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Article de revue

Applications de l'économie normative

Pages 1 à 5

Notes

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    CNRS-CERSES, Université Paris 5, LSE et IDEP. CERSES, 45 rue des Saints-Pères, 75270 Paris Cedex 06, Tél. : 01 42 86 42 43, Fax : 01 42 86 42 41, marc. fleurbaey@ univ-paris5. fr
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    La solution de Nash pour la négociation est très utilisée, mais plus comme outil de prévision des processus de négociation, par exemple en économie du travail, que comme d’instrument d’évaluation concrète.

1Ce numéro rassemble des contributions qui prennent appui directement sur des développements récents de l’économie normative et en tirent des enseignements appartenant à des domaines plus appliqués comme la tarification publique, la fiscalité ou les inégalités. Ce faisant, ils illustrent la continuité entre réflexions fondamentales sur l’éthique sociale et études appliquées concernant les politiques publiques ou les situations socio-économiques.

2On a souvent reproché à l’économie normative (économie du bien-être, choix social, théorie de l’équité, théorie de la mesure des inégalités) de se focaliser sur des questions théoriques, des relations logiques entre des axiomes, des théorèmes d’impossibilité, des distinctions fines entre principes abstraits, sans déboucher sur des enseignements concrets pouvant servir, par exemple, à l’économie publique. Ce reproche est, il faut le reconnaître, en partie justifié. Depuis la publication des Fondements de l’analyse économique de Samuelson en 1947, c’est-à-dire il y a tout juste soixante ans, l’économie normative s’est considérablement développée, avec notamment l’essor de la théorie du choix social, de la théorie de l’équité, de la théorie axiomatique de la négociation, et le développement des analyses axiomatiques des indices d’inégalité. Mais si l’on doit citer un apport de ces théories qui a profondément changé la façon dont on pense l’évaluation des politiques publiques ou l’étude des inégalités, rien ne vient immédiatement à l’esprit. [1] L’économie publique s’appuie encore très largement sur la fonction de bien-être social de Bergson-Samuelson, comprise comme une simple généralisation de la fonction utilitariste qui additionne les utilités individuelles, et les mesures d’inégalités se satisfont dans leur immense majorité de la courbe de Lorenz (un concept centenaire) et des rapports interquantiles. L’économie publique n’apparaît pas irriguée par la théorie du choix social, et le contraste avec la théorie des incitations (qui est certes née au sein de la théorie de la fiscalité), dont les applications en économie publique ont été multiples, est frappant.

3L’économie normative est-elle, pour ceux qui s’intéressent aux questions pratiques, définitivement dénuée de pertinence ? C’est la question que pose ce numéro spécial, en y répondant clairement par la négative et en présentant, de façon un peu provocatrice, des « applications » de l’économie normative. La plupart de ces applications concernent des développements récents de l’économie normative, ce qui suggère que le tableau très négatif dressé au paragraphe précédent, quel que soit son degré d’exagération rhétorique, va bientôt appartenir au passé. Il ne s’agit pas ici de donner un aperçu synthétique et équilibré des applications possibles de l’économie normative, mais plus modestement d’offrir quelques éléments illustratifs des ponts possibles entre le questionnement éthique le plus théorique et des applications pratiques ou des études empiriques.

4L’article d’Hervé Moulin et Yves Sprumont porte sur les règles de partage des coûts (et par extension sur les règles de partage de surplus). Une telle règle définit comment le coût total de la fourniture de certaines prestations doit être partagé entre les commanditaires, en fonction de la quantité demandée et de l’impact de leur demande sur le coût. C’est un domaine qui intéresse en particulier la tarification publique. Leur article passe en revue des résultats fondamentaux et des développements plus récents. Tous les résultats discutés dans ce texte sont de nature axiomatique, et peuvent donc apparaître largement théoriques, mais les principes qui s’expriment dans les axiomes, et les règles particulières qui sont ainsi dérivées, ont un contenu concret assez immédiatement compréhensible. L’intérêt tout particulier de cet article pour les questions de tarification publique est qu’il montre comment la théorie récente s’est emparée de la question de la péréquation. La péréquation est la procédure qui consiste à partager entre des usagers variés les coûts inégaux que leurs demandes entraînent, par exemple en raison de leur localisation. Elle entraîne donc des subventions croisées entre ces usagers. C’est un problème bien connu pour le service postal ou la fourniture d’énergie. La théorie du partage des coûts avait jusqu’à récemment ignoré ce problème en adoptant implicitement le point de vue que l’usager doit être tenu complètement responsable du coût qu’il engendre, de sorte que le partage doit être, d’une certaine façon, proportionnel (avec des formules plus ou moins complexes de proportionnalité) au coût induit par chaque demande. Cette théorie était donc peu utile pour les applications concrètes où la question de la péréquation apparaissait incontournable. L’article de Moulin et Sprumont montre qu’il est possible d’étendre la théorie pour donner un sens précis à l’idée que l’usager ne doit être tenu que partiellement responsable du coût qu’il engendre : on peut lui imputer le coût dû à la quantité demandée sans lui imputer le coût dû à d’autres caractéristiques de sa demande comme par exemple le lieu de livraison. L’intérêt des travaux recensés dans cet article est la mise en exergue d’un petit nombre de règles de partage de coût qui sont préférables en raison des propriétés qu’elles vérifient. L’article se concentre sur les propriétés d’équité, de simplicité et de cohérence de ces règles ainsi que sur certaines de leurs propriétés incitatives.

5L’article de François Maniquet porte sur le financement des biens publics et la fiscalité du revenu. Ces deux sujets sont très différents, mais le but de cet article est de montrer comment la théorie du choix social a récemment progressé à propos de la définition de la fonction de bien-être social qu’il s’agit de maximiser pour trouver la politique optimale. Il présente ainsi, à propos de deux questions classiques d’économie publique, toute une chaîne de raisonnement qui part de la définition de principes de base d’efficacité et d’équité, qui en déduit un objectif social à maximiser, et qui se termine par la définition d’un critère d’évaluation des allocations compatibles avec les contraintes incitatives, et l’identification d’une politique optimale sous ces contraintes. Les deux bouts de la chaîne appartiennent pleinement à la théorie du choix social pour l’un et à la théorie du second rang pour l’autre, ce qui suggère que le fossé entre ces deux théories, qui a été évoqué au début de cette introduction, peut être comblé. La partie « choix social » du raisonnement évite les pièges des théorèmes d’impossibilité en s’affranchissant des restrictions informationnelles (axiomes d’indépendance) qui en sont la source, mais parvient tout de même à construire des objectifs sociaux qui s’appuient uniquement sur les préférences individuelles ordinales et non-comparables. Ces objectifs évaluent les situations individuelles en s’appuyant sur certaines parties précises des courbes d’indifférence des agents. Par exemple, dans le cas des biens publics, on s’intéresse en particulier à la partie de la courbe d’indifférence qui correspond au cas où aucune contribution au bien public n’est demandée. La partie « second rang » de l’analyse montre comment l’on peut traduire l’objectif social en critère simple d’évaluation des politiques compatibles avec les incitations. Dans le cas de la fiscalité du revenu, il est en particulier montré que, même lorsque les agents sont hétérogènes à la fois dans leur productivité et dans leurs préférences, les formules d’imposition peuvent être comparées de façon très simple en examinant les taux d’imposition des bas revenus. Une connaissance précise de la distribution des caractéristiques individuelles n’est pas nécessaire.

6L’article de Serge-Christophe Kolm porte plus spécifiquement sur la question de la redistribution du revenu, thème central pour la justice sociale, et fait une proposition précise de formule fiscale, qui s’appuie sur un raisonnement philosophique général sur l’équité. En résumé, l’idée est qu’il faut égaliser la quantité de liberté entre les membres de la société, et l’octroi d’une liberté aussi grande que possible requiert selon lui d’éviter de taxer les transactions particulières. Ceci l’amène à préconiser une imposition qui ne dépende pas du revenu mais seulement du revenu horaire des personnes, ce qui élimine toute immixtion dans le choix de la quantité de travail offerte. Cette imposition serait calibrée de façon que, pour une certaine quantité de travail de référence, tous les individus perçoivent le même revenu net. En termes plus formels, il s’agit de faire en sorte que toutes les droites de budget, dans l’espace travail-revenu disponible, se croisent en un même point. Cette idée peut être comparée à deux solutions classiques de la théorie de l’équité, dont l’une consiste à égaliser le revenu hors travail, en exonérant le revenu salarial de toute taxe, tandis qu’une autre veut égaliser le « revenu plein » de tous les individus, c’est-à-dire faire en sorte que tous les budgets se rencontrent pour une quantité de travail correspondant au temps plein. La solution proposée dans cet article est intermédiaire entre ces deux extrêmes, et rejoint l’une ou l’autre si la quantité de travail qui lui sert de référence se rapproche de zéro ou du temps plein. Selon Kolm, cette quantité de référence peut et doit faire l’objet d’un choix consensuel de la part de la société. Cette proposition de réforme fiscale pourra peut-être paraître schématique à certains égards, mais cette simplicité a le mérite de la ranger dans la catégorie des propositions marquantes telles que l’impôt négatif ou l’allocation universelle. Dans cet article, l’auteur examine d’ailleurs avec un certain détail comment cette proposition peut être affinée pour les bas revenus et les chômeurs, ainsi que pour prendre en compte les variations dans l’offre de travail qui concernent d’autres dimensions que le temps travaillé, telles que l’effort ou la formation.

7L’article d’Arnaud Lefranc, Nicolas Pistolesi et Alain Trannoy s’attaque à un tout autre domaine, l’étude des inégalités. Un des développements marquants de l’économie normative dans la dernière décennie, inspiré par les philosophies de Rawls, Dworkin et Sen, a porté sur la prise en compte de la liberté et de la responsabilité individuelle, ce qui conduit à s’intéresser non plus à des variables de résultat comme le bonheur ou le revenu, mais à des grandeurs plus complexes tels que des ensembles d’opportunités. L’article de Kolm rejoint, on l’a vu, cette problématique en cherchant une certaine égalité des ensembles de budget. Lefranc, Pistolesi et Trannoy s’intéressent, eux, aux inégalités dans les opportunités de revenu offertes aux personnes en fonction de leur origine sociale. Ils proposent une approche statistique à multiples facettes qui consiste d’une part à analyser la dominance stochastique entre les distributions conditionnelles de revenu par catégorie sociale d’origine (la catégorie sociale du père étant décrite en termes de niveau de revenu ou de quantiles), et d’autre part à étudier de façon économétrique l’influence du revenu du père sur celui de la descendance. Ils développent des outils originaux, notamment une mesure des inégalités d’opportunités qui se décompose comme le produit de deux termes, l’élasticité intergénérationnelle qui exprime l’influence du revenu du père sur celui de sa descendance, et l’inégalité des revenus des pères. Leur analyse conduit à éclairer de façon fort utile une certaine confusion apparente dans la littérature empirique, dont les résultats semblaient selon les cas indiquer une réduction ou une stagnation de l’inégalité des chances de revenus. En réalité, il apparaît que le lien entre le revenu du père et celui de sa descendance s’est maintenu, mais que les inégalités d’opportunités se sont réduites grâce à la réduction de l’inégalité des revenus des pères dans la période considérée. La conclusion paradoxale que cela peut suggérer, et que les auteurs ne manquent pas de mentionner, est qu’à défaut de pouvoir casser le lien entre revenu des pères et des enfants, la meilleure manière d’égaliser les chances de la prochaine génération est d’égaliser les résultats de la génération présente.

8John Roemer a été l’un des principaux auteurs qui ont développé la notion d’égalité des opportunités dans une optique normative. Dans la contribution qu’il apporte à ce numéro, il prend comme acquis le principe que l’égalité des opportunités est l’idéal à atteindre, et il examine la question positive de savoir si un régime politique démocratique est susceptible d’engendrer spontanément ou non une telle égalité. C’est une question difficile qui suppose de modéliser le jeu démocratique et son interaction avec l’économie. Cette nouvelle « économie politique » est, on le sait, un domaine de recherche en pleine expansion et cet article montre comment l’économie normative peut y être une source d’inspiration. Dans ce texte, Roemer étudie tour à tour différentes variantes d’une telle modélisation. Son modèle est, en ce qui concerne les opportunités, assez simple puisqu’elles sont purement déterminées par le niveau d’éducation de l’individu. Il s’agit donc de savoir si les inégalités de formation peuvent se réduire, au cours de la succession de multiples générations, quand les parents peuvent investir des montants différents dans l’éducation de leurs enfants. La variable de politique économique qui peut moduler ce choix, dans le modèle, est l’imposition du revenu qui, en réduisant les inégalités entre parents, réduit leurs possibilités d’investir de façon différente dans l’éducation. Le taux de taxe résulte d’un jeu électoral à chaque génération. Trois types de compétition électorale sont envisagés dans cet article : une concurrence directe où deux partis opportunistes proposent un taux de taxe, et aboutissant à l’option préférée de l’électeur médian ; une forme de représentation proportionnelle avec des partis défendant l’intérêt de leur base ; une concurrence entre partis défendant leur base dans un contexte d’incertitude sur le résultat du vote. Seule la deuxième variante aboutit à l’égalité à long terme dans tous les cas, alors que les deux autres n’obtiennent ce résultat que si la distribution initiale du capital humain est suffisamment asymétrique, c’est-à-dire si les plus pauvres ont suffisamment de poids dans le jeu électoral.

9L’article de Paul Anand et ses co-auteurs et Cristina Santos s’inscrit dans la même lignée que les précédents, mais en se rattachant plus spécialement à l’approche de Sen basée sur les « capabilités ». Conceptuellement, les capabilités ne sont guère différentes des ensembles d’opportunités envisagés par d’autres auteurs, mais elles sont rattachées au concept de « fonctionnements » (functionings), dont le caractère très général (un fonctionnement est a priori tout état ou toute action d’un individu) rend l’application a priori très exigeante. Proposée il y a plus de vingt ans, l’approche des capabilités a longtemps suscité un certain scepticisme quant à la possibilité de la traduire en recherches appliquées, en raison de la difficulté à observer des données contrefactuelles, à savoir les fonctionnements que les individus auraient pu avoir mais qu’ils ont choisi de ne pas avoir. Une telle observation se concevrait assez facilement pour des éléments d’un ensemble de budget, mais moins pour des choses moins économiques comme la vie sociale ou familiale ou la santé. Dans une série de travaux récents, Paul Anand a contribué à développer une réponse très simple à cette difficulté, qui consiste à s’appuyer, à l’aide d’enquêtes, sur les déclarations directes des individus sur les fonctionnements qu’ils perçoivent comme accessibles. Dans l’article présenté ici par Anand et Santos, l’attention porte sur les violences subies et la vulnérabilité ressentie par les personnes. En exprimant une vulnérabilité ressentie, les personnes révèlent directement des réductions de leur liberté de vivre et de circuler sans agression. L’article se penche sur les inégalités entre personnes, notamment selon le sexe, dans cette dimension des capabilités, et analyse également le lien entre cette dimension des capabilités et le niveau de satisfaction des personnes quant à leur propre vie. Sur la base de leurs résultats, les auteurs défendent l’idée que les capabilités elles-mêmes, et pas seulement les fonctionnements, sont un argument important de la satisfaction personnelle.

Notes

  • [*]
    CNRS-CERSES, Université Paris 5, LSE et IDEP. CERSES, 45 rue des Saints-Pères, 75270 Paris Cedex 06, Tél. : 01 42 86 42 43, Fax : 01 42 86 42 41, marc. fleurbaey@ univ-paris5. fr
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    La solution de Nash pour la négociation est très utilisée, mais plus comme outil de prévision des processus de négociation, par exemple en économie du travail, que comme d’instrument d’évaluation concrète.
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