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Article de revue

L'impact du commerce international sur la productivité et la qualification du travail au sein des secteurs

Pages 271 à 290

Notes

  • [1]
    Par hypothèse, la demande relative de facteurs reste néanmoins constante au niveau de l’économie. Les réallocations intersectorielles vers les secteurs moins intensifs en travail non qualifié compensent l’effet au sein de chaque secteur.
  • [2]
    Ce chiffre découle d’une simple décomposition inter/intragroupe de la variance des intensités factorielles pour les postes de la nomenclature SIC à quatre positions, dont les regroupements sont les postes de la nomenclature à trois positions.
  • [3]
    Les années retenues sont 1977, 1985 et 1993 pour la France, 1975, 1980 et 1991 pour les États-Unis et 1977, 1984 et 1990 pour l’Allemagne.
  • [4]
    Les évolutions sont toujours exprimées en points de variation et non pas en taux de variation, étant donné que les indicateurs choisis sont déjà des pourcentages.
  • [5]
    Sous ce vocable, nous avons regroupé les pays dont le PIB par tête en 1980 excédait 80% de celui de la France. Ce groupe inclut : la Suisse, les États-Unis, le Canada, l’Australie, la Norvège, le Japon et la Nouvelle-Zélande, ainsi que les membres de l’Union Européenne à quinze hormis l’Espagne, le Portugal, l’Irlande et la Grèce. Par défaut, le nom de « pays pauvres » regroupe l’ensemble des autres pays.
  • [6]
    Voir par exemple Oliveira-Martins [1994].
  • [7]
    Cf. le modèle de demande de travail de Brechling (1965).
  • [8]
    Cf. par exemple Denison [1989].
  • [9]
    Les travailleurs sont en fait classés selon leur poste de travail. Les « qualifiés » regroupent les professions intermédiaires et supérieures dans le cas de la France et les travailleurs non directement liés à la production (non-production workers) aux États-Unis.
  • [10]
    L’année de base est 1980.
  • [11]
    Dormont [1984] conteste la spécificité de la loi de Kaldor-Verdoorn, mais ses arguments ne nous paraissent pas adaptés au cadre présent d’estimations de moyen terme en coupe sectorielle.
  • [12]
    Le taux de pénétration s’écrit importations/(production + importations - exportations).
  • [13]
    Sous ce qualificatif, nous avons regroupé les pays dont le PIB par tête en 1980 excédait 80% de celui de la France. Ce groupe inclut : la Suisse, les États-Unis, le Canada, l’Australie, la Norvège, le Japon et la Nouvelle-Zélande, ainsi que les membres de l’Union Européenne à quinze hormis l’Espagne, le Portugal, l’Irlande et la Grèce. Par défaut, le nom de « pays pauvres » regroupe l’ensemble des autres pays.
  • [14]
    Nomenclature à quatre chiffres.
  • [15]
    Les estimations de Hine et Wright portent sur l’effet d’une augmentation donnée des importations, en pourcentage. Les ordres de grandeurs donnés ici sont obtenus en calculant les ordres de grandeur correspondants pour une augmentation de un point du taux de pénétration des importations.
  • [16]
    Toutes leurs régressions sont pondérées par la part dans la masse salariale manufacturière.
  • [17]
    Cet indicateur est une moyenne pondérée du taux de pénétration des importations parmi leurs secteurs fournisseurs.
  • [18]
    Si les firmes sous-traitent à l’étranger leurs activités les plus intenses en travail non qualifié, cela devrait essentiellement se traduire par une augmentation de la part des consommations intermédiaires peu intenses en qualification dans la production. A l’inverse, les variations du taux de pénétration des importations dans un secteur fournisseur de consommations intermédiaires sont a prioriindépendantes du volume de demande adressé à ce secteur par ses clients.

Introduction

1La théorie des proportions de facteurs constitue la base de la grande majorité des nombreux travaux consacrés à l’étude de l’impact du commerce international sur le marché du travail. Que ce soit au travers de l’analyse des prix ou des volumes des échanges, cette approche privilégie clairement la dimension intersectorielle du problème. C’est parce que les secteurs ont des intensités factorielles de production différentes que le commerce international avec des pays aux dotations factorielles différentes peut être source de modification des rémunérations relatives des facteurs.

2Sans mettre en doute la pertinence de cette approche, il est utile d’élargir le champ de l’analyse des effets du commerce. C’est en tout cas ce que suggère la constatation du poids fortement majoritaire de la composante intrasectorielle dans l’augmentation de la qualification de l’emploi depuis une vingtaine d’années dans les pays industrialisés (cf. par exemple Berman, Bound et Griliches [1994]), ou de l’écrasante prédominance du commerce intrabranche entre pays riches dans le commerce mondial.

3De fait, l’effet du commerce ne se limite pas à des réallocations intersectorielles de facteurs de production, ni même à des variations de prix relatifs des biens. La pression concurrentielle véhiculée par les échanges est susceptible de modifier l’environnement dans lequel évoluent les firmes et par là-même d’influer sur la nature du processus de production au sein même des secteurs. Nous examinerons dans un premier temps quels sont les arguments théoriques qui justifient ce type d’influence. Nous estimerons ensuite l’ampleur des effets du commerce international au sein des secteurs. La difficulté majeure est de distinguer l’influence du commerce international de celles des autres déterminants des modifications des structures productives. Pour ce faire, nous avons privilégié l’analyse de la variance intersectorielle, en travaillant à un niveau de détail sectoriel aussi fin que possible, compte tenu des exigences de données.

1 – Éléments théoriques

4Aucun cadre théorique ne s’impose a priori pour s’interroger sur l’impact du commerce international au sein des secteurs. Il est naturel de commencer par un réexamen du problème dans le cadre de la théorie des proportions de facteurs, en mettant l’accent sur les implications de l’hypothèse des importations non concurrentes. Nous analyserons ensuite l’apport des nouvelles théories du commerce international, avant de décrire les effets liés à l’hétérogénéité des firmes, à l’innovation ou à l’efficacité.

1.1 – La théorie des proportions de facteurs et l’hypothèse des importations non concurrentes

5Selon le théorème de Stolper-Samuelson, l’ouverture aux échanges se traduit par la baisse de la rémunération réelle (et a fortiori relative) du facteur rare. Lorsque les facteurs de production ne sont pas parfaitement complémentaires, cela induit un accroissement de l’utilisation relative de ce facteur dans la production de chaque secteur. En d’autres termes, l’intensification du commerce Nord-Sud devrait se traduire au Nord par une augmentation de la demande relative de travail non qualifié au sein de chaque secteur [1]. Ces effets sont diamétralement opposés à ceux observés dans les pays industrialisés au cours des dernières décennies, en particulier s’agissant de la qualification. Ces mécanismes ne jouent donc au mieux qu’un rôle secondaire et sont plus que contrebalancés par des tendances de signe contraire.

6L’hypothèse des importations non concurrentes, mis en exergue par Wood [1994], amène toutefois à nuancer ce constat. Wood souligne qu’un poste de nomenclature donné regroupe en pratique des biens différents, dont les intensités factorielles de production varient. Dès lors, étant donné les très fortes différences internationales de dotations factorielles et de rémunérations des facteurs de production, les échanges Nord-Sud entraînent une spécialisation complète à l’intérieur des secteurs, les pays du Nord abandonnant les productions les plus intensives en travail non qualifié. Le panier de biens produit au Nord au sein de chaque « secteur » (c’est-à-dire, à proprement parler, au sein de chaque poste de nomenclature) s’en trouve alors modifié. A prix des facteurs inchangés, l’intensité moyenne en main-d’œuvre peu qualifiée décroît au sein de chaque secteur.

7Au fond, le travail de Wood prend acte des problèmes liés à la définition pratique des branches. En théorie, une branche regroupe l’ensemble des activités de production d’un bien donné, supposé homogène dans l’analyse néoclassique. A l’évidence, les données ne peuvent prétendre s’ajuster exactement à cette définition. Cela ne porte pas à conséquence pour les problèmes posés ici tant que les différents biens regroupés sous un même poste de nomenclature ont des fonctions de production relativement proches. Mais cela est discutable en pratique, comme l’a illustré Finger [1975] pour la nomenclature américaine Standard Industrial Classification (sic) à trois positions. En se basant sur le capital physique ou humain par travailleur, il montre que 40% de la variance des intensités factorielles entre les postes sic à quatre positions trouve son origine à l’intérieur même des regroupements en postes à trois positions [2].

8Quand bien même les produits seraient très précisément définis, des différences de qualité peuvent subsister. Et la mise en évidence empirique récente de l’importance majeure du commerce de produits différenciés verticalement (voir par exemple Fontagné et Freudenberg [1997]) montre qu’il ne s’agit pas là d’un problème secondaire. Or, même si les études empiriques restent insuffisantes sur cette question, de nombreux travaux théoriques suggèrent que les différences de qualité correspondent à des différences d’intensité factorielle de production (voir notamment Falvey [1981], ou Falvey et Kierzkowski [1987]). La spécialisation commerciale par gammes pose alors le même type de problèmes que ceux évoqués par Wood à propos de biens différents. La forte spécialisation dans le haut de gamme des exportations européennes, mise en évidence par Fontagné et Freudenberg, va tout à fait dans ce sens.

9Même si cela apparaît peu évident sur la base de l’analyse théorique pure, les travaux de Wood soulignent donc que les problèmes d’agrégation rencontrés en pratique peuvent expliquer que le commerce international ait un impact important au sein des secteurs. Si un même poste de nomenclature regroupe des biens d’intensités factorielles de production différentes, alors les variations de spécialisation commerciale sont susceptibles de modifier les fonctions de production représentatives des secteurs. Cela se traduit, pour un pays industrialisé échangeant avec un pays à bas salaires, par une diminution de l’utilisation relative de travail non qualifié, ce qui implique à la fois une hausse de la productivité moyenne du travail et une hausse de la qualification moyenne de la main-d’œuvre.

1.2 – L’analyse des nouvelles théories du commerce international

10Dans un contexte de concurrence monopolistique, le commerce international réduit le pouvoir de marché des firmes, les contraignant à diminuer leur marge prix-coût marginal. La profitabilité du marché s’en trouve réduite, ce qui provoque la réduction du nombre de firmes.

11De ce fait, la production de chaque variété encore produite s’accroît. Si l’on suppose, comme dans le modèle standard proposé par Krugman [1979], qu’il y a une relation biunivoque entre firmes et variétés et qu’il existe des économies d’échelle internes aux firmes, cela restaure la profitabilité des firmes par deux biais : chacune voit réaugmenter son pouvoir de marché et l’augmentation de sa production lui permet de profiter d’économies d’échelle supplémentaires, en « descendant » sur sa courbe de coût. De ce fait, la productivité moyenne augmente au sein de chaque secteur.

12L’ouverture aux échanges permet également de bénéficier d’externalités. L’accroissement de la variété des inputs disponibles est par exemple de nature à augmenter l’efficacité du processus productif (Ethier [1979]). De plus, dans un contexte d’ouverture internationale, les activités de recherche et développement (R α D) ne profitent pas seulement à la production nationale. Que ce soit par l’entremise du commerce de biens intermédiaires ou de la diffusion des savoirs et des technologies, ces activités sont l’objet d’externalités internationales.

1.3 – Quelques autres effets

13L’effet du commerce international sur l’innovation ne se réduit cependant pas aux externalités. Certains effets indirects peuvent d’ailleurs être néfastes pour l’activité de R α D. Lorsqu’il renchérit le coût relatif du travail qualifié, le commerce international augmente le coût de la R α D, qui utilise intensivement ce facteur. De même, si les activités de R α D sont stimulées par les perspectives de profit dans le secteur, l’intensification de la concurrence peut avoir un effet négatif sur leur développement.

14D’une façon générale, cependant, le commerce international apparaît d’abord comme un stimulant de la R α D et de l’innovation. Lorsque les concurrents étrangers possèdent une avance technologique, les firmes nationales sont contraintes d’adopter des innovations de rattrapage. Qui plus est, en déstabilisant les positions acquises, la concurrence extérieure renforce l’incitation des firmes à rechercher des innovations, qu’elles soient de procédé, pour obtenir un avantage de coût, ou de produit, pour s’abriter partiellement de la concurrence en se plaçant sur de nouveaux marchés.

15Cet argument des innovations défensives n’est pas nouveau et Martin et Evans [1981] le considéraient déjà comme une raison d’être circonspect vis-à-vis des résultats de la méthode d’imputation comptable pour évaluer l’impact des échanges sur l’emploi. Wood [1994] suggère, à titre d’ordre de grandeur, que sa prise en compte doublerait l’impact du commerce international tel qu’il le calcule par sa méthode de contenu en emploi. Ce chiffrage reste néanmoins arbitraire, car l’évaluation empirique de ce phénomène pose problème.

16Dans bien des cas, les imperfections de la concurrence permettent aux firmes de bénéficier de rentes, qui desserrent leurs contraintes. Sous certaines hypothèses, cela peut engendrer des comportements sous-optimaux, se traduisant par divers types d’inefficacités. En entamant leur pouvoir de marché, la concurrence des importations aiguillonne alors les firmes dans leur lutte contre les inefficacités. De surcroît, elle est susceptible d’exacerber la sélection des firmes.

17En somme, le commerce international peut modifier le processus de production au sein des secteurs de diverses façons. Les mécanismes sous-jacents sont liés au niveau ou à la variation de l’intensité du commerce international et ils se traduisent par une modification de la fonction de production de la firme représentative. En particulier, ils sont susceptibles d’influer sur la productivité et la qualification du travail. Ce sont ces impacts que nous nous proposons d’estimer dans ce qui suit.

2 – Estimations et résultats

18L’objet de cette section est une première évaluation empirique des effets mentionnés ci-dessus. Faute de données adéquates, nous ne chercherons pas à quantifier séparément chacun de ces mécanismes. Nous nous proposons seulement de tester si le commerce international modifie la productivité ou la qualification du travail au sein des secteurs.

19Les estimations présentées concernent l’Allemagne, les Etats-Unis et la France. Pour effectuer ces tests, nous analysons la variance intersectorielle des gains de productivité. Il s’agit d’identifier les raisons d’une différence dans les gains de productivité d’un secteur à l’autre, en portant une attention particulière au rôle éventuel des échanges.

2.1 – Méthode d’estimation

20Le but de ces estimations étant d’estimer l’impact du commerce international au sein des secteurs, il est indispensable de travailler avec une désagrégation sectorielle poussée. C’est ici une condition sine qua non pour que la notion de secteur ait un minimum de sens. Les contraintes de données sont fortes, car il est nécessaire de réunir des données harmonisées de production, de valeur ajoutée, d’emploi, de qualification et de commerce. Comme nous l’avons souligné plus haut à propos des travaux de Wood, le niveau de désagrégation sectorielle auquel les données sont disponibles peut sembler dérisoire au regard du degré de diversité des produits. Force est d’admettre que les produits restent différents au sein d’un poste de nomenclature. Il n’en reste pas moins important de réduire autant que possible les biais d’agrégation correspondants, afin que les disparités intrasectorielles demeurent faibles par rapport aux disparités intersectorielles. En pratique, les nomenclatures utilisées correspondent à un découpage de l’économie en une centaine de secteurs pour la France, 150 environ pour l’Allemagne et plus de 900 pour les États-Unis. Après harmonisation, le nombre de secteurs industriels pour lesquels des informations complètes sont disponibles est, respectivement, de 36, 44 et 131. Les données sont décrites en annexe.

21Ce choix de privilégier la finesse de la désagrégation sectorielle a néanmoins un prix et des problèmes de disponibilités de données ont limité quelque peu le champ de l’analyse. En particulier, ils n’ont pas permis d’introduire de variable explicative de structure de marché ni d’intensité capitalistique, et la part des dépenses de R α D dans la valeur ajoutée n’a pu être testée que pour la France. Par ailleurs, étant donné notre volonté de faire un travail comparable entre les différents pays, nous n’avons pu réunir les données nécessaires pour effectuer des estimations en données de panel. Les estimations ont donc été réalisées en coupe sectorielle des variations entre deux dates.

22Trois années ont été choisies dans chaque pays, qui correspondent à la deuxième partie des années soixante-dix, au milieu des années quatre-vingt et au début des années quatre-vingt-dix [3]. Les écarts entre ces dates (5 à 11 ans) suffisent pour des ajustements de moyen terme. Ce choix des années de référence est nécessairement arbitraire. Il était de plus contraint par l’accessibilité des données pour l’Allemagne et les États-Unis. Les trois dates retenues ne correspondent pas toujours au même stade de cycle conjoncturel. Par exemple, la France a connu une forte récession en 1993. A priori, s’agissant d’estimations en coupe sectorielle, cela n’introduit pas de biais important et permet de garder une période d’étude étendue. Les résultats restent donc comparables d’un pays à l’autre.

23Les équations sont estimées pour l’industrie seulement (y compris l’industrie agro-alimentaire mais hors les secteurs de l’énergie et de l’extraction minière, trop directement liés aux ressources naturelles), dans la mesure où les données de commerce rendent mal compte du degré d’ouverture des services.

24Une formulation générale est mise en avant ici, en vue d’estimer l’effet ex post du commerce international dans un secteur sur la fonction de production de la firme représentative de ce secteur. D’autres formulations sont possibles, mais le cœur du problème reste le même : une concurrence plus forte, engendrée par une intensité de commerce élevée ou par une croissance de cette intensité, modifie-t-elle la fonction de production représentative du secteur ?

25Nous estimons l’équation suivante:

26

equation im1

27où l’indice i fait référence au secteur i ; VAi représente la valeur ajoutée du secteur mesurée à prix constant ; Li est la quantité de travail demandée dans le secteur i ; COMi représente une ou plusieurs variables (de niveau ou de variation) d’intensité du commerce international dans le secteur i ; ?, ?, ?, sont les paramètres à estimer ; ui est le résidu pour le secteur i.

28La variable expliquée est la variation logarithmique de la productivité apparente du travail. Différentes variables explicatives de commerce ont été testées, que ce soit les taux de pénétration, les intensités d’exportation ou les taux d’ouverture, que ce soit en niveau ou en évolution [4], et que le partenaire soit les pays riches [5], les pays « pauvres » ou l’ensemble des deux. Dans tous les cas, ces variables sont supposées exogènes. La principale justification de cette hypothèse est que le commerce est déterminé en grande partie par deux phénomènes exogènes : les politiques commerciales et les coûts de transports (pris dans leur sens le plus large). De surcroît, ces phénomènes sont susceptibles d’être fortement discriminants entre les secteurs.

29Cette exogénéité peut être mise en doute, dans la mesure où des gains de productivité plus lents dans un secteur (comparé à ses concurrents étrangers) peuvent induire un taux de pénétration des importations plus élevé et une intensité d’exportation plus faible. Mais les différences intersectorielles de gains de productivité sont en pratique nettement plus importantes que les différences internationales. Quel que soit le pays, les gains de productivité sont par exemple beaucoup plus élevés dans les secteurs de haute technologie que dans les secteurs traditionnels. Dès lors, les variables d’intensité de commerce pour différents secteurs dans un même pays peuvent être considérés comme largement indépendantes du rythme des gains de productivité dans le secteur.

30L’étude du signe du biais éventuel amène également à relativiser l’importance de ce problème. D’une part, il peut induire une surestimation de l’effet de l’intensité d’exportation. Mais comme nous le verrons, ce coefficient n’est pas significativement différent de zéro. D’autre part, il peut en résulter une sous-estimation du coefficient associé au taux de pénétration des importations. Dans ce cas, les estimations obtenues ici peuvent toujours être considérées comme des bornes inférieures de l’effet correspondant.

31Aucune variable de coût du travail n’est prise en compte ici. A l’instar de Berman et alii [1994], nous considérons qu’une telle variable ne serait pas exogène. Certes, des catégories de travail peuvent être spécifiques à certains secteurs et leurs salaires relatifs peuvent varier. Mais l’information correspondante est faible par rapport aux problèmes posés : le commerce peut avoir une influence sur les niveaux de salaires par secteur [6] et les différences de salaires moyens risquent de correspondre surtout à des différences de qualification, même si l’on distingue plusieurs catégories de travail. Nous avons donc choisi de ne pas présenter d’estimation contenant des variables explicatives de coût du travail. Toutefois, nous avons effectué de telles estimations de manière à nous assurer de la robustesse de nos résultats à l’introduction d’une variable de coût du travail.

32Il est en revanche utile de prendre en compte une variable reflétant le rythme de progrès technique autonome propre à chaque secteur. Des problèmes de données nous ont cependant limités dans cette voie ; seule la part des dépenses de R α D dans la valeur ajoutée a pu être testée, et uniquement pour la France. C’est pour pallier cette carence de variable sectorielle de progrès technique qu’a été introduit le taux de croissance de la valeur ajoutée à prix constant.

33L’estimation d’un lien entre gains de productivité et taux de croissance de la valeur ajoutée par secteur soulève plusieurs questions. En premier lieu, certaines relations purement comptables peuvent exister entre productivité et valeur ajoutée. C’est le cas par exemple lorsque le travail s’adapte avec retard aux variations de la valeur ajoutée [7], mais cela n’intervient pas a priori dans les évolutions de moyen et long terme, du type de celles envisagées ici. Par ailleurs, le commerce a un effet mécanique sur la demande adressée aux producteurs nationaux et donc sur leur valeur ajoutée ; la demande totale qui leur est adressée est la somme de la demande intérieure et de la balance commerciale du secteur. La balance commerciale relative n’a cependant pas été utilisée comme indicateur de l’intensité du commerce international par secteur et nous supposons que le lien entre cette variable et le taux de pénétration des importations est de second ordre. Dès lors, cet effet mécanique sur la demande ne paraît pas devoir perturber sensiblement les estimations.

34Un autre problème est que les tests utilisés n’indiquent pas le sens des causalités. En particulier, des gains de productivité dans un secteur conduisent à une baisse de son prix relatif et donc à une croissance de la demande relative adressée à ce secteur. Ce lien est quelque peu affaibli ici, dans la mesure où la variable dépendante est la productivité apparente du travail, qui ne correspond pas exactement aux prix. Il reste néanmoins un risque de surestimation du coefficient associé au taux de croissance de la valeur ajoutée. Nous supposons que ce lien est secondaire ici, mais nous n’avons pu le vérifier rigoureusement : cela aurait nécessité l’utilisation de séries temporelles ou de variables instrumentales et les données correspondantes n’ont pu être réunies.

35A notre sens, l’effet majeur mesuré par cette variable consiste en une influence du taux de croissance d’un secteur sur le rythme de ses gains de productivité. Au niveau de l’ensemble de l’économie, il s’agit du phénomène décrit par la loi de Kaldor-Verdoorn : à moyen ou long terme, les gains de productivité d’une économie sont positivement liés au taux de croissance de la demande. Pour reprendre la typologie établie par Boyer et Petit [1989], cinq types de mécanismes expliquent l’effet de la demande sur la productivité à moyen-long terme : les économies d’échelle internes aux firmes ; les économies d’échelle externes aux firmes ainsi que l’approfondissement de la division du travail au sein du secteur ; le learning-by-doing; l’effet stimulant des perspectives de demande sur le rythme de renouvellement des investissements et donc sur les avancées technologiques véhiculées par des équipements spécifiques ; la stimulation de l’activité innovatrice par des perspectives de demande optimistes, selon une conception du progrès technique guidé par la demande.

36A défaut de variable mieux appropriée, c’est donc ce rythme de croissance de la valeur ajoutée qui est utilisé pour tenir compte du rythme autonome de progrès technique propre à chaque secteur.

37Enfin, compte tenu du caractère très particulier des évolutions dans le secteur des machines de bureau et de l’informatique (essentiellement pour les prix unitaires) et des problèmes que pose leur évaluation exacte [8], une variable muette a été introduite pour ce secteur. Une variable muette a également été testée sur les industries agro-alimentaires dans certaines estimations, ces secteurs ayant souvent un comportement atypique.

38Les tests suivent la même méthodologie pour les trois pays. Leur principal objet est l’estimation des coefficients de l’équation (1), avec un intérêt tout particulier pour l’élasticité du gain de productivité aux variables de commerce.

39Les variables sont exprimées dans la même unité et les valeurs ajoutées sont calculées à prix constant pour chaque secteur. Comme il ne s’agit que d’estimations en coupe nous utilisons la méthode des moindres carrés ordinaires, ou celle des moindres carrés quasi-généralisés lorsque des problèmes d’hétéroscédasticité se posent.

40Enfin, le commerce peut avoir une influence sur la qualification de la main-d’œuvre. C’est une conséquence des hypothèses formulées par Wood et, plus généralement, cela peut résulter de la pression concurrentielle du commerce si elle est biaisée selon la qualification. Nous effectuons donc un second ensemble d’estimations, basées sur l’équation suivante :

41

equation im2

42où l’indice i fait référence au secteur i ; LQ(resp. LNQ) est la quantité de travail qualifié (resp. non qualifié) demandée dans le secteur i ; a, b, c et d sont les paramètres à estimer ; ? est le résidu.

43La qualification de la main-d’œuvre est mesurée comme le logarithme du rapport du nombre de travailleurs qualifiés [9] au nombre de non-qualifiés. Cette équation appelle en grande partie des remarques similaires à celles effectuées pour l’équation (1), puisqu’elle décrit également les déterminants de l’évolution de la demande de travail. Les estimations de cette seconde équation ne concernent cependant pas l’Allemagne, pour laquelle nous n’avons pas pu réunir de données de qualification fiables au niveau de désagrégation retenu.

2.2 – Résultats des estimations

44Dans un premier temps, les estimations ont été effectuées pour chaque pays et pour chaque période séparément. Les résultats obtenus sont assez semblables, aussi bien dans la significativité des variables que dans les ordres de grandeur des coefficients. De ce fait, la question de l’identité des relations entre les pays se pose.

45Les données des trois pays ont donc été « empilées », en prenant les données des deux sous-périodes pour chaque pays (mais pas les données correspondant à l’ensemble de la période). Les estimations ont alors été effectuées en ajoutant aux formes précédentes des variables muettes pour chaque période de chaque pays, ce qui permet de neutraliser les différences de termes constants.

2.2.1 – Estimations des variations de la productivité apparente du travail

46Pour l’équation de productivité, un test de Chow permet de retenir l’hypothèse d’un modèle identique pour l’ensemble des périodes et des pays contre l’hypothèse alternative de modèles différents. La même conclusion prévaut pour l’équation de qualification, où seuls la France et les États-Unis sont retenus. C’est pourquoi nous ne présentons ici que ces estimations empilées. Celles-ci sont préférables d’un point de vue économétrique et permettent d’augmenter considérablement le nombre d’observations, qui se monte à 376 pour la productivité et à 294 pour la qualification. Cela rend les estimations plus précises et plus robustes.

47Les résultats des estimations des déterminants du rythme de croissance de la productivité apparente du travail, en conformité avec l’équation (1), sont reportés dans le tableau 1 et le tableau 2. Le terme constant est positif dans les deux estimations, et il est assimilable à un rythme autonome de hausse de la productivité apparente du travail. Le taux de croissance de la valeur ajoutée à prix constants [10] apparaît comme variable explicative du taux de croissance de la productivité, avec un coefficient positif. L’élasticité obtenue, de 0,45 environ, correspond aux ordres de grandeur trouvés notamment par Boyer et Petit [1980] ou par Dormont [1984] dans le cadre de l’évaluation empirique de la loi de Kaldor-Verdoorn [11]. Cette variable détient un important pouvoir explicatif.

Tableau 1

Estimations intersectorielles de la variation logarithmique de la productivité du travail sur données empilées pour les États-Unis (périodes 1975-80 et 1980-91), l’Allemagne (1977-84 et 1984-90) et la France (1977-85 et 1985-93)

Tableau 1
Variables (1.a) (1.b) Cst 0,11 (4,75) 0,13 (4,85) ?ln(VA) 0,46(18,07) 0,44 (19,46) ?(TP) 0,86 (6,96) # ?(TP pauvres) # 1,32 (8,53) ?(TP riches) # 0,72 (5,38) Agro-alim. 0,08 (3,59) 0,08 (3,07) R2 aj. 0,60 0,65 SCR 6,88 5,91 Notes : Estimations réalisées à partir de l’équation (1). 376 observations, couvrant les trois pays pour deux périodes chacun. Des variables indicatrices ont été introduites pour chaque période de chaque pays, mais elles ne sont pas reportées. Les t de Student figurent entre parenthèses. Toutes les équations sont corrigées de l’hétéroscédasticité par la méthode des moindres carrés généralisés. # signifie que la variable n’a pas été retenue dans la spécification de l’estimation concernée. Champ : industrie manufacturière, hors énergie et extraction. Légende : « Cst » est une constante, « ? ln (VA) » est la variation logarithmique de la valeur ajoutée à prix constants, « ?(TP) » est la variation du taux de pénétration des importations, « ?(TP pauvres) » (resp. « riches ») est la variation du taux de pénétration des importations lorsque les importations proviennent des pays pauvres (resp. riches), « Agro-alim. » est une indicatrice pour l’industrie agroalimentaire. La variable indicatrice pour l’informatique n’a pas été retenue dans la spécification finale, car elle n’était pas significative. Sources: voir annexe, calculs des auteurs.

Estimations intersectorielles de la variation logarithmique de la productivité du travail sur données empilées pour les États-Unis (périodes 1975-80 et 1980-91), l’Allemagne (1977-84 et 1984-90) et la France (1977-85 et 1985-93)

Tableau 2

Estimations intersectorielles de la variation logarithmique du ratio qualifiés/non-qualifiés sur données empilées pour les États-Unis (périodes 1975-80 et 1980-91) et la France (1977-85 et 1985-93)

Tableau 2
Variables (2.a) (2.b) Cst 0,19 (10,62) 0,19 (9,69) ?(TP) 0,43 (3,15) # ?(TP pauvres) # 0,41 (2,30) ?(TP riches) # 0,45 (1,80) Informatique 0,26 (3,78) 0,26 (3,76) R2 aj. 0,50 0,50 SCR 5,63 5,67 Notes : Estimations réalisées à partir de l’équation (2). 294 observations, couvrant les Etats-unis et la France pour deux périodes chacun. Des variables indicatrices ont été introduites pour chaque période de chaque pays, mais elles ne sont pas reportées. Les t de Student figurent entre parenthèses. Toutes les équations sont corrigées de l’hétéroscédasticité par la méthode des moindres carrés généralisés. La variable indicatrice pour les industries agro-alimentaires n’a pas été retenue dans la spécification finale, car elle n’était pas significative. Champ: industrie manufacturière, hors énergie et extraction. Légende et sources: idem tableau 1. « Informatique » est une variable indicatrice pour le secteur du matériel informatique.

Estimations intersectorielles de la variation logarithmique du ratio qualifiés/non-qualifiés sur données empilées pour les États-Unis (périodes 1975-80 et 1980-91) et la France (1977-85 et 1985-93)

48La variable d’intensité des dépenses de recherche et développement (rapportées à la valeur ajoutée ou au chiffre d’affaires) n’a pu être introduite que pour la France. Elle est faiblement significative lorsque l’on n’introduit pas de variable de taux de croissance de la valeur ajoutée, et elle ne l’est pas du tout lorsque l’on introduit une telle variable. Elle n’a donc pas été retenue dans les spécifications finales. Il semble que le taux de croissance de la valeur ajoutée permet, mieux que cette variable de R α D, de contrôler les caractéristiques propres à chaque secteur, notamment son rythme autonome de progrès technique.

49Aucun effet significatif et robuste n’a pu être mis en évidence concernant le taux d’exportation par secteur, que ce soit en niveau ou en évolution. La seule variable de commerce significative et robuste est la variation du taux de pénétration des importations par secteur. Cette variable est la différence, exprimée en points, entre le taux de pénétration final et initial [12]. Dans l’estimation (1.b), deux taux de pénétration sont distingués, selon que les importations proviennent de pays riches [13] ou pauvres. On obtient alors pour chacun de ces taux un coefficient significativement différent de zéro, à un seuil de 0,1%. Un test de Fisher permet de rejeter, à un seuil de 0,5%, l’hypothèse d’égalité des deux coefficients. Cela montre que les importations en provenance des pays pauvres ont un effet sur la productivité du travail significativement plus fort que celui des importations depuis les pays riches.

50L’impact du commerce sur les gains de productivité du travail mesuré dans ces équations est loin d’être négligeable dans les deux cas. D’après ces estimations, une augmentation de un point du taux de pénétration des importations dans un secteur donné induit une augmentation de 0,7% de la productivité apparente du travail dans ce secteur si ces importations proviennent de pays riches et de 1,3% si elles proviennent de pays pauvres.

51De premiers éléments d’interprétation peuvent être avancés. L’existence d’un effet sur la productivité commun à l’ensemble du commerce, y compris celui avec les pays riches, peut résulter d’une meilleure exploitation des économies d’échelle, mais aussi de l’impact de la pression concurrentielle sur l’efficacité, sur l’innovation et sur la sélection des firmes.

52En revanche, la spécificité des importations en provenance des pays pauvres doit faire l’objet d’une interprétation différente. La seule justification probante correspond à la déformation de la structure du panier de biens produits au sein de chaque secteur, à l’instar des arguments de Wood [1994] évoqués précédemment. Il faut par ailleurs souligner que, dans ce cas, l’effet spécifique aux importations en provenance des pays pauvres devrait correspondre plutôt à une substitution capital-travail qu’à une hausse de la productivité totale des facteurs.

53Ces résultats sont à rapprocher de ceux obtenus par Hine et Wright [1998], qui cherchent à tester l’existence d’un impact sectoriel de l’intensité du commerce sur la demande de travail. Ils estiment en données de panel une fonction de demande de travail de l’industrie manufacturière britannique à un niveau très désagrégé [14], entre 1979 et 1991. Outre les déterminants classiques et des effets fixes par secteur et par année, ils introduisent comme variables explicatives la variation de l’intensité d’exportation et celle du taux de pénétration des importations. Ils trouvent qu’une hausse de un point du taux de pénétration induit une baisse de 0,2 à 0,6% environ de la demande de travail. L’ampleur de cet effet dépend de l’origine géographique des importations : plus le partenaire est « pauvre », plus l’effet est important [15]. Ces résultats sont donc très proches de ceux présentés ici. En revanche, selon leurs estimations, une augmentation de un point du taux d’exportation dans un secteur s’accompagne d’une baisse de 0,1 à 0,2% de la demande de travail dans ce secteur.

2.2.2 – Estimations des variations de la qualification de la main-d’œuvre

54Les estimations des déterminants de l’évolution de la qualification de la main-d’œuvre (selon la spécification formulée dans l’équation (2)) donnent également des résultats robustes (cf. estimations (2.a) et (2,b), tableau 2). Le terme constant est positif et significatif : il correspond à la tendance générale autonome vers l’accroissement de la qualification moyenne de la main-d’œuvre dans l’industrie. Le taux de croissance de la valeur ajoutée n’apparaît pas de manière significative, ce qui peut paraître étonnant si l’on suppose qu’il reflète un rythme de progrès technique endogène biaisé.

55Concernant l’influence sur la qualification du taux de pénétration des importations des pays riches et des pays pauvres (cf. estimation (2.b)), les deux variables apparaissent significatives. Leurs coefficients sont estimés avec une précision satisfaisante et un test de Fisher conclut sans ambiguïté à l’égalité de ces deux coefficients. La variable pertinente serait donc ici la variation du taux de pénétration des importations totales. D’après l’estimation (2.a), une augmentation de un point de ce taux s’accompagne d’un accroissement de 0,43% du ratio qualifiés/non qualifiés.

56La déformation du panier de biens produits serait un bon candidat à l’explication d’un effet sur la qualification de la main-d’œuvre plus élevé pour les importations en provenance des pays pauvres. Ce n’est pas le cas ici et l’on voit mal en quoi des importations accrues en provenance d’un pays de même niveau de richesse devraient amener à réorienter la production du secteur vers les biens les plus intenses en qualification. L’interprétation la plus convaincante de cet effet est probablement l’impact des importations sur les innovations, en supposant que celles-ci sont biaisées au détriment du travail non qualifié. On peut toutefois imaginer également que la sélection accrue des firmes aboutisse à une augmentation de la qualification ; ce serait le cas si le niveau de performance des firmes était positivement lié au niveau de qualification moyenne de leur main-d’œuvre.

57Le travail de Feenstra et Hanson [1996] sur l’influence des échanges sur la qualification de la main-d’œuvre fournit un point de comparaison intéressant pour ces résultats. Ils observent que si les firmes répondent à la concurrence des pays émergents en sous-traitant les activités intenses en travail non qualifié à l’étranger, alors le commerce augmente la qualification de la main-d’œuvre au sein de chaque secteur. Pour tester l’existence de tels mécanismes, les auteurs effectuent des estimations économétriques de la variation de la part des non production workers dans la masse salariale. Ces régressions sont menées en coupe sectorielle [16] (nomenclature à quatre positions) sur deux périodes [1972-79 et 79-90] et incluent parmi les variables explicatives la variation du taux de pénétration des importations ou bien la variation d’un indicateur rudimentaire d’intensité de la sous-traitance à l’étranger (outsourcing) dans le secteur [17].

58Les résultats ne sont pas significatifs sur la période 1972-79. En revanche, sur la période 1979-90, ils suggèrent que la sous-traitance à l’étranger expliquerait 31% de la hausse de la demande relative de travail qualifié. Selon leurs résultats, une augmentation de un point du « taux de sous-traitance à l’étranger » induit une hausse de 0,38% de la part des travailleurs qualifiés dans la masse salariale, dans l’équation la plus complète. Une relation de même type, quoique de plus faible ampleur et moins significative, est obtenue avec la variation du taux de pénétration des importations.

59Les résultats économétriques obtenus sur la seconde période laissent en suspens plusieurs questions. Il reste d’abord à expliquer la forte différence de résultats d’une période à l’autre. Par ailleurs, l’indicateur de sous-traitance étrangère utilisé explique mal en quoi cette sous-traitance diffère des importations, puisqu’il s’agit d’une simple moyenne pondérée de taux de pénétration. Cet indicateur semble mal adapté à la description du mécanisme économique invoqué par les auteurs [18]. Les effets qu’ils mettent évidence sont cependant de même sens que ceux présentés ici, avec des ordres de grandeur comparables.

2.3 – Chiffrage de l’impact sur la productivité et la qualification

60Les gains de productivité apparente du travail réalisés au niveau de l’ensemble du secteur industriel ont deux composantes : les gains réalisés à l’intérieur des différents secteurs (effet intrasectoriel) et les variations dans les poids relatifs des secteurs dans l’emploi, dont la productivité moyenne n’est pas la même (effet intersectoriel).

61La productivité apparente du travail a augmenté de 51% dans le secteur industriel français entre 1977 et 1993. Une décomposition de ce type indique que 6,1% seulement de ces gains sont de nature intersectorielle. La contribution des réallocations intersectorielles aux gains de productivité a donc été minime et l’essentiel s’est déroulé à l’intérieur des secteurs. Les résultats de la section précédente permettent de séparer la contribution du progrès technique exogène (terme constant), celle de la croissance de la valeur ajoutée et celle la variation du taux de pénétration des importations. A partir de l’estimation (1.b) du tableau 1, ces contributions peuvent être reconstituées secteur par secteur puis réagrégées au niveau de l’ensemble du secteur industriel. Ce calcul montre que la composante constante explique 50 % environ des gains de productivité apparente du travail dans le secteur industriel entre 1977 et 1993. La contribution de la croissance de la valeur ajoutée en explique près de 15 %. Enfin, la contribution de la croissance du taux de pénétration des importations dépasse 25 % des gains de productivité observés.

62L’augmentation du taux de pénétration des importations en provenance des pays riches aurait induit une hausse de 5 % de la productivité apparente du travail dans l’industrie, et l’accroissement des importations de pays pauvres aurait induit une hausse de 8 % de cette productivité. L’effet total est donc considérable et il est probablement sous-estimé. En effet, cette étude ne concerne que l’industrie, faute de données satisfaisantes sur les services. Or ceux-ci sont également soumis à la pression concurrentielle imprimée par les échanges internationaux, que ce soit par l’intermédiaire de leurs clients industriels, des importations de services ou des concurrents étrangers installés en France.

63L’effet mesuré sur la qualification de la main-d’œuvre peut également être grossièrement chiffré. En appliquant le coefficient obtenu dans l’estimation (2.a) à tous les secteurs industriels séparément et en agrégeant, on obtient le résultat suivant : l’augmentation du taux de pénétration des importations aurait induit, au sein des différents secteurs industriels, une hausse moyenne de la part des qualifiés dans la main-d’œuvre de 0,7 points environ entre 1977 et 1993. Cet effet est faible par rapport à l’augmentation moyenne de 8,6 points environ constatée sur la période au sein des secteurs (changement intrasectoriel total), mais il n’est pas négligeable.

Conclusion

64Ce travail souligne l’importance de la concurrence internationale dans la transformation de la demande de travail au sein de chaque secteur industriel, pour la France comme pour les États-Unis et l’Allemagne. Les résultats présentés donnent un ordre de grandeur de l’effet global induit sur la productivité et la qualification du travail.

65Aucun effet significatif et robuste n’a pu être mis en évidence concernant le taux d’exportation par secteur, que ce soit en niveau ou en évolution. Les résultats, statistiquement stables d’un pays à l’autre et d’une période à l’autre, montrent en revanche un effet significatif des importations sur la productivité. Une augmentation de un point du taux de pénétration des importations induit une hausse de 0,7 % de la productivité apparente du travail si ces importations proviennent de pays riches et de 1,3 % s’ils proviennent de pays pauvres. Ces effets sont importants puisque, selon ces chiffres, la pression du commerce extérieur expliquerait le quart des gains de productivité apparente du travail observés dans l’industrie française entre 1977 et 1993.

66Une augmentation du taux de pénétration des importations induit également une hausse de la qualification moyenne de la main-d’œuvre au sein de chaque secteur, mais cet effet est peu important et n’explique qu’une petite fraction (moins de 10 %) de la forte augmentation intrasectorielle de la qualification dans l’industrie. Néanmoins, l’accélération des gains de productivité induite par les échanges touche essentiellement l’industrie, beaucoup plus ouverte au commerce que les services. Elle favorise donc le déversement des emplois depuis l’industrie vers les services. La qualification moyenne de la main-d’œuvre étant plus élevée dans les services, cela contribue à l’augmentation de la qualification moyenne de la demande de travail dans l’économie. L’effet du commerce international au sein des secteurs est donc doublement biaisé au détriment du travail non qualifié.

67Il reste à déterminer quelles sont les répercussions sur le marché du travail de cet impact du commerce international au sein des secteurs. Leur évaluation est complexe : ces effets modifient notamment les prix relatifs des biens, les demandes de facteurs et les revenus réels. Une analyse en équilibre général est nécessaire pour fournir une réponse précise (voir Jean et Bontout [1999] pour une analyse de ce type).

68Quoi qu’il en soit, cet article suggère que le commerce international et le progrès technique, qui sont souvent présentés comme deux explications concurrentes de l’accroissement des inégalités dans les pays industrialisés, ne sont pas totalement indépendants. Le progrès technique autonome est indéniablement un facteur d’évolution très important, et cela n’a rien de spécifique à la période récente. Mais ces résultats laissent penser que le commerce international, non seulement Nord-Sud mais également entre pays industrialisés, a pu également influer sur la productivité et la qualification du travail au sein des secteurs. Son impact sur le marché du travail aurait ainsi été plus important que ne le suggèrent les analyses traditionnelles.

Les auteurs étaient économistes au Centre d’études prospectives et d’informations internationales (Cepii) lorsque ce texte a été écrit. Correspondance : Sébastien Jean, OCDE, Département des affaires économiques, 2 rue André-Pascal, 75775 Paris Cedex 16, France. E-mail: sebastien. jean@ oecd. org. Les auteurs remercient Lionel Fontagné, Jean-Louis Guérin et Michel Fouquin, ainsi que deux rapporteurs anonymes, pour leurs commentaires.

Annexe

Description des données

69La méthode d’estimation proposée nécessite des données harmonisées de production, de valeur ajoutée, d’emploi, de qualification et de commerce pour chaque pays. Pour réunir ces données, nous avons privilégié la désagrégation sectorielle et la cohérence interne à chaque pays. Nous avons utilisé des sources nationales pour obtenir des ensembles de données comparables, mais sans chercher à faire coïncider les nomenclatures sectorielles ni les périodes d’estimation.

70Les données françaises proviennent de L’enquête sur la structure de l’emploi (INSEE), de la comptabilité nationale et de la base CHELEM-CEPII (utilisée, pour les trois pays, pour la ventilation géographique des flux commerciaux). Elles suivent la nomenclature NAP 100, qui contient une quarantaine de secteurs industriels. Quelques secteurs ont été écartés : l’armement, dont le fonctionnement est peu concurrentiel, ainsi que la sidérurgie et la construction navale qui d’une part ont bénéficié d’importantes aides de l’Etat et d’autre part ont connu des évolutions trop particulières pour être expliquées dans le cadre théorique fixé. L’échantillon étudié comprend finalement 36 secteurs, pour les années 1977, 1985 et 1993.

71Pour les États-Unis, les données utilisées sont issues de l’Annual Survey of Manufactures, et de Commodities Exports and Imports as Related to Output, publiés par le Bureau of the Censusdu ministère américain du commerce. Elles correspondent à une désagrégation de l’industrie en 450 secteurs (SIC 4-digits), pour les années 1975,1980 et 1991. Mais le nombre de secteurs pour lesquels nous avons pu rassembler des informations complètes et cohérentes est de 131, qui couvrent 22% de la valeur ajoutée industrielle hors énergie et extraction. Le nombre de secteurs a été considérablement réduit, du fait de la modification de la nomenclature sectorielle au cours de la période et, surtout, en raison du grand nombre de données de commerce manquantes. La finesse de leur définition n’a cependant rien perdu. Cela assure l’homogénéité des produits regroupés dans un même secteur et réduit l’influence des effets de structure ou des biais d’agrégation à l’intérieur d’un secteur donné.

72Toutes les données allemandes concernent le territoire de l’ex-RFA. Elles sont issues des publications Produzierendes Gewerbe, Preise et Löhne und Gehalter (octobre) du Statistiches Bundesamt, et des données de commerce extérieur Eurostat. La désagrégation d’origine des données allemandes est assez fine, de l’ordre de 150 secteurs. Après harmonisation avec les données de commerce, le groupement des secteurs et l’élimination de ceux pour lesquels l’harmonisation des nomenclatures est impossible, nous obtenons une base de données pour les années 1977, 1984 et 1990 comprenant 44 secteurs, et couvrant 76% de la valeur ajoutée industrielle en 1990. Cependant, nous n’avons pas pu réunir de données de qualification fiables à ce niveau de désagrégation sectorielle.

Bibliographie

Références

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  • WOOD A. [1994], North-South Trade Employment and Inequality, Clarendon Press, Oxford.

Notes

  • [1]
    Par hypothèse, la demande relative de facteurs reste néanmoins constante au niveau de l’économie. Les réallocations intersectorielles vers les secteurs moins intensifs en travail non qualifié compensent l’effet au sein de chaque secteur.
  • [2]
    Ce chiffre découle d’une simple décomposition inter/intragroupe de la variance des intensités factorielles pour les postes de la nomenclature SIC à quatre positions, dont les regroupements sont les postes de la nomenclature à trois positions.
  • [3]
    Les années retenues sont 1977, 1985 et 1993 pour la France, 1975, 1980 et 1991 pour les États-Unis et 1977, 1984 et 1990 pour l’Allemagne.
  • [4]
    Les évolutions sont toujours exprimées en points de variation et non pas en taux de variation, étant donné que les indicateurs choisis sont déjà des pourcentages.
  • [5]
    Sous ce vocable, nous avons regroupé les pays dont le PIB par tête en 1980 excédait 80% de celui de la France. Ce groupe inclut : la Suisse, les États-Unis, le Canada, l’Australie, la Norvège, le Japon et la Nouvelle-Zélande, ainsi que les membres de l’Union Européenne à quinze hormis l’Espagne, le Portugal, l’Irlande et la Grèce. Par défaut, le nom de « pays pauvres » regroupe l’ensemble des autres pays.
  • [6]
    Voir par exemple Oliveira-Martins [1994].
  • [7]
    Cf. le modèle de demande de travail de Brechling (1965).
  • [8]
    Cf. par exemple Denison [1989].
  • [9]
    Les travailleurs sont en fait classés selon leur poste de travail. Les « qualifiés » regroupent les professions intermédiaires et supérieures dans le cas de la France et les travailleurs non directement liés à la production (non-production workers) aux États-Unis.
  • [10]
    L’année de base est 1980.
  • [11]
    Dormont [1984] conteste la spécificité de la loi de Kaldor-Verdoorn, mais ses arguments ne nous paraissent pas adaptés au cadre présent d’estimations de moyen terme en coupe sectorielle.
  • [12]
    Le taux de pénétration s’écrit importations/(production + importations - exportations).
  • [13]
    Sous ce qualificatif, nous avons regroupé les pays dont le PIB par tête en 1980 excédait 80% de celui de la France. Ce groupe inclut : la Suisse, les États-Unis, le Canada, l’Australie, la Norvège, le Japon et la Nouvelle-Zélande, ainsi que les membres de l’Union Européenne à quinze hormis l’Espagne, le Portugal, l’Irlande et la Grèce. Par défaut, le nom de « pays pauvres » regroupe l’ensemble des autres pays.
  • [14]
    Nomenclature à quatre chiffres.
  • [15]
    Les estimations de Hine et Wright portent sur l’effet d’une augmentation donnée des importations, en pourcentage. Les ordres de grandeurs donnés ici sont obtenus en calculant les ordres de grandeur correspondants pour une augmentation de un point du taux de pénétration des importations.
  • [16]
    Toutes leurs régressions sont pondérées par la part dans la masse salariale manufacturière.
  • [17]
    Cet indicateur est une moyenne pondérée du taux de pénétration des importations parmi leurs secteurs fournisseurs.
  • [18]
    Si les firmes sous-traitent à l’étranger leurs activités les plus intenses en travail non qualifié, cela devrait essentiellement se traduire par une augmentation de la part des consommations intermédiaires peu intenses en qualification dans la production. A l’inverse, les variations du taux de pénétration des importations dans un secteur fournisseur de consommations intermédiaires sont a prioriindépendantes du volume de demande adressé à ce secteur par ses clients.
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