Notes
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Université de Nice Sophia Antipolis et OFCE Sciences Po, CNRS-GREDEG, 250 rue Albert Einstein, 06560 Valbonne. Courriel : jeanluc. gaffard@ sciences-po. fr.
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[1]
Sélectionner initialement un trop petit nombre d’étudiants dans les écoles et rejeter tous les autres dans les universités comme c’est le cas actuellement est inefficace dans le sens où il n’y a plus aucune incitation à l’effort ni d’un côté ni de l’autre. Tout autre serait le résultat d’une concurrence entre établissements placés sur un pied d’égalité.
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[2]
« There are, at present, two tendencies in operation in economics which seem to be inconsistent but which, in fact, are not. The first consists of an enlargement of the scope of economists’ interests so far as subject matter is concerned. The second is a narrowing of professional interest to more formal, technical, commonly mathematical, analysis. This more formal analysis tends to have a greater generality. It may say less, or leave much unsaid, about the economic system, but, because of its generality, the analysis becomes applicable to all social systems. It is this generality of their analytical systems which, I believe, has facilitated the movement of economists into the other social sciences, where they will presumably repeat the successes (and the failures) which they have had within economics itself » (R. Coase [1978] ‘Economics and Contiguous Disciplines’, The Journal of Legal Studies, 201-211.
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[3]
Cette articulation ne doit pas être confondue avec l’articulation actuelle qui conduit une majorité d’étudiants de premiers cycles courts dépourvus de formation fondamentale à entrer dans des deuxièmes cycles qui ont été eux-mêmes progressivement dépouillés des enseignements fondamentaux. Cette dérive est évidemment imputables à la sélectivité des premiers cycles courts.
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[4]
Cette question du socle commun fait débat entre les tenants de l’interprétation qui vient d’être retenue et ceux qui mettent en avant la nécessité de maîtriser avant tout le même ensemble de techniques.
1L’économie en tant que discipline académique a connu une profonde transformation au cours des cinquante dernières années. Cette transformation est essentiellement caractérisée par un progrès manifeste des techniques de modélisation et de l’économétrie, ainsi que par une capacité accrue à traiter de questions complexes, au niveau global comme au niveau individuel, notamment grâce à une meilleure appréhension des propriétés de l’information à la base du comportement des agents économiques et des modes de relation entre ces agents. Plus récemment, en dépit de ces progrès, la discipline a connu une réelle désaffection de la part des étudiants à l’image de ce qui se produit dans le domaine des sciences dites dures, notamment au bénéfice de la gestion, sans doute aussi en raison d’un certain détachement de la discipline vis-à-vis de certaines questions présentes dans le débat public. Cette double évolution pose, à l’évidence, le problème de la place et du rôle des études d’économie, particulièrement dans le contexte français marqué par une réelle faiblesse de la culture économique y compris dans les sphères dirigeantes. Au fond, il s’agit de savoir si la connaissance approfondie des mécanismes économiques doit être réservée à une petite élite dont la tâche est de faire avancer les connaissances tout en conseillant les princes qui nous gouvernent, ou si elle doit irriguer largement la formation universitaire des futurs cadres de l’administration publique et des entreprises.
2Le développement significatif de la discipline appuyé sur la maîtrise de techniques de plus en plus sophistiquées est allé de pair avec une parcellisation croissante du savoir et une concentration des moyens humains qui ont contribué à un affaiblissement de sa visibilité. Celui-ci prend la forme d’un divorce entre l’enseignement et la recherche qui est devenu flagrant. La question se pose de la place de l’un et de l’autre. Faut-il faire de la recherche une sorte de sanctuaire gouverné en interne par les exigences des revues académiques tout en étant convaincu que les résultats de cette recherche pourront sans difficulté faire l’objet d’un transfert à un petit nombre de décideurs ? Auquel cas, effectivement, la recherche n’a pas à irriguer l’enseignement autre que l’enseignement doctoral que certains imaginent d’ailleurs sur une période de cinq ans incluant le master et qui ne s’adresserait qu’à une élite très restreinte, tôt sélectionnée sur la base de ses compétences techniques. Ou bien faut-il continuer de rêver à la pertinence d’un enseignement d’économie irrigué par la recherche, réparti sur les trois cycles et s’adressant à un nombre beaucoup plus large d’étudiants, futurs cadres de l’entreprise et de l’administration ? Répondre à cette interrogation n’est pas chose simple. D’abord parce qu’elle se pose dans un contexte institutionnel à la fois chaotique et marqué par de profonds changements des règles et des comportements. Ensuite parce qu’elle appelle une réflexion sur la nature de la discipline elle-même et sur sa fonction dans la société. Immanquablement, la réponse privilégiée doit nous éclairer sur le renouvellement nécessaire de la formation, mais aussi donner un fondement aux transformations institutionnelles requises.
Une discipline écartelée entre l’enseignement et la recherche
3La discipline a connu une réelle professionnalisation tant de la recherche que de l’enseignement qui a accompagné une massification des deux activités si l’on considère l’évolution du nombre de chercheurs comme d’étudiants. Mais cette double professionnalisation a contribué à les éloigner l’une de l’autre.
Une double professionnalisation
4La recherche en économie, singulièrement en France, s’est réellement professionnalisée. La maîtrise des protocoles de base et des outils de l’analyse économique s’est généralisée. Un format standardisé des thèses et des articles de revue s’est imposé. Chercheurs et enseignants-chercheurs sont évalués sur la base de critères généraux se référant à des indices de performance mesurables généralement admis et reconnus. Cette professionnalisation s’est traduite par une augmentation substantielle de la quantité et de la qualité des travaux, par une réduction de la durée de leur gestation et par une segmentation et spécialisation croissantes au sein de la discipline.
5Le prix à payer a sans doute été une certaine normalisation de l’activité scientifique. Un resserrement des opinions sur l’importance relative des différentes hypothèses analytiques et des intérêts portés sur des champs particuliers est observable dans les enquêtes menées dans différentes universités américaines. Les critères de technicité l’emportent dans le recrutement sur la maîtrise d’une culture scientifique diversifiée. Les débats de politique économique sont souvent occultés. Plus précisément, des certitudes se sont parfois substituées à des approches plus modestes consistant à formuler les termes d’arbitrages inévitables entre des choix impossibles à classer suivant des critères simplement économiques.
6Il s’en est suivi aussi une distanciation croissante entre l’enseignement et la recherche. Les chercheurs fuient un enseignement qui leur semble d’aucune utilité pour la recherche et qui est même perçu comme un temps pris sur le seul travail qui leur permet de faire carrière. Les autorités, à mesure qu’elles deviennent sensibles aux classements de leurs établissements, recrutent en fonction de l’apport des curriculum vitae individuels à ces classements, et recherchent les moyens y compris financiers de reporter les tâches pédagogiques sur ceux qui font le moins de recherche ou n’en font pas du tout.
7La professionnalisation des études a accompagné celle de la recherche. La formation en licence et master s’adresse, en principe, aux futurs cadres de l’entreprise et de l’administration. Elle requiert la maîtrise de techniques de gestion immédiatement mobilisables. Celle-ci est, trop souvent, conçue au détriment de la culture scientifique générale. Les enseignements qualifiés de professionnels se développent dans les formations en économie au détriment d’enseignements fondamentaux appuyés sur les résultats de la recherche. Les formations en gestion sont davantage prisées par les étudiants dans un contexte où l’économie est (s’est) coupée de la gestion et où la gestion se prétend indépendante des connaissances en analyse économique. Parallèlement, alors que la distinction entre formations professionnelles (les anciens DESS) et les formations à la recherche (les anciens DEA) tend à disparaître avec les nouveaux masters, se font jour des parcours de formation strictement conçus pour de futurs chercheurs que l’on prétend parfois sélectionner dès l’entrée dans des masters spécifiques. Autrement dit, on assiste à une tentative de cloisonnement professionnel complet qui est censé pallier le faible nombre et la qualité moindre des étudiants engagés dans la recherche. On pense répondre à la désaffection vis-à-vis des formations à la recherche en garantissant implicitement des débouchés de haut niveau à un nombre forcément réduit mais tôt sélectionné.
Une dichotomie dangereuse
8Le divorce constaté entre l’enseignement et la recherche est, d’abord, une question de contenu de l’un et de l’autre. Les travaux ont porté, dans leur grande majorité, sur des sujets de plus en plus étroits. Ils ont perdu, s’agissant notamment mais pas exclusivement des travaux de début de carrière, leur dimension proprement culturelle dont l’enjeu était l’acquisition de connaissances dans les grands domaines de la discipline. Dès lors, ces travaux n’ont plus eu de lien véritable avec les enseignements de premier voire de deuxième cycle. Cette situation peut en elle-même sembler naturelle. Elle n’excuse ni ne justifie le fait que les enseignements de premier cycle puissent être dépourvus de références scientifiques fondamentales alors qu’il est souhaitable et possible de faire accéder des étudiants sans bagage préalable à ces connaissances fondamentales. Le problème vient cependant de ce que l’apprentissage de la recherche est devenu assez largement incompatible avec l’apprentissage de l’enseignement dans les deux premiers cycles, lequel consiste dans l’acquisition d’une large culture, de telle sorte que la coupure est immédiate entre les deux missions chez les jeunes en formation doctorale. Le risque se profile que cette coupure s’approfondisse : les vrais ou les bons chercheurs ne feraient pas ou peu d’enseignement, excepté dans les séminaires spécialisés de troisième cycle ; les autres universitaires se dédieraient à l’enseignement et s’éloigneraient de tout contact avec la recherche. Ce risque se matérialise d’autant plus aisément là où la séparation se fait dans des conditions où la possibilité n’est pas reconnue à chaque universitaire de moduler le poids de ses différentes activités au cours des étapes successives de sa carrière. Dès lors, les jeunes chercheurs prometteurs, sauf quand ils appartiennent à de petits cénacles privilégiés, sont rapidement absorbés dans des tâches pédagogiques pour lesquelles ils ne sont pas préparés et cela au détriment de leur recherche. Les professeurs chevronnés cantonnent leurs activités pédagogiques à des enseignements spécialisés en deuxième et troisième cycles, alors qu’ils pourraient délivrer une formation générale de qualité en premier cycle. Finalement, une petite minorité d’universitaires se réfugie dans la recherche, les autres cherchent et parviennent à se créer des niches en matière d’enseignement sans se soucier de l’intérêt véritable des étudiants. Le risque est alors non négligeable de définir la professionnalisation du métier de chercheur au regard des seuls critères que fixerait un milieu restreint, fonctionnant sur lui-même et privilégiant des objectifs individuels plutôt que collectifs. La recherche se replie sur des centres prestigieux et peu nombreux qui deviennent des lieux exclusifs d’attraction des jeunes talents.
9Dans ce contexte, il existe de plus en plus une confusion entre la recherche de très haut niveau, qui est le fait, comme toujours, d’un très petit nombre d’individus géniaux et la cohorte nombreuse des chercheurs dont le métier est, au fond, de maintenir un niveau suffisant de production fait d’apports ponctuels ou marginaux. Les premiers n’ont effectivement pas à être soumis à des contraintes pédagogiques et administratives. Les seconds ont aussi et parfois surtout pour fonction de transmettre les dernières connaissances à un public sélectionné, mais large d’étudiants. Cette dernière exigence est de moins en moins perçue par les intéressés et parfois pas davantage par les établissements qui les emploient.
10L’enseignement est de plus en plus dominé par la gestion, peu ancré sur la recherche ou exclusivement technique (en finance par exemple). Les enseignements qualifiés de professionnels ont sans aucun doute leur utilité en facilitant l’accès des diplômés à l’emploi. Mais l’insuffisance des enseignements fondamentaux réduit la possibilité pour les étudiants d’acquérir cette capacité d’adaptation dont ils auront besoin au cours de leur carrière professionnelle pour accéder aux meilleurs emplois. Les objectifs d’employabilité à court terme l’emportant sur les objectifs de long terme, cette forme de professionnalisation contribue à un déclassement des diplômes de premier et deuxième cycle, particulièrement sensible dans le contexte français où le dualisme entre écoles et universités, comme entre filières courtes sélectives et filières longues non sélectives, biaise fortement l’orientation des étudiants. Elle empêche même que prenne place une concurrence équitable entre universités et écoles qui rendrait la sélection efficace [1]. Enfin l’absence corrélative de reconnaissance des études doctorales pour d’autres métiers que ceux de l’enseignement supérieur et de la recherche pèse inévitablement sur le contenu des programmes de formation doctorale limités à des dispositifs pédagogiques d’accompagnement plutôt que conçus comme des programmes d’approfondissement des protocoles de base de la discipline. Last but not least, l’accent mis sur la technique au détriment de connaissances analytiques générales peut être la source de graves déboires. N’en a-t-il pas été ainsi des développements de la finance appliqués sans discernement, en fait, sans connaissance de certains fondamentaux, au demeurant fort simples, en économie ?
11En bref, des études universitaires coupées de la réflexion fondamentale obèrent les capacités futures d’adaptation des étudiants et leurs possibilités de carrière. Une professionnalisation étroite en recherche pérennise une situation dommageable : celle dans laquelle des compétences en recherche sanctionnées par un doctorat ne sont pas requises pour exercer des métiers de direction. L’absence de retour de l’enseignement sur la recherche contribue par trop à la normalisation de cette dernière. Plus généralement, la coupure organisée entre l’enseignement de licence et de master et la recherche concourt à une faible dissémination des résultats de la recherche, dans une société où la diffusion de la connaissance économique est nécessaire. Elle pénalise la croissance.
Une discipline fondamentale
12La situation créée n’est pas une simple affaire d’organisation. Elle est aussi le reflet de la perception qu’ont de la discipline ses principaux acteurs ou protagonistes.
13Personne ne saurait disconvenir que l’économie n’est pas une collection d’opinions toutes équivalentes et exprimant des préférences idéologiques. Pour autant l’analyse économique est loin de pouvoir délivrer des certitudes dont les décideurs éclairés auraient à s’emparer. Elle n’a pas pour enjeu d’édicter des règles définies par les savants et applicables par les décideurs. Elle doit éclairer des arbitrages forcément politiques entre des objectifs contradictoires conduisant à concilier des déséquilibres plutôt qu’à les éliminer ab initio. Elle est interpellée par les exigences politiques autant que managériales. La question est tout sauf anodine car elle touche au cœur de la gestion de la société. En a-t-on une vision scientiste impliquant de confier les rênes à ceux qui savent, y compris en contournant les politiques en instituant des autorités indépendantes ? Ou bien croit-on aux vertus et à la nécessité des débats démocratiques quand il est question des choix qui engagent la société ?
14La réponse à cette interrogation commande la conception que l’on a du rapport qu’entretient l’enseignement avec la recherche. Elle repose curieusement sur l’appréciation que l’on porte sur le partage de la discipline entre micro et macroéconomie. Ce partage, l’absence de pont entre les deux, continue d’exister. Non pas que l’une – la microéconomie – serait scientifique et l’autre – la macroéconomie – ne le serait pas, ou que la seconde serait phagocytée par la première comme cela s’est produit avec certains développements récents. Mais parce que l’une traite, le plus souvent, d’incitations et d’allocation de ressources dans un monde présumé coordonné, l’autre de coordination de l’activité. Or choisir de mettre l’accent sur l’une ou l’autre dimension de l’analyse économique n’est pas une question qui est de l’ordre de la science. Ainsi quelle est la démarche scientifique à suivre quand il faut analyser les conséquences de la crise financière ? Recommander de laisser les banques faire faillite pour les punir de leur mauvais comportement. Ou les recapitaliser pour éviter les enchaînements catastrophiques. Le point de vue choisi, micro ou macroéconomique, dépendra de la perception concrète de la situation qui sera retenue : la société dans sa dimension économique est-elle encore dans un corridor de stabilité ou est- elle déjà soumise à des forces qui la font diverger de plus en plus d’un ordre cohérent ?
15Les implications de cette manière de voir sont plus profondes qu’il n’apparaît. Elles concernent la nature même de l’analyse économique qui n’est pas réductible à la formalisation des choix humains, a fortiori de tous les choix humains. Son rapport aux autres sciences humaines ou sociales ne devrait pas consister à exporter ses méthodes d’analyse des comportements. L’économie est l’étude du fonctionnement des organisations économiques, et les organisations économiques sont des arrangements sociaux ayant trait à la production et à la distribution des biens et services. Le propre de l’économie est sans doute de considérer le système social comme un tout et de traiter les interactions au sein de ce système social. Ainsi, faut-il expliquer le chômage en s’en tenant aux comportements d’offre et de demande de travail dans des contextes informationnels établis ? Ou faut-il considérer l’interaction entre le fonctionnement des marchés financiers et le fonctionnement des marchés de travail ? Des deux réponses, dans le champ de l’économie seule, c’est bel et bien la seconde qui convient.
16La discipline a un champ d’analyse qui lui est propre et qui ne se distingue pas par la seule méthode. Ce champ est d’abord celui de l’interaction entre individus ou groupes organisés d’individus. Bien sûr, elle doit concourir dans son champ à la compréhension de phénomènes qui s’inscrivent dans plusieurs autres champs disciplinaires : typiquement le chômage ou encore la mondialisation. Mais, le rapport aux autres disciplines est de complémentarité non de substitution. Ainsi, il est difficile d’analyser le fonctionnement des marchés sans considérer la nature du système des droits de propriété. Pour autant l’économie ne se substitue pas au droit. Elle ne saurait davantage se substituer à la science politique, à la sociologie ou à la psychologie [2].
17En bref, l’économie n’est pas réductible à la maîtrise de techniques qui renseigneraient définitivement sur les problèmes économiques. Elle éclaire des arbitrages au cœur de la vie en société. Pour cette raison la connaissance économique doit être largement diffusée dans la société. La maîtrise des raisonnements économiques a des vertus propres, mais elle ne saurait être l’apanage d’une petite élite de chercheurs.
Le nécessaire renouvellement de la formation
18Si l’on en croit cette affirmation, l’enjeu est clair : restaurer une formation en économie articulée avec la recherche et ouverte à un grand nombre de futurs décideurs aux différents échelons de l’entreprise et de l’administration. Cette formation doit reposer sur la maîtrise des champs et des raisonnements scientifiques de base propres à la discipline. Elle doit faire une réelle place aux études empiriques. Elle doit s’attacher à l’identification des problèmes économiques et des conflits qui y sont associés. Elle doit s’inscrire dans des cursus qui offrent l’opportunité d’avoir une connaissance sérieuse et une vraie culture des disciplines connexes.
19Dans cette perspective, la formation doit être conçue en trois cycles organisant une réelle progression des difficultés. Cette progression ne doit pas être un prétexte pour différer les interrogations sur la pertinence empirique et les limites des théories. Ni pour différer la présentation des grandes questions économiques (le chômage, l’inflation, la mondialisation, la restructuration des industries …) qui doivent être présentes dès le début du cursus. Chacune des filières de formation dans l’enseignement supérieur devrait s’appuyer sur la recherche, mais dans des conditions qui leur permettent de mieux répondre à des objectifs d’emploi bien spécifiés, forcément différents suivant le cycle concerné et suivant la longueur présumée des études pour la plupart des étudiants concernés. Des premiers cycles courts doivent faire davantage de place à l’acquisition de connaissances et de compétences immédiatement applicables, mais non sans maintenir une part d’enseignements fondamentaux garantissant aux meilleurs étudiants de pouvoir accéder à des deuxièmes cycles [3].
20Le premier cycle à caractère pluridisciplinaire devrait associer économie, droit, gestion, histoire, science politique, mathématiques et statistiques dans des proportions variables, choisies par les étudiants. L’objectif est de permettre aux étudiants de comprendre la nature des problèmes traités et de s’initier aux méthodes pour en traiter, d’acquérir une culture de haut niveau en même temps que de s’initier au travail empirique. Une professionnalisation bien comprise des études universitaires devrait reposer sur un accès des étudiants de premier cycle à la culture scientifique générale forcément irriguée par la recherche, non pas que ce qui y est enseigné porte sur les thèmes étroits de la recherche contemporaine, mais parce que les enseignements généraux des différentes disciplines sont assurés par des universitaires chevronnés ayant eux-mêmes acquis une formation par la recherche.
21Le deuxième cycle devrait former au métier d’économiste en associant économie, économétrie et gestion. Il serait centré sur la discipline mais toute la discipline et non l’une de ses fractions. Le socle commun à tous les étudiants de ce cycle résiderait dans l’acquisition du raisonnement économique et de ses méthodes, qui souligne en quoi les incitations comptent, pourquoi la coordination est essentielle, et comment les institutions fonctionnent [4]. Les enseignements seraient définis sur des thématiques assez larges et de durée annuelle suffisamment longue. Ils devraient, en outre, être conçus dans la perspective de traiter de questions académiques qui renvoient à des débats publics de politique économique ou de stratégie d’entreprises.
22Le troisième cycle, sanctionné par la thèse de doctorat, devrait assurer une formation approfondie à l’analyse économique et aux techniques quantitatives associées. La recherche pourrait se développer dans chaque établissement et dans les différents domaines de l’économie, en épousant les compétences spécifiques et évolutives des chercheurs recrutés. La pluralité des thèmes de recherche entre chaque établissement favoriserait la concurrence intellectuelle nécessaire à l’épanouissement de cette recherche. La formation doctorale incluant cours et séminaires serait, en outre, ouverte sur les fonctions de direction dans les entreprises et pas seulement sur les métiers de la recherche.
Une révision indispensable de l’organisation institutionnelle
23La centralisation de la recherche dans des organismes spécialisés et la concentration des enseignements pour l’élite dans un petit nombre d’écoles, caractéristiques du système français, pouvaient convenir à une économie en reconstruction et en phase de rattrapage comme pouvait l’être l’économie française après la deuxième guerre mondiale. Ce sont des modes d’organisation inadaptés à une économie complexe dont les performances dépendent d’une capacité d’innovation qui s’incarne dans la différenciation des produits, la concurrence des territoires, et une décomposition des sources de la valeur ajoutée qui fait une place décisive aux activités de recherche et de conception. Dans ce contexte, les lieux de recherche et d’enseignement de haut niveau doivent se multiplier et se diversifier. C’est bien ce qui a été observé aux États-Unis où les grandes universités traditionnelles ont certes maintenu leurs positions, mais ont vu arriver de nouveaux concurrents au meilleur niveau. De fait, la mondialisation va de pair avec la constitution d’un nombre croissant d’agglomérations territorialisées à caractère scientifique et industriel. Les universités sont des acteurs essentiels de ces agglomérations en étant à la fois un élément central de la capacité compétitive des entreprises mais aussi de l’efficacité du processus de destruction créatrice.
24Dans cette perspective, il faut que tous les établissements universitaires bénéficient des mêmes conditions et soient assujettis aux mêmes règles générales, pour éviter une évolution par trop dualiste, constitutive de rentes pour un petit nombre, en tout cas pour un nombre trop réduit au regard de l’utilité sociale attendue et pour permettre à chacune de trouver la voie dans laquelle elle excelle. Ces conditions sont l’autonomie des établissements, une composition pluridisciplinaire, la séparation entre le pouvoir décisionnel et le pouvoir académique, la modulation des charges et de l’évaluation des universitaires en fonction d’intérêts et de compétences forcément évolutifs au cours de la vie professionnelle. L’autonomie doit permettre aux universités de concevoir et de mettre en œuvre des dispositifs pédagogiques fondés sur la recherche d’adéquation entre l’offre et la demande de formation impliquant d’établir des mécanismes efficaces d’orientation des étudiants aux différents stades de leur cursus. Il ne s’agit pas d’en restreindre le nombre total, mais de permettre à chacun de s’orienter dans la voie qui lui correspond. La composition pluridisciplinaire des établissements doit avant tout aider à constituer des premiers cycles dont la vocation est d’offrir aux étudiants des clés pour leur orientation. La séparation entre les choix scientifiques et pédagogiques qui relèvent d’un conseil scientifique et leur validation par un conseil d’administration chargé de la gestion des moyens doit permettre que les choix en question reposent sur des critères de qualité et échappent aux groupes de pression tant internes qu’externes, fussent-ils à caractère scientifique. La contractualisation de l’activité des universitaires fondée sur une évolution du partage des tâches entre enseignement, recherche et administration au cours de la carrière professionnelle doit garantir contre une séparation trop stricte et dommageable entre l’enseignement et la recherche. A ces conditions, on peut imaginer que se développe une organisation universitaire efficace structurée autour des grandes disciplines de référence et favorisant leur interaction aussi bien que l’interpénétration de la recherche et de l’enseignement.
25Parmi ces disciplines de référence, il faut compter l’économie. Assurer une formation de bon niveau dans cette matière, non pas seulement aux futurs chercheurs, en nombre forcément réduit, mais à tous les futurs décideurs aux différents échelons de l’entreprise et de l’administration est une nécessité impérieuse pour la société. Elle suppose de préserver l’existence d’un nombre suffisamment important de pôles universitaires d’excellence qui l’incluent dans leur offre pédagogique et scientifique. L’enjeu est double. Il s’agit bien sûr de garantir la formation appuyée sur la recherche de haut niveau à un nombre significativement important d’étudiants. Mais il s’agit aussi de stimuler la concurrence intellectuelle, d’éviter produire des clones, en bref d’assurer la diversité de la recherche, sa capacité critique et de renouvellement.
26Ce choix n’a effectivement de sens que dans le cadre d’une réelle autonomie des universités en faisant le pari que la concurrence entre elles, pourvu d’être correctement régulée, aboutira à une carte universitaire équilibrée. Curieusement, l’autonomie est le plus souvent défendue par ceux qui, plus ou moins consciemment, sont soucieux avant tout de créer un petit nombre de centres d’excellence, qui seraient ainsi mis à l’abri d’une véritable concurrence. Elle est combattue, à l’opposé, par ceux qui craignent pour leur indépendance alors que celle-ci est menacée par une gestion par trop centralisée. Or l’autonomie est précisément ce qui doit permettre de voir éclore et se développer la diversité pourvu que chaque établissement soit placé dans des conditions de concurrence équitables.
27Une autonomie réelle signifie notamment que les établissements ont la maîtrise de la gestion de leurs ressources humaines. Les recrutements ne sauraient leur être imposés de l’extérieur, s’agissant des profils de compétences. Le contrôle de qualité, en revanche, doit être assuré grâce au recours codifié à des experts indépendants et scientifiquement reconnus. Cette double exigence est le garant de cette concurrence équitable qui, loin de produire l’uniformité, est une source de diversité. La centralisation des choix et le recours à des procédures de désignation des commissions de recrutement qui conduisent à la constitution de majorités de rencontre à caractère corporatiste ne peuvent que produire l’uniformité dénoncée. Au contraire, des choix décentralisés dans le cadre d’une collégialité locale nécessairement contrainte par une expertise extérieure sont le garant d’une vraie concurrence intellectuelle. C’est de cette autonomie qu’il faut attendre un développement équilibré de l’enseignement et de la recherche en économie comme dans d’autres disciplines.
En guise de conclusion
28Le développement des connaissances et son effet positif sur la croissance dépendent autant sinon plus des formes prises par l’organisation des universités que des moyens financiers qui leur sont attribués. En fait de cette organisation, de sa gouvernance, de son évaluation dépend l’usage qui est fait des fonds disponibles. L’objectif est de faire coïncider l’offre de formation et de recherche avec une demande de plus en plus large et diversifiée pour éviter les gaspillages impliqués par la mauvaise orientation des étudiants et la mauvaise allocation des ressources humaines ou financières. Il implique de coordonner efficacement enseignement et recherche, d’éviter la coupure entre les deux, et par suite de restaurer le nécessaire apprentissage des fondamentaux. C’est dans cet environnement que l’économie peut garder ou retrouver une place conforme à sa position dans l’échelle des savoirs : celle d’une discipline dont la connaissance sinon la maîtrise doit irriguer largement le corps social. On peut, en effet, penser que placées en position de responsabilité et de concurrence, les universités choisiront, chacune, les créneaux porteurs valorisant au plus près leurs compétences. En particulier, le besoin de former à l’économie les cadres des entreprises et des administrations devrait conduire un nombre important d’établissements à proposer les formations adaptées effectivement articulées avec la recherche.
Mots-clés éditeurs : économie, gouvernance, enseignement, recherche
Mise en ligne 01/10/2009
https://doi.org/10.3917/redp.193.0489Notes
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Université de Nice Sophia Antipolis et OFCE Sciences Po, CNRS-GREDEG, 250 rue Albert Einstein, 06560 Valbonne. Courriel : jeanluc. gaffard@ sciences-po. fr.
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Sélectionner initialement un trop petit nombre d’étudiants dans les écoles et rejeter tous les autres dans les universités comme c’est le cas actuellement est inefficace dans le sens où il n’y a plus aucune incitation à l’effort ni d’un côté ni de l’autre. Tout autre serait le résultat d’une concurrence entre établissements placés sur un pied d’égalité.
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« There are, at present, two tendencies in operation in economics which seem to be inconsistent but which, in fact, are not. The first consists of an enlargement of the scope of economists’ interests so far as subject matter is concerned. The second is a narrowing of professional interest to more formal, technical, commonly mathematical, analysis. This more formal analysis tends to have a greater generality. It may say less, or leave much unsaid, about the economic system, but, because of its generality, the analysis becomes applicable to all social systems. It is this generality of their analytical systems which, I believe, has facilitated the movement of economists into the other social sciences, where they will presumably repeat the successes (and the failures) which they have had within economics itself » (R. Coase [1978] ‘Economics and Contiguous Disciplines’, The Journal of Legal Studies, 201-211.
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Cette articulation ne doit pas être confondue avec l’articulation actuelle qui conduit une majorité d’étudiants de premiers cycles courts dépourvus de formation fondamentale à entrer dans des deuxièmes cycles qui ont été eux-mêmes progressivement dépouillés des enseignements fondamentaux. Cette dérive est évidemment imputables à la sélectivité des premiers cycles courts.
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Cette question du socle commun fait débat entre les tenants de l’interprétation qui vient d’être retenue et ceux qui mettent en avant la nécessité de maîtriser avant tout le même ensemble de techniques.