Notes
-
[1]
Korczak J., « Lettre à M Zybertal » dans Comment aimer un enfant, Paris, Robert Laffont, 1988, p. 397.
-
[2]
Ibid., p. 22.
-
[3]
L?observation systématique des relations précoces mère-enfant faisait alors partie de la formation des psychanalystes anglais.
-
[4]
Titre d?un ouvrage de Martino B. (1985), Le bébé est une personne, Paris, Balland.
-
[5]
Ibid., p. 45.
-
[6]
Korczak J., op. cit., p. 54.
-
[7]
Ibid., p. 114.
-
[8]
Ibid., p. 88.
-
[9]
Ibid., p. 89.
-
[10]
Ibid., p. 113.
-
[11]
Ibid., p. 89.
-
[12]
Ibid., p. 58.
-
[13]
Korczak J. (1988), Le droit de l'enfant au respect, Paris, Robert Laffont, p. 371.
-
[14]
Gaillac H. (1970), Les maisons de correction, Paris, Cujas, p. 197.
-
[15]
Korczak J. (1988), Comment aimer un enfant ?, Paris, Robert Laffont, p. 217.
-
[16]
Ibid., p. 216.
-
[17]
Ibid., p. 249.
-
[18]
Ibid., p. 184.
-
[19]
Ibid., p. 178.
-
[20]
Korczak J., op. cit., p. 185. 21.
-
[21]
Ibid., p. 205.
-
[22]
Ibid., p. 401.
-
[23]
Ibid., p. 22.
-
[24]
Capul M. et Lemay M. (1996), De l'éducation spécialisée, Toulouse, érès.
-
[25]
Ibid., p. 45.
-
[26]
Korczak J., op. cit., p. 75.
-
[27]
Ibid., p. 76.
-
[28]
Ibid., p. 401.
-
[29]
Ibid., p. 405.
1 Il en est des éducateurs comme des philosophes ou des artistes : les plus grands d?entre eux continuent, au-delà du temps qui passe et par-delà les évolutions incessantes de nos sociétés, à parler aux hommes d?aujourd?hui, à irriguer leur pensée, à provoquer leur réflexion, à inspirer leurs actions. Ainsi en est-il de Janusz Korczak.
2 Henryk Goldszmit (Janusz Korczak est un pseudonyme emprunté à un héros de roman), naît à Varsovie en 1878 dans une famille juive, libérale et aisée. Son père, avocat renommé, meurt des suites d?une longue maladie mentale alors que Janusz Korczak est encore adolescent. Là se situe peut-être la source de sa vocation médicale. Pédiatre, il exercera la médecine pendant une dizaine d?années. Mais la situation de la Pologne, alors sous le joug de la Russie, et l'expérience de l'antisémitisme seront déterminantes dans son choix de devenir éducateur. Il écrira : « Un esclave n?a pas le droit d?avoir d?enfants. Moi juif polonais sous l'occupation tsariste, j?ai choisi de servir l'enfant et sa cause [1]. »
Approcher l'enfant et l'enfance avec patience, avec méthode, avec amour
3 De sa formation et de sa pratique de médecin, Janusz Korczak retiendra, tout au long de son activité éducative, la rigueur dans l'observation des faits. Il conservera une posture « clinique », s?attachant aux plus petits signes, mobilisant une curiosité aiguisée attentive aux événements les plus anodins, les plus insignifiants de la vie de l'enfant pour y déceler, avec émerveillement, la profondeur, l'intelligence et l'unicité de l'être de l'enfant, de chaque enfant. Loin des dogmes, des traditions routinières, insensible aux théories « scientifiques » de l'enfance, Janusz Korczak observe avec patience, avec méthode, avec amour, pour tenter de comprendre. « Moi je veux que l'on apprenne à aimer et à comprendre ce merveilleux ?je ne sais pas? de la science moderne quand elle s?applique à l'enfant, ce ?je ne sais pas? éblouissant de vie et de surprise, de création [2]. » Il n?est pas ignorant, loin s?en faut, des recherches et des développements de la toute nouvelle psychologie de l'enfant. Il connaît les perspectives ouvertes par les travaux de Sigmund Freud et s?informe des débats pédagogiques.
4 Esprit ouvert, sensible à la condition ouvrière, il n?hésite pas à aller sur le terrain se rendre compte par lui-même de la réalité des problèmes qu?engendre la misère. Il se lie d?amitié avec des sociologues, enquêtant avec eux sur les conditions de vie des populations pauvres de Varsovie. Mais son esprit le porte à accorder son attention au singulier, au particulier. Sa compréhension de l'enfant est le fruit de son observation, elle n?est pas traversée par un savoir déjà construit, une théorie apprise. C?est précisément par et dans cette attention au particulier qu?il rejoint l'essentiel et atteint l'universel.
5 Suivons-le à la recherche de la cause des pleurs d?un bébé au sein. Il s?intéresse tout d?abord à la forme du sein maternel, à sa dureté relative, à la forme du mamelon, à celle de la bouche de l'enfant, de ses lèvres, de ses gencives, puis à la façon dont la mère porte son enfant, lui présente le sein, le regarde. Il observe les réactions de l'enfant, décrit une relation et montre qu?elle engage à la fois toute la personnalité du nourrisson, ses émotions, ses expériences et celles de sa mère. Bien avant les préconisations d?Esther Bick à la Tavistock Clinic de Londres [3], Janusz Korczak nous donne à voir que « le bébé est une personne [4] » et que « seule notre ignorance et une observation superficielle nous empêchent de voir chez un nouveau né une personnalité bien définie, faite d?un tempérament, d?une intelligence bien à lui et de la somme de ses expériences existentielles [5] ». En chaque enfant qu?il observe, Janusz Korczak voit l'homme, l'homme tout entier. Dans chacun de ses gestes il s?émeut de l'effort, de la volonté de dire son être au monde dont il témoigne : « Je les embrasse comme un astronome embrasse une étoile qui a été, qui est et qui sera [6]. »
6 Déjà, lycéen, Janusz Korczak avait publié des ouvrages de fiction. Il conservera, tout au long de sa vie, une intense activité littéraire. Romans, théâtre, poésie, littérature pour enfants, son talent est éclectique et sera reconnu dans son pays bien plus tôt que son ?uvre éducative ! Si le talent littéraire semble être un point commun à nombre de grands éducateurs, on pense à Henri Pestalozzi, à Anton Makarenko, ou plus proche de nous à Fernand Deligny, l'imagination, nécessaire à l'écriture de la fiction, imprégnera, de son caractère audacieux et novateur, les réalisations éducatives de Janusz Korczak. Il sera, entre autres, le promoteur d?une revue hebdomadaire pour enfants écrite par les enfants. Il comprendra très tôt l'intérêt de la radiodiffusion et sera l'initiateur et l'animateur d?une émission dans laquelle il traitera, en réponse aux questions de parents, de problèmes éducatifs. Il créera des groupes de dialogue avec les mères, autant de choses qui feront partie des incontournables de la communication éducative quelque cinquante ans plus tard !
L?enfant n?est pas réductible à un adulte en devenir
7 L?originalité du regard qu?il porte sur l'enfant et sur l'enfance conduit Janusz Korczak à énoncer des idées en rupture avec les évidences du sens commun. Pour lui, l'enfant n?est pas réductible à un adulte en devenir. À une conception de l'enfance qui serait un chemin vers l'homme, il substitue la vision de l'enfance comme âge de la vie en soi, avec ses valeurs, ses aspirations, ses conceptions propres du monde et ses stratégies sociales, le plus souvent ignorées des adultes qui ont « affublé les enfants de l'uniforme de la puérilité [7] ». Pour lui, la supériorité, la sagesse et l'expérience des adultes sont, au mieux, une illusion, et le plus souvent, la manifestation de leur ignorance, la justification de leur duplicité : « nous nous sommes arrangés pour qu?ils ne devinent pas ce que nous faisons et qui nous sommes vraiment [8] ».
8 Pour Janusz Korczak, l'enfant est capable, tout autant que les adultes, de tenir des rôles sociaux : « cent rôles, cent masques tenus par un comédien de talent [9] » ; ses sentiments surpassent ceux des adultes par leur force, leur caractère passionné, il ne leur cède en rien pour ce qui concerne l'intellect, il est en proie aux mêmes dilemmes qu?eux. « L?âme de l'enfant est aussi complexe que la nôtre, remplie des mêmes contradictions, confrontée comme la nôtre, à cet éternel et tragique je veux mais je ne peux pas, je sais qu?il le faut mais je n?y arrive pas [10]. » Bref, « sa seule différence, finalement, c?est que, ne gagnant pas sa vie, il doit nous céder en tout du fait qu?il est à notre charge [11] ». Cette vision de l'enfant et de l'enfance conduit le médecin à le considérer non comme un objet d?éducation mais comme un sujet de droit. « J?en appelle, dit-il, à la magna charta libertatis, celle des droits de l'enfant [12]. » Il fustige la déclaration des droits de l'enfant ratifiée par la Ligue des Nations en 1923, qu?il considère comme un catalogue de bonnes intentions qui confond « les notions de droit et de devoir et dont le ton relève de la prière et pas de l'exigence [13] ». Il propose l'établissement pour l'enfant de droits fondamentaux : droit au respect, droit à vivre sa propre vie dans l'ici et maintenant, droit à être ce qu?il est, mais aussi, et nous mesurons là la profondeur de l'exigence éthique de Janusz Korczak, droit de l'enfant à la mort.
Éducateur dans un monde cruel aux pauvres
9 Muni de ce solide viatique, Janusz Korczak abandonnera l'exercice de la médecine pour prendre, en 1912, la direction de la « maison de l'orphelin », établissement qui accueille les enfants errants et abandonnés de Varsovie. Il mettra là en ?uvre des méthodes d?éducation inspirées de ses observations et de ses réflexions.
10 Replaçons-nous dans le contexte de l'époque. Relisons James Joyce ou Robert Musil et souvenons-nous des méthodes d?éducation alors en cours : discipline quasi militaire, châtiments corporels, enseignement de médiocre qualité sont l'ordinaire des « pensions ». Mais il y a plus : dans les orphelinats, les représentations de l'enfance pauvre, errante, sont massivement imprégnées des conceptions de la dégénérescence. On convient de l'hérédité de la syphilis, de la dégradation morale des « classes dangereuses »? Le directeur de la colonie pénitentiaire de Saint-Hilaire ne classifiait-il pas en 1901 ses pensionnaires en quatre catégories : les intelligents, « les plus rares » ; les vicieux, « cette catégorie forme le contingent le plus nombreux » ; les indifférents, « qui se soumettent et obéissent » ; enfin les arriérés, les anormaux et les dégénérés [14]. Cette représentation dominante de l'enfant rongé de tares et affecté par la souillure indélébile de son hérédité sert alors de justification à une discipline de fer à une éducation plus soucieuse de redressement que d?épanouissement de l'enfant. On mesure alors le courage intrépide de Janusz Korczak qui va concevoir l'organisation de l'orphelinat à partir de quelques principes aussi simples que radicaux : refus des pratiques autoritaires, suppression des hiérarchies, organisation autogestionnaire qui exigera des adultes qu?ils mettent en ?uvre rigueur dans l'observation, refus des idées préconçues, aptitudes à l'empathie et à l'analyse lucide du sens et de la portée de chacun de leurs actes.
Une approche pragmatique qui fonde une conception démocratique de l'organisation de la maison des enfants
11 Dans la mise en place de l'orphelinat, Janusz Korczak se révèle un praticien lucide : « Je ne pourrai pas changer l'enfant en autre chose que ce qu?il est déjà. Un bouleau ou un chêne sont condamnés à rester bouleau et chêne. [?] Je peux éveiller ce qui somnole dans une âme, mais je ne peux pas la créer à nouveau [15]. » Il n?est pas habité d?une vision idyllique ou romantique de l'enfant. L?enfant n?est ni bon ni mauvais, il est. Janusz Korczak n?est ni naïf ni dupe : « Si demain je dois aller à la rencontre d?un nouveau groupe d?enfants, je dois savoir d?avance qu?il y aura parmi eux des doux, des passifs, des faibles, des confiants ; des pervers, des méchants, des agressifs, de faux soumis ; des malins, des intrigants, des malfaiteurs [16]. » Pour lui, l'enfant est un acteur stratégique de ses propres intérêts. Analyste lucide et déterminé des possibilités de son environnement, il sait choisir, sans s?encombrer d?un moralisme désuet, la conduite la plus efficace pour satisfaire à ses désirs et à ses besoins. Tant pis pour l'éducateur naïf. « Conspiration, révolte, trahison, voilà quelles étaient les réponses de la vie à mes rêves chimériques [17]. »
12 Il sait d?autre part que, pour les éducateurs, « il est impossible d?éviter certaines erreurs nées de l'habitude, des idées reçues, des traditions consacrées par l'usage comme cette façon de traiter les enfants en êtres inférieurs, désarmants de naïveté et d?inexpérience [18] ». Sa lucidité aiguë ne lui laisse pas d?illusions sur la complexité humaine, sur ce qu?elle comporte de sublime et d?horrible. « Ignores-tu donc que l'instinct de reproduction oscille entre l'inspiration créatrice la plus élevée et le plus ignoble des crimes [19] ? » Il est convaincu qu?enfant ou adulte, chacun est susceptible d?être manipulé, trompé, floué, berné, tout autant que capable de manipuler, tromper, flouer, berner autrui. Tout cela impose de créer un modus operandi dans la communauté des adultes et des enfants qui ne soit pas d?ordre hiérarchique ni autoritaire, mais qui permette l'exercice d?une véritable collaboration. Janusz Korczak en vient alors à concevoir la création d?une collectivité coopérative régulée par le droit.
13 Éduquer c?est coopérer, s?attacher à créer pour et avec les enfants les conditions et les règles d?une vie susceptible de satisfaire à leurs besoins et à leurs aspirations en tenant compte de ce qu?ils sont. Cette coopération se décline dans la mise en ?uvre de dispositifs pertinents pour permettre l'organisation et la régulation de la communauté. Ce seront entre autres le conseil juridique chargé de l'élaboration des lois, le parlement chargé de les voter et le tribunal en charge de leur application. Ces dispositifs ne sont pas conçus pour apprendre le fonctionnement démocratique mais pour le pratiquer. Ce sont réellement des instruments de nature politique, de véritables institutions qui construisent et régulent les conditions de la vie collective et dont les attendus s?imposent à tous, adultes et enfants. En conséquence, et ceci est essentiel, la lecture et la problématisation des dysfonctionnements collectifs ou individuels seront construites dans le champ de cette conception politique de l'organisation. Ainsi, devant tel ou tel problème, la question ne sera pas tant de savoir qui en est à l'origine (ce qui ne signifie pas pour autant que Janusz Korczak en soit ignorant). Elle sera de se demander quelle faille dans la conception ou la régulation de l'organisation a permis que la difficulté se développe jusqu?à faire problème, de quelle question la collectivité a négligé la prise en compte, quelles dispositions organisationnelles, quelles modifications institutionnelles pourraient permettre de remédier au problème posé. En ce sens, nous pouvons parler d?une théorie politique de l'éducation. Ce caractère politique est au reste parfaitement identifié et défini par Janusz Korczak, il s?agit de créer selon ses propres termes une communauté démocratique et autogestionnaire.
Comment aimer un enfant suivi de Le droit de l'enfant au respect (1998), Paris, Robert Laffont.
Cet ouvrage, qui comporte deux préfaces fort intéressantes de S. Tomkiewicz, rassemble plusieurs écrits publiés en différents volumes.
Journal du ghetto (1998), Paris, Robert Laffont. Janusz Korczak est l'auteur de nombreux autres ouvrages : romans pour enfants, théâtre, récits de voyage, essais, dont certains sont publiés en français. On en trouvera la liste exhaustive et critique, ainsi que de nombreuses informations relatives à la vie, à l'?uvre et au rayonnement des conceptions de Janusz Korczak sur le site Internet de l'Association française des amis de Janusz Korczak : www.korczak.info
Éducateur : chercheur passionné du quotidien
14 Ce principe coopératif, pour être éducatif, impose aux adultes une éthique faite d?une approche humble du mystère qu?est l'enfant : « Lorsque j?aperçois chez un enfant l'étincelle immortelle du feu dérobé aux dieux, la lueur d?une pensée libre, la majesté de l'indignation, l'élan de l'enthousiasme, la mélancolie précoce de l'automne et la douceur de la charité ; lorsque je considère sa dignité craintive, sa quête courageuse, joyeuse et assurée des causes et des finalités ; toutes ses tentatives laborieuses, alors je m?agenouille humblement, parce que, faible et lâche, je ne me sens pas digne de lui [20]», du respect absolu de ce qui le touche : « seule notre indélicatesse à l'égard des enfants nous préserve de mourir d?humiliation pour toute l'indignité du monde qu?ils rencontrent en naissant et dont nous ne sommes pas en mesure de les défendre [21] », de la capacité permanente à l'autocritique et d?un sens profond de la responsabilité.
15 Être éducateur, c?est être garant du respect par tous des règles communes à tous : là est son absolu devoir. Point de complaisance, de laxisme, de tentation anarchiste, non, Janusz Korczak substitue à l'autorité des adultes l'autorité du droit. Les adultes ne sont plus les détenteurs de l'autorité, celle-ci s?incarne dans des règles de droit, règles auxquelles ils sont soumis et dont ils sont garants de la mise en ?uvre. Le règlement de la maison de l'orphelin stipule ainsi que « le directeur et l'éducatrice chef sont responsables devant les enfants de l'application stricte des lois en vigueur [22] ».
16 Quelle posture alors pour l'éducateur qui s?engage dans la construction et l'exercice de cette éducation coopérative ? Celle d?un chercheur engagé de la vie quotidienne. Les éléments fondamentaux de celle-ci peuvent se décliner de la façon suivante : observer, critiquer, proposer, puis construire, réguler et garantir.
17 Observer tout d?abord, rappelons-le, considérer que rien n?est anodin ou insignifiant, prêter une attention égale à tous les événements, toutes les sollicitations. « En tant que médecin et en tant qu?éducateur je ne connais pas de petits détails et j?observe attentivement tout ce qui semble n?être dû qu?au hasard, tout ce qui, à première vue, apparaît sans valeur [23]. » Cette observation patiente, obstinée, méthodique et compréhensive est l'exercice quotidien, nous pourrions presque dire l'ascèse par laquelle l'éducateur peut saisir les événements, les relations, les aléas du fonctionnement, bref l'état de ce monde qu?est la communauté éducative, et, partant peut agir utilement dans l'intérêt de tous. L?alpha de la pratique éducative selon Janusz Korczak, c?est l'observation.
18 Critiquer ensuite : soumettre à l'examen systématique ses propres convictions, débusquer ses propres préjugés, éprouver les théories apprises mais aussi, et peut-être avant tout, exercer, développer, aiguiser sa lucidité vis-à-vis de ses propres actions, sentiments et émotions. Janusz Korczak fait sienne la formule socratique selon laquelle « je sais que je ne sais rien » et s?approprie le commandement qui en est le corollaire : « connais-toi toi-même ». Son approche de l'enfant est faite d?exigence critique vis-à-vis de soi. Sans cesse, dans les exemples qu?il choisit, dans les anecdotes qu?il relate, sont mises en avant les failles, les incohérences, les impasses, auxquelles conduisent les attitudes éducatives des adultes, les effets péjoratifs qu?elles ont sur la capacité de l'enfant à se réaliser en confiance avec le monde.
19 Fort de cette pratique d?observation critique et compréhensive, habité par cette éthique de respect et de responsabilité, l'éducateur peut alors devenir un contributeur créatif, utile à la construction et au perfectionnement d?une organisation collective conforme à ses aspirations éducatives, capable de réguler efficacement les tensions et les dissensions qui s?y manifestent, et légitime pour garantir le respect des règles collectives construites par tous et pour tous.
20 Le monde a bien changé depuis Janusz Korczak. Les orphelinats d?antan ont disparu (du moins dans nos riches démocraties), les méthodes d?éducation par trop autoritaires ont cédé du terrain, les droits de l'enfant sont reconnus par une charte (le texte, proposé par la Pologne, s?inspire explicitement de sa pensée). Ses conceptions de l'éducation ont été longtemps oubliées (la première traduction française date de 1978). Elles ont subi, nous rappellent Maurice Capul et Michel Lemay [24], des critiques, et tout particulièrement celle d?être « éventuellement pertinentes dans un contexte donné mais d?être pour les enfants perturbés, d?une approche suppressive en ce qu?elles masquent leurs difficultés psychiques profondes [25] ». Et pourtant?
21 Relisons-le. L?éthique éducative impose le respect des droits de l'enfant, dit-il. L?accord est unanime ! Mais il faut rappeler qu?il ne s?agit pas là d?une prière ou d?une invocation, que cela se décline dans la conception et l'organisation concrète du cadre de vie de l'enfant, de façon telle qu?il y exerce effectivement des droits. Est-ce une réalité dans nos institutions de l'éducation spécialisée ? Ou bien ne serait-ce plus à l'ordre du jour ? Janusz Korczak nous rappelle que cette exigence ne relève pas de l'utopie, qu?elle n?est pas le discours mondain d?une philosophie de salon, il nous rappelle qu?elle s?impose à chacun, qu?elle est à portée d?homme, qu?elle est un programme d?action.
22 Relisons-le encore. Respecter l'enfant pour ce qu?il est, en tant qu?étant et non en tant que projet (« un enfant n?est pas un billet de loterie qui doit gagner le gros lot [26] ») n?interroge-t-il pas nos représentations de l'enfant handicapé, toujours situé en référence à son handicap ? Celui-là est trisomique, dit-on, cet autre déficient, celui-là encore débile léger, moyen, profond ; Janusz Korczak vient nous rappeler que celui-là comme cet autre est un homme et que, comme chacun d?entre les hommes, « il porte en lui sa propre étincelle capable d?allumer des foyers de bonheur et de vérité [27] ». L?on pourrait objecter que Janusz Korczak, qui s?est occupé d?enfants orphelins, d?enfants abandonnés, n?était pas un spécialiste des questions de handicap. Mais c?est précisément parce que sa pensée ne concerne jamais telle ou telle catégorie d?enfants mais l'enfance tout entière qu?elle est ici pertinente. Le respect de l'enfant, c?est le respect de tous les enfants. Rien n?est plus étranger à la pensée de Janusz Korczak que notre souci de classification, rien de le rebute plus que la nosographie dont il a bien pressenti que s?y dissimulait la discrimination. Ne s?insurgeait-il pas contre « la psychose qui consiste à rechercher les différences [28] » ? L?éducation n?a que faire des classifications, elle est et demeure une question d?amour. Point de sentimentalisme désuet dans cette affirmation essentielle, mais le rappel qu?à l'éducateur s?impose une obligation, celle d??uvrer pour que chaque enfant parvienne à être ce qu?il est.
23 Relisons-le aussi pour son refus des dogmes, sa méfiance à l'égard des systèmes pédagogiques, sa réticence aux explications généralisantes, et retenons son souci constant de comprendre chacun, sa tentative de construire avec tous une collectivité au sein de laquelle chacun ait sa place propre.
24 Janusz Korczak, on le sait, confiné dans le ghetto de Varsovie avec les enfants juifs dont il était en charge, a refusé les propositions qui lui ont été faites à maintes reprises de le quitter. Il refusa de laisser les enfants seuls et résolut de les accompagner jusque dans la mort au camp d?extermination de Treblinka. Cette conduite témoigne, bien au-delà de tout discours, de la profondeur de son engagement à leurs côtés. Mais notre admiration respectueuse pour l'homme que fut Janusz Korczak tient aussi à ceci : quelques jours avant qu?ils soient tous conduits à la mort, il avait fait donner à l'orphelinat, malgré l'interdiction de la censure, une représentation théâtrale. Il s?agissait d?un drame de Rabindranath Tagore, Le Courrier. Ce drame met en scène un enfant atteint d?une maladie incurable et qui va mourir. Janusz Korczak avait choisi lui-même cette ?uvre car, disait-il, « il est nécessaire d?apprendre à accepter la mort avec sérénité [29]». Par-delà l'héroïsme, être éducateur?
Bibliographie
Pour approfondir
À propos de Janusz Korczak- Houssaye J. (2000), Janusz Korczak des droits de l'enfant, Paris, Hachette.
- Ladsous J. (1995), Janusz Korczak, Paris, puf.
- Lamhhihi A. (1997), Janusz Korczak, L?éducation constitutionnelle, Paris, Desclée de Brouwer.
- Meirieu P. (2001), Janusz Korczak, Comment surseoir à la violence, éditions pemf.
- Meirieu P. (2002), Le pédagogue et les droits de l'enfant : histoire d?un mal entendu, Éditions du Tricorne.
Pour situer l'?uvre de Janusz Korczak dans l'ensemble des conceptions de l'éducation : - Capul M., Lemay M. (1996), De l'éducation spécialisée, Toulouse, érès.
Notes
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[1]
Korczak J., « Lettre à M Zybertal » dans Comment aimer un enfant, Paris, Robert Laffont, 1988, p. 397.
-
[2]
Ibid., p. 22.
-
[3]
L?observation systématique des relations précoces mère-enfant faisait alors partie de la formation des psychanalystes anglais.
-
[4]
Titre d?un ouvrage de Martino B. (1985), Le bébé est une personne, Paris, Balland.
-
[5]
Ibid., p. 45.
-
[6]
Korczak J., op. cit., p. 54.
-
[7]
Ibid., p. 114.
-
[8]
Ibid., p. 88.
-
[9]
Ibid., p. 89.
-
[10]
Ibid., p. 113.
-
[11]
Ibid., p. 89.
-
[12]
Ibid., p. 58.
-
[13]
Korczak J. (1988), Le droit de l'enfant au respect, Paris, Robert Laffont, p. 371.
-
[14]
Gaillac H. (1970), Les maisons de correction, Paris, Cujas, p. 197.
-
[15]
Korczak J. (1988), Comment aimer un enfant ?, Paris, Robert Laffont, p. 217.
-
[16]
Ibid., p. 216.
-
[17]
Ibid., p. 249.
-
[18]
Ibid., p. 184.
-
[19]
Ibid., p. 178.
-
[20]
Korczak J., op. cit., p. 185. 21.
-
[21]
Ibid., p. 205.
-
[22]
Ibid., p. 401.
-
[23]
Ibid., p. 22.
-
[24]
Capul M. et Lemay M. (1996), De l'éducation spécialisée, Toulouse, érès.
-
[25]
Ibid., p. 45.
-
[26]
Korczak J., op. cit., p. 75.
-
[27]
Ibid., p. 76.
-
[28]
Ibid., p. 401.
-
[29]
Ibid., p. 405.