Notes
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[1]
Les opinions exprimées engagent l’auteur et n’ont pas vocation à refléter une position de France Stratégie.
-
[2]
Voir les contributions du séminaire Soutenabilités de France Stratégie à l’ensemble de ces questions, notamment l’appel à contribution pour un « après » soutenable.
-
[3]
C’est ainsi que Pierre Charbonnier, dans Abondance et Liberté, analyse la longue dépendance de nos sociétés à l’abondance des ressources, comme présupposé à la liberté des individus depuis le XVIe siècle. Il analyse plus en détail la société issue des révolutions industrielles et l’ancrage des politiques publiques des années post-Seconde Guerre mondiale dans un idéal productiviste, notamment la création de la Sécurité sociale.
-
[4]
Le scénario le plus pessimiste actuellement utilisé pour les projections des dépenses sociales et dessiné par le Conseil d’orientation des retraites est un scénario de croissance de la productivité de 1 % à moyen terme associé à un taux de chômage de 10 %.
-
[5]
« Les Français et la retraite », septembre 2017.
-
[6]
Voir sur ce sujet notamment la tribune de Jean Pisani-Ferry dans Le Monde, le 16 janvier 2021.
-
[7]
La société du risque, 1986.
-
[8]
Voir par exemple K. Vohra, A. Vodonos, J. Schwartz, E. Marais, M. Sulprizio, L. Mickley, « Global mortality from outdoor fine particle pollution generated by fossil fuel combustion : Results from GEOS-Chem », Environmental Research, 2021, No. 110754.
-
[9]
Voir Alain Papaux et Dominique Bourg, Dictionnaire de la pensée écologique.
-
[10]
Voir Cyria Emelianoff, Connaître ou reconnaître les inégalités environnementales, 2006.
-
[11]
S. Deguen, W. Kihal-Talantikite, D. Zmirou-Navier, « Expositions environnementales et inégalités de santé : comment se combinent-elles sur les territoires ? », Revue d’Épidémiologie et de Santé Publique, février 2019.
-
[12]
La Grande Transformation, 1944.
-
[13]
Voir notamment son intervention, ainsi que celle de Franck Varenne, dans la séance 3 du séminaire Soutenabilités.
-
[14]
Voir notamment le rapport du HCAAM sur l’innovation et le système de santé (2016).
-
[15]
Degrowth, 2014.
1Il est a priori aisé pour une économiste de répondre à la question de la soutenabilité du système de protection sociale : cette dernière peut être assimilable à une considération purement budgétaire et est réglée chaque année par le projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS), qui regroupe trajectoires de dépenses, projections de recettes et réformes budgétaires nécessaires à son fonctionnement de court terme. Le Haut Conseil au Financement de la Protection Sociale (HCFiPS) a été institué pour être le garant de cette soutenabilité, et publie très régulièrement l’état des lieux du financement de la protection sociale, ses projections à long terme (recettes et dépenses), ses déficits, ainsi que des avis sur la gestion de la dette sociale, la trajectoire des comptes courants, ou encore l’horizon du nécessaire retour à l’équilibre.
2Pour autant, la notion de « soutenabilités » dépasse largement les trajectoires comptables, pour embrasser l’ensemble des interactions entre les crises, les défis, les risques – qu’ils soient environnementaux, sociaux, économiques, politiques, sanitaires ou démographiques – auquel un système, ici la protection sociale, fait face aujourd’hui.
3La mise en œuvre concrète de la protection sociale est aujourd’hui assurée en France à travers trois logiques distinctes (assurance, assistance, protection universelle) qui se distinguent par leur mode de financement, le niveau de protection apporté, les outils socio-fiscaux mobilisés pour assurer le versement de prestations sociales, leur gouvernance ; c’est l’ensemble de ces mécanismes, sans jamais nier leurs grandes vertus, qu’il faut aujourd’hui passer au crible de leurs soutenabilités.
4Un système financé est-il forcément soutenable ? Le présent article entend s’atteler à cette question, en ouvrant la définition de la soutenabilité du système de protection sociale français au-delà de sa soutenabilité financière, à laquelle elle est souvent réduite. Loin d’y apporter une réponse définitive, il vise à tracer des pistes dans lesquelles nos institutions sociales doivent s’engager. Les objectifs originels de la protection sociale doivent aujourd’hui être analysés à la lumière des risques systémiques auxquels elle fait face et de l’évolution de son champ d’intervention, afin de mettre en exergue les tensions historiques qui peuvent exister entre trajectoires financières, maintien des droits sociaux et impact environnemental qui fragilisent aujourd’hui sa pérennité. Si nos institutions de protection sociale pouvaient prendre ce temps de réflexion, elles verraient ainsi que le modèle actuel de protection sociale n’est peut-être pas soutenable en l’état face aux enjeux et exigences du « monde d’après » [2] : lutte contre le changement climatique, lutte contre les inégalités sociales, territoriales et environnementales, renouvellement de l’implication et de l’impact des citoyens dans l’élaboration des politiques publiques. Dès lors, quel est le niveau de réforme souhaitable, acceptable et nécessaire au rétablissement d’un système soutenable ?
I – Que devient notre protection sociale sans croissance ? L’impasse de la boussole budgétaire face aux aspirations sociales
I.1 – Notre modèle de protection sociale peut-il survivre à la transition écologique ?
5La protection sociale, et notamment la Sécurité sociale, est, dans sa forme actuelle, un pur produit de la société productionniste et de l’abondance industrielle [3] : créée par un modèle producteur de ses propres risques (le chômage, les accidents du travail, les maladies professionnelles), elle tire pourtant ses ressources et son financement des fruits de ce modèle, la croissance, identifiée comme une amélioration progressive et continue des conditions d’existence. Depuis 1945, le développement de la protection sociale a toujours supposé des dépenses dynamiques, gagées sur la croissance du produit intérieur brut (PIB), permettant une prospérité progressivement partagée, malgré les tentatives d’en réduire le coût en part de PIB. Une partie des surplus de production a été dès lors affectée à la protection de tous.
6L’analyse de la soutenabilité financière de la protection sociale n’est pas une nouveauté. Le risque est bien identifié de sorte que plusieurs outils de suivi, de pilotage et d’analyse des finances sociales ont été mis en place : le poids des prestations sociales dans le PIB a fortement progressé ces soixante dernières années, passant de 14,4 % du PIB en 1959 à 31,5 % en 2018 selon les Comptes de la Protection Sociale ; les prélèvements qui les financent ont, globalement, suivi la même évolution. Cela n’a toutefois pas empêché que le solde du régime général devienne systématiquement déficitaire à partir des années 2000, avec un très fort creusement des déficits à l’occasion de la crise de 2008, suivi d’un redressement progressif qui laissait envisager un retour à l’équilibre au début des années 2020. La crise économique liée à la pandémie actuelle constitue un choc sans précédent qui va dégrader fortement et pour une durée encore inconnue les finances sociales. Le déficit du régime général pour 2020 a largement dépassé celui de 2009, pourtant déjà sans précédent.
7Au-delà de cette crise que l’on espère passagère, il existe une question plus générale : celle de la dépendance de l’équilibre des comptes sociaux à un régime de croissance économique sur lequel planent aujourd’hui de plus en plus de doutes. Le fait que nous nous heurtions désormais à la finitude des ressources de notre planète nous amène à relire cette histoire collective et à réinterroger la viabilité de ce modèle, alors que les conditions matérielles, écologiques et énergétiques qui prévalaient à sa création se révèlent aujourd’hui insoutenables. En effet, si la protection sociale compense ou assure le versement de prestations aux bénéficiaires – qui font face à un coût, ou un manque à gagner – dans le but de maintenir un certain niveau de vie, il est important de questionner sa capacité à pouvoir le faire à moyen ou long terme, dans un contexte de transition écologique. Ces interrogations devraient être prises en compte dans nos institutions de protection sociale : le financement de la protection sociale pourra-t-il être assuré dans un contexte de croissance économique faible ? Le sera-t-il dans le cas d’une contraction durable ou définitive, en termes absolus, de la production, si telle était la conséquence d’un non recours ou d’un abandon, choisi ou subi, aux énergies fossiles ? Quels ajustements devraient être envisagés dans ces deux cas de figure ? Notre modèle de protection sociale serait-il résilient dans l’hypothèse d’un changement de modèle productif, ou de l’interruption d’une trajectoire de croissance jusqu’ici continue ?
8Le ralentissement de la croissance de long terme, aujourd’hui lié au vieillissement de la population, à la hausse de l’épargne de précaution et aux faibles gains de productivité des services, demain lié aux trajectoires de transition écologique, pourrait déboucher sur une croissance durablement faible, nulle voire même négative. Or, un épisode durable de très faible croissance est susceptible de sérieusement mettre à mal le système de protection sociale actuel, et ce pour trois raisons. La première est que malgré des exercices de projections réguliers, aucun ne prend en compte des scénarios de croissance très faible ou nulle [4] et donc un tel épisode est très peu anticipé, quoique de plus en plus observable ; la deuxième est que le financement de notre protection sociale, principalement assis sur des prélèvements portant sur le travail, fait face à un risque d’insoutenabilité fiscale, qui limite leur possibilité d’augmentation en cas de régime de croissance durablement déprécié, alors même que ces recettes, affectées aux prestations d’assurance sociale, sont en grande partie dépendantes de la masse salariale et du chômage structurel ; la troisième est que les réformes engagées pour réduire la dépendance de notre système à la croissance, notamment le système de retraite, sont de moins en moins acceptées socialement et démocratiquement.
I.2 – Arbitrages sociaux versus soutenabilité financière : jusqu’où ?
9La conciliation de la contrainte financière et des aspirations sociales est une constante de l’action publique et la tension entre soutenabilité financière et soutenabilité sociale a historiquement toujours amené des arbitrages sociaux. Ainsi, la trajectoire financière des dépenses de retraites a été stabilisée au prix de nombreuses réformes, permettant de contenir leur augmentation en points de PIB. Pourtant, les jeunes générations semblent avoir quelques doutes sur le bénéfice futur qu’elles pourraient tirer d’un système de retraite généreux, qu’elles financent pourtant pleinement aujourd’hui. Selon un sondage réalisé par OpinionWay pour l’Agirc-Arrco [5] en 2017, seuls 17 % des moins de 35 ans ont confiance dans le système de répartition pour leur assurer un système de retraite, contre 54 % des 50 ans et plus. Ainsi la non-soutenabilité financière du système de retraite, réelle ou supposée, peut alimenter sa non-soutenabilité sociale.
10Cette tension risque d’être exacerbée dans les années à venir, et ce malgré l’illusion d’optique que nous fournira le rattrapage des années Covid. Côté dépenses, une rupture définitive de tendance de la productivité et de la croissance pourrait revenir à arbitrer entre l’ajustement par les prix (sous-indexation des prestations pour les transferts en espèces, sous-indexation des rémunérations des personnels pour les services ou dépenses en nature) et celui par les volumes (ciblage accru pour les transferts en espèces, rationnement de l’offre pour les services ou dépenses en nature), mettant à mal la soutenabilité sociale de notre système et ses objectifs originels. Côté recettes, la tension sur l’assiette des ressources de la protection sociale nous obligerait à repenser le modèle de financement de la solidarité : comment garantir une protection sociale collective sans productivité et sans croissance « naturelle » des revenus ? Peut-on bâtir un système social qui soit robuste à la survenue d’un tel changement de paradigme ? Quels mécanismes d’ajustement et de répartition des efforts devrait-on alors envisager ? Comment faire survivre l’État providence et l’État social avec moins de rentrées socio-fiscales ? Malgré des réformes, notamment l’introduction de la contribution sociale généralisée (CSG) et des taxes affectées dans le financement de la protection sociale, ce dernier reste aujourd’hui largement assis sur les revenus du travail, pesant ainsi sur le nombre d’emplois, les rémunérations nettes et la compétitivité des entreprises : doit-on continuer à financer la protection sociale principalement par les revenus du travail ? Peut-on faire davantage peser le financement de la protection sociale sur des recettes qui ont également des effets comportementaux (sur la santé, sur l’environnement, etc.) ?
11La transition écologique et le nécessaire ralentissement de la croissance de long terme va donc faire peser un risque massif sur la soutenabilité financière de notre système de protection sociale, et la tentation sera grande, alors, de rogner les droits sociaux historiquement acquis pour revenir à une trajectoire rassurante. Or, la protection sociale n’a pas pour objectif une réduction des coûts, mais une réduction des risques sociaux [6], même s’il est aujourd’hui nécessaire de ne pas dépenser durablement plus que ce que les recettes ne permettent ; nos institutions doivent se doter d’une nouvelle boussole systémique, qui ne peut plus être principalement budgétaire ni prioritairement orientée vers des objectifs de court-terme.
II – Le « monde d’après » de la protection sociale : contraintes environnementales et nouveaux besoins sociaux
12Revenons aux objectifs et définitions originels d’un système de protection sociale, et notamment ceux de la création de la Sécurité sociale. Pour Pierre Laroque, fondateur de la Sécurité sociale, « elle est la garantie donnée à chacun qu’il disposera, en toutes circonstances, d’un revenu suffisant pour assurer à lui-même et à sa famille une existence décente ou, à tout le moins, un minimum vital. La Sécurité sociale répond ainsi à la préoccupation fondamentale de débarrasser les travailleurs de la hantise du lendemain, de cette hantise qui crée chez eux un constant complexe d’infériorité, qui arrête leurs possibilités d’expansion et la distinction injustifiable des classes entre les possédants qui sont sûrs d’eux-mêmes et de leur avenir et les non-possédants, constamment sous la menace de la misère. » Aujourd’hui, si l’on se réfère aux définitions institutionnelles qu’en donne par exemple l’Insee, la protection sociale « recouvre l’ensemble des mécanismes institutionnels de prévoyance collective ou mettant en œuvre un principe de solidarité sociale qui couvrent les charges résultant pour les individus ou les ménages de l’apparition ou de l’existence des risques sociaux : santé ; vieillesse et survie ; maternité et charges de famille ; perte d’emploi ; logement ; pauvreté et exclusion sociale. […] Ces mécanismes peuvent être publics (Sécurité sociale, Pôle emploi, État, etc.) ou privés (mutuelles et institutions de prévoyance notamment). »
13Deux questions se posent alors pour évaluer la soutenabilité actuelle de notre système de protection sociale : comment l’État définit-il le champ de la protection sociale et de sa garantie ? La définition institutionnelle des risques sociaux est-elle aujourd’hui toujours en phase avec les objectifs définis lors de la création de la Sécurité sociale ?
II.1 – L’encastrement du risque environnemental dans la société
14Le concept de justice sociale, étroitement associé à l’étude des inégalités socio-économiques, est au cœur de la création de la Sécurité sociale et de la déclaration de Pierre Laroque. Or nul ne peut nier aujourd’hui la place de la dégradation de l’environnement dans l’extension du domaine du désavantage social. Les effets écologiques du développement du capitalisme entrelacent peut-être beaucoup plus qu’en 1945 la question sociale et la question environnementale. Car la tension entre ces deux axes de soutenabilité au sein de notre système de protection sociale est double : elle se manifeste à la fois dans l’impact environnemental de notre système de protection sociale et du système économique auquel il est adossé (notamment son usage de ressources non-renouvelables, l’impact en termes d’empreinte carbone de ses services, etc.), et dans l’impact de l’environnement et de sa dégradation sur les vulnérabilités sociales, et donc sur les besoins de protection sociale.
15En effet, la « protection » créée par la Sécurité sociale renvoie à l’insuffisance de revenus, et la couverture contre les évènements à l’origine de cette insuffisance : le chômage (ne pas avoir trouvé d’emploi nécessaire à un revenu du travail, pourtant hors champ de la Sécurité sociale), la maladie ou les accidents du travail (être malade au point de ne pas pouvoir travailler), la vieillesse (être trop âgé pour pouvoir travailler), l’invalidité-handicap (ne pas pouvoir trouver un emploi adapté), la famille (ne pas être à même de s’occuper des enfants et de travailler en même temps). Elle résulte d’un pacte social entre le capital et le travail afin de combler l’incertitude du milieu du XXe siècle. Or cette protection a évolué au cours du temps, le champ de la protection sociale s’en est trouvé élargi par adjonction du risque logement et du risque de pauvreté-exclusion, puis depuis 2020 du risque de dépendance en réponse au vieillissement de notre population et au prolongement de l’espérance de vie. Ces extensions nous montrent l’évolution de notre besoin de protection sociale et l’imbrication de notre société dans le risque et dans la gestion de l’incertitude, parfaitement décrites par Ulrich Beck : le risque en sciences sociales n’est « pas simplement de pointer des accidents […] mais plutôt de donner une signification générale à la transformation du rapport collectif à l’avenir en train de se jouer. » [7] Le risque est donc une composante centrale de notre existence sociale, et parce qu’elle transforme socialement et radicalement notre rapport à l’avenir, la protection sociale en est la cheville ouvrière.
16Notre système de protection sociale ne saurait donc être indifférent à l’intensification des risques environnementaux, alors même que ces risques sont les fruits de ce qu’on appelait « modernité » lors de la création de la Sécurité sociale et dans un contexte où le compromis social de la croissance redistributrice est sérieusement entamé. L’État social, en dépit de ses immenses bénéfices, a contribué à consolider les objectifs de performance économique qui conditionnent son financement et qui en retour provoquent une mise en concurrence des risques sociaux et des risques écologiques. Ainsi, les inégalités environnementales sont au cœur d’études de plus en plus alarmantes [8] et font preuve, au même titre que les inégalités de santé ou d’éducation, d’une relation particulière entre les conditions sociales et la qualité du milieu de vie [9]. Elles sont pensées comme des inégalités d’exposition aux risques environnementaux à la fois ex ante (exposition différentielle aux risques) et ex post (différentiel de vulnérabilité qui veut qu’à un niveau semblable d’exposition à des pollutions et nuisances environnementales, le risque sanitaire encouru par des populations défavorisées sur le plan socio-économique est plus élevé) [10].
17C’est précisément dans ce contexte que la question de la contribution des expositions environnementales aux inégalités sociales s’est posée et constitue un enjeu fort de santé publique. Les populations socialement défavorisées seraient plus exposées à certains polluants et/ou à un nombre de polluants plus importants, aux effets toxiques combinés (effets « cocktail ») car les sources de pollution, en plus d’être croissantes, ne sont pas équitablement réparties sur le territoire [11]. Comment ne pas rattacher cette inégalité à l’ambition d’une « existence décente » et à la lutte contre « une distinction injustifiable des classes » de Pierre Laroque ?
II.2 – Sixième branche environnementale ou nouvelle résilience collective ?
18L’enjeu est donc de maintenir le cahier des charges de la modernité tout en étant soutenable du point de vue social, environnemental et financier.
19Une première étape serait de créer des ajustements ad hoc pour rendre la protection sociale actrice de la transition écologique. Ainsi, la protection sociale pourrait également prendre en charge une partie de la redistribution que rendra nécessaire la transition écologique, en accompagnant les personnes, financièrement ou via de nouvelles prestations en nature, vers un mode de vie plus respectueux de l’environnement, avec le danger cependant de tomber dans des incitations paternalistes. C’est ainsi par exemple que l’assurance chômage pourrait avoir un rôle à jouer dans la réorientation de l’outil productif et des ressources humaines vers une économie plus verte, que notre système de soutien aux revenus des plus modestes pourrait être mobilisé pour s’assurer que le renchérissement nécessaire des sources d’énergie émettrices de gaz à effets de serre ne pénalise pas les plus pauvres, que les aides au logement pourraient servir de levier pour accélérer la rénovation énergétique.
20Une deuxième étape, plus ambitieuse, serait de réfléchir aux risques sociaux à couvrir pour répondre au double impératif de soutenabilité sociale et environnementale : quels risques couvrir demain ? Convient-il que la protection sociale s’élargisse à d’autres risques, notamment environnementaux ? Quels besoins essentiel la solidarité nationale doit-elle garantir ? Le risque climatique peut-il devenir le sixième risque de la Sécurité sociale ? Quelle couverture contre les risques écologiques, notamment ceux ayant un impact sur la santé ? Hier, la protection sociale couvrait l’impossibilité de travailler (famille, handicap, retraite, etc.), aujourd’hui l’impossibilité de vivre dignement (pauvreté et exclusion, logement, dépendance), peut-elle demain couvrir le risque climatique et son pouvoir de transformation de nos vies ? Doit-on poursuivre cette réflexion en y intégrant le risque numérique ou le risque de fractionnement du travail ?
21Cette étape ne saurait être possible, enfin, sans une réflexion plus globale sur le rôle de la Sécurité sociale, son organisation, sa place dans la protection sociale, son financement, et son efficacité. La protection sociale doit-elle s’ouvrir à une quatrième logique, qui serait une logique de services ? L’investissement social peut-il garantir de la même façon universelle que la protection sociale l’a fait en son temps la stabilité des revenus et la confiance en l’avenir ? Comment faire plus de prévention pour moins de dédommagement ? Comment faire pour que la protection cesse de réparer pour mieux maîtriser les risques qui lui incombent ?
22Le grand défi de notre système de protection sociale sera sa capacité à appréhender avec beaucoup de résilience et d’ouverture d’esprit les nouvelles formes de précarité et de relégation. « Que reste-t-il de la société si les dispositifs chargés de prendre en charge ses rapports à elle-même (ici la protection contre le marché) sont pris en défaut ? » La réponse est à chercher du côté de Karl Polanyi [12] : la société ne peut réellement se protéger qu’en s’envisageant elle-même du point de vue de ses rapports au monde, à la terre, aux ressources, non pas comme simples moyens de subsistance mais comme éléments de sa définition. En bref, la protection sociale doit réinventer son modèle.
III – Sortir du paradigme productiviste : à la recherche d’un modèle soutenable de protection sociale
23La protection sociale, on l’a vu, est indissociable du contexte historique qui l’a vu naître. La Sécurité sociale est profondément ancrée dans le cadre conceptuel prévalant après la Seconde Guerre mondiale, dont l’accroissement spectaculaire et apparemment continu des possibilités matérielles a fourni son socle principal à un besoin de protection face à ses déboires. De quelle manière est-elle aujourd’hui encore façonnée par un paradigme productionniste ? Cette foi industrialiste est-elle toujours à l’œuvre dans la façon de penser et de modéliser la protection sociale, limitant les horizons intellectuels et politiques ?
24La relation entre les « modèles de société » et la conception des « modèles de politiques publiques » est fondamentale. De la même manière que le récit cartésien est devenu un récit et un modèle du monde au XVIIe siècle, ou que la fable des abeilles de Mandeville a imposé l’optimum individualiste comme matrice de toute politique économique, les cosmogrammes, tels qu’appelés par Frédérique Aït-Touati [13], ouvrent la voie à une certaine compréhension de notre société. Or chaque modèle (étymologiquement, le moule) permet à la fois de décrire, de prévoir et de persuader, en alliant fonctions prescriptives et performatives. Mais de ce fait, les modèles comportent également des contraintes implicites, résultats d’hypothèses impensées, non explicitées, parfois idéologiques, qui peuvent mener à des insoutenabilités. Le modèle qui domine le XXe siècle est un modèle humano-centré, fondé sur des surplus exploitables et un rendement maximal durable, qui a profondément modifié la compréhension générale de nos interactions, et donc notre compréhension du revenu, du bien-être, ou de la protection.
25La création du système de santé en France est la parfaite illustration de l’emprise d’un modèle sur les institutions qu’il engendre. Les systèmes de santé ont historiquement toujours été en cohérence avec la société dans laquelle ils s’inscrivaient : alors que le système des hospices au XIXe siècle était le miroir de la société charitable et très inégalitaire de l’époque, notre système actuel de santé, hérité des réformes Debré durant les années 1960 et 1970, est un calque du modèle des Trente Glorieuses [14]. Ces réformes sont le fruit d’une approche systémique, réunissant l’organisation des soins et les conditions de formation et de recherche biomédicale ; c’est ce modèle qui continue aujourd’hui de structurer le système de santé français. Or la transformation des besoins de santé et du contexte économique, social et environnemental nous amène à nous questionner sur la pertinence de ce modèle, en ce qu’il a constitué un cadre global de pensée et de mise en œuvre des modes de régulation, des formes institutionnelles, ainsi que de compréhension des crises qu’il a traversées et de ses perspectives d’évolution.
26Aujourd’hui ce modèle, malgré les efforts d’adaptation entrepris, connaît un désajustement de plus en plus flagrant nourrissant la mise en doute de sa capacité à répondre aux besoins et aux enjeux du XXIe siècle. Pourquoi sa transformation est-elle si difficile ? Car comme tout modèle, son caractère auto-entretenu rend extrêmement difficile toute évolution radicale : sa force d’intégration explique sa difficile reconversion sociale, technologique, environnementale ou institutionnelle, conduisant à leur échec ou à leur réinterprétation dans le cadre existant. Des tentatives ont bien entendu été lancées pour réconcilier notre système de santé avec les enjeux de soutenabilités, notamment environnementale ou sociale : se sont succédé des plans nationaux de santé publique, de santé environnementale, de santé au travail, etc., ainsi qu’une vaste refonte du réseau de services déconcentrés avec la création en 2009 des agences régionales de santé. Mais depuis les années 1970, la création des agences sanitaires (Afssa et Afsset devenue Anses ; InVS devenu une partie de Santé Publique France, Inca, etc.) et l’émiettement de l’élaboration de politiques de prévention des risques sanitaires entre différents ministères (sécurité sanitaire des aliments pilotée par le ministère chargé de la consommation puis de l’agriculture, prévention des risques environnementaux pilotée par le ministère de l’industrie puis par le ministère de l’environnement) ont dissocié la santé publique de la protection de l’environnement. La responsabilité sociale et environnementale de notre système de santé s’en est trouvée fragmentée, a manqué de coordination et a segmenté les approches en rendant difficile toute tentative de réflexion systémique.
27L’obstacle à une protection sociale soutenable est en nous, dans nos lois, dans nos processus de décision, dans nos institutions. Comment donc la désencastrer de son modèle productiviste pour mieux tenir compte de l’ensemble de ses soutenabilités ? En prenant tout d’abord acte des cadres idéologiques et des hypothèses normatives implicites qui ont accompagné sa création et son évolution. En multipliant ensuite les approches, les disciplines, les débats, les modèles pour évaluer ses soutenabilités actuelles et dessiner son évolution future. En passant enfin d’une conception de la politique économique individualo-centrée à une conception plus large du champ social, plus holistique ; l’avènement d’un modèle de protection sociale soutenable nécessitera un processus d’apprentissage collectif.
Vers une nouvelle fabrique de la protection sociale
28Lors de la commémoration des 75 ans de la création de la Sécurité sociale, en décembre 2020, le Premier ministre Jean Castex a conclu son discours de la façon suivante : « Aujourd’hui, contrairement à ses débuts, le système de sécurité sociale n’a plus d’ennemis idéologiques et tous les Français, même les esprits les plus libéraux, se le sont appropriés. […] Désormais, je dois le dire ici, le seul ennemi de la sécurité sociale, c’est la crise économique profonde. Le général de Gaulle l’affirmait lui-même il y a plus de cinquante ans, l’économie reste la condition même du progrès social. Aussi, pour rétablir les comptes de la sécurité sociale, et nous les rétablirons, je ne connais que deux leviers : le travail et la restauration de la croissance. »
29Cette déclaration nous rappelle l’ampleur du défi d’une protection sociale du XXIe siècle, défi qui nécessite de désenclaver la fabrique de la protection sociale de son idéologie post-industrielle, et d’élargir sa soutenabilité au-delà des préoccupations purement budgétaires. Alors que la Sécurité sociale et l’ensemble des politiques publiques du champ de la protection sociale ont pansé les maux d’un système productiviste pendant plus d’un demi-siècle, il est aujourd’hui nécessaire de trouver d’autres remèdes salvateurs. Il semble urgent de réactiver l’idiome des communs, de faire émerger une décroissance progressiste à la Giorgos Kallis [15], qui ne se pense plus comme un retour en arrière et une négation du progrès mais comme la relance de la question sociale. L’État providence, protecteur et organisateur de la Sécurité et de la protection sociale, doit aujourd’hui revoir les besoins sociaux, les priorités collectives, les institutions protectrices et leurs mécanismes de financement. Cela exige une transformation profonde de nos repères de pensée économique, sociale et politique, tant le modèle hérité de l’après-guerre a enraciné ses principes dans toute fabrique de politique publique. Car ce modèle, qui nous a offert émancipation collective, solidarité nationale et protection sociale universelle au prix d’une surchauffe matérielle et énergétique n’est plus soutenable. L’État se retrouve donc dans une solitude historique : il ne sera pas aisé de remanier en profondeur les modes de pensée et de fonctionnement qui ont dominé notre façon de fabriquer les politiques publiques depuis bientôt un siècle, mais ce serait une erreur de croire qu’ils sont les seuls possibles.
Notes
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[1]
Les opinions exprimées engagent l’auteur et n’ont pas vocation à refléter une position de France Stratégie.
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[2]
Voir les contributions du séminaire Soutenabilités de France Stratégie à l’ensemble de ces questions, notamment l’appel à contribution pour un « après » soutenable.
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[3]
C’est ainsi que Pierre Charbonnier, dans Abondance et Liberté, analyse la longue dépendance de nos sociétés à l’abondance des ressources, comme présupposé à la liberté des individus depuis le XVIe siècle. Il analyse plus en détail la société issue des révolutions industrielles et l’ancrage des politiques publiques des années post-Seconde Guerre mondiale dans un idéal productiviste, notamment la création de la Sécurité sociale.
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[4]
Le scénario le plus pessimiste actuellement utilisé pour les projections des dépenses sociales et dessiné par le Conseil d’orientation des retraites est un scénario de croissance de la productivité de 1 % à moyen terme associé à un taux de chômage de 10 %.
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[5]
« Les Français et la retraite », septembre 2017.
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[6]
Voir sur ce sujet notamment la tribune de Jean Pisani-Ferry dans Le Monde, le 16 janvier 2021.
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[7]
La société du risque, 1986.
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[8]
Voir par exemple K. Vohra, A. Vodonos, J. Schwartz, E. Marais, M. Sulprizio, L. Mickley, « Global mortality from outdoor fine particle pollution generated by fossil fuel combustion : Results from GEOS-Chem », Environmental Research, 2021, No. 110754.
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[9]
Voir Alain Papaux et Dominique Bourg, Dictionnaire de la pensée écologique.
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[10]
Voir Cyria Emelianoff, Connaître ou reconnaître les inégalités environnementales, 2006.
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[11]
S. Deguen, W. Kihal-Talantikite, D. Zmirou-Navier, « Expositions environnementales et inégalités de santé : comment se combinent-elles sur les territoires ? », Revue d’Épidémiologie et de Santé Publique, février 2019.
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[12]
La Grande Transformation, 1944.
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[13]
Voir notamment son intervention, ainsi que celle de Franck Varenne, dans la séance 3 du séminaire Soutenabilités.
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[14]
Voir notamment le rapport du HCAAM sur l’innovation et le système de santé (2016).
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[15]
Degrowth, 2014.