pendant longtemps au journal télévisé. Le jour où il y aura un présentateur bègue au journal télévisé, ce sera très étonnant. Vous vous rendez compte, la révolution ! Là, ce serait quelque chose d’invraisemblable. Cela irait contre toute l’idéologie de la télévision qui repose sur l’idée de rapidité. Un présentateur en fauteuil roulant n’aurait pas le même impact puisqu’il est assis. Là je parle de la sphère journalistique mais en matière de fiction il faudrait faire des films dont le handicap ne soit pas le sujet. Ils seraient interprétés par des personnes handicapées mais le sujet central ne serait pas la déficience.
34Une histoire d’amour par exemple ?
35Une histoire d’amour ou un film policier dont le sujet ne serait pas le handicap et dont le premier rôle serait tenu par une personne handicapée.
36Est-ce que vous iriez voir une comédie dont le sujet principal serait une histoire d’amour entre deux trisomiques ?
37Si le film était réussi, il ne manquerait pas de devenir un film culte.
38Si je m’adresse à vous en tant que producteur, est-ce que vous produiriez un tel film ?
39Honnêtement je ne sais pas. Il faudrait que je le lise, l’étudie, le proposer aux chaînes de télévision. On ne part pas « gagnant » avec ce genre de film mais ce serait intéressant d’en faire l’expérience.
40Quand vous avez réalisé cette campagne de courts-métrages, avez-vous visionné d’autres films qui traitaient du handicap ?
41Non, je n’ai pas eu cette approche, d’abord parce qu’il n’y a pas une cinémathèque conséquente du film sur le handicap. En revanche, j’ai visionné de nombreux films sur le racisme où l’on observe des regards stigmatisants. J’ai donc consulté beaucoup de films traitant du racisme et j’en ai réalisé plusieurs. Je me suis appuyé sur mon expérience de cinéaste pour réaliser cette campagne de courts-métrages. Mon premier film était tiré d’un livre de François Mauriac, Le sagouin. Il s’agissait de l’histoire d’un enfant mal aimé et rejeté de ses parents parce que laid et « anormal ». C’était la première fois que je faisais un film à la télévision, j’avais 22 ans. Ce n’est pas un hasard si j’ai fait ce film. Était-ce un film sur le handicap ? Était-ce un film sur le racisme ? Mauriac, ce génie absolu, avait écrit cet ouvrage à la suite d’une vision à la gare d’Austerlitz. Il avait eu l’idée d’écrire Le sagouin en voyant un convoi d’enfants juifs allant vers les camps de déportation. Il avait été bouleversé par le regard d’un enfant qui avait croisé le sien. Il est rentré chez lui et a écrit Le sagouin, qui n’est pas du tout une histoire d’enfant juif mais une histoire d’enfant « anormal ». C’est pour vous montrer le lien profond qu’il y a entre le racisme, le handicap, et tout ce qui stigmatise et retranche du camp des vivants « normaux » ceux qui sont victimes du racisme. Par la suite, j’ai fait d’autres films, des fictions, des documentaires. Ce qui me touche surtout est de filmer ceux qui sont d’apparentes victimes. Je suis rarement, même lorsque je fais des documentaires politiques, du côté des vainqueurs. Je trouve plus intéressant de filmer ceux qui perdent, en tout cas apparemment. Ils gagnent toujours sur d’autres plans. Dans tous les cas, je ne suis pas fasciné par le culte du vainqueur, je ne trouve pas que ce soit une vertu en soi. J’ai toujours adopté cette posture, notamment lorsque, il y a quelques années, j’avais fait un film sur les aveugles, ou encore dernièrement, lorsque j’ai réalisé un film sur la folie qui n’est pas encore diffusé, Questions sur la folie. J’ai également produit un film dont le rôle principal était tenu par un autiste.
42Comment s’est passé le tournage ? L’autiste avait-il conscience de ce qu’était le cinéma ?
43Cet autiste et comédien avait vraiment conscience que l’on faisait un film. On lui montrait les rushes, on lui disait s’il avait été bon ou non et s’il fallait recommencer. L’important était de trouver un rapport juste. Il n’y a pas de raison d’être dégoulinant d’indulgence parce que quelqu’un est handicapé. Cela ne lui donne pas tous les droits. Je pense que c’est dans l’égalité de traitement que les choses se font. Le respect de la différence et son affirmation constituent la tolérance, non la négation de la différence et l’indulgence à tout prix. En matière de documentaire, cela correspond au moment où l’on sent que l’on devient voyeur, à ce moment il faut arrêter. C’est le moment où l’on sent que l’on va trop loin. Le regard se fait indiscret. Quand j’ai réalisé ce film sur la folie, je voulais que « l’autre » soit complice de ce que j’étais en train de faire. De toute façon, j’étais accompagné de médecins et nous faisions très attention. Dès que je représentais un danger pour « l’autre », j’arrêtais. C’est la même chose que lorsque je fais des films politiques. Il y a des moments où ce que je tente de capter, la vérité humaine, échappe par trop aux politiques. À ce moment, j’arrête ! Il existe une limite qui porte un nom : la déontologie. Chacun en soi possède les limites de ce qu’il convient de faire ou de ne pas faire. Il en va de même avec les personnes handicapées qu’avec les autres.
44Concrètement comment cela se traduit-il ?
45Je travaille avec un système qui est le mien et que certains ont nommé « l’empathie ». Je respire au rythme de l’autre lorsque je tourne. Cela m’a même beaucoup été reproché lorsque je filmais Jean-Marie Le Pen. Qu’est-ce que cette compréhension permanente ? Je la revendique, c’est-à-dire que je suis quelqu’un dans l’empathie. Je ne filme pas froidement, ou alors c’est très déterminé, notamment lors d’une direction d’acteurs pendant un film de fiction. Quand je suis dans un état « normal », je suis en empathie et je ne regarde pas les gens comme dans un zoo ou comme dans un microscope. Mais, par moments, je dois faire attention à ma propre empathie, car je crée des relations trop affectives. Et souvent les personnes sont déçues lorsque le film, à la suite du montage, est dur. Ils se disent : « Il m’a eu ! » Ma limite est celle-ci : rétablir par moments la distance. C’est quelque chose que l’on sent. C’est comme l’amour. Il y a des moments où il faut à la fois faire l’amour et puis, en même temps, regarder la femme à qui l’on fait l’amour. La regarder comme un être humain différent de soi et ne pas être uniquement dans la fusion constante. Je pense que cela a l’air un peu étrange comme métaphore mais ça tourne autour de cela.
46Dans une de vos réalisations, « La justice : qui sont les juges » du 25 avril 1977, vous demandiez à Michel Foucault : « Quelle est la fonction d’un juge dans notre société ? ». Et moi, je vous demande : quelle est la fonction d’un cinéaste dans notre société ?
47Tout d’abord, je n’ai pas de fonction. Je répondrai égoïstement : je me fais plaisir en racontant des histoires et en racontant l’autre que ce soit en fiction ou en documentaire. Je me fais plaisir, c’est-à-dire que je réalise ce que je rêvais de faire lorsque j’étais enfant. C’est essentiel de réaliser ses rêves ! Ensuite, je sens que certains de mes films « servent ». Je me suis rendu compte étant jeune, à 20 ou 22 ans, que certains de mes films étaient discutés. Ils permettaient de créer du lien social. Il y avait des pour et des contre par rapport à ce que je faisais, et cela m’a beaucoup troublé car je tournais uniquement parce que je trouvais épatant de faire ce métier. Puis, j’ai pris conscience que les films pouvaient aider. J’étais un orphelin précoce : j’ai perdu mes parents lorsque j’avais 11 ans. À la sortie du Sagouin, justement l’histoire d’un enfant mal-aimé, le film a reçu des prix et m’a lancé. Je me suis rendu compte que ce film donnait à des personnes, à d’autres enfants en situation difficile, la possibilité de se retrouver. Je parvenais à concilier deux choses : faire des films (quelque chose d’agréable et jouissif) et être utile aux autres. Les films restent et constituent des œuvres.
48Dans le monde entier, je rencontre souvent des individus qui me parlent d’un de mes films, vu il y a dix ans, quinze ans. C’est formidable. On se dit que ça n’a pas été totalement inutile, ce dont on n’a pas forcément conscience. Depuis dix ans je fais l’émission Ripostes tous les dimanches. Cette émission crée du lien. Grâce à Ripostes, des personnes se parlent entre eux, et cela me fait extrêmement plaisir. Ripostes n’est pas exactement la même chose qu’une fiction ou un documentaire mais elle est faite par la même personne et avec la même méthode, c’est-à-dire « l’empathie ». Et si Ripostes fonctionne bien, c’est que l’on sent que ce n’est pas du journalisme pur.
49Vous avez réalisé des films dans divers pays, avez-vous observé des différences quant à la manière de vivre avec les personnes handicapées ?
50Non. Les seules choses où j’ai vu cela, c’est en Afrique noire, dans les cérémonies de possession au Niger et au Bénin, où l’on assiste à une resocialisation de l’exclu par le rite. La possession est un peu comme la « Nef des fous » au Moyen Âge en Occident, c’est-à-dire que le fou a une fonction sociale. Le propos est le suivant : « Tu es fou mais tu vas servir à quelque chose. Tu es fou, tu es habité par des esprits, et ces esprits au lieu d’en avoir peur et de les rejeter, on va les inclure dans la société. Tu vas exprimer ta folie, et ta folie va servir à la collectivité qui t’entoure. » Il s’agira d’annoncer la pluie à venir, ou la fécondité de la récolte. Donc le fou, l’exclu, le différent a un statut. On dit qu’il est possédé et on parle de « danse de possession » par des esprits. Ainsi, au lieu de retrancher les malades mentaux et de les mettre dans des asiles, on observe deux attitudes qui peuvent conduire au pire ou au meilleur. J’ai souvent entendu dire en Afrique qu’il n’y a pas de « hasard ». Si on est « bancal », c’est qu’on a fait quelque chose. Cela peut conduire à la mort. Puisque tu es « bancal », c’est que tu as fait quelque chose, tu n’es pas un enfant désiré donc tu ne mérites pas de vivre, cela se passe dans le plus grand des secrets dans les cultures africaines, à l’instar des veuves en Inde. Tu es une veuve, donc tu dois disparaître. Mais à l’inverse, il y a aussi le côté : « Tu vas nous aider. » Ainsi, les mélancoliques et autres personnes qui souffrent de diverses pathologies, qui, ici, seraient mis dans des hôpitaux psychiatriques, là-bas sont réintégrés, réinsérés. La personne handicapée a une fonction sociale. Au fond, que nous dit la personne handicapée de nous-mêmes ? On revient toujours à cela. Que fait-on de cette différence qui nous est jetée au visage ? Comment y répond-on ? Il ne s’agit pas seulement d’intégrer la personne handicapée mais aussi de nous accepter nous-mêmes comme vulnérables. C’est là le fond de la question. C’est pourquoi j’adore filmer, à travers le monde, des expériences que je ne connais pas. Je filme à chaque fois le même genre de personnes. J’arrive quelque part, et je vais voir toujours quelqu’un de faible, de vulnérable. Les autres m’intéressent moins. Je reconnais toujours un enfant dans lequel je me projette et qui se projette en moi. Je fais tout cela pour que, au fond, un enfant puisse se dire : « Je peux m’en sortir. » C’est cela qui me paraît le plus émouvant. J’ai 60 ans et je fais des films depuis l’âge de 14 ans. Ce qui m’intéresse est de trouver chaque fois, quel que soit le pays, d’autres moi-même. Chaque fois on se reconnaît. Et que reconnaît-on ? On reconnaît la vulnérabilité et la difficulté en nous. En ce qui me concerne, c’est à cause de l’orphelinat qu’on se reconnaît. Je leur dis : « Regarde comme je vais bien. » Je n’ai pas besoin de faire de grands discours ! Je fais le métier que j’aime. Je suis l’exemple même de l’homme qui leur dit par ce qu’il est : « On peut s’en sortir. »
51Et ces paroles : « On peut s’en sortir », quelqu’un vous les avait-il adressées lorsque vous étiez jeune ?
52Oui, François Truffaut avait été adorable. Je l’ai rencontré par le hasard d’une petite annonce. Alors que je venais de perdre mes parents, il m’a donné confiance en moi. Lui aussi avait été un enfant malheureux. Il m’avait repéré. J’avais une réplique à donner dans Les quatre cents coups, et je suis resté trois semaines avec lui uniquement pour le plaisir d’être à ses côtés. On s’est vus jusqu’à sa mort.
53Pour Truffaut, c’est André Bazin qui avait eu ces paroles.
54Oui, il existe ainsi des chaînes de solidarité.