Notes
-
[1]
Avis du Haut conseil pour l’avenir de l’assurance maladie, Innovations et système de santé 13/7/2016 ; https://www.securite-sociale.fr/files/live/sites/SSFR/files/medias/HCAAM/2016/AVIS/AVIS_DU_HCAAM_SUR_LES_INNOVATIONS_ET_SYSTEME_DE_SANTE.pdf
-
[2]
Améliorer la qualité du système de santé et maîtriser les dépenses – propositions de l’Assurance maladie pour 2018.
-
[3]
Elles ne font pas l’objet de cet article qui se concentre les projets qui remontent du terrain. En plus des expérimentations remontant du terrain, l’article 51 inclut aussi des dispositifs expérimentaux pilotés par l’État et l’Assurance maladie. Trois modèles innovants de rémunération d’équipe sont expérimentés dans le cadre d’une co-construction avec les acteurs : le financement à l’épisode de soins (EDS), l’intéressement collectif à une prise en charge partagée (IPEP) et le paiement en équipe de professionnels de santé (PEPS).
-
[4]
Thomas Durant – « Par-delà la R&D et la technologie vers d’autres formes d’innovation » in Créativité et innovation dans les territoires – rapport du groupe de travail présidé par Michel Godet – partie (C) compléments –Chapitre Conseil d’analyse économique (mai 2010).
-
[5]
« les techniques sont des tours de main, des recettes et méthodes, des savoirs pratiques pour construire un objet, pour procéder à une opération de fabrication ou conduire une prestation de service ».
-
[6]
Leighan Kimble, M. Rashad Massoud “What do we mean by innovation in healthcare EMJ Innov. 2017 ;1[1] :89-91.
-
[7]
World Health Organization. Innovation. 2016. : http://www.who.int/topics/innovation/en/.
-
[8]
Vincent K. Omachonu, Norman G. Einspruch « Innovation in Healthcare Delivery Systems : A Conceptual Framework » ; The Innovation Journal : The Public Sector Innovation Journal, Volume 15(1), 2010, Article 2.
-
[9]
Ellen Nolte « How do we ensure that innovation in health service delivery and organization is implemented, sustained and spread ? Policy Brief – European Observatory on Health Systems and Policies (2018).
-
[10]
Godin B Innovation : the history of a category. Working Paper N°1. Montréal : Project of Intellectual Histroy of Innovation ; 2008.
-
[11]
Leighann Kimble, M. Rashad Massoud cit. ibid.
-
[12]
Greenhalgh et al. Diffusion of innovations in service organizations : systematic review and recommendations. Milbank Q. 2004.
- [13]
-
[14]
The TO-REACH project (Transfer of Organisational innovations for Resilient, Effective, equitable, Accessible, sustainable and Comprehensive Health Services and Systems) – Draft Strategic Research Agenda, version May 2019.
-
[15]
Les services centrés sur la population, les modèles d’intégration des services, le développement et l’intégration des soins de long terme, la redéfinition du la place, du rôle et des foncions de l’hôpital, le renforcement de l’organisation des soins de premiers recours, l’évolution des ressources humaines, le développement des nouvelles technologies de l’information et des communications, la mesure et l’amélioration de la qualité, la gouvernance et le financement.
-
[16]
Thomas Durand cit. ibid.
-
[17]
Tout produit de santé mentionné aux articles L. 5211-1 ou L. 5221-1 du code de la santé publique ou acte innovant susceptible de présenter un bénéfice clinique ou médico-économique peut faire l’objet, à titre dérogatoire et pour une durée limitée, d’une prise en charge partielle ou totale conditionnée à la réalisation d’une étude clinique ou médico-économique. Cette prise en charge relève de l’assurance maladie. Le caractère innovant est notamment apprécié par son degré de nouveauté, son niveau de diffusion et de caractérisation des risques pour le patient et sa capacité potentielle à répondre significativement à un besoin médical pertinent ou à réduire significativement les dépenses de santé. La prise en charge est décidée par arrêté des ministres chargés de la santé et de la sécurité sociale après avis de la Haute Autorité de santé.
-
[18]
Rapport au Parlement sur les expérimentations innovantes en santé, 2019 : https://solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/rapport_conseil_strategique_article_51_2019.pdf
-
[19]
Expérimentation inspirée du modèle Buurtzorg déployée auprès de plus de 10 000 infirmiers aux Pays-Bas qui est expérimenté dans plus d’une douzaine d’autres pays.
-
[20]
M. Coldefy, V. Lucas Gabrielli, 2008.
-
[21]
Établissement public de coopération intercommunal.
-
[22]
Jeanne-Marie Amat-Roze. « La territorialisation de la santé : quand le territoire fait débat ». Hérodote, n°143 La Découverte 4e trimestre 2011.
-
[23]
Sébastien Fleuret. « Questionner la territorialisation de la santé en France » in « Santé et territoires. Des soins de proximité aux risques environnementaux ». Presses universitaires de Rennes, 2016.
-
[24]
Marcel Calvez, « Introduction » in Santé et territoires. Des soins de proximité aux risques environnementaux. Presses universitaires de Rennes - Espace et territoires -2016.
-
[25]
Jeanne-Marie Amat-Roze cit. ibid.
-
[26]
S Fleuret cit. ibid.
-
[27]
Françoise Jabot et Anne Laurent – Les contrats loaux de santé en quête de sens ». S.F.S.P. | « Santé Publique » 2018/2 Vol. 30.
-
[28]
Conseil d’analyse économique (mai 2010) cit. ibid.
-
[29]
Giusti et al. « Innover localement pour transforme le système de santé : comment s’assurer de la réplicabilité d’un projet innovant ? » 8° Colloque Santé, Marseille, mai 2019.
-
[30]
Il faut aussi citer l’expérimentation pilotée par le ministère et la Cnam « Incitation à une prise en charge partagée » (IPEP). Elle vise à inciter collectivement des professionnels de santé volontaires à s’organiser par la constitution d’un groupement pour mettre en place des actions au service d’une population. Ces actions portent sur des objectifs d’amélioration de l’accès aux soins, de la coordination des prises en charge, en particulier ville-hôpital, la pertinence des prescriptions médicamenteuses et de prévention. Les groupements pourront recevoir un intéressement collectif basé sur l’atteinte de leur performance mesurée à partir d’indicateurs de qualité, d’expérience patient et de maîtrise de dépenses.
-
[31]
« Scaling up » est la dénomination la plus souvent retenue dans la littérature académique.
-
[32]
The TO-REACH Consortium. “Strategic Research Agenda (SRA)” ; https://to-reach.eu/our-strategic-research-agenda/
-
[33]
Ces phases sont caractérisées dans un premier temps par l’adoption de l’innovation qui correspond à la décision d’une organisation ou d’un groupe d’acteurs d’utiliser cette innovation. Elle est suivie par une étape de mise en œuvre au sein de l’organisation puis par un temps de stabilisation / « routinisation ». La diffusion constitue de fait une étape intermédiaire durant laquelle l’innovation se déploie dans un cadre local. Le passage à l’échelle représente le véritable déploiement de l’innovation à un plus large niveau. C’est ce qui correspond le plus au néologisme de « généralisation » couramment employé. Chaque étape représente un moment de blocage possible.
-
[34]
Ellen Nolte. “How do we ensure that innovation in health service delivery and organization is implemented, sustained and spread ? » Policy Brief - European Observatory on Health Systems and Policies – 2018.
-
[35]
Greenhald and al. “Beyond adoption : A new Framework for Theorizing and evaluating Nonadoption, Abondonment, and Challenges to the Scale-Up, Spread, and Sustainnability of health and Care Technologies” ; J Med Internet Res 2017/vol19.
-
[36]
Note sur le cadre d’évaluation des experimentations dans le cadre du dispositive d’innovation en santé (article 51 de la LFSS 2018) : https://solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/note_cadre_evaluation_experimentations_dispositif_innovation__sante_article_51_lfss_070318.pdf
-
[37]
Guide méthodologique de l’évaluation des projets art. 51 LFSS 2018 : https://solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/article_51_guide_methodologique_evaluation_des_projets_articles_51_document_complet.pdf
-
[38]
Il serait d’ailleurs plus juste d parler de transférabilité.
-
[39]
À cet égard, l’évaluation s’est aussi donnée pour objectif de porter un regard plus global sur l’ensemble des expérimentations pour en tirer des enseignements plus généraux, identifier les leviers et les freins au développement d’organisations innovantes et distinguer les facteurs de contexte qui permettront à des modèles systémiques d’émerger.
1L’article 51 de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2018 a introduit un dispositif permettant d’expérimenter de nouvelles organisations en santé ; elles reposent sur des modes de financement inédits, la loi ouvrant la possibilité de déroger à un certain nombre de dispositions. Ces organisations doivent contribuer à améliorer le parcours des patients, l’efficience du système de santé, l’accès aux soins ou encore la pertinence de la prescription des produits de santé.
2L’originalité du dispositif tient au fait que l’initiative du projet expérimental échoit, principalement, aux acteurs non institutionnels (professionnels de santé, associations de patients, industriels, start-up). Ainsi que l’a souligné la ministre des Solidarités et de la Santé lors du lancement du dispositif, aujourd’hui communément appelé « article 51 », celui-ci doit « permettre d’amorcer une démarche de transformation, en faisant « sauter les verrous » pour que la coordination des parcours de santé et les coopérations interprofessionnelles puissent devenir une réalité au quotidien dans les territoires. »
3À la fin de l’année 2019, une quarantaine de projets expérimentaux étaient autorisés et une dizaine avait commencé à inclure des patients, les autres travaillant à la mise en œuvre opérationnelle du dispositif de prise en charge.
4Quelles sont les innovations portées par l’article 51 ? Comment ces projets s’insèrent-ils dans leurs territoires ? À quelles problématiques territoriales tentent-ils de répondre ? Peut-on d’ailleurs parler d’emblée et systématiquement de logique territoriale quand de nombreux projets sont souvent à un stade de mise en œuvre local ? Et à cet égard, quels sont les enjeux soulevés par la perspective de leur généralisation ?
I – L’article 51, un dispositif de soutien à l’innovation dans l’organisation des services de santé
I.1 – La nécessité de structurer un système de soutien à l’innovation en santé
5En 2016, un avis du Haut conseil pour l’avenir de l’assurance maladie (HCAAM) [1] s’intéresse à la question de l’innovation en santé. Le HCAAM y propose plusieurs pistes d’action avec, en particulier, la conception d’un « cadre favorable à l’émergence d’initiatives innovantes » pour soutenir les innovateurs afin « d’encourager, sélectionner, évaluer et généraliser les initiatives prometteuses ». La logique de cette proposition est de dépasser le cadre d’expérimentation classique dans une logique de déploiement ou de diffusion à grande échelle. Le HCAAM recommande aussi de formaliser ce dispositif de manière à « anticiper les transformations organisationnelles liées à l’introduction de nouvelles technologies et d’en suivre la mise en œuvre. »
6Plusieurs dimensions sont plus particulièrement mises en avant dont la création « de cadres juridiques et financiers dérogeant de façon durable au droit commun pour y faire émerger des solutions adaptées à leurs enjeux spécifiques ». Le HCAAM insiste en outre sur la nécessité d’accompagner les projets et leurs porteurs, dans une logique de prototypage. Enfin, l’instance juge indispensable de procéder à une évaluation, aux modalités adaptées aux différents types d’innovation.
7Prolongeant les réflexions du HCAAM, l’Assurance maladie (Cnam), en 2018 [2], soulignait la nécessité de faire évoluer l’organisation des soins et les modalités de prise en charge pour répondre aux enjeux bien connus du système de santé (vieillissement, poids des pathologies chroniques, progrès technologique, en particulier du numérique, contrainte économique…). Le rapport suggérait ainsi de créer un fonds national de soutien à la diffusion de l’innovation organisationnelle en santé, de définir un cadre juridique générique pour les innovations organisationnelles, de mettre en place un dispositif d’appui aux innovations organisationnelles et d’en prévoir l’évaluation. De son côté, le ministère des Solidarités et de la Santé intégrait dans sa « Stratégie de transformation du système de santé » un projet d’expérimentations proposant de tester sur quelques territoires des modèles d’organisation totalement nouveaux, organisant la prise en charge de la santé de toute une population et transcendant les clivages actuels ville/hôpital.
I.2 – Les grands principes de fonctionnement de l’article 51
8L’article 51 de la LFSS 2018 a donné corps à ces propositions en créant un dispositif constitué :
- d’un cadre juridique pérenne permettant de soutenir des initiatives portées par les acteurs de terrain et autorisant des dérogations à de nombreuses règles de tarification, de facturation, d’organisation des acteurs de santé ou de remboursement des soins pour les patients ;
- et d’un fonds dédié permettant de financer ces expérimentations, à savoir la prise en charge des patients ou assurés, l’organisation qui en découle et leur évaluation.
9De nombreux acteurs ont la possibilité de proposer des projets expérimentaux, dont la durée maximale est de cinq ans. Les professionnels et établissements de santé, sociaux et médico-sociaux ainsi que les patients, notamment au travers des associations d’usagers, sont plus particulièrement concernés, mais il peut aussi s’agir de fédérations et syndicats, d’organismes complémentaires ou collectivités territoriales. Le champ d’application territorial des projets d’expérimentation peut être local, régional, inter-régional ou national. Plusieurs expérimentations ont également vu le jour sous l’impulsion du ministère et de la Cnam [3].
10Dans tous les cas, le projet est sélectionné sur avis d’un comité technique de l’innovation en santé (CTIS) composé des directions centrales du ministère, d’un représentant des agences régionales de santé (ARS) et de l’Assurance maladie. Les projets d’expérimentation sont sélectionnés notamment sur leur caractère innovant, efficient et reproductible. L’amélioration du service rendu à la population, l’équilibre du schéma de financement, l’impact sur les organisations, la pertinence des modalités d’évaluation proposées et la faisabilité opérationnelle sont également pris en compte. Les projets ne sont recevables que si la mise en œuvre de l’expérimentation nécessite au moins une des dérogations aux règles de financement ou d’organisation mentionnées dans la loi.
11Grâce à l’article 51 s’est structuré un environnement dédié à l’accompagnement des projets, depuis leur émergence jusqu’à leur généralisation, embryon d’un véritable système de soutien à l’innovation. Il repose sur :
- l’appui, par les réseaux des ARS et de l’Assurance Maladie, aux porteurs de projets, depuis l’incubation jusqu’à la mise en œuvre concrète en passant par des phases de maturation et d’accélération ;
- « l’accélérateur 51 », structure d’incubation des innovations jusqu’ici implantée à Paris mais dont des déclinaisons régionales sont en cours de test dans quatre régions ;
- l’évaluation systématique des expérimentations, portée par une cellule dédiée, copilotée par la Cnam et la Drees, ;
- la gestion des financements et en particulier des prestations dérogatoires, qui reposent sur une plateforme informationnelle ad hoc (également utile à l’évaluation) et l’identification d’une caisse pivot.
II – De quel type d’innovation parle-t-on dans l’article 51 ?
12Le caractère innovant d’un projet constitue l’un des facteurs d’éligibilité à l’article 51. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, ce n’est pas le critère le plus simple à évaluer : la nouveauté n’est pas suffisante pour constituer une innovation.
II.1 – Une définition de l’innovation dans l’organisation des services de santé
13Il existe de nombreuses définitions de l’innovation et, de prime abord, il ne paraît pas aisé d’identifier un cadre méthodologique qui permettrait de guider les choix sur des projets plutôt que sur d’autres. En outre, le terme est souvent utilisé pour désigner indifféremment des concepts proches, mais distincts, de l’innovation à proprement parler.
Une définition simple de l’innovation et de ses concepts associés
14Ainsi, dans un rapport du Conseil d’analyse économique [4] portant sur l’innovation dans les territoires, Thomas Durant souligne que le concept d’innovation est devenu imprécis car utilisé dans des acceptions trop larges et trop variées. Il faut ainsi distinguer l’innovation, d’une part, de la découverte et, d’autre part, de l’invention. La découverte se distingue de l’invention par le fait que pour qu’il y ait découverte, « il faut que le phénomène, l’objet, la matière ou l’espèce préexistent à son découvreur ». À l’inverse, dans le cas de l’invention, « c’est l’activité humaine de création » qui a permis de façonner un objet nouveau. L’électricité a été découverte, l’ampoule a été inventée. L’invention ne conduit pas pour autant systématiquement à l’innovation : « l’invention relève de l’idée, l’innovation nécessite sa réalisation concrète au service d’utilisateurs et de clients ».
15T. Durant propose ainsi une définition simple de l’innovation comme étant « la réalisation de la nouveauté », soulignant que l’innovation « relève d’une mise en œuvre concrète » et doit être « assimilée au changement réalisé ». Ainsi, l’innovation recouvre aussi bien « le processus de changement que le résultat qui en a découlé ». Comme on le verra plus loin (cf. § IV), cette définition permet aisément de comprendre pourquoi la question de l’émergence de l’innovation est indissociable de celle de sa diffusion.
16Partant de là, T. Durant distingue également les concepts de technique et de technologie. Le premier fait référence à des savoir-faire empiriques qui relèvent, au sens large du terme, de formes « d’artisanat [5] ». Son enseignement relevant du compagnonnage, « la technique est difficile à transférer, à généraliser et à recombiner, sauf à accepter le coût et le temps d’expérimentations fastidieuses ». La technologie enrichit la technique en ce sens qu’elle « marie le savoir-faire empirique de la technique avec la connaissance scientifique » ; elle explique comment la technique fonctionne. Elle peut dès lors être enseignée et transférée et il est en partie possible d’anticiper les conditions et contextes dans lesquels elle pourra fonctionner ou non.
L’innovation dans le domaine de la santé
17Disposer d’une définition claire et opérationnelle de l’innovation dans le domaine de la santé ne relève pas seulement d’une exigence intellectuelle à visée théorique. Faute de consensus, la confusion autour de différentes formes de développement et de transformation des technologies, des organisations ou des services peut conduire à soutenir de manière inappropriée des interventions qui n’entraineront pas les bénéfices attendus [6].
18Le concept d’innovation est largement importé du monde de l’industrie et des affaires. Les effets des innovations ont traditionnellement été mesurés en gains de productivité ou de qualité, eux-mêmes traduits en termes économiques. Dans le secteur de la santé, à l’inverse, l’innovation peut au contraire parfois générer des coûts supplémentaires ; ses bénéfices se traduisant dès lors sous d’autres formes.
19Ainsi, l’Organisation mondiale de la santé (OMS [7]) voit dans l’innovation un moyen d’améliorer les performances du système de santé dans ses différentes dimensions : efficacité, sécurité, qualité, efficience, soutenabilité financière. L’innovation répond à des besoins de santé non satisfaits de la population en créant de nouvelles manières de penser ou de travailler. Elle prend la forme d’améliorations ou de nouvelles politiques de santé, systèmes, produits et technologies, ainsi que de services qui améliorent la santé et la qualité de vie des populations. Pour l’OMS, l’innovation en santé doit d’abord servir les populations les plus vulnérables. L’innovation peut se développer dans les domaines de la prévention, de la promotion de la santé, du curatif, de la réadaptation ou de l’assistance.
20À partir d’un travail de revue de la littérature, Omachonu et Einspruch [8] proposent une définition qui inclut également les professionnels de santé dans les destinataires de l’innovation. L’innovation en santé est ici définie par l’introduction de nouveaux concepts, idées, process ou des produits ayant pour but d’améliorer les traitements, les diagnostics, la formation, l’accessibilité, la prévention et la recherche ; à plus long terme, elle a pour objectif d’améliorer la qualité, la sécurité, les résultats, l’efficience et les coûts.
L’innovation dans les services de santé
21Dans un rapport de l’Observatoire européen des systèmes et des politiques de santé [9], Ellen Nolte, rappelant que l’innovation, souvent considérée comme « la panacée pour résoudre des problèmes [10] [11] », expose les principales caractéristiques de l’innovation dans les services et organisations de santé. Reprenant les travaux de Greenhalg et al. (2004) [12], elle définit l’innovation dans les services de santé comme la réunion de quatre facteurs : 1) un ensemble nouveau de comportements, d’habitudes, de pratiques et manières de travailler, 2) qui s’inscrit en discontinuité ou en rupture avec les pratiques précédentes, 3) qui vise à améliorer les résultats de santé, l’efficience administrative, le rapport coût-efficacité des soins ou l’expérience des patients et 4) qui est mis en œuvre de manière planifiée et coordonnée.
22Cette définition est celle qui a été retenue pour la rédaction du guide méthodologique de l’évaluation des expérimentations de l’article 51 [13]. Tout en reprenant les éléments clés des autres définitions, elle rappelle que la nouveauté peut se traduire dans la rupture avec les dispositifs précédents ou dans une forme de transformation incrémentale, mais qui présente suffisamment de différence avec la situation précédente pour se distinguer des simples évolutions progressives des organisations.
23Les différents types d’innovations qui entrent dans le champ de cette définition couvrent une grande variété de dispositifs : les technologies du numérique, les nouvelles pratiques médicales (techniques de chirurgie peu invasives par exemple), la création de nouvelles fonctions, métiers ou nouveaux rôles (coordonnateurs, infirmières en pratique avancée, assistants médicaux…), le transfert d’activités de l’hôpital vers le secteur des soins primaires, la création de nouveaux services aux patients (case management) ou encore l’introduction de nouveaux modèles de prise en charge (systèmes intégrés de soins).
24La Commission européenne a récemment lancé un projet de recherche [14] sur les facteurs qui permettent d’expliquer les succès ou les échecs de la diffusion des innovations. Dans ce cadre, un groupe de chercheurs a identifié dix domaines prioritaires dans lesquels des innovations sont en train d’émerger ou sont attendues [15], montrant au passage la convergence des problématiques des systèmes de santé européens.
Innovation technologique ou innovation organisationnelle ?
25Le plus souvent, l’innovation en santé est assimilée aux découvertes ou inventions biomédicales et découle principalement de la recherche : médicaments, techniques d’imagerie, techniques opératoires, dispositifs médicaux, prothèses, robots etc. Toutefois, ces innovations ne se limitent pas au seul domaine technologique. Pour devenir des innovations à part entière, encore faut-il que ces découvertes ou inventions se développent et se déploient à l’échelle du système de santé. Ces évolutions peuvent requérir des transformations à de nombreux niveaux : formation des personnels à des nouvelles techniques ou fonctions, modification des organisations et des environnements de travail, nouvelles modalités de fixation des prix, nouveaux modes de rémunération ou encore de régulation.
26L’innovation peut toutefois aussi porter directement sur les organisations : il s’agit alors de nouveaux services, de nouvelles manières de travailler… Dans le monde de l’entreprise, les innovations organisationnelles englobent les nouvelles pratiques managériales, les nouvelles stratégies, procédures, politiques et structures organisationnelles. Le système de production Toyota, les pratiques de management de la qualité totale, la production en juste à temps etc. en sont des illustrations célèbres. Dans celui de la santé, on peut citer la chirurgie ambulatoire, les réseaux, les maisons de santé pluri-professionnelles, les délégations de tâches, les pratiques avancées… On parle aussi d’innovations sociales ou sociétales à propos du covoiturage ou de la location de maisons de vacances via des plateformes numériques. En fait, comme le montrent ces derniers exemples, l’innovation est le plus souvent mixte, liant un produit technologique à de nouvelles manières de consommer, nouant de nouvelles relations entre des acteurs liés dans un même système de production ou de gestion. Ainsi, l’innovation combine-t-elle en général à la fois un aspect technologique (produit et process) et organisationnel ou social [16].
II.2 – Quel positionnement de l’article 51 ?
27Le décret n° 2018-125 du 21 février 2018 relatif au cadre d’expérimentations pour l’innovation dans le système de santé identifie un large champ d’expérimentations éligibles, s’articulant autour des cinq catégories suivantes :
- organisation et financement d’activités de soins, de prévention et d’accompagnement sanitaire, médico-social ou social, à destination d’individus ou de populations, de manière alternative ou complémentaire aux modalités en vigueur ;
- organisation et financement d’activités de soins, de prévention et d’accompagnement sanitaire, médico-social ou social, et financement de technologies ou de services non pris en charge par les modalités existantes ;
- prises en charge par l’assurance maladie des médicaments, des produits, prestations de services et d’adaptation associées dans les établissements de santé ;
- prescription des médicaments, des produits, des prestations de services et d’adaptation associées ;
- recours au dispositif de l’article L. 165-1-1 [17] du code de la sécurité sociale pour les dispositifs médicaux innovants avec des conditions dérogatoires de financement de ces dispositifs médicaux.
28Si les projets de l’article 51 englobent bien l’utilisation de produits de santé (médicaments ou dispositifs médicaux), ils ne se substituent pas aux programmes de recherche clinique, ni aux procédures d’accès précoce au marché et de remboursement de droit commun. Ainsi, il ne peut s’agir dans le cadre de l’article 51 de donner un tarif dérogatoire à un médicament ou à un dispositif médical. Les produits de santé sont intégrés dans l’article 51 dès lors qu’ils disposent d’une AMM ou d’un marquage CE (prérequis indispensables) et qu’ils s’intègrent à un parcours coordonné de soins dans lequel ils tiennent un rôle central dans la modification des modalités de prise en charge.
III – Les projets de l’article 51, comment les décrire ?
29L’article 51 ouvre un vaste champ de possibilités, laissant place à la créativité des acteurs. Si quelques projets sont pilotés au niveau national, l’originalité de l’article 51 est d’appeler les acteurs locaux à proposer des solutions aux problèmes qu’ils rencontrent quotidiennement. Depuis dix-huit mois environ, près de 150 projets régionaux et 90 projets nationaux ou inter-régionaux ont été instruits ou sont en cours d’instruction. Parmi eux, un peu moins de 50 ont d’ores et déjà été autorisés.
30Le rapport au Parlement sur les expérimentations innovantes pour l’année 2019 [18] indique que plus de 40 % des projets sont portés par des établissements de santé publics ou privés. Environ 20 % proviennent d’une association, le plus souvent de professionnels de santé ou du secteur médico-social. Les associations de patients ou d’usagers sont encore peu présentes, mais quelques projets semblent être en train d’émerger. Les autres projets émanent d’acteurs libéraux ou de sociétés privées (développeurs de solutions numériques notamment). Les établissements sociaux et médico-sociaux sont pour l’instant peu représentés parmi les porteurs. Une minorité (2 %) de projets sont conduits directement par les institutions sanitaires régionales/ locales (ARS ou Cpam).
31Le graphique suivant tente de modéliser les populations concernées par les projets, les innovations mobilisées et les objectifs poursuivis. La très grande majorité des projets qui remontent du terrain cible des populations présentant un problème spécifique de santé : celles atteintes de pathologies chroniques, les populations fragiles ou vulnérables, celles concernées par des problèmes de santé mentales, les femmes à travers la maternité. Les frontières entre ces quatre catégories sont évidemment poreuses. En plus des nouveaux modes de rémunération, quatre autres grands types d’innovations ressortent : des technologies, de nouvelles organisations ou lieux de travail, de nouveaux métiers, fonctions et répartitions de rôles entre les professionnels et, enfin, de nouvelles prestations ou services dispensés aux patients.
32On observe la plupart du temps qu’un même projet cumule plusieurs types d’innovations. L’innovation de services appelle par exemple à définir de nouvelles fonctions pour certaines professions, voire créer de nouveaux métiers. L’innovation technologique, comme évoqué supra, peut conduire à modifier les organisations et les lieux de travail etc. Cette dimension soulève des questions méthodologiques complexes pour l’évaluation qui devra se prononcer sur la reproductibilité de ces dispositifs. Ces expérimentations « en vie réelle » cumulent en effet de nombreux éléments pouvant avoir une influence sur le succès du projet : multiplicité des innovations, imbrication des éléments de contextes avec les innovations organisationnelles, superposition des formes anciennes et nouvelles des organisations au sein d’un même dispositif…
33On retrouve le plus fréquemment trois grands objectifs poursuivis par les projets. L’amélioration de l’accessibilité aux soins « réinvente » les formes de construction de la proximité : télé-expertise qui peut se faire sur le lieu de vie des patients, déplacement d’équipes mobiles, évolution des rôles et des fonctions des professions de santé les plus proches des patients, en particulier les infirmiers et les pharmaciens. La réduction des points de rupture dans les parcours de soins et de santé est également centrale dans les projets qui voient le jour. Une partie importante de ceux-ci propose des organisations visant à assurer la continuité et la cohérence des prises en charge entre l’hôpital et la ville, entre les hébergements ou les dispositifs d’intervention médico-sociaux à domicile et les professionnels de santé. La coopération entre l’action sociale et le soin est également présente dans certains projets. Enfin, la réponse à des besoins non satisfaits vise à renforcer la pertinence et l’efficacité des prises en charge. Dans l’article 51, elle passe par la création de nouveaux services ou nouvelles prestations, notamment en lien avec la prévention (développement de l’activité physique adaptée, de promotion de la santé) ou de soutien psychologique.
Les populations de l’article 51
34Les pathologies chroniques concernées sont diverses. Le projet DIVA du CHU de Dijon vise, pour les personnes victimes d’un AVC ou d’un IDM, à renforcer et coordonner le parcours de soins entre la ville et l’hôpital sur une période de deux ans. En Corse, le projet AFM Téléthon a pour objectif de fluidifier le parcours des personnes atteintes de pathologies neuromusculaires ou neurodégénératives invalidantes. Deux projets concernent la prise en charge de l’insuffisance rénale chronique terminale (IRCT) dont un propose une prise en charge supplétive aux personnes qui souhaitent arrêter la dialyse. Six projets proposent de nouvelles formes de prise en charge de l’obésité. Ils se répartissent entre les domaines de la chirurgie bariatrique, l’obésité adulte et l’obésité infantile. Le suivi des greffes hépatiques est représenté. Un projet parisien innove sur la création d’un centre de référence qui aura vocation à élaborer des plans de soins de personnes atteintes de pathologies ostéo-articulaires complexes. Un hôpital parisien met quant à lui en place une nouvelle structure de coordination, de télésurveillance et d’optimisation thérapeutique des patients insuffisants cardiaques sévères. Enfin, trois projets élaborent des parcours de soins coordonnés pour la prise en charge des plaies chroniques en Occitanie, en Corse et à la Réunion.
35Les projets concernant les populations fragiles ou vulnérables sont également fréquents. Les problématiques concernant les personnes âgées sont souvent mises en avant. Quatre projets vont expérimenter des dispositifs de prévention et de prise en charge de la santé bucco-dentaire des personnes âgées en EHPAD. Une MSP teste l’organisation d’un suivi de proximité coordonné entre le médecin traitant et un infirmier de la MSP pour les personnes âgées ou en situation de handicap qui ne peuvent se déplacer au cabinet du médecin dans une zone sous-dense. Un autre met en place dans trois régions différentes un dispositif permettant de dépister et de prendre en charge la souffrance psychique des malades atteints d’Alzheimer ou de pathologies neurodégénératives et de leurs aidants. Deux projets proposent de mieux organiser et de renforcer considérablement les prises en charge somatiques et psychologiques des enfants concernés par une mesure de protection de l’enfance. Une expérimentation coordonnée entre cinq régions organise l’accompagnement par un médecin généraliste soutenu par un psychologue et un travailleur social de personnes en situation d’addiction. Les personnes migrantes sont aussi concernées par une expérimentation en Bretagne où un centre associatif de soins s’est spécialisé dans l’accueil de ces populations et organise, après la prise en charge précoce des soins urgents, le passage à une prise en charge par la médecine « de droit commun » (en particulier vers l’attache à un médecin traitant) en assurant l’ouverture des droits nécessaires et en accompagnant les personnes, dans leurs langues, dans l’insertion dans le système de soins français.
Quelques exemples d’innovations dans les projets de l’article 51
36Les projets de l’article 51 mobilisent plusieurs types d’innovations technologiques : la télésanté est la plus courante avec des actes de télé-expertise ou des dispositifs de télésurveillance via des objets connectés ou le renseignement d’informations sur des plateformes numériques. La mobilisation d’algorithmes servant à l’alerte sur des situations anormales, au ciblage de populations à risque ou à l’éducation thérapeutique est également fréquente.
37On retrouve ces technologies dans différentes expérimentations : suivi des femmes atteintes de diabète gestationnel, des personnes traitées avec des anti-vitamines K, des personnes souffrant d’insuffisance cardiaque… La télé-expertise se retrouve dans plusieurs expérimentations visant à développer la santé bucco-dentaire dans les EHPAD ou la prise en charge des plaies. En santé mentale, une expérimentation sur la prise en charge des personnes bipolaires s’appuie à la fois sur des algorithmes utilisant les données historiques de consommations de soins, du dossier médical et une application installée sur le smartphone des patients qui recueille des informations sur leur activité au quotidien. Toutes ces données sont compilées pour mettre en place un suivi personnalisé dans le cadre d’un dispositif de case-management. Pour ce qui concerne le domaine du médico-social, dans l’expérimentation ADMR en Occitanie, les intervenants de services de soins à domicile sont formés à suivre et à recueillir, au moyen d’une application sur smartphone, les signes d’aggravation de la fragilité de personnes âgées à domicile.
38Tous les projets de l’article 51 « inventent » des transformations des rôles et des fonctions des professionnels, notamment des infirmiers et des pharmaciens d’officine. Les infirmiers voient se confirmer des évolutions de leurs fonctions déjà connues : structuration du suivi des patients, rôle de coordination avec le médecin traitant comme avec d’autres professionnels de santé ou médico-sociaux, gains d’autonomie dans l’adaptation des soins. Par exemple, l’expérimentation « Équilibres [19] » cherche à renforcer l’autonomie des patients à domicile par une approche holistique et en équipe qui consiste dans le cadre d’un plan personnalisé de soins à moins se focaliser sur les actes techniques pour offrir au patient une aide plus globale y compris dans les gestes de la vie quotidienne. Le rôle des pharmaciens d’officine évolue aussi. Plusieurs projets structurent leur intervention dans la coordination des thérapies médicamenteuses entre la ville et l’hôpital. Ils jouent aussi un rôle d’intermédiaire de proximité. Ainsi, dans l’expérimentation « Depist’C pharma » dans les Pyrénées Orientales, le pharmacien prend une place centrale dans le dépistage du VHC auprès de populations à risques.
39Les aides-soignants voient également leurs fonctions évoluer. Par exemple, dans des projets sur la santé bucco-dentaire en EHPAD, ce sont les personnels soignants des EHPAD qui réaliseront les actes de télésurveillance au moyen de l’application à laquelle ils seront formés. Ils auront aussi pour rôle de diffuser les bonnes pratiques en matière de prévention et des soins.
40On voit enfin des métiers apparaître dans les parcours de soins coordonnées. Celui de coordonnateur est souvent assumé par des infirmiers, mais pas seulement. Les psychologues, les diététiciens ou les professionnels de l’activité physique adaptée sont aussi présents. Leurs activités entrent, de manière expérimentale, dans le panier de biens et services remboursés par l’assurance maladie.
41Les lieux et les organisations changent aussi, ce qui se traduit en particulier par la création de structures ou de modalités de prise en charge ambulatoire pour des activités qui se déroulaient en grande partie à l’hôpital, limitant ainsi la couverture de la population et l’accès aux soins. Les projets de l’article 51 en montrent différentes formes. Dans l’expérimentation de dépistage et de traitement du VHC au sein des populations précaires pilotée par le CH de Perpignan, c’est une équipe mobile qui se déplace et qui prend en charge les patients sur place (dans des centres sociaux, en prison, dans la rue) pour mener en quelques heures un processus complet allant du diagnostic à la mise sous traitement. Plusieurs projets visent à monter des structures de réadaptation cardiaque en milieu ambulatoire. De son côté, CESOA est une expérimentation consistant à construire un centre expert exclusivement ambulatoire organisant la réalisation des diagnostics et des thérapeutiques adaptées aux pathologies ostéo-articulaires ; elle doit permettre un accès facilité, sans reste à charge, à une équipe spécialisée et pluridisciplinaire, en offrant une unité de lieu et de temps (une journée). Le projet d’expérimentation « Polyclinique mobile TokTokDoc » propose la mise en place d’un parcours de santé dédié notamment aux soins de spécialistes par le biais de la télémédecine et une équipe mobile dans les établissements pour personnes âgées dépendantes (EHPAD).
42Les innovations en matière de mode de rémunération sont plus complexes à lire. Elles se présentent le plus souvent sous la forme de forfaits couvrant l’intervention de plusieurs professionnels dans le cadre d’un épisode de soins. Ces nouveaux financements peuvent constituer la totalité des revenus des professionnels expérimentateurs ou seulement une partie qui vient alors en complément des modalités de rémunération habituelles. Les nouveaux services ou nouvelles prestations facturés (intervention d’un psychologue, diététicien, coach sportif…) ne se font jamais séparément, mais s’intègrent au montant global du forfait qui peut intégrer des consultations médicales ou infirmières, des examens, l’utilisation d’un objet connecté (paiement d’une licence d’utilisation notamment). Tant que faire se peut, les montants horaires de ces interventions sont alignés entre les expérimentations, mais au final, le forfait (dans ses composantes et son montant) reste spécifique à chaque expérimentation. De plus, il s’inscrit surtout dans une logique de remboursement des coûts. En outre, on note souvent la difficulté du porteur de projet à gérer seul la redistribution du forfait entre les différents professionnels intervenant dans la prise en charge et demande à l’assurance maladie de procéder à ces versements selon des clés de répartition figées. Parfois, ces forfaits sont complétés par des éléments de paiement à la qualité ou de partage des économies réalisées. Cependant, la logique économique incitative des modes de rémunération est en général beaucoup moins bien perçue dans les projets qui remontent du terrain que dans les trois grandes expérimentations pilotées par le ministère et la Cnam (PEPS, IPEP et EDS). Pour les premiers, le caractère innovant des modes de rémunération se concrétise d’abord par la rémunération d’activités (au premier rang desquelles apparaît la coordination), jusque-là non prises en charge par l’assurance maladie.
IV – Territoires et article 51, quels enjeux ?
IV.1 – L’article 51 s’intègre dans un contexte territorial qui favorise progressivement l’action locale
43En deux décennies, la réglementation a très largement fait évoluer les politiques territoriales de santé qui visent à adapter l’offre de soins aux besoins des populations.
44Depuis la loi de 2003 qui a supprimé les secteurs sanitaires, les territoires de santé tentent de se structurer pour coller au plus près de la réalité du terrain. Si le territoire n’est plus envisagé comme « un périmètre administratif d’application d’indices d’équipement, mais comme une zone d’organisation fonctionnelle » [20], sa structuration s’est faite diversement d’une région à l’autre. On rencontre ainsi des découpages basés tantôt sur les départements, tantôt sur les flux hospitaliers, les pays, les EPCI [21], les bassins de vie ou les zones d’emploi.
45Néanmoins, dans la continuité de la création des territoires de santé, la loi Hôpital, Patients, Santé et Territoires (HPST) de juillet 2009 a permis, d’une part, de faire évoluer la territorialisation pour « prendre en compte la répartition et les pratiques spatiales de la population dans ses espaces de vie habituels (peuplement, socio-économie, offre de soins existante, les flux, les distances et les temps d’accès) » et, d’autre part, de donner une importance particulière au maillage des soins de premier recours dans un contexte de profondes mutations de l’exercice professionnel [22]. La loi de modernisation de notre système de santé de 2016, notamment en créant les groupements hospitaliers de territoire (GHT), met l’accent sur une organisation territoriale de l’offre de soins hospitalière. Elle crée aussi les communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS). La loi de juillet 2019 s’inscrit dans la continuité des réformes précédentes par l’intérêt qu’elle porte à la coopération entre acteurs et à la coordination des soins, notamment pour les parcours complexes, ainsi qu’à la gouvernance médicale des groupements hospitaliers de territoire.
46En outre, l’accent mis sur les CPTS pour couvrir l’ensemble du territoire rappelle l’importance donnée à la structuration de l’offre de premier recours et répond aux analyses qui montrent qu’au niveau local le plus fin, « il n’y a pas en France de réelle territorialisation de la santé, en tous cas pas de façon systématique [23] ». La relation de la santé à l’échelle du quartier, de la commune ou inter-communautés est rarement structurée, alors que cette construction existe dans les domaines de l’éducation, de l’action sociale ou encore du logement.
47Le sociologue Marcel Calvez souligne que le territoire de santé ne peut résumer à lui seul les relations entre les territoires et la santé. Celles-ci renvoient également aux questions d’environnement par exemple, mais plus largement aussi « aux espaces vécus par les populations qui les habitent, aux valeurs qu’elles leur attribuent, aux sens qu’elles leur donnent, aux réseaux qu’elles tissent et qui font des lieux qu’elles occupent un territoire de vie et de bien-être [24] ».
48Ces constats ont conduit à un consensus partagé sur la nécessité de prendre en compte les différences et les spécificités des territoires à un niveau relativement fin pour répondre aux problématiques de santé de la population. Le niveau local s’est de fait progressivement imposé comme le lieu privilégié du diagnostic et de l’action [25].
49Deux questions restent posées : « qui » a légitimité à construire les territoires de santé ? Quel équilibre trouver entre une logique de déconcentration – qui décline des politiques nationales de haut en bas - et une logique de maillage progressif, régional et national [26], au moyen d’initiatives issues des territoires, du bas vers le haut ?
50Enfin, ces transformations s’inscrivent dans un contexte peu lisible par les acteurs et marqué par une organisation territoriale en silos de la vie collective, peu propice à une coopération de l’ensemble des acteurs qui contribuent à la santé de la population, au-delà du seul secteur de la santé. Ainsi, l’éclatement des niveaux de gestion, de décision et de financement des secteurs social, médico-social et sanitaire continue de faire obstacle à l’émergence de dispositifs plus intégrés de prise en charge des besoins liés à la maladie et à la perte d’autonomie. D’un autre côté, l’investissement progressif des communes, ces dix dernières années, dans le champ sanitaire, grâce aux ateliers ville santé et autres contrats locaux de santé, donne une importance croissante aux interventions en proximité avec les lieux de vie des usagers. Toutefois, instaurés par la loi HPST et destinés à faire converger politique régionale des agences régionales de santé et initiatives locales, les contrats locaux de santé ont peiné à se mettre en place et n’ont pas vraiment convaincu [27].
IV.2 – Résoudre les problèmes en appelant à la créativité des territoires et de ses acteurs
La légitimité des acteurs locaux pour porter l’innovation
51Habituellement, la juxtaposition des termes territoires et innovation évoque les politiques ou les interventions de différents acteurs locaux pour favoriser le développement économique et l’emploi. Face aux dynamiques de globalisation et de délocalisation, l’innovation est perçue comme le moyen de maintenir une activité productive et de redynamiser le tissu industriel et entrepreneurial local. Les politiques publiques d’aménagement du territoire se sont souvent emparées de l’innovation en cherchant à encourager la recherche et le développement, au travers du déploiement des pôles de compétitivité par exemple. Cependant, d’autres formes d’innovations, plus modestes, sont venues plus directement des acteurs « citoyens » : habitants, petits producteurs ou entrepreneurs, artisans, acteurs du monde culturel… Dans ces territoires, on a plutôt cherché à réinventer des activités en se fondant sur les particularismes locaux : un héritage culturel, des savoir-faire et des techniques parfois anciens, des compétences locales existantes… On peut trouver des exemples de cette créativité dans le développement des appellations d’origine contrôlée (AOC), celui de la consommation des produits locaux avec les associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (Amap), le développement du tourisme de proximité [28]…
52Ces deux formes d’innovation coexistent aussi dans le secteur de la santé, mais c’est clairement le second modèle qui est visé par l’article 51. En donnant l’initiative aux acteurs de terrain pour proposer des organisations innovantes, le dispositif légitime leur connaissance intime du territoire et de ses problématiques, de ses habitants et de leurs modes de vie, de l’offre sanitaire et médico-sociale ainsi que de leurs acteurs, des acteurs de la ville et du monde social, signant, d’une certaine manière, l’insuffisance des politiques nationales uniformes.
Le dispositif dérogatoire joue également un rôle essentiel
53Dans le secteur de la santé, la prégnance des mécanismes de régulation visant à garantir la qualité et la sécurité des soins, la qualification des personnels, la répartition de l’offre et la maîtrise des dépenses de santé peut parfois tenir les acteurs de terrains à distance des innovations organisationnelles.
54Dans le cadre d’un travail de recherche portant sur le montage d’un « projet article 51 » d’un centre ambulatoire de soins de réadaptation cardiaque en Corse, Giusti et al [29] illustrent de manière éclairante la relation de l’innovation à la dérogation réglementaire au niveau d’un territorial local. Observant que de nombreux patients renoncent aux soins de réadaptation cardiaque en raison des difficultés d’accès géographique à un établissement de santé spécialisé, l’équipe d’une maison de santé pluridisciplinaire (MSP) propose de créer une structure ambulatoire mobile. Cette modalité de prise en charge déroge à plusieurs règles relatives aux conditions techniques d’activité. En outre, sans toutefois les remettre en question, la proposition conteste la validité des recommandations médicales appliquées à cette situation locale spécifique. Une forme de paradoxe est explicitée. D’un côté, la légitimité de la réglementation nationale n’est pas fondamentalement contestée car elle propose une forme de prise en charge homogène des patients en apportant des garanties de qualité et de sécurité des soins. De l’autre côté, la légitimité de la demande de dérogation s’appuie sur le constat que la réglementation nationale conduit à une éviction d’une partie de la population d’un dispositif de soins, pourtant nécessaire à leur santé, générant en cela des inégalités. Les auteurs observent ainsi que « l‘article 51 laisse émerger une forme de légitimité territoriale susceptible de remettre en cause les obligations ou recommandations véhiculées par le champ institutionnel. La source de cette légitimité tient à la proximité des acteurs de santé avec les problématiques de leur territoire ».
55La logique territoriale est présente mais diversement structurée selon les régions et les projets au moment de l’expérimentation
56Si la plupart des projets s’inscrit dans une logique d’extension à terme, une minorité seulement positionne d’emblée l’expérimentation non seulement comme le test d’un modèle d’organisation à un niveau local, mais aussi comme celui de sa capacité à couvrir l’ensemble d’un territoire de manière structurée (i.e. fonctionner sur tout le territoire, en s’installant partout où c’est nécessaire). De fait, lorsqu’un projet se monte en divers endroits de la région ou dans plusieurs régions, il est plus juste de parler d’expérimentation multi-sites que de projet véritablement territorial, à quelques exceptions [30]. Le projet ADMR en Occitanie est un dispositif de repérage de la fragilité, d’alerte et d’intervention précoce. Il identifie clairement toutes les localités de la région où des personnes âgées se trouvent en situation d’isolement géographique et cible ainsi l’intervention des services de soins à domicile en ces lieux.
57De discussions informelles avec les acteurs des ARS ou de l’assurance maladie qui travaillent sur les projets article 51, il semble émerger, schématiquement, plusieurs formes d’ancrage des projets dans les territoires. Au départ, on trouve en général des acteurs qui ont un projet local et qui trouvent principalement avec l’article 51 les ressources financières nécessaires à sa concrétisation. Il s’agit d’abord de répondre à un problème local que rencontrent les porteurs de projets. La question de l’extension du modèle expérimenté à l’ensemble d’un territoire, de la région ou du pays n’est pas forcément formalisée. Pour les institutions régionales (ARS et Assurance maladie), la priorité est, dans un premier temps, d’identifier des acteurs de terrain prêts à s’investir dans une expérimentation et de les accompagner dans le montage opérationnel du projet, ce dernier devant s’adapter au cadre imposé par l’article 51, en particulier proposer un modèle de rémunération dérogatoire. Le projet peut ou non s’inscrire dans le champ des projets régionaux de santé (PRS), la position d’une ARS et de l’Assurance maladie locale pouvant varier selon l’originalité du projet, sa capacité présumée à répondre à un problème réel.
58Dans d’autres cas, la sélection des projets peut prioriser ceux qui sont en cohérence avec les PRS. Cette cohérence s’exprime alors principalement par la correspondance thématique du projet avec le PRS. L’élaboration de parcours de soins complexes et l’organisation de la coopération entre les différents professionnels est le cas le plus fréquent. L’entrée par la pathologie ou par la population est souvent la norme. La réduction des inégalités de santé, le développement de l’utilisation des outils numériques ou encore les interventions efficaces dans le domaine de la prévention sont des thématiques également mises en avant.
59Au-delà de la seule correspondance aux priorités thématiques, la logique territoriale peut se manifester de manière plus structurée. C’est le cas lorsque le projet entend dépasser le cercle des pionniers en mettant en œuvre l’expérimentation « pas toujours là où ça va marcher à coup sûr et pas nécessairement avec les gens qui veulent travailler ensemble ». Dans le même ordre d’idées, il n’est pas rare de constater qu’alors que des « champions » locaux de l’innovation impulsent une véritable dynamique sur le territoire qui les entoure. Celle-ci peine à gagner d’autres espaces aux besoins plus prégnants, faisant courir le risque d’un creusement des inégalités entre les territoires. Pour le dire de manière raccourcie, les innovateurs ne se rencontrent pas toujours où l’on aurait besoin d’eux.
60Les formes d’ancrage les plus abouties des expérimentations se révèlent quand se manifeste de surcroît une logique de couverture – avoir plusieurs sites expérimentaux sur un même département, sélectionnés logiquement en fonction des objectifs du projet – associée à un travail de mise en cohérence entre les organisations qui se créent et celles existantes, cohérence des projets sur les personnes âgées avec les actions des MAIA par exemple. Monter ce genre de projet mobilise évidemment un temps et des ressources plus importants.
61Toutefois, cette classification schématique de la diversité des situations ne présume en rien d’une hiérarchie de l’intérêt des expérimentations. Une expérimentation à un niveau local, ciblée sur une population très spécifique, peut être aussi riche d’enseignements dans une perspective d’application ou d’adaptation du modèle organisationnel à d’autres lieux, pathologies ou situations.
IV.3 – Les enjeux de la généralisation
62Depuis une quinzaine d’années, la question de la diffusion des innovations et du « passage à l’échelle [31] » est devenue un thème important de la recherche internationale sur les services de santé. Celle-ci est motivée par le constat que de nombreuses innovations, considérées à un moment donné comme les modèles d‘avenir de l’organisation des systèmes de santé, n’ont en réalité jamais réussi à véritablement dépasser leur cadre expérimental, voire ont été abandonnées. Un nombre croissant de travaux s’intéresse ainsi aux facteurs qui freinent ou favorisent le déploiement d’une innovation à l’échelle d’un territoire ou d’un système de santé.
63Dans le cas français de l’article 51, l’enjeu de la généralisation soulève de surcroît la question des modalités d’entrée dans le droit commun d’expérimentations construites sur un dispositif dérogatoire à différentes règles d’organisation et de paiement.
L’enjeu du passage à l’échelle
64Le processus de diffusion de l’innovation ne se limite pas à la simple réplication ailleurs de ce qui a marché à un endroit. L’expérience montre qu’au contraire, tenter de refaire à l’identique a peu de chances de succès [32]. Les différentes phases qui composent le processus de déploiement [33] d’une innovation, de son émergence jusqu’à son « passage à l’échelle » sont aujourd’hui assez bien identifiées, de même que les différents freins.
65En revanche, les facteurs favorisant la diffusion sont plus difficiles à cerner [34], [35], nombreux étant ceux pouvant bloquer l’innovation à chaque phase de son processus de développement. Certains sont liés à l’innovation elle-même. Celle-ci peut, par exemple, s’avérer mal adaptée à la pathologie ou à la population ciblée, s’attaquer à un problème perçu par les professionnels de santé mais pas par les patients… L’innovation peut aussi générer une surcharge de travail qui n’est pas acceptable par les professionnels autres que les promoteurs (le besoin de renseignement détaillé d’un système d’information par exemple). Les expérimentations, souvent de petite taille, ne permettent pas de tester toutes les contraintes organisationnelles qui peuvent se révéler lors du passage à une échelle plus importante : besoin d’insérer un niveau de pilotage et de management supplémentaire et non prévu, nécessité de penser un système d’information plus « industrialisé », effets de seuil sur les ressources qui alourdissent les coûts, etc.
66En outre, chez les professionnels de santé et les médecins en particulier, les pratiques professionnelles sont largement structurées par la nécessité de démontrer leur efficacité démontrées selon des méthodes scientifiques standardisées. L’évaluation des innovations organisationnelles adopte rarement ces méthodes très coûteuses et souvent mal adaptées à son objet. D’autres facteurs sont liés aux caractéristiques non reproductibles des promoteurs : les efforts consentis par des acteurs fortement investis pour monter l’organisation et supporter le « coût d’entrée » ne sont pas toujours réplicables, tandis que le charisme de certains pionniers ne se rencontre pas nécessairement partout.
67Les patients procèdent quant à eux à un arbitrage entre l’effort d’adaptation liée au changement des habitudes et la valeur qu’ils en perçoivent. Les promoteurs des innovations sous-estiment souvent cette dimension. De plus, certaines innovations organisationnelles ou technologiques visent à renforcer l’autonomie de gestion de la maladie, créant ainsi de nouvelles exigences pour les patients qu’ils ne sont pas tous prêts à accepter. En outre, les différences de capacités à s’approprier ces innovations peuvent être à l’origine d’un renforcement des inégalités sociales de santé. La complexité des changements pour les patients est ainsi souvent mal anticipée.
68Enfin, le contexte dans lequel l’innovation se développe et celui dans lequel elle est transférée jouent un rôle essentiel. Les problématiques épidémiologiques, démographiques ou d’offre de soins peuvent se poser différemment. Le contexte économique, social ou cultuel joue également un rôle important : les modes d’alimentation varient par exemple considérablement selon les régions. L’accompagnement par les institutions varie également selon les personnes en poste.
69Parmi les facteurs favorisant l’émergence et la diffusion des innovations organisationnelles dans les systèmes de santé, les éléments liés au pilotage du projet innovant apparaissent ainsi essentiels : le leadership et le management, notamment le développement d’accords de responsabilité et de performance entre les différents membres de l’organisation. L’allocation de ressources dédiées au temps passé à la mise en œuvre du projet et au développement des infrastructures nécessaires est une variable-clé, de même qu’une communication efficace au sein de l’organisation assortie d’un suivi et d’un retour d’information réguliers.
70La capacité d’adaptation continue au contexte local joue également un rôle majeur dans la mise en œuvre, la durabilité et la diffusion de l’innovation. L’évaluation et la démonstration de l’efficacité (voire de l’efficience) de l’innovation, ainsi que de ses éventuels effets inattendus (par exemple l’exclusion de certaines populations de l’accès à l’innovation) constituent des facteurs nécessaires à l’adoption et la dissémination.
Les enjeux liés à l’entrée dans le droit commun des expérimentations article 51
71L’article 51 de la LFSS 2018 prévoit que les instances décisionnelles qui pilotent le dispositif rendent un avis sur l’opportunité et les modalités de la généralisation de l’expérimentation, sur la base du rapport d’évaluation qui leur est remis. Une lecture un peu rapide de cette disposition pourrait conduire à deux erreurs d’interprétation. La première serait de penser que l’évaluation peut dire si le projet est généralisable ou non. La seconde serait de confondre généralisation et réplication à l’identique.
72La loi crée l’obligation d’une évaluation systématique des projets. Le cadre de cette évaluation a d’abord été formalisé dans une note [36] au Conseil stratégique de l’innovation en santé, puis explicité dans un guide méthodologique [37]. L’appréciation de la réussite d’un projet doit se faire à l’aune de trois critères : sa faisabilité, son efficacité (et son efficience) et sa reproductibilité. Ce dernier critère est sans doute le plus délicat à apprécier. Comme évoqué supra, en raison de la pluralité des composantes innovantes au sein d’un même projet, de la multiplicité des facteurs spécifiques au cadre de mise en œuvre de l’expérimentation, de la complexité des interactions qui se jouent entre ces facteurs…, l’évaluation ne pourra constituer une prévision certaine de la reproductibilité [38] d’un projet. L’évaluation tentera d’identifier au mieux un faisceau d’indices permettant de penser qu’un projet a plus de chances qu’un autre de pouvoir donner naissance à un modèle systémique. Néanmoins, la décision de généralisation ne pourra se limiter à l’appréciation technique d’un rapport d’évaluation. De plus, elle ne pourra résulter que d’un choix politique partagé par l’ensemble des partenaires institutionnels.
73À ce jour, les modalités de généralisation d’une expérimentation de l’article 51 ne sont pas encore arrêtées. Dans le cas d’une évaluation positive d’une expérimentation, sa généralisation va-t-elle se traduire par le simple basculement du dispositif dans le droit commun ? Cette conception de la généralisation conduirait de fait à garantir la pérennité du fonctionnement du dispositif expérimental. Au-delà de l’autorisation donnée au dispositif expérimental de s’inscrire dans l’espace où il s’est créé, la généralisation signifie-t-elle aussi que le modèle peut être répliqué à l’identique (i.e. même organisation, même mode de rémunération, même montant de rémunération) dans d’autres territoires ? Une troisième forme de généralisation peut aussi consister à construire de nouveaux modèles à partir des enseignements des expérimentations sans les répliquer à l’identique [39].
74On peut d’ailleurs imaginer tenter de faire coexister ces trois modalités de généralisation, mais non sans interroger le dispositif actuel de régulation du système de santé dans plusieurs de ses dimensions. En réalité, deux grandes visions s’affrontent.
75La première consiste à s’inspirer de la créativité locale pour reconstruire de nouvelles règles et de nouveaux modèles de prise en charge s’appliquant à l’ensemble du territoire et préservant ainsi une forme de cohérence nationale du système de santé. De la sorte, les « composantes » les plus innovantes des expérimentations pourraient être réinjectées dans le système via les outils de régulations idoines (conventions nationales des professionnels libéraux, réglementation des établissements de santé et médico-sociaux…). Toutefois, en tentant d’identifier les composantes des projets pour reconstruire de nouveaux modèles « génériques » et les substituer aux approches locales mises en œuvre dans le cadre dérogatoire de l’article 51, ne risque-t-on pas dénaturer le projet initial au point d’atténuer voire de faire disparaître les éléments clés de son succès ?
76La seconde, à l’inverse, consiste à préserver le caractère local du dispositif, le passage dans le droit commun signifiant alors que l’on pourrait reprendre les grandes structures du modèle expérimental initial tout en l’adaptant aux spécificités locales. Dans cette vision, différents modèles d’organisation des prises en charge, des parcours, des rémunérations des professionnels de santé coexisteraient dans les différents territoires. Aussi séduisante soit-elle sur le papier, cette conception n’est pas sans soulever de nombreuses questions au premier rang desquelles se trouve la définition de territoires cohérents avec les organisations qui seraient mises en place. Cela n’est de fait pas aujourd’hui le cas. En outre cela conduirait à la coexistence d’une multiplicité de dispositifs « à la carte » dans une simple logique de juxtaposition des territoires sans organisation d’ensemble. Si certains acteurs locaux y trouveraient leur compte, un tel fonctionnement en tuyaux d’orgues pourrait à l’inverse générer des phénomènes de concurrence entre territoires, de creusement des inégalités d’accès aux soins, de perte de cohérence des parcours les plus complexes.
77L’article 51 rappelle ainsi que la définition d’un juste équilibre entre une cohérence d’ensemble de l’offre de soins et son adaptation au niveau local est un enjeu complexe. On peut distinguer plusieurs problématiques qui vont être soulevées par l’intégration dans le droit commun des expérimentations de l’article 51, certaines interrogeant différentes composantes du dispositif actuel de régulation du système de santé.
78Une première question se pose en termes de concurrence entre les dispositifs expérimentaux. Certains projets abordent le même thème en proposant des modèles dont l’économie générale varie et pourra à terme se révéler plus ou moins avantageuse pour les professionnels de santé qui auront tendance à sélectionner les organisations et les modes de rémunérations qui leur semblent les plus adaptés.
79La généralisation pose aussi la question de la concurrence de ces nouvelles organisations avec celles qui existent déjà dans le droit commun. L’évaluation qualitative de Paerpa avait ainsi montré comment l’émergence d’organisations nouvelles sur un territoire pouvait générer des situations de concurrence avec des structures existantes et déjà bien implantées comme les MAIA, par exemple.
80Dans le même ordre d’idée, d’ici trois à cinq ans – la durée des expérimentations –, il faudra également penser leur intégration dans le droit commun en complémentarité des dispositifs d’appui à la coordination, les CPTS et les GHT qui sont en train de se développer. Certains modèles expérimentaux auront développé leur propre dispositif de coordination. Il s’agira d’éviter les redondances tout en garantissant la cohérence des interventions.
81Une autre question va apparaître autour de l’évolution des rôles et des fonctions de certaines professions. Ceci va dans le sens d’une montée en compétence et de gains d’autonomie dans la pratique. Cette évolution interrogera la réglementation sur les pratiques avancées ou les protocoles de délégations de tâches et incitera à repenser la régulation des professions. De même, l’émergence des outils numériques va inciter à repenser les modèles économiques qui leur sont associés.
82Enfin, les modes de rémunération qui sont mis en place dans le cadre des expérimentations se traduisent certes par la création de forfaits de prise en charge pluri-professionnelle d’un parcours ou d’un épisode, mais ils demeurent un mécanisme de remboursement des coûts au sens où leur montant est essentiellement déterminé sur la base des coûts de fonctionnement propres au dispositif expérimental. En cas de généralisation, quel sera le montant à appliquer pour la prise en charge d’un parcours ? devra-t-il varier selon les territoires ?
83Dès lors, comment va-t-on gérer la possible coexistence d’un système de rémunération et de tarification nationale avec une multitude de micro-systèmes locaux ? L’émergence du rôle des territoires dans l’organisation comme dans la définition du financement des soins soulève en contrepoint la question de leur responsabilité dans la régulation de l’offre et des dépenses de santé. Le système de santé français n’est pas aujourd’hui construit dans cette logique.
84Certains systèmes étrangers ont évolué en ce sens : en Grande-Bretagne, des structures locales pilotées par les professionnels de santé, les Clinical Commissioning Groups (CCGs), ont été créées pour jouer un rôle de planification de l’offre et d’achat de soins pour les ressortissants de leurs territoires. La France reste toutefois encore très éloignée du modèle britannique qui, par ailleurs, est en constante évolution.
85De bons connaisseurs de l’histoire du système de santé français voient l’article 51 comme une forme de répétition de l’expérience des réseaux, qui est souvent perçue comme un moment manqué de la transformation de l’organisation des soins. L’article 51 s’en démarque pourtant sur plusieurs points : la richesse et la diversité des projets testés, la naissance d’un système de soutien aux innovations, qui se caractérise par l’accompagnement coordonné des services de l’État et de l’Assurance maladie aux niveaux national comme régional, le dispositif d’évaluation qui se met en place et la mise en œuvre d’un dispositif opérationnel de facturation qui permet aussi d’expérimenter en grandeur nature les modes de rémunération.
86L’article 51 doit maintenant relever trois grands défis. Au-delà de l’aide apportée pour conceptualiser et faire émerger les innovations, il est nécessaire que l’accompagnement réussisse à évoluer vers un soutien à la mise en œuvre opérationnelle des projets. Un deuxième enjeu réside dans la capacité de l’évaluation à dépasser le prisme de l’appréciation de la réussite des projets pris individuellement pour porter un regard plus global sur les enseignements qui pourront aussi servir à la construction de nouveaux modèles d’organisation du système de santé. Enfin, la capacité des institutions à créer les conditions favorables à l’entrée des expérimentations prometteuses dans le droit commun constitue sans doute le défi le plus important.
87Il faut écouter ce que disent déjà les expériences étrangères : alors que l’on attend que les innovations technologiques et organisationnelles émergent et se déploient rapidement dans le système de santé, la réalité montre qu’en raison de la grande complexité des organisations de soins, il a souvent été difficile pour ces innovations de dépasser leur cadre expérimental.
88Il est nécessaire de s’inscrire dans un temps long. L’article 51 représente une formidable opportunité pour transformer le système de santé français ; il faut lui laisser sa chance en lui donnant le temps de s’installer durablement.
Notes
-
[1]
Avis du Haut conseil pour l’avenir de l’assurance maladie, Innovations et système de santé 13/7/2016 ; https://www.securite-sociale.fr/files/live/sites/SSFR/files/medias/HCAAM/2016/AVIS/AVIS_DU_HCAAM_SUR_LES_INNOVATIONS_ET_SYSTEME_DE_SANTE.pdf
-
[2]
Améliorer la qualité du système de santé et maîtriser les dépenses – propositions de l’Assurance maladie pour 2018.
-
[3]
Elles ne font pas l’objet de cet article qui se concentre les projets qui remontent du terrain. En plus des expérimentations remontant du terrain, l’article 51 inclut aussi des dispositifs expérimentaux pilotés par l’État et l’Assurance maladie. Trois modèles innovants de rémunération d’équipe sont expérimentés dans le cadre d’une co-construction avec les acteurs : le financement à l’épisode de soins (EDS), l’intéressement collectif à une prise en charge partagée (IPEP) et le paiement en équipe de professionnels de santé (PEPS).
-
[4]
Thomas Durant – « Par-delà la R&D et la technologie vers d’autres formes d’innovation » in Créativité et innovation dans les territoires – rapport du groupe de travail présidé par Michel Godet – partie (C) compléments –Chapitre Conseil d’analyse économique (mai 2010).
-
[5]
« les techniques sont des tours de main, des recettes et méthodes, des savoirs pratiques pour construire un objet, pour procéder à une opération de fabrication ou conduire une prestation de service ».
-
[6]
Leighan Kimble, M. Rashad Massoud “What do we mean by innovation in healthcare EMJ Innov. 2017 ;1[1] :89-91.
-
[7]
World Health Organization. Innovation. 2016. : http://www.who.int/topics/innovation/en/.
-
[8]
Vincent K. Omachonu, Norman G. Einspruch « Innovation in Healthcare Delivery Systems : A Conceptual Framework » ; The Innovation Journal : The Public Sector Innovation Journal, Volume 15(1), 2010, Article 2.
-
[9]
Ellen Nolte « How do we ensure that innovation in health service delivery and organization is implemented, sustained and spread ? Policy Brief – European Observatory on Health Systems and Policies (2018).
-
[10]
Godin B Innovation : the history of a category. Working Paper N°1. Montréal : Project of Intellectual Histroy of Innovation ; 2008.
-
[11]
Leighann Kimble, M. Rashad Massoud cit. ibid.
-
[12]
Greenhalgh et al. Diffusion of innovations in service organizations : systematic review and recommendations. Milbank Q. 2004.
- [13]
-
[14]
The TO-REACH project (Transfer of Organisational innovations for Resilient, Effective, equitable, Accessible, sustainable and Comprehensive Health Services and Systems) – Draft Strategic Research Agenda, version May 2019.
-
[15]
Les services centrés sur la population, les modèles d’intégration des services, le développement et l’intégration des soins de long terme, la redéfinition du la place, du rôle et des foncions de l’hôpital, le renforcement de l’organisation des soins de premiers recours, l’évolution des ressources humaines, le développement des nouvelles technologies de l’information et des communications, la mesure et l’amélioration de la qualité, la gouvernance et le financement.
-
[16]
Thomas Durand cit. ibid.
-
[17]
Tout produit de santé mentionné aux articles L. 5211-1 ou L. 5221-1 du code de la santé publique ou acte innovant susceptible de présenter un bénéfice clinique ou médico-économique peut faire l’objet, à titre dérogatoire et pour une durée limitée, d’une prise en charge partielle ou totale conditionnée à la réalisation d’une étude clinique ou médico-économique. Cette prise en charge relève de l’assurance maladie. Le caractère innovant est notamment apprécié par son degré de nouveauté, son niveau de diffusion et de caractérisation des risques pour le patient et sa capacité potentielle à répondre significativement à un besoin médical pertinent ou à réduire significativement les dépenses de santé. La prise en charge est décidée par arrêté des ministres chargés de la santé et de la sécurité sociale après avis de la Haute Autorité de santé.
-
[18]
Rapport au Parlement sur les expérimentations innovantes en santé, 2019 : https://solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/rapport_conseil_strategique_article_51_2019.pdf
-
[19]
Expérimentation inspirée du modèle Buurtzorg déployée auprès de plus de 10 000 infirmiers aux Pays-Bas qui est expérimenté dans plus d’une douzaine d’autres pays.
-
[20]
M. Coldefy, V. Lucas Gabrielli, 2008.
-
[21]
Établissement public de coopération intercommunal.
-
[22]
Jeanne-Marie Amat-Roze. « La territorialisation de la santé : quand le territoire fait débat ». Hérodote, n°143 La Découverte 4e trimestre 2011.
-
[23]
Sébastien Fleuret. « Questionner la territorialisation de la santé en France » in « Santé et territoires. Des soins de proximité aux risques environnementaux ». Presses universitaires de Rennes, 2016.
-
[24]
Marcel Calvez, « Introduction » in Santé et territoires. Des soins de proximité aux risques environnementaux. Presses universitaires de Rennes - Espace et territoires -2016.
-
[25]
Jeanne-Marie Amat-Roze cit. ibid.
-
[26]
S Fleuret cit. ibid.
-
[27]
Françoise Jabot et Anne Laurent – Les contrats loaux de santé en quête de sens ». S.F.S.P. | « Santé Publique » 2018/2 Vol. 30.
-
[28]
Conseil d’analyse économique (mai 2010) cit. ibid.
-
[29]
Giusti et al. « Innover localement pour transforme le système de santé : comment s’assurer de la réplicabilité d’un projet innovant ? » 8° Colloque Santé, Marseille, mai 2019.
-
[30]
Il faut aussi citer l’expérimentation pilotée par le ministère et la Cnam « Incitation à une prise en charge partagée » (IPEP). Elle vise à inciter collectivement des professionnels de santé volontaires à s’organiser par la constitution d’un groupement pour mettre en place des actions au service d’une population. Ces actions portent sur des objectifs d’amélioration de l’accès aux soins, de la coordination des prises en charge, en particulier ville-hôpital, la pertinence des prescriptions médicamenteuses et de prévention. Les groupements pourront recevoir un intéressement collectif basé sur l’atteinte de leur performance mesurée à partir d’indicateurs de qualité, d’expérience patient et de maîtrise de dépenses.
-
[31]
« Scaling up » est la dénomination la plus souvent retenue dans la littérature académique.
-
[32]
The TO-REACH Consortium. “Strategic Research Agenda (SRA)” ; https://to-reach.eu/our-strategic-research-agenda/
-
[33]
Ces phases sont caractérisées dans un premier temps par l’adoption de l’innovation qui correspond à la décision d’une organisation ou d’un groupe d’acteurs d’utiliser cette innovation. Elle est suivie par une étape de mise en œuvre au sein de l’organisation puis par un temps de stabilisation / « routinisation ». La diffusion constitue de fait une étape intermédiaire durant laquelle l’innovation se déploie dans un cadre local. Le passage à l’échelle représente le véritable déploiement de l’innovation à un plus large niveau. C’est ce qui correspond le plus au néologisme de « généralisation » couramment employé. Chaque étape représente un moment de blocage possible.
-
[34]
Ellen Nolte. “How do we ensure that innovation in health service delivery and organization is implemented, sustained and spread ? » Policy Brief - European Observatory on Health Systems and Policies – 2018.
-
[35]
Greenhald and al. “Beyond adoption : A new Framework for Theorizing and evaluating Nonadoption, Abondonment, and Challenges to the Scale-Up, Spread, and Sustainnability of health and Care Technologies” ; J Med Internet Res 2017/vol19.
-
[36]
Note sur le cadre d’évaluation des experimentations dans le cadre du dispositive d’innovation en santé (article 51 de la LFSS 2018) : https://solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/note_cadre_evaluation_experimentations_dispositif_innovation__sante_article_51_lfss_070318.pdf
-
[37]
Guide méthodologique de l’évaluation des projets art. 51 LFSS 2018 : https://solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/article_51_guide_methodologique_evaluation_des_projets_articles_51_document_complet.pdf
-
[38]
Il serait d’ailleurs plus juste d parler de transférabilité.
-
[39]
À cet égard, l’évaluation s’est aussi donnée pour objectif de porter un regard plus global sur l’ensemble des expérimentations pour en tirer des enseignements plus généraux, identifier les leviers et les freins au développement d’organisations innovantes et distinguer les facteurs de contexte qui permettront à des modèles systémiques d’émerger.