Regards 2018/1 N° 53

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Article de revue

L’évaluation de l’impact d’expérimentations en matière d’accès et de recours aux soins des jeunes dans le cadre du Fonds d’expérimentation pour la jeunesse

Pages 91 à 103

Notes

  • [1]
    Cela ne signifie pas qu’il n’a pas soutenu d’autres démarches. L’expérience a au contraire conduit à préciser l’intérêt attendu de protocoles d’observation qualitatifs pour documenter et apprécier la mise en œuvre d’un nouveau programme.
  • [2]
    Dans ce qui suit, on utilise alternativement et sans distinction particulière les termes « programme », « politique », « intervention » et « dispositif » pour désigner l’action nouvelle expérimentée (par opposition au droit commun).
  • [3]
    Voir Behaghel (2006) pour une introduction aux autres méthodes quantitatives (non expérimentales) qui peuvent être mobilisées pour mettre en évidence des relations causales.
  • [4]
    Voir Levitt, List (2008), Banerjee, Duflo (2009) pour une revue de la littérature.
  • [5]
    Cette partie s’appuie sur le travail de synthèse des auteurs publié dans le JES 31 de l’INJEP, « Les leviers pour favoriser l’accès et le recours aux soins des jeunes en insertion ».

Introduction

1La bonne performance du système de santé français dans les classements internationaux masque des inégalités sociales et territoriales. Celles-ci frappent certaines franges de la jeunesse déjà en proie à de grandes difficultés, et participent à un processus cumulatif handicapant leur insertion sociale et professionnelle.

2Des études, assez rares, ont été menées sur la santé des jeunes en insertion (définis ici comme des jeunes peu ou pas diplômés, qui présentent des difficultés d’insertion sociale et professionnelle et qui constituent le public cible des Missions locales). Elles rendent compte d’un état de santé dégradé par rapport aux jeunes de leur âge (voir Moulin et al. (2009), par exemple). Les jeunes précaires déclarent plus de violences subies, de discriminations, un environnement familial plus instable que l’ensemble des 16-25 ans dans la population française. Leur souffrance psychologique est particulièrement frappante. Leur accès aux soins est également moins bon : n’ayant pas pleinement conscience de leurs besoins de santé, ils ont tendance à différer cet investissement dans leur capital santé.

3Certaines expérimentations soutenues dans le cadre du Fonds d’expérimentation pour la jeunesse (FEJ) ont proposé un accompagnement social et/ou médical afin de lever les freins de type informationnel (optimisation de la couverture maladie, prise de conscience des besoins de santé) expliquant pour partie le faible recours aux soins. D’autres projets soutenus par le FEJ se sont concentrés sur les barrières psychosociales, en faisant intervenir des « médiateurs » ou « passeurs » (professionnels de santé ou pairs) pour ramener vers les structures de soins les jeunes les plus éloignés des institutions et promouvoir des messages de prévention auprès de jeunes peu réceptifs aux formes les plus traditionnelles de sensibilisation.

4Ces expérimentations ont livré des données inédites sur l’accès et le recours aux soins des jeunes précaires. Elles ont également produit des résultats utiles à l’orientation des politiques publiques. La contribution s’appuie sur une analyse comparée de onze évaluations. Après avoir décrit le cadre général dans lequel celles-ci se sont inscrites (I.), elle présente des données inédites tirées des expérimentations du FEJ (II.) et propose des pistes d’action prometteuses fondées sur l’observation empirique (III).

I – Le Fonds d’expérimentation pour la jeunesse et la promotion du recours à des évaluations d’impact quantitatives

5Le FEJ a été créé en 2008 pour financer des actions innovantes en faveur des jeunes, mises en œuvre à une échelle limitée. Dès son lancement, chaque expérimentation associe une structure porteuse d’un projet à un évaluateur indépendant. L’objectif est ainsi de connaître les effets des projets et d’orienter les politiques publiques vers les dispositifs les plus efficaces. Au total, plus de 700 projets d’une durée moyenne d’environ deux ans ont été initiés.

I-1 – La promotion de l’expérimentation sociale et le modèle des évaluations

6Une singularité du FEJ a été la promotion des évaluations d’impact quantitatives [1]. Le rôle premier d’une telle évaluation est de fournir des preuves solides quant à l’efficacité d’un programme [2]. Les résultats obtenus par une approche statistique doivent permettre de répondre à la question suivante : quels changements observés sur les bénéficiaires peuvent être directement et exclusivement attribués au programme lui-même ? Pour fournir une réponse crédible, les évaluateurs doivent répondre à une autre question : quelle aurait été la situation des bénéficiaires en l’absence du programme ? L’impact s’entend donc ici au sens fort, puisqu’il s’agit de la différence entre la situation observée chez les bénéficiaires après l’intervention et la situation qui aurait prévalu chez ces mêmes bénéficiaires sans l’intervention.

7Prenons l’exemple d’un programme d’accompagnement social et médical des jeunes dans leur recours aux soins. La mesure de son impact nécessiterait de comparer, plusieurs mois après l’intervention, la situation des bénéficiaires (en termes de consultations de médecins, d’actions de prévention, par exemple) à celle d’individus exactement semblables mais n’ayant pas été accompagnés.

8Une méthode d’évaluation naïve consisterait à comparer la situation des jeunes accompagnés, après l’intervention, avec leur situation initiale, avant l’introduction du programme, mais cette comparaison ne permettrait pas d’exclure les facteurs agissant de manière concomitante au dispositif évalué. Certains bénéficiaires pourraient avoir évolué de manière totalement indépendante du programme expérimenté. De même, il serait incorrect de comparer le recours aux soins de santé des bénéficiaires avec celui d’un groupe d’individus à qui l’on n’aurait pas proposé de participer au programme ou qui l’auraient refusé. Il n’y a en effet aucune raison de penser que les jeunes de ces différents groupes présentent les mêmes caractéristiques initiales. Les jeunes qui ont fait le choix de participer au programme sont peut-être également les plus soucieux de leur santé. Aussi, même sans l’intervention, ils auraient eu plus de chances de consulter un praticien de santé. A contrario, on pourrait imaginer que les professionnels prescripteurs du programme aient proposé l’accompagnement aux jeunes pour lesquels ils anticipaient le plus de difficultés en termes de recours. Dans ce cas, la mesure de l’effet sous-estimerait l’impact du programme.

9Pour s’affranchir de ces biais de « sélection », une méthode consiste à tirer au sort, parmi les jeunes éligibles au programme, ceux qui sont orientés vers le programme (groupe test) et ceux qui sont orientés vers le droit commun (groupe témoin) [3]. Si les échantillons des groupes test et témoin sont sélectionnés au hasard au sein d’une même population-mère et que les effectifs de ces échantillons sont suffisamment grands, alors il n’y aura pas de différence systématique entre les deux groupes, avant l’intervention. La loi des grands nombres permet d’équilibrer les caractéristiques des deux groupes en moyenne, y compris les caractéristiques non observables (i.e. non mesurables et dont il est très difficile d’isoler l’effet dans la mesure de l’impact). Il devient ainsi possible de mesurer l’effet propre du programme en comparant la situation des jeunes accompagnés avec celle des jeunes du groupe témoin.

10Cette méthode d’évaluation faisant appel à des protocoles d’expérience dite contrôlée (ou randomisée), inspirés des essais cliniques en médecine, a été utilisée dès la fin des années 1960 aux États-Unis pour évaluer l’efficacité des programmes sociaux. Elle a connu un essor considérable au cours des dix dernières années, notamment dans le domaine de l’économie du développement [4]. L’intérêt de la méthode est tant scientifique que politique : scientifique, car elle fournit un outil rigoureux pour identifier un effet causal, et politique, car le moyen technique utilisé est relativement simple et favorise l’appropriation des résultats par un public non spécialiste (Zamora, 2011).

11En France, le FEJ a joué un rôle important dans la promotion de cette méthode, notamment dans le champ des politiques scolaires (Gurgand et Valdenaire, 2012). D’autres expériences contrôlées d’envergure nationale ont porté sur l’insertion professionnelle et l’autonomisation des jeunes. C’est le cas, par exemple, de l’opération « 10 000 permis pour réussir », ou encore, le Revenu contractualisé d’autonomie (RCA) dont l’évaluation a nourri les travaux destinés à préciser les contours de la Garantie Jeunes.

I-2 – La formation des projets soutenus par le FEJ et portant sur l’accès et le recours aux soins des jeunes précaires

12Différentes raisons peuvent expliquer le faible accès et recours aux soins des jeunes les plus en difficulté. Ceux-ci peuvent être peu réceptifs aux messages qui leur sont dédiés. Des barrières psychosociales pourraient les empêcher de consulter un professionnel de santé. Un déficit d’information sur les droits auxquels ils pourraient prétendre pourraient les amener à penser que se soigner coûte forcément cher. Il y a enfin la dimension financière : le décalage dans le temps entre l’avance des frais et le remboursement.

13Par les comportements à risque qu’il implique ou les capacités qu’il limite, l’état de santé fait obstacle à l’insertion socioprofessionnelle des jeunes les plus en difficulté. C’est à partir de ce constat que les pouvoirs publics ont mis à l’agenda la prise en compte de la dimension santé dans les parcours d’insertion, avec la signature, en 2006, d’une « Charte de la santé des jeunes en insertion sociale et professionnelle » entre le gouvernement et le Conseil national des Missions locales. Les objectifs visés étaient les suivants : améliorer l’accès aux soins et à une couverture sociale pour les jeunes ; garantir l’accueil et l’écoute des jeunes en souffrance psychologique, ainsi que le recours aux soins de santé mentale, le cas échéant ; et, développer les actions de prévention et d’éducation pour la santé des jeunes.

14Les projets innovants soutenus par le FEJ ont repris cette ligne directrice en balayant un répertoire diversifié d’actions. Des méthodes innovantes de prévention et d’éducation pour la santé visaient ainsi à favoriser la transmission de messages de santé auprès des jeunes, pour agir en complément des formes traditionnelles de prévention. Un autre registre d‘actions mettait l’accent sur le renforcement de l’accès aux droits et aux soins des jeunes de plusieurs manières. Certains projets cherchaient à faciliter l’accès financier et administratif aux droits, d’autres proposaient un accompagnement social et/ou médical aux jeunes les plus en difficultés ou apportaient une écoute et une prise en charge au plus près des besoins et lieux de vies des jeunes.

15Ils étaient, dans certains cas, fondés sur la mise en œuvre de partenariats et d’actions nouvelles ou consistaient parfois à transformer, étendre ou intensifier les démarches d’acteurs déjà impliqués. Les projets s’articulaient autour de partenariats entre différents acteurs : Missions locales, associations et collectivités territoriales.

II – Des données inédites permettant un diagnostic détaillé de l’état de santé des jeunes en insertion

16Les dispositifs expérimentés et évalués dans le cadre du FEJ ont fourni des éléments précieux permettant de documenter l’accès et le recours aux soins des jeunes, ainsi que la perception de leur état de santé. Parce qu’elles s’appuyaient sur des enquêtes de grande ampleur, certaines évaluations, à l’image de celle du projet « PresaJe », ont livré des données inédites offrant un diagnostic détaillé de l’état de santé des jeunes précaires, leur rapport au système de soins et la connaissance de leurs droits en matière de santé (Beck et al., 2014).

II.1 – Une perception dégradée de leur état de santé…

17L’évaluation du projet « PresaJe », menée par une équipe de chercheurs du Centre de recherche en économie et statistique (CREST), a interrogé 1 500 jeunes suivis par des Missions locales (Clichy-sous-Bois, Sénart, Poitiers, Reims et Toulouse) qui disposaient d’un « point santé » avec un médecin. Elle rend compte de la perception dégradée de leur état de santé et met en évidence leur souffrance psychologique. Le graphique ci-après compare les jeunes de l’échantillon « PresaJe » avec des jeunes de leur âge (18-25 ans), de la cohorte SIRS.

Graphique 1

La perception dégradée de l’état de santé des jeunes les plus en difficulté

Graphique 1

La perception dégradée de l’état de santé des jeunes les plus en difficulté

Source : Beck et al. (2014) pour les données caractérisant les jeunes de l’échantillon « PresaJe » ; cohorte SIRS 2005 pour les données caractérisant les jeunes du même âge, mais non précaires.

18Près d’un tiers des jeunes en Mission locale se déclarent en mauvais état de santé psychologique, soit deux fois plus que les autres jeunes de leur âge de la cohorte SIRS. Cette détresse psychique des jeunes suivis dans les Missions locales est également documentée dans l’évaluation de l’expérimentation « Relais Santé Jeunes », portée par la Mission locale du Cœur d’Hérault, qui souligne le besoin d’écoute et d’échanges des jeunes accueillis au relais santé. Ces données rejoignent le diagnostic établi par l’enquête 2009 du CETAF menée auprès de jeunes fréquentant les Missions locales et les Centres d’examens de santé de l’Assurance Maladie : dans cette étude, les jeunes interrogés couraient 1,5 fois plus de risques d’être en situation de mal-être par rapport aux jeunes de leur âge en CDI. Rapporté à cette même population de jeunes actifs, le public des Missions locales était deux fois plus nombreux à reporter une tentative de suicide (16 % contre 8 % chez les jeunes actifs en CDI).

II-2 – … mais un moindre recours aux soins

19Malgré un état de santé globalement moins bon que celui des jeunes en général et la présence d’un professionnel de santé à la Mission locale, les jeunes de l’échantillon « PresaJe » ont moins souvent recours aux soins courants : les trois quarts d’entre eux ont consulté un médecin généraliste l’année précédant l’enquête, un taux inférieur à la moyenne nationale puisque, selon l’enquête décennale santé 2002-2003 de l’INSEE, le taux de recours à un médecin généraliste était de 82 % en moyenne pour les 18-29 ans. Les jeunes « PresaJe » ont consulté en moyenne 3,36 fois un médecin généraliste ; un chiffre qui coïncide avec les moyennes nationales de l’INSEE. Les jeunes des Missions locales consultent moins les médecins spécialistes relativement aux autres jeunes de leur âge : 49 % des jeunes « PresaJe » ont consulté un spécialiste, avec en moyenne une visite annuelle, ce qui est à nouveau en dessous de la moyenne nationale.

20Près d’un jeune sur dix de l’échantillon « PresaJe » déclare avoir renoncé à des soins pour des raisons financières l’année précédente de l’enquête, 9 % reportent n’avoir aucune couverture maladie et seulement 58 % déclarent avoir une couverture complète (base et complémentaire). La comparaison des informations collectées auprès des jeunes des Missions locales et des données fournies par l’assistance sociale (présentée dans le Graphique 2) révèle que les jeunes se pensent nettement moins bien couverts qu’ils ne le sont réellement.

Graphique 2

Une couverture maladie incomplète et mal connue

Graphique 2

Une couverture maladie incomplète et mal connue

Source : Beck et al. (2014).

21Ces statistiques mettent en évidence un frein de nature informationnelle dans le recours aux soins : les jeunes précaires méconnaissent leurs droits en matière de santé. Un second frein plus difficile à appréhender est de nature socioculturelle. Un ensemble de normes et de représentations peuvent expliquer leur moindre recours aux soins. Ainsi, plus d’un jeune sur deux dans l’échantillon « PresaJe » exprime un rapport distancié avec la médecine, mesuré à partir d’un indice agrégeant les réponses de quatre questions : « Ce sont les médecins qui savent le mieux ce qui est bon pour un malade » ; « La maladie et la guérison dépendent de Dieu, du destin » ; « La médecine a des réponses efficaces pour tous les problèmes de santé » ; « Personnellement, j’ai confiance dans le système de santé ». L’enquête révèle également un déficit de connaissances en matière de santé et des pratiques suggérant une sous-valorisation de leur capital-santé : seuls 44 % reportent des actions visant à entretenir leur santé, et 29 % d’entre eux déclarent ne pas avoir de médecin régulier.

II – Les leviers pour favoriser l’accès et le recours aux soins des jeunes en insertion [5]

22Le FEJ a soutenu 27 expérimentations en matière de santé en direction des publics jeunes fragiles et des adultes qui les encadrent. Elles ont été portées principalement par des associations (15 projets), des Missions locales (6 projets), des collectivités territoriales (4 projets) et des structures privées (2 projets). Abondant au diagnostic selon lequel le rapport des jeunes à leur santé et au système de soins procède de logiques multifactorielles (statuts socio-économiques, lieu et mode de résidence, connaissance des droits, estime de soi, disponibilité et accessibilité de l’offre de soins), le FEJ a soutenu des dispositifs activant différents leviers afin d’encourager le recours aux soins et renforcer l’efficacité des messages de prévention. Les résultats de ces expérimentations attirent l’attention sur les pistes d’action à développer ainsi que les limites inhérentes aux projets et à leurs conditions de réalisation.

III-1 – Assouplir les contraintes administratives et financières perçues par les jeunes

23Comme mentionné précédemment, des problèmes de nature informationnelle peuvent être à l’origine des comportements de non-recours observés chez les jeunes les plus en difficulté. Ainsi, l’un des dispositifs expérimentés dans le cadre du projet « PresaJe » faisait intervenir un travailleur social en charge d’optimiser la couverture maladie des jeunes (couverture maladie universelle et couverture maladie universelle complémentaire, en cas d’éligibilité) et de les informer sur le fonctionnement des droits et des procédures de remboursement.

24Le décalage entre l’avance des frais et leur remboursement reste néanmoins un frein financier majeur. Des projets comme « P.E.P.S. 34 (Programme d’Expérimentation Plus Soins 34) », porté par l’Instance régionale d’éducation et de promotion pour la santé Languedoc-Roussillon, ou « Accès santé jeunes », porté par le Centre communal d’action sociale de Nice, ont cherché à lever la contrainte financière pesant sur l’accès aux soins, en mettant en place un tiers payant. L’évaluation du projet « P.E.P.S. 34 » montre qu’une telle initiative, pour être efficace, nécessiterait d’associer des facilitations financières à une simplification administrative du dispositif d’affiliation aux différents régimes d’assurance-maladie. Une autre condition de réussite de ces projets réside dans la dynamique partenariale engagée par les expérimentateurs avec les institutions et structures telles que la CNAM. Les évaluations soulignent que les ressources informationnelles, financières ou l’accompagnement des dispositifs de tiers payant sont parfois insuffisamment exploités par les partenaires, faute de lisibilité.

III-2 – Accompagner les jeunes et délivrer une information personnalisée

25Le projet « PresaJe » cherchait à déterminer le poids relatif des freins financiers/ administratifs et des « biais cognitifs » (croyances erronées, sous-estimation des risques) dans le sous-investissement des jeunes en matière de santé. Des représentations biaisées peuvent en effet conduire les jeunes à sous-estimer l’importance de préserver et d’investir dans leur capital-santé. Ils reportent ainsi à plus tard les actes de prévention. L’intervention d’un professionnel de santé permettrait d’atténuer de tels biais, en suscitant une prise de conscience des jeunes sur leurs besoins de santé. Pour ce faire, le protocole d’évaluation a mobilisé la méthode expérimentale décrite dans la Partie I-2.

26Un groupe de jeunes fréquentant les Missions locales a été tiré au sort pour être orienté vers une assistante sociale afin de bénéficier d’une optimisation de leurs droits sociaux. Un autre groupe de jeunes similaires a été tiré au sort pour bénéficier de cet accompagnement social, combiné à une rencontre avec un médecin de la Mission locale, pour une consultation de diagnostic, de prévention, voire d’orientation. Les deux groupes ont davantage fait valoir leurs droits en matière de santé, mais seul l’accompagnement médical combiné à l’accompagnement social a augmenté la proportion de jeunes déclarant un médecin traitant (+ 8 %). Mais l’effet le plus marquant concerne les consultations en psychologie qui doublent chez les jeunes bénéficiaires du double accompagnement, soulignant au passage l’enjeu de la prise en charge de la souffrance psychologique des jeunes en insertion. Enfin, les résultats d’évaluation suggèrent également que les bénéficiaires de l’accompagnement social et médical se sont remobilisés en termes d’insertion professionnelle, puisqu’ils sont plus nombreux à s’être inscrit en formation. Une interprétation possible de ce résultat serait que les jeunes dotés d’une meilleure connaissance de leur état de santé et pouvant se positionner comme acteurs de leur santé pourraient également s’engager de manière plus sereine dans une formation.

27De manière générale, les résultats des évaluations du FEJ plaident pour la création d’espaces « santé » dans les missions locales informant sur les droits liés à la santé et proposant des temps d’écoute, en amont d’un suivi médical. En filigrane, la relation de confiance qui se noue entre les jeunes et le professionnel chargé de les accompagner et de les orienter apparait comme déterminante dans la mise en œuvre d’une démarche d’éducation pour la santé et de recours aux soins des jeunes précaires.

III-3 – Des équipes mobiles contre la souffrance psychique

28Le projet « Prise en compte de la souffrance psychosociale des jeunes », porté par l’Association régionale des missions locales de Bourgogne, proposait l’intervention de psychologues intégrés aux missions locales. L’approche neutre de ces professionnels de santé a permis d’activer chez certains jeunes des leviers socioculturels de recours aux soins en santé mentale : les jeunes soulignent l’écoute et le soutien dont ils bénéficient, qui ont pour effet de favoriser leur confiance en soi, leurs compétences interpersonnelles et leur capacité à évoluer de manière autonome. L’investissement que les jeunes perçoivent chez les psychologues permet de faire évoluer leur propre expérience de la relation de soins. Les formes d’empathie et d’écoute mobilisées par les professionnels tendent à lever les craintes de stigmatisation associées à la santé mentale. Certains jeunes peuvent néanmoins se montrer rétifs, vivant « l’orientation vers le psychologue […] comme une façon d’étouffer la révolte éprouvée face aux dysfonctionnements de la société ».

29Les expérimentations se sont interrogées sur les modalités d’« accrochage » des jeunes les plus marginalisés, mais peut-être également les plus en besoin de soins de santé mentale. Certains projets ont ainsi fait intervenir des « médiateurs » (comme une « psychologue de rue » dans le projet porté par le CCAS de Besançon), dans une démarche d’« aller-vers » pour toucher les jeunes les plus éloignés des institutions. L’antenne mobile d’insertion, d’écoute et de soutien (AMIES) créée par la Maison des adolescents (MDA) de la Corrèze a aussi reposé sur le principe d’une intervention « hors les murs » pour prévenir et traiter la souffrance psychique de publics scolaires en milieu rural.

30En réponse aux inégalités territoriales renforcées par les difficultés de déplacement, le projet AMIES propose de faire intervenir, sur sollicitation des infirmières scolaires et des assistantes sociales, des équipes mobiles de la MDA, mettant en avant un binôme psychologue/travailleur social, auprès des jeunes présentant un mal-être. Pour l’évaluateur, la plus-value du dispositif est d’apporter des réponses rapides, prévenant ainsi l’aggravation des situations. Elle repose sur une conception du soin moins institutionnalisée favorisant l’adhésion des jeunes. L’enjeu pour les professionnels scolaires est alors de se qualifier sur l’écoute et le repérage de la souffrance psychique, en côtoyant les équipes mobiles.

III-4 – Impliquer les pairs dans les démarches d’éducation et de prévention

31Certains projets ont mis en œuvre des démarches d’éducation pour la santé par les pairs, en faisant appel à des jeunes volontaires pour transmettre des messages de santé à d’autres jeunes et valoriser auprès d’eux des comportements et représentations favorables à leur santé. Cette approche, préconisée par le livre vert « Reconnaître la valeur de la jeunesse », propose une alternative aux actions de prévention et de d’éducation portées par les professionnels, auprès desquels certains jeunes se sentent stigmatisés. Il n’existe pas d’étude d’impact rigoureuse permettant de comparer l’efficacité relative des actions menées par les pairs et les professionnels. Les experts plaident cependant en faveur de programmes favorisant l’implication des jeunes dans les apprentissages et jouant sur le développement d’un sentiment de « pouvoir agir », renforcé par la proximité entre les pairs et les autres jeunes visés (voir, par exemple, Amsellem-Mainguy, 2014).

32C’est le cas, par exemple, de la démarche « E.S.PAIR. » (Éducation Santé par les PAIRs) reposant sur quatre projets menés en milieu rural et urbain (Allier, Côtes d’Armor, Côte d’Or et Somme) et qui visaient à susciter l’implication de jeunes en insertion et de publics scolaires dans une démarche de transmission d’information (on parle alors de pairs « multiplicateurs »). En milieu scolaire, les pairs lycéens ont permis une activation des ressources en santé existantes en interne (établissement scolaire) comme en externe (MDA, planning familial, etc.). L’évaluateur de la démarche « E.S.PAIR. », souligne plus particulièrement les effets du dispositif sur les « passeurs » eux-mêmes. Les jeunes pairs acquièrent, avant tout, des compétences psychosociales de nature à favoriser leur insertion sociale et professionnelle : « [L’]amélioration des relations personnelles et du sentiment d’utilité et de reconnaissance sociale sont importantes à souligner. [C]es deux dimensions permettent aussi une amélioration de la confiance et de l’estime de soi, considérées comme des éléments centraux dans les dynamiques de santé [et] d’insertion sociale ». Le rôle des adultes reste indispensable pour accompagner les jeunes pairs dans le rôle de relais des messages d’information sur la santé. Comme le souligne l’évaluateur, certains projets pourraient être tentés de faire intervenir les jeunes dans le rôle de pairs « entraidants » (une fois formés au repérage, au conseil et à l’orientation), mais ce type de démarche pourrait ne pas être compatible avec la situation des jeunes en insertion.

Conclusion

33La dernière enquête nationale menée par la DREES sur la santé des élèves de CM2 soulignent le poids de l’origine sociale sur la santé des élèves (Guignon, 2017). La surcharge pondérale et l’obésité touchent plus souvent les enfants d’ouvriers (respectivement, 22 % et 6 %) que ceux des cadres (respectivement, 13 % et 1 %). Les enfants issus des familles favorisées se distinguent également par le développement de comportements plus favorables à la santé. Le constat des inégalités sociales de santé établi en milieu scolaire est également observé parmi les collégiens de 3e(Chardon et Guignon, 2014).

34Ce diagnostic appelle les politiques publiques à agir sur les inégalités sociales de santé dès le plus jeune âge, d’une part, et à maintenir un continuum de prévention et de soin tout au long de la vie, d’autre part. Les évaluations des expérimentations du FEJ ont d’ailleurs mis en évidence la nécessité de prévenir les ruptures de droits des jeunes à des moments de leur vie où leurs lieux de résidence et leurs statuts évoluent rapidement. La coordination insuffisante entre les acteurs et les institutions sociales et de santé peut être également préjudiciable à l’accès aux professionnels de santé et à la continuité de la prise en charge des soins. À cet égard, un avis du CESE (2012) soulignait qu’une « pluralité d’acteurs, aux compétences parfois mal définies, débouche sur une absence de continuum stratégique en prévention pour une partie de la population, notamment les jeunes […]. Cette difficulté de coordonner l’ensemble des acteurs nationaux et d’articuler leur action avec les acteurs locaux est particulièrement préjudiciable pour certaines pathologies […]. L’obésité offre à cet égard un exemple éclairant. La prévention nutritionnelle commence très tôt, dès le suivi de la grossesse et au cours de la petite enfance. L’éducation à la nutrition se poursuit tout au long de la vie de l’individu. L’école, l’entreprise, les médias doivent relayer des messages de prévention. Il faut également prendre en compte les facteurs environnementaux. Priorité nationale, l’obésité comporte des spécificités territoriales et appellent donc la mise en place de stratégies globales adaptées ».

35Une étude récente (Euillet et al., 2016) s’est intéressée à une population de jeunes particulièrement vulnérables, les enfants pris en charge au titre de la protection de l’enfance. Elle pointait, entre autres, les risques accrus de rupture d’affiliation à l’assurance maladie lors des changements ou de fin de placement, les difficultés des soignants à comprendre les besoins spécifiques de ces enfants ou encore le rapport distancié de ces jeunes aux soins et à leur santé. Le traitement de ces besoins de santé spécifiques appelle des dispositifs innovants accompagnés d’outils de suivi et d’évaluation à court, moyen et long terme. À cet égard, l’expérimentation du projet « PresaJe » illustre un protocole réussi en matière d’expérimentation et d’évaluation d’un programme de santé ciblant des jeunes en situation de précarité.

Bibliographie

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  • Moulin, J., Chatain, C., Niarra, R.-Y., Labbe, E., Catel, P., Berger, D. et L. Gerbaud (2009), « La santé mentale des jeunes en insertion », Rapport d’étude, étude conduite par les Missions locales pour l’emploi et les Centres d’examens de santé de l’Assurance Maladie.
  • Robert, S., Lesieur, S., Chastang, J., Kergoat, V., Dutertre, J. et P. Chauvin (2017), « Santé et recours aux soins des jeunes en insertion âgés de 18 à 25 ans suivis en mission locale », Revue d’Épidémiologie et de Santé Publique, n°65 (4), pp.265-276.
  • Ruiz, I. (2012), « Espace Santé Jeunes en Cœur d’Hérault/Relais Santé jeunes », Rapport final d’évaluation, AP2_50.
  • Zamora, P. (2011), « La méthode d’évaluation aléatoire : apports et limites », Tracés. Revue de Sciences humaines, 11, 175-186.

Notes

  • [1]
    Cela ne signifie pas qu’il n’a pas soutenu d’autres démarches. L’expérience a au contraire conduit à préciser l’intérêt attendu de protocoles d’observation qualitatifs pour documenter et apprécier la mise en œuvre d’un nouveau programme.
  • [2]
    Dans ce qui suit, on utilise alternativement et sans distinction particulière les termes « programme », « politique », « intervention » et « dispositif » pour désigner l’action nouvelle expérimentée (par opposition au droit commun).
  • [3]
    Voir Behaghel (2006) pour une introduction aux autres méthodes quantitatives (non expérimentales) qui peuvent être mobilisées pour mettre en évidence des relations causales.
  • [4]
    Voir Levitt, List (2008), Banerjee, Duflo (2009) pour une revue de la littérature.
  • [5]
    Cette partie s’appuie sur le travail de synthèse des auteurs publié dans le JES 31 de l’INJEP, « Les leviers pour favoriser l’accès et le recours aux soins des jeunes en insertion ».
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