Reliance 2005/3 no 17

Couverture de RELI_017

Article de revue

Notes de lecture

Pages 158 à 162

Handicap et parentalité : la surdité, le handicap mental et le pangolin, par Chantal Lavigne, Préface de Alain Giami Paris, Éditions du ctnerhi, 2004.

1 La figure du pangolin, comme il est expliqué en quatrième de couverture – reprise de Mary Douglas, comme le signale l’auteure en cours de texte – « est celle de cet animal fourmilier à écaille mammifère qui contredit toutes les catégories animales courantes. Il a des écailles comme les poissons, mais il grimpe sur les arbres. La femelle ressemble à une lézarde pondeuse d’œufs, mais elle allaite ses petits. Situé dans des catégories ambiguës et mal définies, il est insituable et non clairement identifiable ». On voit tout de suite comment cette métaphore est riche, tant de la situation ambivalente des représentations de la surdité, de la déficience mentale ou des enfants polyhandicapés (objet propre du livre), que de la position que le milieu de la recherche a tenté d’attribuer à Chantal Lavigne, chercheuse devenue mère d’un enfant sourd, que des tensions et des ambiguïtés de ceux qui parlent des parents et de leurs représentations, que de la situation faite à nombre de parents et d’enfants dits handicapés.

2 L’ouvrage devrait provoquer un débat animé et, de la part de certains chercheurs ou professionnels, une polémique. Beaucoup d’orientations et de résultats de ce travail prennent biens des opinions reçues à contre-pied. Il faudrait plus qu’une note de lecture pour discuter comme il conviendrait, vu les enjeux engagés, les propos de Chantal Lavigne. Même si je soulève quelques questions, je dois dire d’abord que ce travail m’a fortement interrogé et qu’il me faut en tout premier lieu en rendre compte, rapidement, au moins mal.

3 Il y a la démarche même de l’auteure. Elle est passée d’une situation personnelle de chercheuse en sciences sociales à celle de mère impliquée. Cela l’amène à une réflexion épistémologique sur la recherche participative et contribue à éclairer un débat qui s’impose de plus en plus sur le « croisement des savoirs », pour reprendre une expression que j’emprunte à un ouvrage et un colloque d’atd-Quart-monde. À la fin de l’ouvrage, Chantal Lavigne établit bien la différence entre une position de chercheur concerné et une militance sociale ou politique. Son choix, comme elle l’écrit, est « celui de l’implication dans la recherche et, non pas malgré elle, mais avec elle, celui de la neutralité (refus de prendre parti). Il s’agit du choix de rester à ma place d’explicateur tout en analysant mon implication et de donner à voir une connaissance que d’autres acteurs sociaux peuvent s’approprier dans le champ de leurs actions et engagements » (p. 319). Cette posture, dont elle montre la difficulté d’acceptation par les autres chercheurs « objectifs ! », lui permet de décrypter les discours ambiants sur la situation des parents entendants d’enfants sourds, qui constitue le premier chapitre de l’étude, après un chapitre sur l’état actuel de l’anthropologie médicale et du handicap, mettant en évidence le balancement entre des pôles que d’aucuns voudraient séparés mais qui sont toujours liés (observateur/observé ; pur/impur ; altérité/discrimination). Le discours de la littérature scientifique et professionnelle française tend, jusqu’à la caricature, selon l’analyse des textes issus de différents auteurs, à insister unilatéralement sur les attitudes et représentations négatives, souffrante, culpabilisante, des parents entendants d’enfants sourds, les mettant de l’unique côté de l’incommunication avec leurs enfants, du côté du conflit avec lui, de l’obstacle à son identité sourde, notamment par l’entrave qu’ils représentent à la langue des signes. Face à ce tableau, noir et désespérant, des parents, se dresse celui des professionnels. « En contre-partie de la rupture des parents avec leur enfant et avec la “culture sourde”, ce sont les professionnels qui font le lien entre les deux cultures » (p. 107). Il existe, dans la littérature scientifique, une sorte d’exaltation des professionnels qui sont émerveillés par la communauté sourde, qui la comprennent et peuvent contrebalancer le hiatus fondamental entre les parents et les enfants. Une des rares exceptions à cette description, par nombre de chercheurs, des représentations parentales est paradoxalement celle d’auteurs américains qui pensent qu’avoir un enfant sourd est merveilleux, puisqu’on enfante une différence naturelle, productrice d’une culture spécifique. Donc, pour la grande partie de la littérature en question, les parents sont et restent traumatisés, enchaînés à leur malheur infini, la mère notamment étant « mater dolorosa », sublime, redoutable et handicapée. Les professionnels, quant à eux, « sont présentés comme étant les seuls à pouvoir entendre l’indicible et l’impensable, le secret de la honte et de la culpabilité, le désir mortifère des parents à l’égard de l’enfant » (p. 141). Le lecteur pressé, mais je ne lui recommande pas d’être pressé, trouvera une synthèse de l’étude de Chantal Lavigne sur la littérature savante dans les pages 157 et suivantes. Comment interpréter cette représentation sur les représentations des parents, car à l’évidence cette manière de typer les parents et les professionnels relève elle-même d’un construit ? On peut penser au fait que ces cliniciens, ces sociologues, ces psychanalystes, ont été en contact privilégié avec les parents souffrant ou encore sous le choc premier, donc ces professionnels sont influencés par cette écoute et cette empathie. On peut penser que ces tableaux pessimistes sur les parents sont dus à ce que l’auteure nomme la diffusion du savoir scientifique, sur fond d’une ambiance d’analyse d’une société détruisant du lien plutôt qu’en créant. Enfin, il est possible de faire l’hypothèse du déplacement, c’est-à-dire que, par la mise en relief de la positivité de la situation, de la culture, sourdes, « ce ne sont pas les sourds qui sont handicapés mais leurs parents » (p. 169).

4 La deuxième grande partie du livre consiste à quitter les discours sur les parents pour écouter le discours des parents. Chantal Lavigne prend d’abord le cas des parents d’enfants handicapés mentaux et polyhandicapés. C’est important de le souligner car il s’agit d’une autre catégorie de handicaps et de personnes handicapées que dans la première partie, l’auteure ayant bien pris soin de montrer le flou et la polyvalence du terme, pour approuver du reste la position de Alain Giami qui a tendance à dire que le mot n’est la représentation d’aucun objet, mais comporte une série de purs et simples construits. Que nous révèle cette investigation, reposant sur des enquêtes précises et méthodologiquement contrôlées ? Je ne puis ici détailler ces études, réalisées pour beaucoup par un groupe sous la direction ou avec la collaboration d’Alain Giami (Jean-Louis Korpès, Régine Scelles). Ces études offrent les garanties scientifiques requises en ces matières. Bien que les discours des parents révèlent un modèle maléfique où le mal, le laid, le faux prédominent, il révèle aussi un modèle bénéfique basé sur le bien, le beau, le vrai. C’est d’une articulation entre ces modèles, d’une imbrication entre le bien et le mal, le bonheur et le malheur, qu’est faite la représentation parentale. Mais avec cette distinction sur laquelle insiste Chantal Lavigne entre la représentation du « handicap » et celle de « mon enfant handicapé », si bien qu’elle peut aligner les paradoxes suivants : le handicap est une catastrophe versus mon enfant handicapé est merveilleux ; un autre enfant handicapé est un mauvais enfant, mon enfant handicapé est un bon enfant ; les autres sont de mauvais parents d’enfants handicapés, je suis un bon parent d’enfant handicapé ; les mauvais enfants handicapés, mon bon enfant handicapé. Outre la distinction qu’il ne faut jamais oublier, comment interpréter ces emboîtements ? Par un mécanisme de défense ? Mais ceci est loin de rendre compte de tout, puisque dans ces emboîtements se trouvent du malheur et de la joie, de la perte et de l’enrichissement. Suit un plaidoyer pour constater l’ambivalence des représentations des parents, mais aussi pour dénoncer, par la position même de chercheur impliqué, les projections de malheur et de négativité qui accablent ceux-ci.

5 Je suggérerais de faire tourner le débat sur cet ouvrage stimulant, parfois dérangeant, le plus souvent d’une pertinence aiguë, autour des points suivants. La question de la position de chercheur participant parce que concerné personnellement par son « objet », devrait permettre de faire avancer l’idée que la connaissance, et il faut bien insister sur le mot connaissance, procède de plusieurs positions et que la soi-disant objectivité froide peut conduire à biaiser la recherche tout autant, sinon davantage, que celle qui se sait et se contrôle comme également subjective. La démonstration de Chantal Lavigne dans sa première partie est sans appel là-dessus.

6 Le deuxième point à débattre porte à mon avis sur ce rapport des parents à la négativité et à la positivité du handicap et de leur enfant handicapé. J’admets fort bien que maints auteurs qui chargent les parents sont d’autant plus critiquables qu’ils oublient d’aller voir de près les discours de ceux-ci. Leur position, elle, est liée, au moins pour le cas des parents entendants d’enfants sourds, à une prise de position, assez idéologique finalement, sur la nature et la culture sourdes. Je ne discuterai pas ici ces notions, mais quand elles en viennent à biaiser le discours scientifique, il faut les questionner. Chantal Lavigne nous aiderait grandement dans ce débat. Faut-il pour autant abandonner toute écoute de la réelle souffrance et du réel désarroi ? L’auteure s’en garde bien car un discours uniquement euphorique risquerait de tomber dans les mêmes travers qu’un discours dysphorique et exalterait à son tour le monde à part de la surdité, comme une sorte d’univers intangible et merveilleux. Pourtant je me demande si, en négligeant la théorie et l’écoute psychanalytiques (p. 242), on ne verserait pas, à ne pas y prendre garde, dans la détermination par une société qui aujourd’hui ne supporte plus que quelque chose aille mal et dont les dénis, selon moi, sont porteurs de durs réveils futurs. Actuellement les chercheurs en sciences humaines insistent, quand ils sont sociologues, sur les innovations sociales, s’écartant ainsi des vues dénonciatrices de leur prédécesseurs, quand ils sont psychologues influencés par le cognitivisme sur l’épanouissement et la joie, presque à portée de main. De façon semblable, dans l’entreprise ou dans l’espace public, c’est se montrer bien chagrin que de porter le soupçon sur les pratiques et les bonnes intentions. Je trouve très judicieux le concept de résilience, mais enfin il faut rester avec lui, aussi prudent qu’avec celui de refoulement ou de dernière instance ou d’exclusion, etc. Je ne reproche pas à Chantal Lavigne d’être tombée dans ces travers inverses de ceux qu’elle met au jour, ce qu’elle ne fait pas. J’indique simplement qu’elle permet d’ouvrir un débat sur les rapports entre les orientations des disciplines, à un moment donné, et les « cadres sociaux de la connaissance » (Gurvitch) prégnants. Je trouve un peu dommageable de n’avoir même pas fait allusion à des travaux sérieux comme ceux de Simone Korff-Sausse, Olivier-Rachid Grim et quelques autres. Car, s’il est une conviction qui m’habite de plus en plus, c’est la nécessité de regards différents, et pourquoi pas opposés, et au-delà même des regards, de théories et d’approches diverses. Le réel (qui est aussi bien empirique qu’imaginaire, évidemment) est si complexe qu’il ne faut pas se priver d’entrées nombreuses pour commencer à avoir une intelligibilité satisfaisante d’un « objet » quelconque. Et ceci vaut aussi par rapport aux penseurs qui nous ont précédés. Ce n’est pas parce qu’on a suivi, de façon absolument nécessaire et fructueuse, de nouveaux chemins que les voies de compréhension de nos prédécesseurs sont à jeter aux oubliettes. La lecture du livre, non seulement ne déçoit pas, mais provoque à penser et à poursuivre la discussion.

Thérèse-Adèle Husson : une jeune aveugle dans la France du xix e siècle, Commentaires de Zina Weygand et Catherine J. Kudlick. Traduction de Lise-Hélène Trouilloud, révisée par Zina Weygand. Préface de Bonnie Smith. Toulouse, érès, 2004.

7 La publication des Réflexions sur l’état physique et moral des aveugles par Mademoiselle Husson, une jeune aveugle de Nancy constitue à la fois une découverte, qui qualifie s’il en était besoin les commentatrices comme des historiennes de haut vol, et une contribution précieuse à l’histoire de la cécité et, plus généralement encore, de l’infirmité, mais aussi à l’histoire de la condition féminine. Le manuscrit de Thérèse-Adèle Husson a été trouvé, voici quelques années seulement, « discrètement niché dans un dossier des archives de l’hôpital des Quinze-Vingts » (p. 19). L’auteure était aussi ignorée que son texte. À partir de leur lecture, passionnée et émerveillée, Zina Weygand et Katherine Kudlick, sont parties à la recherche de cette femme aveugle du dix-neuvième siècle (1803-1831), morte jeune à Paris, alors qu’elle habitait à Nancy, où résidait sa famille et où elle était née. À force d’enquêtes dans différents fonds d’archives (il faut être détective et persévérant quand on est historien !), les deux historiennes ont reconstitué la vie et l’œuvre d’Adèle Husson. Car elle a écrit, outre les Réflexions, objet de la publication recensée présentement, sept romans (si j’ai bien compté au fil des commentaires de deux auteures historiennes). Ce n’est pas le lieu de raconter à nouveau la vie de Thérèse-Adèle, si bien restituée dans le livre. Disons que de famille modeste mais non de grande pauvreté, elle a joui de la protection de dames nobles faisant des œuvres de charité, comme c’était classique en ce début de xix e siècle. Venue à Paris, on ne sait exactement sous quels motifs, sinon celui d’appartenir aux Quinze-Vingts dont elle devint boursière (mais avec lesquels elle eut toujours de difficiles rapports), elle s’y maria avec un aveugle qui connut une petite notoriété après la mort prématurée d’Adèle, et grâce à un nouveau mariage avec une clairevoyante. Elle eut deux enfants dont on n’a retrouvé aucune trace. Sa mort fut provoquée par une grande brûlure accidentelle. Elle habita avec son mari différents endroits de Paris, tantôt miséreux, tantôt culturellement très vivants. Plusieurs choses sont à relever dans sa courte existence, qui marquent une originalité chez notre héroïne : son mariage avec un aveugle alors qu’il était interdit, ou du moins très mal vu, que deux aveugles s’unissent ; sa position d’écrivain alors qu’elle était femme et aveugle ; sa condition sociale qui ne s’est jamais élevée. Quant à ses opinions, il semble, aux dires de Zina Weygand et Katherine Kudlick, qu’elles contribuèrent à sa pauvreté parisienne. Non qu’elle fût vraiment féministe et contestataire, mais malgré tout elle ne suivit pas la pression sociale qui voulait qu’une femme aveugle devînt l’épouse d’un voyant, une épouse au service de son mari et de la domesticité. Par ailleurs, elle fut traitée d’intrigante par celui auquel elle a dédicacé ses Réflexions parce qu’elle avait émis des opinions dans l’un de ses romans, en plus de son mariage, qui n’étaient pas celles de la faction catholique ultra-conservatrice de celui-ci. Qu’en est-il de ses romans ? Nos deux historiennes les analysent comme fort conventionnels et appartenant au genre édifiant. Tantôt c’est la conquête de la religion catholique contre d’autres religions, tantôt c’est la défense des préjugés (tel le non-mariage d’une jeune femme aveugle ou le mariage avec un voyant, alors qu’elle-même sa maria avec un homme lui aussi aveugle). Malgré tout, son œuvre demeure intéressante car elle contient maints renseignements sur la vie et la condition des aveugles ou des femmes dans cette France du début du xix e siècle. Plus que de la grande littérature, ce sont des documents d’époque. C’est pourquoi il faut mettre en relief le contenu des Réflexions. Y sont rassemblées des réflexions de bon sens, par exemple sur la manière de plaire à son amant ; des indications précieuses et parfois originales sur la façon dont les aveugles perçoivent le monde, telle la représentation du ciel avec le soleil et la lune ou des fleurs que se construisent ceux qui n’ont que le toucher ; à propos du toucher, Adèle a des pages savoureuses, ainsi que sur les chiens, sur le maintien à table. Elle termine son texte par un plan d’éducation des jeunes filles aveugles, où, là encore, se mêlent propos convenus et audaces permettant à la femme atteinte de cécité de prendre son indépendance et de diriger elle-même sa vie. Là, comme en ses romans, nous possédons un document d’un grand intérêt pour mesurer les préjugés dans lesquels étaient prises les femmes et les femmes aveugles, mais également de quels espoirs elles pouvaient commencer à se nourrir.

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