Regards 2020/2 N° 58

Couverture de REGAR_058

Article de revue

Lutte contre la fraude, recours aux droits et citoyenneté

Pages 111 à 122

Notes

1La lutte contre la fraude fait l’objet d’une attention soutenue de la part des pouvoirs publics, avec de nombreux rapports récents rendus sur ce sujet [1]. Ce phénomène, que l’on peut définir comme « une irrégularité ou une omission commise de manière intentionnelle au détriment des finances publiques » [2], a conduit les caisses de Sécurité sociale à mettre en œuvre des stratégies et des organisations spécifiques.

2À ce titre, la loi de financement de la Sécurité sociale (LFSS) pour 2021 [3] introduit plusieurs dispositifs qui viennent renforcer un arsenal législatif déjà dense, résultat d’une construction progressive. On peut citer à ce titre, la suspension du versement des prestations et la récupération des indus pour les bénéficiaires ayant un numéro d’inscription au répertoire (NIR) non certifié, la prescription portée à 5 ans applicable à l’action intentée par un organisme payeur en recouvrement des prestations indûment payées ou encore l’alourdissement des sanctions financières pour les fraudes.

3En miroir de ces outils de lutte contre la fraude, la LFSS 2021 dote la Sécurité sociale de leviers supplémentaires pour lutter contre le non-recours aux droits. Ce phénomène désigne « le fait que des personnes éligibles à des droits, et par extension à toute offre publique (prestations financières, dispositifs, équipements), ne les perçoivent pas ou n’en bénéficient pas » [4].

4En effet, le texte introduit un chapitre au sein du code de la Sécurité sociale intitulé « lutte contre le non-recours aux droits et aux prestations ». Ce chapitre consacre, pour les organismes de Sécurité sociale, une mission générale relative à l’accès aux droits. Le nouvel article L261-1 prévoit même que ces actions peuvent être menées « en lien avec les autres administrations ou organismes disposant d’informations pouvant contribuer à identifier les situations de non-recours ». Les nouveautés induites sont importantes à deux titres : d’une part, elles permettent d’envisager un échange facilité des données entre administrations, d’autre part elles permettent de cibler des potentiels bénéficiaires qui ne sont pas connus des organismes de Sécurité sociale.

5Il est fréquent d’entendre, dans le débat public, une opposition entre les notions de lutte contre la fraude et de recours aux droits. D’un côté, l’État et les organismes de Sécurité sociale luttent activement contre les fraudeurs alors que de l’autre, de nombreux bénéficiaires potentiels ne font pas valoir leurs droits.

6On oppose souvent le déséquilibre du montant de la fraude sociale à celui des « économies », beaucoup plus importantes, réalisées à cause du non-recours aux droits.

7Au contraire, les phénomènes de fraude et de non-recours aux droits présentent de grandes similitudes.

8La fraude nuit à la confiance de la société dans notre système de protection sociale. Elle constitue un détournement d’argent au profit d’individus qui ne devraient pas en bénéficier. Par extension, la fraude prive de ressources des individus qui pourraient légitimement bénéficier de notre système redistributif.

9Le non-recours altère également la confiance des bénéficiaires dans un système qui ne remplit pas son rôle : celui de distribuer des prestations ou des services selon des règles claires, compréhensibles et accessibles à tous.

10En somme, les phénomènes de fraude et de non-recours aux prestations sociales empêchent les individus d’exercer pleinement leur citoyenneté :

  • soit par le non-respect manifeste des règles définies pour bénéficier des droits sociaux ;
  • soit par le non-bénéfice de la plénitude des droits sociaux.

11En effet, la citoyenneté qui correspond au fait d’être reconnu officiellement comme citoyen membre d’un État, confère à ses bénéficiaires un statut juridique auquel sont rattachés des droits et devoirs.

12Au titre des droits, on peut citer les droits civils (liberté d’expression, liberté de circulation etc.), les droits politiques (droit de vote, liberté d’association, etc.) mais aussi les droits sociaux dont le droit à la Sécurité sociale qui est garanti par la constitution. L’article 11 du préambule de la Constitution de 1946, placé en tête de la Constitution de 1958, énonce : « [la Nation] garantit à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs. Tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l’incapacité de travailler a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence ».

13La citoyenneté emporte également des devoirs, dont celui du respect des règles en vigueur.

14Aussi, la lutte contre la fraude et l’accès aux droits participent d’une même finalité qui est celle du juste droit : le droit, rien que le droit et tout le droit. C’est en poursuivant l’objectif du juste droit que l’on inspire la confiance des citoyens dans notre système de protection sociale.

15Cette légitimité se réalise par la conduite de sa double mission : assurer la couverture sociale des bénéficiaires confrontés à un risque et lutter contre les phénomènes de fraudes qui nuisent à la pérennité du système.

16Les objectifs de lutte contre la fraude et de recours aux droits n’ont pas toujours fait l’objet d’une action coordonnée. À ce titre, les priorités ont longtemps été orientées vers la lutte contre la fraude avant que le phénomène de non-recours aux droits n’ait été identifié comme une priorité d’action (I).

17C’est pourtant bien la mise en synergie de ces deux objectifs qui permet de maintenir la confiance des citoyens dans notre système de protection sociale. À ce titre, on assiste à un mouvement récent de convergence entre ces deux missions (II).

I – La stratégie des organismes de Sécurité sociale pour lutter contre la fraude a progressivement évolué pour prendre en compte le phénomène de non-recours aux droits

I.1 – Le caractère intolérable de la fraude aux prestations a conduit les organismes à s’en saisir prioritairement

18Les fondements historiques qui président à la création du système de protection sociale reposent sur un idéal de justice sociale et de confiance dans un système redistributif, en capacité de couvrir les individus face aux risques sociaux (maladie, accident du travail, charge d’enfant, perte d’emploi, etc.).

19Au-delà du risque financier évident que fait courir la fraude aux prestations sociales, c’est la crédibilité de notre système de protection sociale qui est en jeu. L’enjeu, c’est l’adhésion des citoyens à un « bien commun ». L’importance accordée par les plus grandes juridictions de notre pays à ces principes est telle que la lutte contre la fraude est un objectif à valeur constitutionnelle [5].

20La mise en œuvre d’une stratégie de contrôle et de lutte contre la fraude apparait le corollaire d’un système de protection sociale basé en partie sur des données déclaratives.

21Une grande partie des contrôles permettent donc de s’assurer que les prestations versées le sont dans le respect des conditions de délivrance. Les contrôles porteront principalement sur les données déclarées par les bénéficiaires relatives à leur situation (ressources, situation familiale, situation professionnelle, etc.).

22En matière de fraude, il convient d’être précis sur la terminologie et la distinguer de l’erreur. D’un point de vue juridique, la qualification de fraude implique la réunion de deux éléments :

  • un élément matériel d’une part. Cet élément peut être caractérisé par l’obtention ou la tentative d’obtention d’une prestation qui n’était pas due ;
  • un élément intentionnel d’autre part. Cet élément peut être caractérisé par des manœuvres volontaires engagées en vue d’obtenir une prestation qui n’était pas due. Par exemple : des fausses déclarations sur la situation personnelle du bénéficiaire, l’utilisation de faux documents, une dissimulation de ressources financières.

23La qualification d’erreur ou de fraude emporte des conséquences importantes.

24Dans le premier cas, le bénéficiaire est considéré comme étant de bonne foi : il a commis une erreur, la conséquence est qu’il doit rembourser les sommes trop-perçues.

25Dans le second cas, le bénéficiaire est considéré comme étant de mauvaise foi : il a intentionnellement bénéficié ou cherché à bénéficier d’une prestation à laquelle il n’avait pas droit. La conséquence est qu’il doit rembourser les sommes trop-percues et s’expose à une sanction qui sera déterminée en fonction de la gravité de la fraude (avertissement, pénalité ou dépôt de plainte).

26La lutte contre la fraude figure, de manière continue, dans les objectifs prioritaires des conventions d’objectifs et de gestion (Cog).

27Au-delà des stratégies, qui peuvent varier d’une institution à l’autre, elles répondent à des principes communs :

  • une égalité de traitement devant le contrôle - tout bénéficiaire est susceptible d’être contrôlé, selon des protocoles uniformes ;
  • un respect de la procédure – pour garantir les droits des bénéficiaires pendant le contrôle (procédure contradictoire, voies de recours) ;
  • et, en cas de fraude avérée – une sanction systématique et proportionnelle aux faits.

II.2 – Une meilleure connaissance du phénomène de non-recours aux droits et de son caractère massif entraîne sa prise en compte par les organismes de Sécurité sociale

28Historiquement, les phénomènes de non-recours aux droits sont identifiés depuis longtemps. Le principe de « non take-up of social benefits » apparaît vers les années 1930 dans les pays anglo-saxons.

29Le sujet apparaît plus tard en France, au milieu des années 1990, dans un contexte où l’État développe une politique de lutte contre la pauvreté et l’exclusion. Aussi, la question du non-recours aux minima sociaux commence à émerger.

30Le thème du non-recours est d’abord lié au besoin d’évaluation des politiques publiques. Dans un rapport de 2005 intitulé « Quelle intervention sociale pour ceux qui ne demandent rien » [6], l’Igas met en lumière les besoins de « l’évaluation de la non-demande [qui] reste largement fonction des volontés politiques ou de stratégies volontaristes de politiques ».

31Des études nombreuses sont menées sur les déterminants du non-recours, que l’Odenore classe en trois catégories :

  • La non-connaissance. L’usager n’a pas demandé un droit ou une aide car il n’avait pas l’information concernant l’existence de l’aide, ne comprenait pas le dispositif ou encore ne s’est pas vu proposer l’offre par le prestataire.
  • L a non-demande. L’usager connait le dispositif mais ne la demande pas pour diverses raisons : complexité administrative pour obtenir la demande, par désintérêt, par peur de perdre des droits acquis, par crainte de la stigmatisation, etc.
  • La non-réception. L’usager est éligible au dispositif mais ne reçoit rien ou une partie seulement. Les raisons sont multiples : abandon de la demande, non adhésion à la proposition, non-respect des procédures, etc.

32Les organismes de protection sociale réalisent des mesures du non-recours aux prestations qu’ils servent. Dans les années 1990, le taux de non-recours au revenu minimum d’insertion (RMI) est estimé à 40 %. Plus tard, celui du RSA activité est estimé à près de 70 %. Concernant les prestations de filet de sécurité liées à l’assurance maladie, le non-recours à la couverture maladie universelle complémentaire est estimé à 30 % en 2017, celui de l’aide à l’acquisition d’une complémentaire santé est de 70 %.

33Il y a comme un paradoxe : alors que la puissance publique accentue sa politique sociale en direction des publics les plus fragiles, une partie importante d’entre eux ne font pas valoir leurs droits aux prestations.

34Le rapport Sirugue [7], établit un lien direct entre le développement d’une offre de minima sociaux de plus en plus complexe et le développement du phénomène de non-recours aux droits. En effet, le développement d’une offre de plus en plus personnalisée de prestations sous conditions de ressources, avec des règles hétérogènes et des conditions d’ouverture de droits différentes, nuit à la lisibilité et à l’acceptabilité du système de protection sociale. Cette situation avait été résumée par une formule de Jean-Jacques Dupeyroux, « plus la détresse est grande, plus le système est opaque ».

35Le rapport propose différents scénarios de simplification, allant d’une simplification de l’architecture des minima sociaux, à la création d’une « couverture socle commune » venant remplacer les dix minima sociaux actuels.

36Le constat du non-recours aux droits élevé sur certaines prestations pose la question de l’acceptabilité d’un système de protection sociale qui rate sa cible, en proposant des prestations très ciblées, visant à répondre à la diversité des situations, mais finalement peu demandées.

37À ce titre, les pouvoirs publics engagent des mesures pour lutter contre ce phénomène, en mobilisant différents leviers :

  • La simplification ou le regroupement de prestations. À ce titre, la mise en œuvre de la prime d’activité, qui a remplacé le RSA activité en 2016 est un exemple réussi d’amélioration du taux de recours qui est passé de 30 % à plus de 80 % [8].
  • La mise en œuvre de parcours ou d’offres spécifiques pour des catégories de publics présentant des fragilités et des risques de non-recours aux droits (rendez-vous des droits en Caf, plateforme d’intervention départementale pour l’accès aux soins et à la santé en branche maladie, etc.).
  • Le développement d’outils de traitement de l’information ou de partage de données. Des outils de ciblage ou d’échange de données permettent d’orienter l’action des organismes sur des publics de non-recourant potentiels.

II – La stratégie du juste droit poursuivie par les organismes de Sécurité sociale implique une convergence progressive des actions de lutte contre la fraude et d’accès aux droits, au service d’un plein exercice de la citoyenneté

II.1 – Pour un exercice effectif de la citoyenneté sociale, la lutte contre la fraude et l’accès aux droits doivent répondre à des objectifs communs portés par une stratégie identique

38À première vue, les objectifs de la lutte contre la fraude et de l’accès aux droits sont différents. La stratégie de lutte contre la fraude vise à identifier les individus qui commettent des actes délictuels ou criminels pour percevoir des prestations auxquels ils n’ont pas droit. Au contraire, la stratégie de recours aux droits vise à encourager les individus à bénéficier de tous leurs droits sociaux. Cependant, ces deux stratégies participent d’un même objectif qui est celui du juste droit.

39Si l’on s’intéresse maintenant aux stratégies pour développer le juste droit, que ce soit pour lutter contre la fraude ou développer le recours aux droits, on peut remarquer qu’elles sont convergentes et s’articulent autour de trois axes :

  • tout d’abord évaluer l’ampleur du phénomène,
  • ensuite cibler les individus ou les situations,
  • enfin mettre en œuvre des mécanismes permettant de lutter contre la fraude ou le non-recours aux droits.

L’évaluation est l’étape incontournable pour avoir une idée précise des phénomènes de fraude et de non-recours aux droits

40Cette étape est un préalable à la mise en œuvre des deux autres. En effet, il apparaît difficile de proposer des solutions adaptées pour lutter contre la fraude ou le non-recours aux droits quand on a une connaissance imparfaite du sujet.

41L’évaluation du phénomène de fraude a fait l’objet de grandes controverses dans le débat public. À ce jour, il n’existe pas de chiffres fiables permettant de dire précisément quel est le montant potentiel de la fraude aux prestations sociales.

42Dans un rapport récent consacré au sujet, la Cour des comptes indique ne pas être en mesure de fournir « d’estimation globale du montant de la fraude aux prestations, les données disponibles ne permettant pas de parvenir à un chiffrage suffisamment fiable. » [9]

43La difficulté actuelle est que les différentes branches de la Sécurité sociale n’ont pas de méthode uniforme pour réaliser une évaluation commune des phénomènes de fraude.

44À ce jour, seule la branche famille réalise une opération d’évaluation régulière et approfondie du montant de la fraude potentielle. Cette évaluation s’appuie sur une campagne de contrôle approfondie sur un échantillon statistiquement représentatif de dossiers d’allocataires [10]. Les résultats de la dernière analyse font état d’un montant de fraude potentielles aux prestations pour un montant de 2,3 milliards d’euros, soit 3,2 % du montant des prestations versées.

45L’intérêt d’une telle démarche est d’objectiver un phénomène en se basant sur une approche d’évaluation rigoureuse. Un chiffrage précis du phénomène de fraude permet également d’éviter une instrumentalisation du sujet par certains qui diffusent des chiffres très largement exagérés.

46La démarche d’évaluation présente toutefois un risque : celui d’une mauvaise interprétation des résultats. En effet, une lecture rapide des conclusions des enquêtes menées par la branche famille peut amener à l’idée que le phénomène de fraude s’accentue. En effet, le montant de la fraude potentielle est en augmentation depuis plusieurs années. En réalité, cette augmentation s’explique d’une part par l’amélioration des capacités de la branche famille à détecter la fraude et d’autre part par l’augmentation importante, dans le poids total des dépenses de la branche famille, des prestations à plus fort risque de fraude (revenu de solidarité active et prime d’activité).

47Aussi, l’évaluation est réussie si elle repose à la fois sur une démarche rigoureuse et une analyse approfondie des résultats.

48Les principes évoqués ci-dessus s’appliquent de la même manière pour la lutte contre le non-recours aux droits. Si l’on réfléchit en termes de performance des politiques publiques sociales, le taux de recours à une prestation est un bon indicateur de l’efficacité d’une prestation ou d’un service : est-il connu et fait-il l’objet d’un recours important de la part de ses potentiels bénéficiaires ?

49Même s’il n’existe pas, là encore, d’évaluation précise du montant potentiel du non-recours, les branches de la sécurité sociale s’intéressent à ce sujet et s’appuient notamment sur les travaux menés par l’observatoire des non-recours aux droits et services [11].

50En somme, la mise en œuvre d’une stratégie d’évaluation participe de la meilleure connaissance des organismes, mais aussi du grand public, des phénomènes de fraude et de non-recours. À ce titre, ces stratégies contribuent à la confiance et l’adhésion des citoyens dans leur modèle de protection sociale.

La stratégie de détection des phénomènes de lutte contre la fraude et de non-recours aux droits emprunte des techniques similaires

51L’identification et l’évaluation des phénomènes de fraude ou de non-recours sont indispensables pour passer à l’étape suivante : la détection des individus en situation de fraude ou de non-recours.

52Ici aussi, les méthodes ou outils à disposition sont similaires.

53À ce jour, les outils les plus utilisés, et les plus efficaces, pour cibler la fraude ou le non-recours, s’appuient sur des techniques d’exploration de données : le datamining.

54En effet, compte tenu de la masse très importante de bénéficiaires (et de données) dont disposent les organismes de Sécurité sociale, il est impossible d’organiser une stratégie de ciblage efficace en réalisant des actions ou des contrôles aléatoires. Celle-ci doit naturellement respecter des grands principes (pas de ciblage sur des critères illégaux ou discriminatoires) et s’appuyer sur une analyse de risque (quelles prestations sont les plus risquées, pour quelles raisons, quelles données sont les plus susceptibles d’erreurs ou de fraude, etc.).

55Le datamining ou « fouille de données » est une démarche d’étude statistique qui exploite de vastes bases de données pour faire émerger des liens avec une cible et modéliser son risque d’occurrence.

56La branche famille a été pionnière en créant en 2012, à la Caf de la Gironde, le centre national d’appui au datamining.

57Le premier modèle de datamining a permis de sélectionner des dossiers présentant les risques d’indus potentiels les plus importants. Ce modèle datamining a permis à la branche d’améliorer très significativement le ciblage des dossiers à contrôler. Les résultats des Caf en matière de lutte contre la fraude sont en constante progression depuis plus de 10 ans : le montant de fraudes détecté par la branche a été multiplié par 3,6 depuis 2010.

58Aujourd’hui, près de 75 % des dossiers qui font l’objet d’un contrôle sur place sont orientés par le modèle de datamining.

59Cette même technologie a également été employée quelques années plus tard pour développer la stratégie d’accès aux droits de la branche.

60La prochaine étape dans l’amélioration du ciblage des cas de fraude et de non- recours aux droits passera par l’exploitation des technologies de big data, permettant d’aller plus loin dans l’exploitation des données et le ciblage [12]. Par ailleurs, les potentialités offertes par le dispositif de ressources mutualisées (DRM) sont importantes. L’acquisition de manière automatisée et auprès de tiers collecteurs de confiance (organismes sociaux, employeurs) des données relatives aux ressources et à la situation professionnelle, permettront de disposer de données fiables sur la situation de l’allocataire. Ces données pourront être utilement employées pour sécuriser les données (prévention de la fraude) et envisager des applications en matière de politique d’accès aux droits.

La mise en œuvre d’une politique de lutte contre la fraude et de non-recours aux droits s’appuie sur des dispositifs préventifs et curatifs

61Une fois que les phénomènes de fraude et de non-recours sont bien documentés et que l’on dispose d’outils pour les cibler, il reste à mettre en œuvre des actions de lutte. Ces actions peuvent être soit préventives, soit curatives.

62Sur le plan préventif, on peut citer les actions de communication qui viennent soit dissuader les individus de frauder soit au contraire les inciter à faire valoir leurs droits.

63Les branches de la Sécurité sociale communiquent régulièrement sur leurs actions et résultats en matière de lutte contre la fraude. Ces communications sont très souvent accompagnées de deux messages :

  • D’une part, que compte tenu qu’un grand nombre de prestations sont calculées sur une base déclarative, il convient de faire attention aux informations communiquées et qu’elles doivent être actualisées en fonction de l’évolution de sa situation (prévention primaire).
  • D’autre part, qu’en cas de fraude, les sanctions sont systématiques et peuvent être lourdes (« peur du gendarme »).

64En matière d’accès aux droits, la prévention passe par des actions de communication sur un nouveau dispositif, le développement de services en ligne facilement accessibles et construits avec des usagers ou encore l’accompagnement des publics en difficulté.

65Sur le plan curatif, l’objectif est d’intervenir au plus près de la détection d’une situation de fraude ou de non-recours, pour en limiter les externalités négatives.

66Cela implique de disposer de bons outils de ciblage d’une part, et d’adapter la stratégie en fonction des évolutions des phénomènes, d’autre part.

67En effet, une action de lutte contre la fraude ou d’accès aux droits produit souvent des effets limités dans le temps. En matière de fraude, c’est la perpétuelle course entre le gendarme et le voleur. Les fraudeurs vont adopter des stratégies de contournement si les organismes mettent en place des mesures de sécurisation. Une campagne d’accès aux droits sur une prestation, si elle est efficace, perdra de son efficacité dans le temps : le nombre de bénéficiaires potentiels diminue à mesure qu’ils recourent à la prestation.

68Pour améliorer l’efficacité des actions curatives, deux pistes doivent être poursuivies :

  • D’une part, orienter, dès que c’est possible, les politiques de lutte contre la fraude et d’accès aux droits vers des stratégies préventives. Cette stratégie permet d’éviter la survenance du risque, ou du moins d’en limiter ses effets.
  • D’autre part, adapter sa stratégie en fonction de l’évolution des risques identifiés. À titre d’illustration, la réussite du modèle de datamining de la branche famille réside en grande partie dans son actualisation régulière. En effet, le modèle est régulièrement enrichi de nouvelles variables qui prennent en compte l’évolution des situations présentant le plus fort risque d’erreurs.

II.2 – Pour un exercice effectif de la citoyenneté, la lutte contre la fraude et l’accès aux droits doivent nécessairement être poursuivis dans le respect des autres libertés fondamentales

69La mise en œuvre du juste droit ne peut se réaliser qu’en assurant la conciliation du droit des individus à une citoyenneté sociale (droit à la Sécurité sociale) avec d’autres droits fondamentaux.

Juste droit et droit à la vie privée

70Les organismes de protection sociale ont besoin, pour accomplir leurs missions, d’avoir accès à un volume important de données personnelles (situation professionnelle, familiale, ressources, etc.).

71Au-delà du caractère nécessairement confidentiel de ces données, les missions des organismes s’inscrivent dans le strict respect du règlement général sur la protection des données (RGPD). Les personnels des organismes de Sécurité sociale sont d’ailleurs tenus au secret professionnel car ils manipulent, dans l’exercice de leurs fonctions, des données personnelles.

72Le déploiement de modèles de datamining en matière de lutte contre la fraude ou de non-recours aux droits ont permis aux organismes de Sécurité sociale de progresser significativement dans ces deux domaines. Les potentialités de ces modèles, capables de brasser des volumes très importants de données et de fournir des scores de risque permettant d’orienter des contrôles, ont fait l’objet d’une vigilance particulière notamment du Défenseur des droits [13].

73L’utilisation de cette technologie est strictement encadrée, tant du point de vue de sa construction que du point de vue de sa finalité.

74La construction des modèles de datamining n’est pas arbitraire. Le modèle est alimenté par des enquêtes qui reposent sur des méthodologies rigoureuses et contrôlées, pour la branche famille, par la Cour des comptes. Les variables qui constituent le modèle sont nombreuses, connues et non discriminatoires.

75La finalité du datamining est claire : c’est un outil. Il ne permet jamais à lui seul de déterminer, a priori, si le bénéficiaire ciblé est coupable de fraude ou n’a pas réalisé une demande de prestation.

76Celui-ci permet uniquement d’orienter une action qui peut être une démarche de contrôle, ou de promotion d’un droit. Cette action n’est pas réalisée par des algorithmes, mais aboutit à une intervention humaine, d’ailleurs encadrée par des procédures strictes.

Juste droit et respect de la procédure

77Le respect de la procédure est particulièrement marqué en matière de lutte contre la fraude.

78En effet, les organismes de Sécurité sociale disposent de prérogatives étendues pour mener des investigations (consultation de portails issus de partenaires de la protection sociale, des impôts, de Pôle emploi, etc.). Les contrôleurs des organismes de sécurité sociale disposent par ailleurs d’une assermentation auprès du tribunal.

79Il est normal que l’exercice de telles prérogatives soit encadré. À ce titre, un ensemble de garanties sont prévues pendant toutes les étapes du contrôle : de sa réalisation jusqu’à la notification de la sanction.

80La mise en œuvre de la loi pour un « État au service d’une société de confiance » (loi Essoc) [14] a rappelé l’exigence qui repose sur les administrations en matière de respect de la procédure.

81L’un des principes généraux de cette loi est de promouvoir un principe de confiance entre l’administration et ses usagers en instaurant notamment un droit à l’erreur. L’idée générale est que l’usager bénéficie d’une présomption de bonne foi dans ses relations avec l’administration.

82L’usager peut commettre une erreur et dans ce cas, la conséquence sera qu’il devra rembourser les sommes dont il n’aurait pas dû bénéficier.

83En cas de fraude, la charge de la preuve incombera à l’administration. Cette disposition renforce l’importance du critère d’intentionnalité pour qualifier et sanctionner une fraude.

Juste droit et liberté de choix

84La stratégie actuelle d’accès aux droits se heurte à un principe, celui de la quérabilité des prestations. Pour percevoir une prestation, il faut la réclamer. Ce principe suppose une démarche active pour bénéficier d’une prestation.

85On le sait, les déterminants du non-recours aux droits sont multifactoriels et complexes. Dans une majorité de cas, les potentiels bénéficiaires n’y ont pas recours par méconnaissance ou tout simplement parce que le système est trop complexe.

86Cependant, il existe également des situations où les allocataires ont connaissance de la prestation et font le choix de ne pas la demander soit :

  • parce que le montant de la prestation est jugé trop faible au regard des engagements pris ;
  • parce que la prestation est jugée stigmatisante ;
  • parce que les démarches associées au bénéfice de la prestation (complexité de la demande, démarches à accomplir) sont jugées trop complexes.

87Plus largement, cette liberté de choix (de choisir ou de ne pas choisir) le recours à une prestation, interroge la capacité de notre modèle de protection sociale à favoriser les comportements « d’encapacitation » par le biais d’un accompagnement renforcé pour les publics éligibles aux prestations. [15]

88Le développement de nouvelles formes de fraudes, plus complexes, nécessite une adaptation des organismes de Sécurité sociale (développement de nouveaux outils de détection et de ciblage, renforcement du partenariat entre services publics, adaptation des métiers du contrôle).

89Ce phénomène de complexité explique également en partie les phénomènes de non-recours aux droits.

90Les potentialités offertes par le développement d’échanges de données sécurisées, croisées avec l’essor des outils statistiques (datamining, big data et peut-être à terme intelligence artificielle), offrent des perspectives nouvelles pour les organismes de protection sociale, au service du juste droit.

91Ces outils puissants, pour qu’ils contribuent au plein exercice de la citoyenneté, doivent être déployés dans le respect des principes de l’État de droit.


Date de mise en ligne : 11/05/2021

https://doi.org/10.3917/regar.058.0111

Notes

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