Notes
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[*]
CEREMADE et EURIsCO, Université Paris-Dauphine, Place du Maréchal de Lattre de Tassigny, 75775 Paris cedex 16. Je remercie Antoine d’Autume, Thierry Granger, Jean-François Jacques et Jérôme Wittwer pour leurs commentaires.
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[1]
Nous suivons la terminologie de Laffont [1982].
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[2]
Ce qui sous-entend que les ensembles des types Ti aient une structure probabilisable : ensembles finis, intervalles réels, etc. Le modèle général des jeux bayésiens remonte à Harsanyi [1967], qui assimile le type des agents à une description complète de leurs croyances.
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[3]
Pour insister sur le fait que le jeu est bayésien, on parle souvent d’équilibre de Nash bayésien. Notons que les conditions d’équilibre s’expriment effectivement en termes de l’utilité espérée des joueurs, par rapport à leurs croyances ?.
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[4]
Sous des conditions appropriées, le jeu bayésien possède un équilibre de Nash, tandis que l’existence de stratégies dominantes est problématique.
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[5]
Les mécanismes directs aléatoires, à valeurs dans les probabilités sur D, apparaissent naturellement dès que les joueurs utilisent des stratégies mixtes dans le jeu de communication. Et de telles stratégies peuvent s’avérer indispensables pour garantir l’existence d’un équilibre de Nash.
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[6]
Le lecteur habitué à la théorie des contrats s’étonnera peut-être de ne pas voir apparaître de conditions de participation explicites. Dans le modèle développé ici, ces conditions sont prises en compte dans la mesure où certains messages, interprétés comme une volonté de ne pas participer au mécanisme, donnent lieu à des décisions particulières du planificateur.
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[7]
La probabilité qu’une vente ait lieu, doit être inférieure ou égale à 1.
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[8]
Dans l’enchère au second prix, le plus offrant emporte l’objet au prix le plus élevé proposé par les autres acheteurs potentiels. Cette procédure reproduit l’enchère anglaise, au-delà du théorème de l’équivalence du revenu. De même pour l’enchère au premier prix et l’enchère hollandaise. Le contenu essentiel du théorème réside en l’égalité du profit espéré de deux procédures qui diffèrent significativement sur le plan stratégique : les enchères au premier et au second prix. En effet, dans le jeu induit par l’enchère au second prix, révéler sincèrement son évaluation est une stratégie dominante pour chaque enchérisseur, un résultat qui ne n’est pas vérifié pour l’enchère au premier prix.
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[9]
Exemple : si les types ti, i = 1,..., n sont distribués uniformément sur [ 0,10 ], le commissaire-priseur doit, pour maximiser son revenu espéré, refuser toute vente en-dessous du prix 5. Il court ainsi le risque de garder l’objet avec une probabilité de (½)n.
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[10]
Dans l’article de d’Aspremont et Gérard-Varet [1979], qui sera suivi d’une littérature abondante, comme dans celui de Myerson et Satterthwaite [1983], les contraintes d’incitation résultent d’un équilibre de Nash-bayésien, mais aucune subvention extérieure n’est accordée aux agents. En relâchant cette hypothèse, et en supposant toujours les valeurs privées et les fonctions d’utilité, quasi-linéaires, Clarke [1971] et Groves [1973] ont, antérieurement, construit des mécanismes, apparentés à l’enchère au second prix de Vickrey, ex post efficients et pour lesquels la sincérité est une stratégie dominante.
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[11]
Comme Mas Colell, Whinston et Green [1995], nous simplifions la présentation à l’extrême en nous donnant au départ une seule fonction de résultat, qui associe elle-même une seule décision à chaque n-uplet de types.
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[12]
« The present writer’s inclination is to question the advisability of seeking solutions possessing the required equilibrium properties but sacrificing the rationality of behavior ».
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[13]
Traduction libre de l’auteur.
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[14]
Une première version de cet article était disponible dès 1979.
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[15]
La démonstration originelle de Maskin [1977] était incomplète (voir par exemple Repullo [1987] ou Williams [1986]).
1. Introduction
1L’économiste d’aujourd’hui n’est pas étonné de trouver, dès les premières lignes d’un modèle, une description détaillée de l’information des agents. Au début des années soixante, quand Leonid Hurwicz s’interroge sur les procédures d’allocation de ressources, l’économie théorique est largement fondée sur l’hypothèse d’information parfaite. Cependant, un planificateur qui souhaiterait mettre en œuvre une solution classique, commel’équilibre walrasien, serait rebuté par son ignorance des caractéristiques personnelles des agents. Il devrait donc leur demander de les lui révéler. Mais comment garantir que les agents soient sincères ?Hurwicz, qui est prêt à appliquer les méthodes de la théorie des jeux – il a écrit, en 1945, une recension du livre fondateur « GameTheory and Economie Behavior », de von Neumann et Morgenstern –, pressent immédiatement les enjeux stratégiques de la transmission d’information. Il propose d’emblée de s’en tenir à des procédures qui respecteront les contraintes d’incitation des agents : c’est le point de départ de la théorie des mécanismes, récompensée en 2007 par la Banque de Suède. Leonid Hurwicz partage le prix d’économie à la mémoire d’Alfred Nobel avec deux autres économistes américains, Eric Maskin et Roger Myerson.
2La préoccupation initiale d’Hurwicz était de concrétiser, dans une société où l’information est décentralisée, des résultats désirables – optima de Pareto, équilibres walrasiens, équilibres de Lindahl, etc. – qui dépendent de paramètres fondamentaux, tels que les préférences des agents (voir Hurwicz [1960,1972,1973]). Au début des années soixante-dix, les « mécanismes » apparaissent comme des procédures de « concrétisation » de solutions prédéterminées, qu’un planificateur ne peut atteindre qu’après avoir obtenu l’information pertinente de la part des agents. Dès la fin des années soixante-dix, à la lumière des travaux de Myerson [1979,1981, etc.], on comprend que la notion de mécanisme est surtout utile dès qu’elle se libère de toute référence à des solutions idéales. Un « mécanisme » devient la représentation synthétique du processus par lequel des individus, qui ne partagent pas tous la même information, parviennent à une décision. L’objectif majeur est alors de déterminer, parmi les mécanismes qui résultent d’un comportement rationnel des agents, ceux qui sont « optimaux », en un sens à préciser. Le planificateur réapparaît sous les traits d’un médiateur qui assiste les individus dans leur négociation. C’est l’interprétation que nous adopterons dans la section 2, dans laquelle nous parlerons néanmoins de « planificateur ».
3Qu’il souhaite déterminer un mécanisme optimal ou simplement mettre en œuvre une solution particulière, le planificateur doit avant tout décrire précisément les procédures par lesquelles il entend extraire de l’information des agents. Quel genre de messages ceux-ci pourront-ils envoyer ? Parleront-ils tour à tour ? Combien de temps l’échange durera-t-il ? Rien ne permet à première vue de circonscrire les protocoles de communication envisageables. Cependant, un résultat devenu célèbre, le « principe de révélation », développé, indépendamment, par Hammond, Dasgupta et Maskin [1979] et Myerson [1979], permet au planificateur de se contenter de procédures particulièrement simples, les « mécanismes directs incitatifs ». En un mot, un « mécanisme direct » associe une décision (par exemple, une allocation de ressources) à chaque état d’information des agents. Un tel mécanisme représente une stratégie du planificateur fiable, qui prend une décision sur la base des déclarations des agents. Évidemment, sans autrecondition, rien ne garantit que les individus soient sincères vis-à-vis du planificateur. Le mécanisme sera « incitatif » si chaque agent est rationnel en révélant toute son information. La théorie des jeux définit le comportement rationnel de façon plus ou moins exigeante. Dans ses premiers travaux, Hurwicz retient les stratégies « dominantes », dont l’existence est souvent problématique. Chez Myerson, les stratégies de communication rationnelles prennent la forme d’un « équilibre de Nash », dans lequel chaque joueur choisit une meilleure réponse aux stratégies des autres. Le principe de révélation dit essentiellement ceci : à tout processus de décision d’agents rationnels qui communiquent grâce à un médiateur (suivant un protocole quelconque), on peut associer un mécanisme direct incitatif qui en fournit la représentation concise. Nous donnons un énoncé précis de ce principe dans la section 2.
4L’identification d’une classe circonscrite de mécanismes réalisables, les mécanismes directs incitatifs, n’est qu’une étape préliminaire dans la résolution de problèmes de décision collective en information incomplète. Il faut ensuite choisir un mécanisme « optimal ». Dans certaines applications, les critères de choix s’imposent d’eux-mêmes. Par exemple, selon Myerson [1981], un commissaire priseur cherchera la procédure d’enchères qui maximise son revenu. Comme nous le verrons dans la section 3, la résolution de ce problème d’optimisation mènera le commissaire priseur à renoncer aux enchères les plus courantes. Même dans cet exemple apparemment simple, la maximisation du profit du vendeur ex ante par un mécanisme direct incitatif peut être en conflit avec l’efficience ex post, qui requiert qu’une vente ait lieu dans tous les cas où elle est profitable. Dans la suite de la section 3, nous approfondissons la comparaison des différents concepts d’efficience envisageables en information incomplète en nous reportant aux travaux de Myerson et Satterthwaite [1983] et Holmström et Myerson [1983]. Une présentation assez détaillée de ces deux articles représentatifs nous permettra de voir opérer un mode de résolution spécifique, devenu standard, des problèmes de décision collective en information incomplète et d’apprécier les qualités des solutions « de second rang » qui en résultent.
5Le modèle général présenté dans les sections 2 et 3 s’est vu précisé dans les applications les plus diverses. Nous avons déjà mentionné la conception d’une procédure d’enchères, un sujet à la une de l’actualité lors de l’attribution des licences de téléphonie mobile. La méthode appliquée pour mettre au point des enchères qui répondent aux contraintes d’un marché donné s’étend à de nombreux problèmes d’allocation de ressources, impliquant plusieurs vendeurs et acheteurs (voir par exemple Wilson [1985,1987]). Nous aurons l’occasion d’évoquer le financement d’un bien public à travers les travaux de Laffont et Maskin [1979,1980] et de d’Aspremont et Gérard-Varet [1979]. Ces articles montrent jusqu’à quel point, dans ce cadre, l’efficience ex post, c’est-à-dire l’efficience de la politique publique quelle que soit la propension à payer des agents, est conciliable avec les contraintes d’incitation. Une autre application classique, la réglementation d’un monopole, étudiée notamment par Baron et Myerson [1982], illustre le rôle de la théorie des mécanismes dans la conception de structures de marchés.
6Dans la section 4, nous revenons à la théorie de la concrétisation (connue aussi sous le nom d’« implémentation » [1] ) qui est à l’origine du concept-même de mécanisme incitatif. Suivant le principe de révélation, un mécanisme direct incitatif permet à un planificateur d’extraire toute l’information des agents pour lesquels il doit prendre une décision. Cependant, la mise en œuvre d’un tel mécanisme peut être délicate en pratique car la sincérité n’est pas nécessairement la seule stratégie rationnelle des individus. Typiquement, le jeu de communication induit par un mécanisme incitatif peut avoir de nombreux équilibres de Nash, dans lesquels les agents déclarent des informations incorrectes. En d’autres termes, un médiateur qui recourt à un mécanisme direct incitatif n’est pas toujours sûr d’atteindre le résultat en vue duquel le mécanisme a été conçu. Fondée par L. Hurwicz et développée notamment par E. Maskin, la branche de la théorie qui se consacre à la concrétisation suit en quelque sorte le chemin inverse du principe de révélation : elle construit des protocoles de communication complexes, voire artificiels, mais assez contraignants pour que leur effets soient parfaitement prévisibles. Maskin [1977] marque une étape déterminante dans l’élaboration de cette théorie en caractérisant les fonctions de décision concrétisables.
2. Mécanismes réalisables et principe de révélation
7Un mécanisme peut se définir comme une procédure mise en œuvre par un planificateur, désintéressé ou non, afin de prendre une décision pour un groupe d’agents qui disposent d’informations privées et dont les préférences sont potentiellement conflictuelles. Avant même de chercher les critères d’un mécanisme « optimal », le planificateur doit déterminer l’ensemble des procédures qui sont effectivement à sa disposition. Comme nous allons le voir, cette première tâche est facilitée par le « principe de révélation » qui permet au planificateur de se restreindre, sans perte de généralité, à une classe de mécanismes élémentaires.
8Considérons n agents dont le sort dépend de la décision d qui sera prise par le planificateur. Soit D l’ensemble des décisions possibles. Les caractéristiques personnelles de l’agent i ( i = 1,..., n ) sont résumées par son « type » ti, qui est connu de lui seul. Les autres agents (et le planificateur) identifient seulement l’ensemble Ti des types possibles de l’agent i. Suivant le modèle bayésien introduit dans ce cadre par, entre autres, d’Aspremont et Gérard-Varet [1979] et Myerson [1979], chaque agent forme des croyances sur les types des autres [2]. Pour simplifier l’exposé, nous supposons que ces croyances dérivent d’une probabilité commune ? sur Les préférences d’un agent i de type ti sur les décisions d sont susceptibles d’être affectées par les informations tj des autres agents ( j ? i ); elles sont représentées par des fonctions d’utilité (de von Neumann-Morgenstern) ui : T × D ? ?. Si chaque agent connaît parfaitement ses propres préférences ( ui :Ti × D ? ? ), on parle de « valeurs privées ».
9Ce cadre général permet de décrire les problèmes de décision collective les
plus variés. Nous nous limiterons à deux exemples. Le premier est emprunté
à Myerson [1981]. Le planificateur, un commissaire-priseur, dispose d’une certaine marge de manœuvre pour vendre un objet aux enchères. Les agents
sont des acheteurs potentiels. Si ceux-ci évaluent l’objet de façon purement
subjective, les valeurs sont privées, le type ti l’agent i représentant son évaluation. De façon plus générale, si l’objet a une valeur objective, chaque agent
possède aussi des informations pertinentes pour les autres; dans ce cas, le
n-uplet de types t intervient dans la fonction d’utilité ui de chaque agent i. Par
exemple, des licences d’exploitation de ressources naturelles, telles que le
pétrole, sont souvent vendues aux enchères. L’information privée de chaque
entreprise en concurrence est, typiquement, le résultat d’un forage exploratoire, qui lui donne une idée de la valeur (objective) du gisement. L’utilité
finale qu’une entreprise tirerait d’une licence d’exploitation dépend de la qualité de la ressource, sur laquelle porte l’information des autres entreprises. Le
commissaire-priseur décide d’un acquéreur a ? { 1,..., n } et d’un prix p, auquel
l’acquéreur a emporte l’objet. Le cas échéant, il perçoit un droit de participation ri de chaque enchérisseur i. On a donc :
Si les valeurs sont privées, on peut envisager les fonctions d’utilité suivantes :
Dans ce cadre, un mécanisme est une procédure d’enchères à l’issue de laquelle le commissaire-priseur détermine son choix.
10Le second exemple, inspiré des travaux d’Hurwicz [1972,1979], consiste
en l’allocation des ressources disponibles dans une économie d’échange.
Chaque agent i possède alors une dotation initiale ?i = ( ?il )1?l?k ? R+k de
k biens disponibles dans l’économie ; le planificateur doit répartir le total des
ressources
entre les agents ; on a donc :
Cette description exclut que les dotations initiales soient une connaissance privée des agents, ce qui serait tout à fait raisonnable mais introduirait de nombreuses difficultés supplémentaires, comme l’ont montré Hurwicz, Maskin et Postlewaite [1995]. La formulation très simple adoptée ci-dessus sous-entend que le planificateur connaît d’emblée l’ensemble des décisions D, fixé indépendamment des types des agents. Dans notre exemple, si on suppose que la consommation n’a pas d’« effets externes », ces types déterminent les préférences de chacun sur ses propres paniers de biens « ui ( ( tj )1?j?n, ( xj )1?j?n ) = ui ( ( tj )1?j?n, xi ) ». Si l’information n’a pas non plus d’« effets externes », chaque agent connaît ses propres préférences, sans être influencé par les autres (les valeurs sont alors privées : ui ( ( tj )1?j?n, xi ) = ui ( ti,xi ) »). Plus généralement, chaque agent dispose d’informations sur l’état de l’économie (par exemple, des conditions climatiques ou environnementales), qui importe pour tous. Un planificateur naïf pourrait demander aux agents de lui révéler leurs caractéristiques t = ( ti )1?i?n afin de répartir les ressources suivant un équilibre walrasien de l’économie d’échange standard dans laquelle les fonctions d’utilité sont ui ( t,. ).
11Tout en gardant en tête les deux exemples précédents, nous revenons au problème de décision abstrait décrit par { 1,..., n }, D, ( Ti, ui ), i = 1,..., n, et ?. Pour obtenir de l’information de la part des agents, le planificateur invite chacun à lui envoyer un message et prend ensuite une décision d en fonction du n-uplet de messages ( mi )1?i?n transmis. Un « mécanisme » µ = ( Mi, i = 1,..., n; f ) prend la forme de n ensembles de messages Mi et d’une fonction de décision f : M ? D, en posant . Cette descrip-tion offre de nombreuses possibilités au planificateur dans la mesure où tout ensemble de messages et toute fonction de décision sont concevables. Mais on peut être tenté d’enrichir le mécanisme d’au moins deux manières : en permettant au planificateur de recourir à des loteries (auquel cas la fonction de décision f est à valeurs dans les probabilités sur D ), et en envisageant plusieurs étapes d’échanges de messages. Par exemple, les enchères qui prennent la forme d’offres sous pli scellé ne demandent qu’une étape de communication, mais un tirage au sort peut être nécessaire pour départager les ex aequos. Les enchères orales, notamment à l’anglaise, se déroulent en plusieurs étapes. Pour l’instant, nous nous en tenons à des procédures déterministes en une étape, décrites par un mécanisme µ = ( Mi, i = 1,..., n; f ) et nous nous interrogeons sur les « résultats » que le planificateur peut raisonnablement atteindre à l’aide de tels mécanismes.
12Le problème de décision originel et un mécanisme µ induisent un jeu G ( µ ) entre les n agents, le planificateur tenant un rôle à part. On qualifie ce jeu de « bayésien » pour rappeler que chaque joueur forme des croyances sur l’information des autres. Lors d’une première étape, virtuelle, de G ( µ ), le n-uplet de types t = ( ti )1?i?n est sélectionné suivant la distribution de probabilité ? et chaque joueur i est informé de son type ti en secret, sa croyance est ? (.| ti ); chaque joueur i envoie ensuite un message mi au planificateur, qui prend la décision f ( m ), où m = ( mi )1?i?n. Chaque joueur i retire une utilité ui ( t, d ) de cette décision, indépendamment des messages envoyés. Dans le jeu G ( µ ), une stratégie (« pure », c’est-à-dire déterministe) du joueur i est une fonction ?i : Ti ? Mi qui associe le message mi = ?i ( ti ) à l’état d’information ti du joueur i. Quelles sont les stratégies qui constituent des « solutions raisonnables » de G ( µ ) ? Selon un critère largement accepté aujourd’hui, ce sont les n-uplets ( ?i )1?i?n qui forment un équilibre de Nash [3] de G ( µ ), c’est-à-dire dans lesquels chaque ?i est une meilleure réponse du joueur i ( i = 1,..., n ) aux stratégies ?j des autres joueurs, j ? i. C’est le concept de solution qu’applique Myerson dans l’ensemble de ses travaux. Hurwicz [1972], dans les tout premiers articles consacrés à la théorie des mécanismes, se montre beaucoup plus exigeant en requérant que la stratégie ?i de chaque joueur soit dominante, c’est-à-dire optimale, quels que soient les choix des autres joueurs [4]. Dans des travaux ultérieurs, Hurwicz [1979] et Maskin [1977] utilisent une version non-bayésienne de l’équilibre de Nash, qui se justifie dans des environnements particuliers que nous détaillerons dans la section 4.
13Si l’on retient l’équilibre de Nash bayésien comme concept de solution, les fonctions de résultat à la portée du planificateur sont celles qui résultent d’un mécanisme µ et d’un tel équilibre ( ?i )1?i?n du jeu G ( µ ), c’est-à-dire les fonctions de la forme rµ,? : T ? D, avec rµ,? ( t1,..., tn ) = f ( ?1 ( t1 ),..., ?n ( tn ) ). En effet, soumis au mécanisme µ, les joueurs réagiront en transmettant leur information selon un équilibre ?, qui résultera en une décision rµ,? ( t ) si les types des agents sont t. L’ensemble de toutes les fonctions de résultats accessibles au planificateur paraît donc indescriptible, puisqu’il faut considérer toutes les fonctions rµ,? engendrées par tous les mécanismes µ, en particulier par tous les ensembles de messages possibles Mi !
14Nous allons voir que, malgré les craintes inspirées par une analyse super-ficielle, le principe de révélation garantit une description synthétique de
l’ensemble des fonctions de résultats à la portée du planificateur. Pour énoncer ce principe, on commence par identifier une classe de mécanismes élémentaires, les mécanismes directs, dans lesquels l’ensemble des messages
Mi autorisés au joueur i est semblable à l’ensemble de ses types Ti. Un
mécanisme direct µ = ( Ti, i = 1,..., n; ? ) est entièrement caractérisé par la
fonction de décision du planificateur ? : T ? D; on le désigne donc simplement par ?. Si le planificateur recourt à un tel mécanisme, chaque joueur a
l’option d’une stratégie sincère, qui consiste à révéler son type au planificateur : ?i :Ti ? Ti : ?i ( ti ) = ti. Évidemment, selon la manière dont le planificateur prend sa décision en fonction des types déclarés par les agents, ceux-ci
ont intérêt ou non à dire la vérité. Un mécanisme direct ? est incitatif si les
stratégies sincères forment un équilibre de Nash du jeu G ( ? ) induit par ce
mécanisme. L’écriture explicite de ces conditions, dites d’incitation, est sans
difficulté. Admettons que les ensembles de types Ti soient finis ; le joueur i
de type ti, qui s’attend à ce que les autres joueurs révèlent leurs vrais types
t?i = ( tj )j?i, dont la probabilité est ? ( t?i uti ), induit la décision ? ( si, t?i )
en déclarant si; son utilité espérée s’il dit la vérité ( si = ti ) est donc :
Elle doit être supérieure à ce qu’il obtient en mentant :
Nous sommes maintenant capables d’énoncer formellement le principe de révélation :
15 Si une fonction de résultat rµ,? : T ? D est induite par un mécanisme µ = ( Mi, i = 1,..., n; f ) et un équilibre de Nash ? de G ( µ ) quelconques, le mécanisme direct ? défini par ? = rµ,? est incitatif, c’est-à-dire satisfait les conditions (3).
16Pour se convaincre de la validité de cette propriété, partons d’un mécanisme µ = ( Mi, i = 1,..., n; f ) et d’un équilibre ? = ( ?i )1?i?n de G ( µ ); fixons le joueur i; à ses yeux, le planificateur fonctionne comme un automate qui prend la décision f ( m ) dès que m = ( mj )1?j?n lui est transmis ; chaque joueur j ? i est un autre automate qui transmet mj = ?j ( tj ) au premier quand son type est tj. Pour le joueur i, tout se passe donc comme s’il affrontait une seule machine, connectant les différents automates, qui prend la décision g ( mi ) = f ( mi, ( ?j ( tj ) )j?i ) s’il transmet mi. Dans ces conditions, mi = ?i ( ti ) est un choix optimal du joueur i quand son type est ti et le joueur i peut matérialiser sa stratégie ?i en un automate qui déterminera mi à partir de ti; comme ce dernier automate reproduit fidèlement le comportement initial du joueur i, celui-ci a tout intérêt à lui révéler son type. En connectant son automate aux autres, le joueur i fait face à un mécanisme direct incitatif.
17Le raisonnement ébauché ci-dessus pour l’équilibre de Nash s’adapte aux stratégies dominantes. Il s’étend sans difficultés aux mécanismes qui comportent des loteries [5] et/ou permettent plusieurs étapes de transmission de messages. S’il n’a rien de surprenant, le principe de révélation est extrêmement utile puisqu’il réduit les mécanismes envisageables par le planificateur à l’ensemble des fonctions ? : T ? D satisfaisant (3) [6]. Gibbard [1973] propose une première version du principe de révélation, présenté en détails dans Hammond, Dasgupta et Maskin [1979] et Myerson [1979].
3. Le choix d’un mécanisme « optimal » : quelques applications
18Cette section se propose de montrer comment, en pratique, on transforme un problème de décision collective en un problème d’optimisation soluble mathématiquement. Nous illustrons la méthode à partir de trois articles qui ont eu des retombées considérables : Myerson [1981], Myerson et Satterthwaite [1983] et Holmström et Myerson [1983].
19Dans le premier exemple ci-dessus, les innombrables procédures d’enchères envisageables se ramènent toutes à des mécanismes directs incitatifs. Le
commissaire-priseur, qui souhaite maximiser son profit, est ainsi amené à
résoudre un problème d’optimisation sous contraintes. Myerson [1981] suppose pour l’essentiel que les types ti correspondent à des valeurs privées,
comme en (1), distribuées indépendamment suivant une densité fi sur
Ti = [ ti, ti ], i = 1,..., n. Il permet au commissaire-priseur de recourir à des
loteries. Un mécanisme direct s’écrit alors sous la forme
( q, z ) : T ? ?+n × ?n, en interprétant, pour des évaluations déclarées t,
qi ( t ), comme la probabilité que l’acheteur potentiel i acquière l’objet [7] et
zi ( t ), comme le paiement total espéré qu’il doit acquitter auprès du
commissaire-priseur. En tenant compte de la possibilité pour chaque agent
de ne pas participer à l’enchère, un commissaire-priseur qui n’attribue pas
lui-même de valeur à l’objet cherche un mécanisme ( q, z ) incitatif (c’est-à-dire qui satisfait des conditions similaires à (3) dans le cas où les types
varient dans un intervalle) et individuellement rationnel (c’est-à-dire tel que
l’utilité espérée Ui ( ( q,z ), ti ) de chaque agent i de type ti, définie comme en
(2) soit positive) qui maximise son revenu espéré :
en posant
20Myerson [1981] résout pas à pas le problème d’optimisation formulé ci-dessus. Il commence par généraliser le théorème d’équivalence du revenu d’abord établi par Vickrey [1961] :
21 Tout mécanisme d’enchères qui alloue l’objet à l’enchérisseur le plus offrant et garantit une utilité espérée nulle à un enchérisseur i qui évalue l’objet au plus bas (i.e., tel que ti = ti ) donne le même revenu espéré au vendeur.
22On retrouve le résultat de Vickrey quand les acheteurs, semblables (i.e., caractérisés par des densités identiques fi = f, i = 1,..., n ), participent aux enchères les plus courantes : orales ascendantes (ou anglaises), orales descendantes (ou hollandaises), sous pli scellé au premier ou au second prix [8]. Myerson détermine ensuite explicitement le mécanisme ( q*, z* ) qui maximise (4), en termes d’évaluations modifiées, « virtuelles », des acheteurs. En particulier, si les densités sont identiques et satisfont des hypothèses de régularité, l’enchère optimale est une variante de l’enchère au second prix, dans laquelle le vendeur lui-même, par le truchement d’un homme de paille, fait une offre non-nulle. Donc, pour maximiser son revenu espéré ex ante (4), le vendeur élève facticement son prix de réserve et refuse parfois de vendre l’objet avec profit : le mécanisme ( q*, z* ) est optimal ex ante, mais non ex post [9]. Si les acheteurs potentiels ne sont pas semblables, l’enchère optimale ( q*, z* ) peut même ne pas allouer l’objet à l’enchérisseur qui l’évalue au plus haut, et ce afin d’encourager la révélation d’information de la part des acheteurs potentiels les plus « riches » a priori.
23L’exemple des enchères montre que les contraintes d’incitation peuvent rendre l’efficience ex ante d’un mécanisme incompatible avec son efficience ex post. Myerson et Satterthwaite [1983] précisent la tension entre incitations et efficience ex post dans le cadre de la négociation entre un vendeur et un seul acheteur. Le modèle est très proche de celui de Myerson [1981]. Les agents évaluent indépendamment l’objet de façon purement subjective ; ces « valeurs privées », notées t1 pour le vendeur et t2 pour l’acheteur, sont distribuées sur des intervalles réels et n’excluent pas que la vente soit mutuellement profitable ( t2 peut excéder t1 ). Les agents ne s’intéressent qu’à leur profit (représenté par des fonctions d’utilité linéaires, comme en (1)). Un mécanisme direct ( q,z ) associe, à des évaluations déclarées t = ( t1, t2 ), une probabilité d’échange q ( t ) et un paiement espéré z ( t ) de l’acheteur au vendeur. Le mécanisme ( q, z ) est efficient ex post si l’échange a lieu si, et seulement si, l’acheteur accorde à l’objet un valeur plus élevée que le vendeur ( q ( t ) = 1 si t2 > t1, q ( t ) = 0 sinon). Par ailleurs, le mécanisme ( q, z ) est « intérim individuellement rationnel » s’il procure une utilité espérée positive à chaque agent i, quelle que soit son évaluation ti. Myerson et Satterthwaite [1983] démontrent le théorème d’impossibilité suivant :
24 Il n’existe pas de mécanisme direct incitatif et intérim individuellement rationnel qui soit efficient ex post.
25Laffont et Maskin [1979] établissent un théorème d’impossibilité similaire dans un cadre moins épuré : une économie à deux biens, l’un privé et l’autre, public. Ils montrent que la condition de rationalité individuelle intérim est cruciale pour le résultat et soulignent que dans certaines applications, les agents ne sont pas sûrs de leurs propres préférences au moment de s’engager à respecter le mécanisme qui sera mis en place par le planificateur. La participation volontaire des agents se traduit alors par une condition rationalité individuelle ex ante, en termes de l’utilité espérée par rapport à la distribution (non-conditionnelle) ? sur l’ensemble des types. Sous une telle condition, Arrow [1979] et d’Aspremont et Gérard-Varet [1979] parviennent à réconcilier incitations et efficience ex post dans un cadre assez général, mais qui suppose que les agents aient des valeurs privées et des fonctions d’utilité quasi-linéaires [10].
26Les enchères et la négociation entre un vendeur et un acheteur illustrent
que, dès que les agents ne partagent pas la même information, la définition-même de l’optimalité de Pareto ne va pas de soi. Si on tient pour acquis que
le recours à un mécanisme Pareto optimal rend impossible l’amélioration du
sort de tous les agents, il reste à déterminer quand cette amélioration est
envisagée (ex ante, intérim ou ex post) et par quel type de mécanisme
(incitatif ou non). Holmström et Myerson [1983] proposent une taxinomie
des mécanismes efficients en fonction de ces deux critères. Ils se placent
dans le cadre abstrait défini au début de la section 2 par n agents, des
ensembles de types Ti, une distribution de probabilité ? sur
, un
) ensemble de décisions D et des fonctions d’utilité ui : T ? D. Un mécanisme
direct est donc une fonction ? : T ? D. On note Ui ( ? ) l’utilité espérée de
l’agent i quand tous les agents, y compris l’agent i lui-même, révèlent leur
type dans le jeu G ( ? ) :
où Ui ( ti, ? ) est définie par (2), en supposant, pour fixer les idées, que les ensembles de types sont finis. Soient ? et ? deux mécanismes directs ; selon Holmström et Myerson [1983],
27 ? domine ? ex ante si pour tout i,Ui ( ? ) > Ui ( ? ) [5]
28Pour améliorer le sort de chaque agent avant que chacun prenne connaissance de son information, on s’en tient aux utilités espérées globales.
29? domine ? interim si pour tout i et tout ti, Ui ( ti, ? ) > Ui ( ti,? ) [6]
30Cette condition revient à considérer chaque type ti du joueur i comme un agent différent, qui évalue l’utilité d’un mécanisme – ? ou ? – comme l’utilité espérée conditionnelle correspondante de l’agent i, étant donné son type.
31? domine ? ex post si pour tout i et tout t, ui ( t, ? ( t ) ) > ui ( t, ? ( t ) ) [7]
32Cette dernière condition revient à demander que la décision ? ( t ) Paretodomine, au sens usuel, la décision ? ( t ) en tout état t de l’économie, c’est-à-dire quand les n agents initiaux ont les fonctions d’utilité ui ( t,. ), i = 1,..., n. Holmström et Myerson s’attachent particulièrement aux mécanismes ? incitatifs (i.e., qui satisfont (3)) qui ne sont dominés par aucun autre mécanisme incitatif au stade intérim. Ces mécanismes tiennent parfaitement compte des contraintes de faisabilité du planificateur. D’une part, comme on l’a vu ci-dessus, les contraintes d’incitation de ? sont exactement les conditions d’équilibre des joueurs dans le jeu de communication G ( ? ). D’autre part, dans beaucoup d’applications, c’est bien à l’étape intérim, quand les types des agents sont acquis, que le planificateur met un mécanisme en œuvre. Cependant, en concevant le mécanisme à l’étape fictive ex ante, qui précède le choix des types, le planificateur privilégie la similitude a priori des agents. Cette considération mène à un critère plus exigeant, les mécanismes incitatifs qui ne sont dominés ex ante par aucun autre mécanisme incitatif. Dans les deux cas, le choix d’un mécanisme incitatif (intérim ou ex ante) efficient se réduit à la résolution d’un problème d’optimisation, sous contraintes d’incitation. On parle d’optimum de « second rang ». Ex post, la comparaison de mécanismes incitatifs suivant le critère (7), qui sous-entend que les types ont déjà été révélés, n’a guère de sens. On séparera donc l’efficience ex post des conditions d’incitation, en s’intéressant aux mécanismes incitatifs qui ne sont dominés ex post par aucun mécanisme (incitatif ou non). Comme on l’a vu, l’existence de tels mécanismes incitatifs ex post efficients en ce sens est problématique.
33En clarifiant le rôle des contraintes d’incitation dans l’analyse de l’optimalité de Pareto, Holmström et Myerson [1983] consolident une nouvelle manière d’aborder les économies d’échange en information incomplète. Cette approche, proposée initialement par Wilson [1978], consiste à résoudre « directement » le problème de décision tel que nous l’avons formulé dans le second exemple de la section 2, sans tenter de retrouver, en chaque état de l’économie, une solution classique en information complète, comme l’équilibre walrasien. On remplace ainsi les allocations par des mécanismes. On renonce à l’optimalité de Pareto ex post souvent incompatible, on l’a vu, avec les contraintes d’incitation, au profit de l’efficience au second rang des mécanismes. Une telle notion d’efficience étant peu prédictive, on impose d’autres restrictions aux mécanismes, comme de résister à la formation de sous-coalitions d’agents, dans l’esprit du concept de solution traditionnel de cœur (voir Forges, Minelli et Vohra [2002] pour une synthèse). Le cas particulier des économies d’échange illustre que la définition de mécanismes efficients n’est qu’un tout premier pas dans la résolution des problèmes de décision collective tels qu’ils ont été définis au début de la section 2. Les étapes suivantes relèvent de la théorie des jeux coopératifs en information incomplète, que Myerson a largement développée (voir en particulier Myerson [1995] et Myerson [2007]).
4. La théorie de la concrétisation
34Face au problème de décision défini au début de la section 2, un planificateur peut avoir une idée préconçue de la solution à adopter, sous la forme d’une fonction de résultat ? : T ? D. Dans quelle mesure une telle solution sera-t-elle réalisable ? Suivant le cheminement de la section 2, la réponse paraît claire : si, et seulement si, la fonction ?, vue comme un mécanisme direct, est incitative. Que cette condition soit suffisante est évident. Par ailleurs, d’après le principe de révélation, si la fonction de résultat ? est induite par un mécanisme quelconque, le mécanisme direct défini par ? doit être incitatif. La condition est donc aussi nécessaire. Cette caractérisation élémentaire néglige cependant une difficulté de taille : le jeu de communication induit par ?, dans lequel le planificateur demande à chaque agent de révéler son type ti afin de prendre la décision ? ( ( ti )1?i?n ) peut avoir d’autres équilibres de Nash que l’équilibre sincère. Un planificateur qui recourt naïvement au mécanisme direct ? ne peut être sûr d’atteindre le résultat pour lequel ce mécanisme est conçu. Les stratégies sincères constituent seulement un « point focal » du jeu associé au mécanisme direct.
35La difficulté identifiée dans le paragraphe précédent donne tout son sens à la théorie de la concrétisation (ou de l’« implémentation ») fondée par Hurwicz [1972] et développée notamment par Maskin [1977], parallèlement à la théorie des mécanismes telle qu’elle a été introduite dans la section 2. Soit une fonction de résultat ?: T ? D, que l’on interprète comme une solution « idéale » que le planificateur veut atteindre. Comme on l’a vu dans la section 2, un mécanisme µ = ( Mi, i = 1,..., n; f ) induit un jeu G ( µ ); le mécanisme µ concrétise la fonction de résultat ? si un équilibre (de Nash bayésien) existe dans G ( µ ) et tout équilibre ? de G ( µ ) résulte en ?, c’est-à-dire est tel que rµ,? = ? (suivant les notations de la section 2, rµ,? ( t1,..., tn ) = f ( ?1 ( t1 ),..., ?n ( tn ) ) [11]. Le principe de révélation nous dit que pour être concrétisable (par un mécanisme quelconque), une fonction de résultat doit nécessairement être incitative. Cependant, il faut construire des mécanismes plus sophistiqués que les mécanismes directs pour forcer les agents à atteindre le résultat désiré a priori dans tout équilibre du jeu de communication.
36La notion de concrétisation que nous venons de définir est qualifiée de « bayésienne » pour rappeler qu’elle adopte l’équilibre de Nash bayésien comme concept de solution d’un jeu. Les pionniers de la théorie, Hurwicz en tête, ont posé le problème de la concrétisation en termes de stratégies dominantes. La condition d’unicité – toutes les stratégies dominantes du jeu de communication G ( µ ) engendrent la décision souhaitable ? – paraît alors presque naturelle. Plus problématique est la condition d’existence d’un mécanisme µ tel que (1) chaque joueur i ait une stratégie dominante ?i dans G ( µ ) et (2) pour toutes stratégies dominantes ?i, f ( ?1 ( t1 ),..., ?n ( tn ) ) = ? ( t1,..., tn ). Il ne faut donc pas s’étonner que des articles qui visaient à concrétiser en stratégies dominantes des solutions classiques (comme les équilibres walrasiens d’une économie d’échange à valeurs privées, voir le second exemple de la section 2) aient surtout abouti à des théorèmes d’impossibilité (voir par exemple Hurwicz [1972], Dasgupta, Hammond et Maskin [1979]).
37Afin d’élargir la classe des fonctions de résultats concrétisables, plusieurs chercheurs, parmi lesquels Hurwicz et Maskin, ont remplacé les stratégies dominantes par des équilibres de Nash, qu’ils ont formulés en termes des messages adressés par les agents au planificateur, plutôt qu’en termes des stratégies qui transfèrent l’information. Ils ont ainsi défini un concept de concrétisation à la Nash, qu’il ne faut pas confondre avec la concrétisation bayésienne évoquée ci-dessus, et dont l’interprétation est délicate. En partant du modèle de la section 2, qui s’est largement imposé, on peut voir dans la concrétisation à la Nash une réponse au problème d’un planificateur qui doit prendre une décision pour des agents qui partagent tous la même information (c’est par exemple le point de vue de Mas Colell, Whinston et Green [1995]). Le problème naît du fait que le planificateur n’a pas directement accès à cette information. Si le nombre d’agents excède trois, le planificateur peut demander à chaque agent de lui révéler l’information partagée par tous, et, en cas de déclarations contradictoires, considérer comme vraie l’information livrée par la majorité des agents. Si le planificateur adopte cette règle simple, aucun agent n’a intérêt à dévier unilatéralement de sa stratégie sincère. La règle, incitative, n’est cependant pas utile pour concrétiser un résultat : dans le jeu induit, d’innombrables comportements mensongers des agents sont des équilibres de Nash. On devine donc que même en l’absence de différences d’information parmi les agents, la concrétisation d’une fonction de résultat est loin d’être triviale, compte tenu de l’exigence d’unicité de l’équilibre menant au résultat.
38Le passage de la concrétisation en stratégies dominantes à la concrétisation à la Nash, même avec la restriction d’information partagée des agents, a montré comment un planificateur habile pouvait limiter l’impact du comportement stratégique des agents afin d’atteindre des solutions classiques, comme les équilibres walrasiens et les équilibres de Lindahl d’une économie (Hurwicz [1979]) ou, plus généralement, les optima de Pareto d’un problème de décision collective (Hurwicz et Schmeidler [1978]). Maskin [1977] a proposé une quasi-caractérisation des fonctions de résultat concrétisables à la Nash, en identifiant une condition – de monotonie – nécessaire et souvent suffisante. Aujourd’hui, ces travaux apparaissent comme une étape importante dans l’élaboration de conditions nécessaires et/ou suffisantes pour la concrétisation bayésienne de fonctions de résultat (Postlewaite et Schmeidler [1986], Jackson [1991]).
5. En guise de conclusion
39Nous avons tenté de décrire précisément les objectifs de la théorie des mécanismes ; nous en avons illustré les méthodes sur quelques exemples. Ce faisant, nous n’avons rendu justice ni à la théorie elle-même, qui s’est développée dans beaucoup d’autres directions, ni aux trois représentants de la théorie mis à l’honneur cette année. Jackson [2003] propose une synthèse de la théorie des mécanismes, tandis que Serrano [2004] fait un tour d’horizon très complet de la théorie de la concrétisation. Ce dernier article traite en particulier de thèmes récents comme la renégociation (Maskin et Moore [1999]) ou la concrétisation approximative (Abreu at Sen [1991], Matsushima [1988]).
40Nous n’avons fait qu’effleurer le rôle déterminant d’Hurwicz sur le développement de la théorie des mécanismes. Le livre qu’il vient de publier avec S. Reiter (Hurwicz et Reiter [2006]) en rend compte. Hurwicz a également publié de nombreux articles dans d’autres domaines de la microéconomie : stabilité de l’équilibre concurrentiel, intégrabilité des fonctions de demande, révélation des préférences, etc.
41La célèbre caractérisation de la concrétisation à la Nash est loin d’être la seule contribution de Maskin à la théorie des mécanismes, comme le montrent notamment ses nombreux articles en collaboration avec J.-J. Laffont. Avec d’autres co-auteurs, Maskin a touché à des thèmes de théorie des jeux comme l’existence d’équilibres de Nash en l’absence d’hypothèse de continuité, en particulier dans les jeux d’enchères, la caractérisation des équilibres de Nash dans diverses classes de jeux répétés et la renégociation des équilibres dans de tels jeux. Maskin est aussi l’un de ceux qui ont trouvé dans le concept de mécanisme incitatif les racines de la théorie des contrats.
42Nous avons à peine entrevu, à la fin de la section 3, comment les travaux de Myerson, de 1979 à 1995 (dont un échantillon seulement apparaît dans les références bibliographiques ci-dessous) s’inscrivent dans la patiente élaboration d’une véritable théorie des jeux coopératifs en information incomplète. Son manuel (Myerson (1991)) retrace les étapes essentielles. Depuis le milieu des années quatre-vingt dix, Myerson se consacre à l’économie politique, toujours avec la même intensité.
43A défaut de faire l’état des lieux de la théorie des mécanismes de façon satisfaisante, notre survol permet, nous l’espérons, de s’interroger sur la pertinence du modèle bayésien (présenté dans les sections 2 et 3) en réponse aux problèmes soulevés initialement par Hurwicz. Certes, en développant des concepts comme l’efficience intérim, sous contraintes d’incitation, on échappe à l’incompatibilité de ces contraintes avec l’efficience héritée des modèles à information complète – l’efficience ex post. Mais, pour mettre en œuvre un mécanisme intérim efficient, le planificateur doit en principe connaître les croyances des agents, une hypothèse que rejetaient les défenseurs de la concrétisation à la Nash. Wilson [1985,1987] pose le problème de l’efficience (au moins approximative) de mécanismes largement applicables, indépendamment des détails de l’environnement économique sous-jacent.
44Face aux développements de la théorie des mécanismes, on ressentira peut-être un mélange d’enthousiasme et de scepticisme, tout comme Hurwicz qui résumait en 1953 « ce qui était arrivé à la théorie des jeux » depuis la parution du livre de von Neumann et Morgenstern. L’événement notoire était la définition de l’équilibre de Nash (en 1950) ; Hurwicz s’interrogeait sur le bien-fondé de ce concept de solution qui « privilégiait les conditions d’équilibre au détriment de la rationalité du comportement » [12]. Il terminait son article à peu près ainsi [13] : « Même si la théorie des jeux ne fournit pas de réponses satisfaisantes, elle permet une formulation plus lucide, rigoureuse et naturelle de beaucoup de problèmes. Souvent, elle conduit à utiliser des outils mathématiques moins connus des économistes, des outils proches proches du raisonnement intuitif, créant ainsi la possibilité de combiner talent technique et bon sens. [...] L’auteur n’a de doutes ni sur la valeur des réalisations de la théorie des jeux (et des disciplines « apparentées »), ni sur la longueur du chemin qu’il lui reste à parcourir ».
Bibliographie
Références bibliographiques
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Notes
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[*]
CEREMADE et EURIsCO, Université Paris-Dauphine, Place du Maréchal de Lattre de Tassigny, 75775 Paris cedex 16. Je remercie Antoine d’Autume, Thierry Granger, Jean-François Jacques et Jérôme Wittwer pour leurs commentaires.
-
[1]
Nous suivons la terminologie de Laffont [1982].
-
[2]
Ce qui sous-entend que les ensembles des types Ti aient une structure probabilisable : ensembles finis, intervalles réels, etc. Le modèle général des jeux bayésiens remonte à Harsanyi [1967], qui assimile le type des agents à une description complète de leurs croyances.
-
[3]
Pour insister sur le fait que le jeu est bayésien, on parle souvent d’équilibre de Nash bayésien. Notons que les conditions d’équilibre s’expriment effectivement en termes de l’utilité espérée des joueurs, par rapport à leurs croyances ?.
-
[4]
Sous des conditions appropriées, le jeu bayésien possède un équilibre de Nash, tandis que l’existence de stratégies dominantes est problématique.
-
[5]
Les mécanismes directs aléatoires, à valeurs dans les probabilités sur D, apparaissent naturellement dès que les joueurs utilisent des stratégies mixtes dans le jeu de communication. Et de telles stratégies peuvent s’avérer indispensables pour garantir l’existence d’un équilibre de Nash.
-
[6]
Le lecteur habitué à la théorie des contrats s’étonnera peut-être de ne pas voir apparaître de conditions de participation explicites. Dans le modèle développé ici, ces conditions sont prises en compte dans la mesure où certains messages, interprétés comme une volonté de ne pas participer au mécanisme, donnent lieu à des décisions particulières du planificateur.
-
[7]
La probabilité qu’une vente ait lieu, doit être inférieure ou égale à 1.
-
[8]
Dans l’enchère au second prix, le plus offrant emporte l’objet au prix le plus élevé proposé par les autres acheteurs potentiels. Cette procédure reproduit l’enchère anglaise, au-delà du théorème de l’équivalence du revenu. De même pour l’enchère au premier prix et l’enchère hollandaise. Le contenu essentiel du théorème réside en l’égalité du profit espéré de deux procédures qui diffèrent significativement sur le plan stratégique : les enchères au premier et au second prix. En effet, dans le jeu induit par l’enchère au second prix, révéler sincèrement son évaluation est une stratégie dominante pour chaque enchérisseur, un résultat qui ne n’est pas vérifié pour l’enchère au premier prix.
-
[9]
Exemple : si les types ti, i = 1,..., n sont distribués uniformément sur [ 0,10 ], le commissaire-priseur doit, pour maximiser son revenu espéré, refuser toute vente en-dessous du prix 5. Il court ainsi le risque de garder l’objet avec une probabilité de (½)n.
-
[10]
Dans l’article de d’Aspremont et Gérard-Varet [1979], qui sera suivi d’une littérature abondante, comme dans celui de Myerson et Satterthwaite [1983], les contraintes d’incitation résultent d’un équilibre de Nash-bayésien, mais aucune subvention extérieure n’est accordée aux agents. En relâchant cette hypothèse, et en supposant toujours les valeurs privées et les fonctions d’utilité, quasi-linéaires, Clarke [1971] et Groves [1973] ont, antérieurement, construit des mécanismes, apparentés à l’enchère au second prix de Vickrey, ex post efficients et pour lesquels la sincérité est une stratégie dominante.
-
[11]
Comme Mas Colell, Whinston et Green [1995], nous simplifions la présentation à l’extrême en nous donnant au départ une seule fonction de résultat, qui associe elle-même une seule décision à chaque n-uplet de types.
-
[12]
« The present writer’s inclination is to question the advisability of seeking solutions possessing the required equilibrium properties but sacrificing the rationality of behavior ».
-
[13]
Traduction libre de l’auteur.
-
[14]
Une première version de cet article était disponible dès 1979.
-
[15]
La démonstration originelle de Maskin [1977] était incomplète (voir par exemple Repullo [1987] ou Williams [1986]).