1. Introduction
1Sur la couverture de Regulation and Development, le dernier ouvrage de Jean-Jacques Laffont, figure une statuette en bronze du Burkina Faso. Elle représente une femme aux seins nus portant une jarre d’eau sur la tête. Son ombre portée en travers de la page rappelle le soleil torride d’Afrique, qui projette sur le sol des ombres aussi noires que la peau des gens de ce continent. Ce climat tropical rend la vie si difficile pour des millions de gens... Mais elle forme le V de la victoire, avec la statuette elle-même. C’est la première fois qu’un ouvrage de Jean-Jacques est ainsi décoré d’une image figurative sur sa couverture. Cette femme aux seins nus représente-t-elle allégoriquement la théorie des incitations, adaptée aux dures réalités de l’Afrique ? Elle apporterait dans sa jarre la fécondité de l’eau avec l’espoir de vaincre la pauvreté et le sous-développement...
2Depuis la fin des années 1980, Jean-Jacques Laffont avait consacré de plus en plus de temps aux problèmes de développement. Son ambition était à la fois de confronter la théorie des incitations aux dures réalités des pays pauvres, les plus difficiles à absorber pour la théorie économique, et de l’améliorer suffisamment pour qu’elle puisse aider ces gens à récolter leur part de la prospérité mondiale. Les paysans d’El Oulja, en Tunisie, ont ainsi participé à l’une des applications les plus approfondies de la théorie des contrats que l’on puisse trouver dans la littérature [18]. L’ambition était alors de montrer comment les principes de la théorie des incitations permettent de comprendre la diversité des contrats observés dans ce cadre très éloigné des institutions en vigueur dans les pays riches. Diverses contraintes, notamment sur le marché du crédit, se mêlent aux problèmes d’information asymétrique pour donner naissance à des types de contrats subtils et variés. La ténacité des auteurs, amenés notamment à refaire l’enquête de terrain, a fini par avoir raison de la résistance des rapporteurs, pour aboutir à la publication de ce papier. Les diverses versions qui en avaient circulé au cours des huit années de sa gestation l’avaient déjà rendu célèbre...
3C’était le premier d’une série d’articles consacrés aux institutions informelles qui régissent souvent les transactions dans les pays pauvres. Quatre articles allaient par la suite prolonger cet effort, et visaient à mieux comprendre les groupements d’emprunteurs, de type « Grameen Bank ». Ceux-ci y sont perçus comme des réponses à des problèmes d’information asymétrique ([14], [24], [25] et [27]). Pour qui veut comprendre la méthode d’analyse du réel que permet l’approche par la théorie des incitations, il faut lire ensemble ce « bouquet » d’articles. On y voit ainsi comment cette technique de responsabilité conjointe des emprunteurs n’apporte rien pour résoudre les problèmes de sélection adverse, à moins qu’il y ait une certaine corrélation entre les types des entrepreneurs, et que ces derniers soient mieux informés que le prêteur sur leur partenaire dans le groupement. De plus, elle ne résout pas les problèmes de défaut de remboursement, et nécessite des mécanismes de sanction relativement efficaces dans ce cas. Au contraire, elle permet de traiter de façon socialement efficace les problèmes de hasard moral, sous certaines conditions raisonnables voisines de celles qui sont requises dans le cas de sélection adverse. Ainsi, cette lecture groupée permet de mettre en évidence la valeur propédeutique de la théorie des incitations : elle offre un éventail de problèmes potentiels parmi lesquels le chercheur est invité à choisir pour identifier dans chaque cas particulier celui qu’il doit reconnaître. Elle éduque ainsi le regard de l’analyste, et le prépare à mieux comprendre les bizarreries apparentes du monde réel. Chaque institution observée, même d’apparence étrange, apporte une réponse plus ou moins efficace à un problème identifiable. La théorie des incitations offre un cadre d’analyse très précieux pour identifier le problème ainsi résolu.
4Mais c’est aux alentours du changement de siècle que l’apport de Jean-Jacques à l’analyse du développement a été le plus spectaculaire. Nous sommes aux débuts de l’ère des « réformes de seconde génération », dans les pays en développement, plus fines et plus microéconomiques que celles de l’ère de l’ajustement structurel. Les organisations internationales de financement du développement sont alors engagées dans des processus de réforme qui demandent des connaissances plus sophistiquées, et elles font appel à Jean-Jacques à plusieurs reprises pour éclairer leur lanterne. Il y a des privatisations à effectuer, avec les problèmes de régulation qu’elles font naître. Il y a des problèmes de restructuration dans des secteurs clefs de l’économie. Les progrès accélérés enregistrés dans les industries de l’information et de la communication jettent de nouveaux défis aux pays en développement. Les États souvent pléthoriques doivent se réformer pour libérer les ressources requises pour le développement. La Banque Mondiale, la Banque Interaméricaine de Développement, la Banque Asiatique de Développement, et d’autre institutions liées au développement, font appel à lui pour résoudre divers problèmes liés à la régulation des entreprises de services publics et aux réformes sectorielles. Ce qu’il leur apporte, ce n’est pas un livre de recettes toutes faites pour réussir les réformes. Ce qu’on attend de lui, c’est de montrer la voie par un cadre d’analyse capable de s’attaquer à toutes sortes de problèmes rencontrés par les pays en développement dans leur processus de réforme.
5C’est sur cet aspect de l’apport de Jean-Jacques à l’économie du développement que se focalise la présentation qui suit. Il est utile de classer les questions abordées en deux thèmes majeurs : les problèmes de régulation spécifiques aux pays en développement, dans un premier temps, et les problèmes liés aux réformes, dans un second temps. Cette démarche permet d’évaluer le travail qui reste à faire pour combler le trou existant entre le diagnostic des problèmes et la conception des réformes pour les pays en développement.
2. Les contraintes spécifiques de la régulation dans les pays en développement
6La théorie de la régulation des monopoles naturels, formalisée pour longtemps dans [28], repose pour l’essentiel sur l’hypothèse d’un État bienveillant et omnipotent, comme l’économie publique classique. Ce dernier représente l’intérêt général, décrit par une fonction de bien-être social utilitariste. Il résout l’essentiel des problèmes posés par les monopoles naturels, grâce à une application intelligente de la théorie des incitations. C’est le cadre d’analyse approprié pour les pays riches, où les problèmes les plus pressants relèvent de l’information asymétrique, auxquels s’ajoutent parfois quelques problèmes de capture et de corruption. Les pays en développement montrent cruellement les limites de cette démarche. Pourquoi voit-on tant de pauvreté dans ces pays ? Pourquoi des millions de gens dans les pays pauvres n’ont accès à aucun service public ? Pourquoi les infrastructures ne couvrent souvent dans ces pays que certains quartiers de la capitale ? Pourquoi, pendant des décennies après les indépendances, a-t-on vu des entreprises publiques pléthoriques ne rendant pour l’essentiel aucun service décent aux populations ?
2.1. Vers une démarche pragmatique
7L’économie du développement, sauf exceptions, avait complètement négligé ces questions. Après la mode de la planification à tout crin et celle des libres forces du marché qui lui a succédé, puis le romantisme de l’analyse de la pauvreté rurale et des institutions agraires, il fallait attirer l’attention sur les défis posés par les services publics, les infrastructures, et les industries de réseau. Sans eau potable, sans électricité, sans télécommunications, sans routes praticables, on ne permettra pas aux centaines de millions de pauvres existant de par le monde de sortir de leur condition et d’offrir à leurs enfants un avenir plus prospère. Avec quelques autres, Jean-Jacques a beaucoup fait pour que ces questions viennent au centre des préoccupations des agences de développement. Il fallait une certaine force de caractère pour mettre en lumière les problèmes posés par les monopoles naturels alors que soufflait jusqu’à la caricature le vent post-reaganien de la libéralisation. Il fallait demander aux économistes de ne pas tomber dans des excès idéologiques, et de savoir distinguer à côté de la libéralisation nécessaire des secteurs concurrentiels les quelques secteurs pour lesquels une analyse plus nuancée est requise. L’antagonisme avec Andrei Shleifer, un autre ancien de Harvard, allait s’enraciner dans ce débat.
8Jean-Jacques prolonge alors pour les pays en développement sa réflexion entamée pour les pays riches. Le message central qu’il défend est que pour affronter les défaillances bien connues du marché, il faut tenir compte également des défaillances de l’État. Pour les pays riches, c’est principalement l’information asymétrique qui met l’État en position de faiblesse. Bien d’autres faiblesses apparaissent quand on veut adapter ces analyses au cas des pays pauvres. Au cœur de son analyse, il y a d’abord le coût social des fonds publics. Les administrations fiscales sont peu efficaces, et ne peuvent pas concentrer leur effort sur les taxes qui provoquent le moins de distorsion. Par exemple, la TVA est très difficile à mettre en œuvre dans les pays où une minorité d’entreprises tient une comptabilité. Elles se rabattent donc sur ce qui est facile à attraper : le commerce international, les exportations agricoles, les ressources minières, etc., sur lesquels vont peser toutes sortes de distorsions. Ce fait va biaiser les décisions prises dans le cadre des mécanismes de révélation d’information privée, cruciales pour la régulation des monopoles naturels. L’arbitrage classique entre extraction de rente et imposition de distorsion devra dans ce cas reposer davantage sur cette dernière, de façon à économiser les fonds publics, qu’on ne le ferait dans les pays riches.
9Bien sûr, cet argument mérite d’être nuancé pour les pays les plus pauvres, en tenant compte de l’aide internationale. Il serait cependant illusoire de penser que l’aide reçue n’implique aucun coût social pour le pays bénéficiaire. En fait, un bailleur de fonds rationnel va imposer des conditions attachées à son don, forçant le gouvernement à infléchir ses décisions. Ce point est montré dans [2] pour le cas d’un bien public particulier, à savoir la lutte contre la pauvreté. Dans cet article, la préférence du gouvernement bénéficiaire pour la réduction de la pauvreté dans son pays dépend d’un paramètre ?, qui pourrait sans difficulté s’interpréter comme une fonction décroissante du coût social des fonds publics dans ce pays. Si ce dernier est trop élevé, l’aide peut devenir trop inefficace aux yeux du donateur, et l’inciter à y renoncer. En effet, le gouvernement bénéficiaire de l’aide doit modifier son comportement en contrepartie de l’aide reçue, de façon à mieux satisfaire les préférences du bailleur de fonds, et cette réaction est prise en compte par le donateur pour déterminer son aide. Si elle trop inefficace, ce dernier préfèrera renoncer. Ainsi, loin de résoudre les problèmes posés par le haut coût social des fonds publics, l’aide est susceptible de les amplifier.
10Une solution pourrait se trouver dans la surveillance systématique des entreprises concernées, de façon à réduire le poids de l’information asymétrique. Mais le personnel qualifié manque dans les pays pauvres. De plus, la corruption est suffisamment commune dans ces pays pour rendre des inspections peu fiables. Jean-Jacques propose alors des analyses nouvelles de la corruption, dans [19] et [23], avec deux co-auteurs africains. Dans ces conditions, la tentation est forte d’avoir recours à des instruments assez grossiers pour contrôler les entreprises. La théorie suggère que l’État pourrait réduire l’importance de ces problèmes en imposant un contrôle strict des tarifs. Mais dans les pays aux institutions faibles, un tel recours à la théorie pose à nouveau le problème du contrôle, des inspections, etc. De plus, le système judiciaire est faible, l’État peu crédible à cause d’un pouvoir trop centralisé, et souvent concentré aux mains du seul président. Des intérêts « politiques » peuvent donc apparaître, et réduire la portée de ce type de contrat avec les monopoles naturels. Se posent alors des problèmes de conception des institutions de régulation, comme la séparation des pouvoirs des régulateurs [21], conçue comme un mécanisme de lutte contre la collusion. D’autres problèmes concernent la centralisation ou décentralisation, et le problème de la multi-régulation, ou de la spécialisation des régulateurs [1]. Aucun argument massue ne semble émerger de ces débats, poussant au pragmatisme.
2.2. La prise en compte des plus pauvres
11Une question particulièrement préoccupante dans les pays pauvres est celle du service universel ([4], [6], [22]). Les analyses de la justice et de la pauvreté, associées aux noms de Rawls et de Sen, ont mis en avant le devoir qu’a la société juste de permettre à tous ses membres de « fonctionner » de façon satisfaisante, en leur assurant autant que possible l’accès à certains biens « primaires », répondant à certains « besoins essentiels ». La littérature sur la régulation des monopoles naturels a repris cette idée de façon opérationnelle en supposant qu’il y a dans certains cas des contraintes de service universel, telles que tous les membres de la société doivent avoir accès à certains services publics. Ceci se combine avec les problèmes de corruption et d’inefficacité de l’État, dans les pays pauvres, pour rendre défendables des solutions clairement dominées dans les pays riches. C’est le cas par exemple de la subvention croisée, qui peut être la seule solution réaliste dans certains pays. On donne alors à l’entreprise la possibilité d’extraire des ressources sur les segments rentables de son marché, pour financer la contrainte de service universel, et assurer la fourniture du service sur les segments peu solvables. Dès lors, Jean-Jacques prend en compte les problèmes de distribution des revenus dans ses analyses, en prolongement de ce problème de service universel. Une analyse particulièrement riche, combinant un grand nombre de ces problèmes, est produite dans [17], pour un problème de bien public transfrontalier. L‘analyse théorique de ces questions atteint rapidement ses limites, et chacun de ces problèmes spécifiques aux pays pauvres est susceptible de mener à des recommandations contradictoires. On voit alors Jean-Jacques et ses co-auteurs recourir à des études historiques [1], statistiques ou économétriques ([7], [8], [16]), voire même à des simulations avec des modèles calibrés [6], pour essayer de dégager des règles de conduites mieux enracinées dans la réalité. C’est indéniablement l’une des contributions de l’économie du développement à la théorie de la régulation des monopoles naturels.
3. Le problème des réformes
12Réformer, c’est évidemment changer les règles du jeux. Paradoxalement, la théorie des incitations apporte aussi des éclairages utiles dans ce domaine, même si elle n’a pas été conçue initialement pour ça. On trouve dans les travaux de Jean-Jacques des illustrations de trois niveaux d’analyse utiles pour comprendre le type de réformes mises en œuvre dans les pays en développement au cours des années récentes.
3.1. La réduction des sureffectifs
13Le plus simple, analytiquement, concerne les principes qui doivent régir la réduction des sureffectifs du secteur public [5], [9]. Le problème posé est que l’État ne veut pas nécessairement se débarrasser de ses salariés les plus efficaces, et se retrouver avec une fonction publique ou des entreprises publiques n’employant que des canards boiteux. D’autre part, il y a aussi un problème, pour un État soucieux de l’intérêt général, avec un projet qui ferait exactement l’inverse, et ne lancerait sur le marché du travail que ses employés les moins efficaces. Pour comprendre ce problème, Jean-Jacques et ses co-auteurs définissent le coût marginal de production du travailleur dans le secteur public. C’est un paramètre complexe, tenant compte à la fois de l’efficacité du salarié dans son emploi et de son coût d’opportunité, c’est-à-dire sa valeur sur le marché libre. Dès lors, l’analyse coule de source. Bien entendu, la difficulté vient de ce que ce coût marginal n’est pas observé, et un mécanisme de révélation est proposé dans [9], basé sur un tirage aléatoire. Des complications additionnelles apparaissent dans [5], impliquant notamment des effets de collusion et de l’aversion au risque de la part des salariés.
3.2. Les privatisations
14Un aspect particulièrement controversé des réformes de seconde génération a concerné les privatisations, totales ou partielles, des monopoles naturels. Il y a là toute une série de complications, qui obligent à sortir du cadre des « textbooks ». Le dilemme initial est posé par l’observation très commune dans les pays pauvres d’entreprises publiques pléthoriques et terriblement inefficaces. Il n’y avait pas besoin d’audit bien sophistiqué pour se rendre compte dans les années 1980 que la plupart des pays en développement avaient développé des entreprises publiques monstrueuses, plus concernées par la production de rentes politiques que de services publics. Des effectifs pléthoriques sans réelles tâches à accomplir, sans moyens de travail, et sans contrôle, pompaient sans vergogne des ressources publiques en voie de tarissement. La chute des recettes fiscales, associées aux baisses des termes de l’échange de ces pays, les a forcé à restructurer. Pour les entreprises restant dans le giron de l’État, la question posée était celle de la réduction des sureffectifs, vue ci-dessus. Pour les entreprises appartenant naturellement au secteur concurrentiel, la solution évidente était bien sûr la privatisation. Mais, même à ce niveau, des contraintes politiques apparaissent, appelant une analyse d’économie politique plus fine [26]. Les choses sont moins évidentes quand on aborde le problème de la désintégration verticale [3]. Dans beaucoup d’industries de réseau, ce que sont en général les monopoles naturels dont on parle ici, il existe souvent des segments de la branche de production qui sont susceptibles d’être ouverts à la concurrence. Mais ces segments sont évidemment menacés par les monopoles restant en amont ou en aval, qui peuvent adopter toutes sortes de comportement prédateurs. C’est un domaine ou la régulation est particulièrement difficile, alors que les enjeux sont énormes. Un problème spécifique apparaît quand le monopole en question a la possibilité de créer une filiale qui opère sur le segment concurrentiel. Dans certains cas, notamment dans les télécommunications, des possibilités de favoritisme apparaissent, pour fausser le jeu de la concurrence en faveur de la filiale du monopole. Il se crée donc en ce point une passerelle entre l’analyse de la régulation des monopoles naturels et celle de la politique de la concurrence [12].
15La question la plus importante traitée par Jean-Jacques concerne l’explication positive de la mise en œuvre des privatisations dans les pays en développement [10], [20]. Ce travail s’inscrit dans une démarche globale de remise en cause de l’idée d’un État bienveillant et omnipotent, qui a débouché sur les Clarendon Lectures [11], [13]. L’analyse devient extrêmement complexe, puisqu’elle cherche à tenir compte des faiblesses les plus marquantes des États dans les pays en développement, comme les difficultés d’engagement crédible et la corruption, dans leur interaction avec la décision de privatiser. La magie de la modélisation dans le cadre de la théorie des incitations permet dans ce cas de déboucher sur un modèle maîtrisable, débouchant sur des prédictions testables. La question de la privatisation se pose dans un cadre de contrats incomplets. Sinon, tout ce qui pourrait être réalisé avec un monopole privé pourrait l’être avec un monopole public, dans un cadre de régulation optimale. Deux considérations entrent en jeu, dans le cadre du modèle incorporant certaines des imperfections typiques des pays en développement. Si l’entreprise reste publique, elle est soumise au comportement prédateur des politiques, ce qui impose un coût social significatif. Si elle est privatisée, son comportement va dépendre de la qualité de la régulation à laquelle elle est soumise. Si celle-ci est faible, le monopole privé sera dans une position favorable pour faire des profits excessifs, ce qui a aussi un fort coût social. La qualité de la régulation post-privatisation va dépendre de deux choses, la corruption des inspecteurs, qui doivent être dédommagés pour dire la vérité, et la capacité du gouvernement à tenir sa promesse d’envoyer effectivement des inspecteurs. La question posée est de savoir quand les politiques, qui bénéficient de gains privés tirés de l’entreprise publique, vont choisir de la privatiser. On suppose qu’ils tiennent compte dans une certaine mesure de l’intérêt général, en plus de leurs gains privés. Par convention, on considère que l’État est d’autant plus corrompu que l’intérêt général est négligé, et vice versa.
16Le modèle amène à prédire que les privatisations se produiront pour des niveaux intermédiaires de corruption. Si la corruption est faible, il y a peu d’interférence politique dans le fonctionnement de l’entreprise publique, et donc peu d’intérêt à privatiser. Si la corruption est très forte, les politiques retirent trop de bénéfices privés de l’entreprise publique, et les gains d’efficience favorables à l’intérêt général qu’entraîne la privatisation ne permettent pas de les compenser. Si la corruption a un niveau intermédiaire, la privatisation aura lieu parce que le gain social compense largement la perte des gains privés. La qualité de la régulation post-privatisation a dans ce modèle des effets voisins de ceux du niveau de corruption. Ces prédictions d’effets non monotones sont testées économétriquement en utilisant des données de corruption et de qualité des institutions concernant les pays africains, produites à la Banque Mondiale, et acceptées. De plus, le modèle permet de comparer les prédictions positives à une analyse normative. On voit ainsi comment les privatisations n’auront pas toujours lieu quand elle le devraient, avec des erreurs des deux types : il existe un intervalle de valeurs des paramètres où des privatisations désirables n’auront pas lieu, alors que des privatisations socialement coûteuses se dérouleront pour d’autres valeurs des paramètres.
17Jean-Jacques allait continuer l’analyse positive des privatisations avec d’autres coauteurs, sur des données latino-américaines [7], [8]. Ici, les faits analysés sont un peu différents, et concernent des contrats de concession. Dans beaucoup de pays, certaines infrastructures ne sont pas définitivement privatisées, mais soumises à un contrat de concession pour une période de 20 ou 30 ans. C’est le cas dans beaucoup de pays d’Amérique Latine, où les États n’ont pas les moyens financiers de supporter la totalité des coûts d’investissement, et font appel au secteur privé pour cela. Il est alors évident qu’il y a un problème de crédibilité majeur. S’il est vrai que l’État a intérêt à affirmer ex ante qu’il ne reviendra pas sur ses promesses, ses incitations sont inversées ex post, une fois que l’entreprise privée a effectué les investissements irréversibles. Il y a là un jeu compliqué, avec des effets de hold up : l’entreprise ne fera pas tous les investissements promis si le gouvernement n’est pas crédible, ce qui justifiera ex post la rupture du contrat à son initiative. Les données utilisées permettent de montrer que la renégociation se fait le plus souvent à l’initiative du gouvernement, et que l’existence d’une agence de régulation indépendante est la meilleure garantie pour éviter les ruptures de contrats par l’une ou l’autre des parties prenantes.
4. Conclusion
18La rencontre de la théorie des incitations et de l’économie du développement a été très fructueuse. La première y a rencontré des problèmes nouveaux, dans un monde imparfait où ni les États ni les entreprises ne sont nécessairement bienveillants et crédibles. La théorie a dû s’enrichir de toutes sortes de nuances, d’incertitudes, et de questions empiriques. L’économie du développement a vu s’ouvrir devant elle un domaine considérable, celui des entreprises de service public et des monopoles naturels, qui a fait irruption dans son champ d’analyse avec un corpus théorique très riche. Un énorme travail d’adaptation des connaissances acquises pour les pays riches a été nécessaire, et de nombreuses questions restent posées. L’apport de Jean-Jacques Laffont a été crucial dans ce champ d’analyse, à la fois par la puissance de ses analyses et par sa présence énergique, sur tous les fronts où se discutaient les politiques économiques dans ce domaine. Il nous a laissé un chantier considérable, avec de nouvelles expériences ayant lieu sur tous les continents, et des progrès techniques qui changent en permanence les données du problème. Quoiqu’il en soit, les nouvelles générations d’analystes ne partiront pas de zéro, et prendront leur élan sur les épaules d’un géant.
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : développement, régulation, réformes
Mise en ligne 01/02/2009
https://doi.org/10.3917/redp.153.0337