Couverture de RECSOC_219

Article de revue

La pensée des fondateurs de l’UNIOPSS

Pages 56 à 71

Notes

  • [1]
    Union sociale, décembre 1975
  • [2]
    Union sociale, n°249, janvier 1976.
  • [3]
    Le Pont des Associations (revue de l’URIOPSS Nord Pas de Calais), n°173, septembre 1998, p10.
  • [4]
    Ibid., p10.
  • [5]
    Union Sociale, n°167, avril 1968, p5.
  • [6]
    Philip Williams, La vie politique sous la 4èmeRépublique, Librairie Armand Colin, 1971, complément de l’annexe III, p. 806.
  • [7]
    Dictionnaire biographique des militants, 19ème et 20ème siècles, de l’éducation populaire à l’action culturelle, G. Poujol et M. Roman, L’Harmattan, 1996.
  • [8]
    Bernard Comte, Semaines Sociales et personnalisme, in Cent ans de catholicisme social à Lyon et en Rhône-Alpes, éd. Ouvrières, p511.
  • [9]
    US, n°5, novembre-décembre 1948, pIII du supplément.
  • [10]
    US, n°94-95, juillet-août-septembre 1961, actes du VIIIème congrès de l’UNIOPSS, Nantes, avril 1961
  • [11]
    US, n°1, janvier-fevrier 1948, pp 3 à 5.
  • [12]
    US, n°382, septembre 1987.
  • [13]
    US, n°24, août-septembre-octobre 1952, p 14.
  • [14]
    US, n°33, ibid, p16.
  • [15]
    US, n°11, pp 17 à 19.
  • [16]
    US, n°25, novembre-décembre 1952, p 7.
  • [17]
    US, ibid, p 8.
  • [18]
    US, n°33, ibid, p 15 à 18.
  • [19]
    US, n°33, ibid, p 15.
  • [20]
    US, n°1, janvier-fevrier 1948, p 2.
  • [21]
    US, n°33, ibid, pp 16 et 17.
  • [22]
    US, n°7, mars-avril 1949, p 1.
  • [23]
    Jean louis Loubet del Bayle, Les non-conformistes des années 30, Une tentative de renouvellement de la pensée politique française, Le seuil, Paris, 1968.
  • [24]
    ibaid., p 27.
  • [25]
    Histoire de dix ans, Jean Pierre Maxence, cité par Loubet del Bayle, p 175.
  • [26]
    US, n°4, septembre-octobre 1948, p 1 et 2.
  • [27]
    Loubet del Bayle, op. Cit., p 238.
  • [28]
    Esprit, n°7, avril 1933.
  • [29]
    Daniel Rops, Le monde sans âme, 1932
  • [30]
    Loubet del Bayle, op. Cit., p 248.
  • [31]
    L’Ordre nouveau, n°9, mars 1934.
  • [32]
    Loubet de l Bayle, op. Cit., p 355.
  • [33]
    Esprit, n°1, octobre 1932, Refaire la Renaissance.
  • [34]
    Lettre de Mounier à Georges Izard le 16 octobre 1934, citée par Jean Louis Loubet del Bayle, op. cit., p 151.
  • [35]
    L’Ordre nouveau, n°9, mars 1934.
  • [36]
    Loubet del Bayle, op. Cit., p 215.
  • [37]
    Emmanuel Mounier, Les certitudes difficiles, Paris, Le Seuil, 1951, p 91.
  • [38]
    Bernard Comte, Semaines Sociales et personnalisme, in Cent ans de catholicisme social à Lyon et en Rhône-Alpes, actes du Colloque de Grenoble, janvier 1991, Editions Ouvrières.
  • [39]
    Etienne Fouilloux, op. cit., p 204.
  • [40]
    US, n°20, novembre-décembre 1951, pp 5 à 14.
  • [41]
    Bernard Comte, Une Utopie…, op. cit., p 45.
  • [42]
    US ; n°16, janvier-fecrier, 1951, p 1.
  • [43]
    Daniel Lindenberg, Les années souterraines, 1937-1947, Ed. La Découverte, Paris, 1990.
  • [44]
    Vers l’Homme du 21ème siècle, Besoins et responsabilités, mars 1968, document UNIOPSS.
  • [45]
    Bernard Comte, Semaines…op. cit.
  • [46]
    Colette Bec, op. Cit.
  • [47]
    Colette Bec, communication au 24ème congrès de l’UNIOPSS.
  • [48]
    Michel Riquet, Chrétiens de France dans l’Europe en chaînée (genèse du Secours catholique), Ed. SOS, Paris, 1972, p 14.
  • [49]
    Michel Riquet, op. cit., p 16.
  • [50]
    Françoise Tétard, Fin d’un modèle philanthropique ? Crise des patronages consacrés au sauvetage de l’enfance dans l’Entre-deux-guerres, in Philanthropies et politiques sociales, op. cit., p 204.
  • [51]
    Françoise Tétard, op. cit., p 208.
  • [52]
    Isabelle von Bueltzingsloewen, op. Cit., conclusion, p 210.
  • [53]
    ibid., p 211.
  • [54]
    Ibid, p 211.
  • [55]
    ibid., p 213.
  • [56]
    Denis Pelletier, in La charité en pratique, op. cit., Essai d’historiographie critique, p 37.
  • [57]
    ibid., p 34.
  • [58]
    Jean Guy Petit, in Philanthropies et politiques sociales, introduction avec Catherine Duprat.

1 Au moment de quitter la présidence de l’UNIOPSS, Robert Prigent écrivait dans Union sociale, la revue mensuelle du réseau : « Ce vaisseau, j’en ai tenu la barre pendant vingt ans et la cloche du bord vient de piquer le changement de quart ». [1] Celui qui occupe désormais le poste dans la maison, comme il l’écrit, c’est Henri Théry, son adjoint depuis deux ans. Nous sommes en 1975. Henri Théry écrit dans la revue de l’UNIOPSS depuis 1956. S’il n’était pas là dès la première heure, très vite il a rejoint les fondateurs et s’est inscrit dans le fil de leur pensée. Son premier éditorial en tant que directeur de l’UNIOPSS, intitulé « Agir ensemble » [2], est l’occasion pour lui d’évoquer les fondateurs de l’Union et sa matrice intellectuelle.

Qui sont les fondateurs de l’UNIOPSS ?

2 L’évocation par Henri Théry des fondateurs de l’UNIOPSS se situe au carrefour de l’histoire et de la mémoire. A ce titre, il est important de noter que la mémoire des fondateurs et des fondements du réseau est centrale pour l’UNIOPSS : dès le Xème anniversaire de l’Union, les congrès sont l’occasion de célébrer le moment fondateur et de donner la parole aux acteurs.

3 Qui sont ceux qu’Henri Théry appelle « le cercle des premiers fondateurs » [3] ? La mémoire du réseau qui s’exprime dans les congrès anniversaires permet de mettre en avant quelques noms : Charles Blondel, président de l’Union nationale des secrétariats sociaux (UNSS), Serge Oberlin, membre du Conseil de l’ordre des médecins, Jean Rodhain, fondateur du Secours catholique, le père Portier, aumônier de l’UNSS, Georges Michel, secrétaire général de l’UNSS et Jean Renaudin, responsable associatif et syndical et futur directeur général de l’UNIOPSS. Ils forment tous ensemble « un petit groupe de concepteurs, auteurs des principales idées de départ, qui surent se montrer des avocats persuasifs pour surmonter les résistances ou simplement l’indifférence auxquelles ils se heurtèrent » [4]. Plus précisément, nombreux sont les témoignages qui permettent de dire que ce sont sans doute Charles Blondel et Serge Oberlin les inventeurs de « l’idée première de l’UNIOPSS » [5]. Fait important, trois des six acteurs de la première heure cités sont à des postes essentiels de l’UNSS.

4 Les initiateurs de ce groupe prennent la décision, entre fin 1946 et début 1947, de mettre en place une organisation. La réunion constitutive de l’UNIOPSS eut lieu le 15 avril 1947. Les premiers membres seront rejoints rapidement par la Fédération protestante de France, le Grand rabbin de France et Jacques Guérin de Vaux pour le Secrétariat catholique des œuvres charitables.

5 La création de l’UNIOPSS est étroitement liée, en termes humains et intellectuels, à la démocratie chrétienne et son entité politique, le MRP. Les axes programmatiques de la démocratie chrétienne, tels que les expose Jean-Dominique Durand, historien spécialiste de la démocratie chrétienne et du catholicisme social, rejoignent clairement la pensée des fondateurs de l’UNIOPSS : organisation communautaire de la société, principe de subsidiarité, maintien de l’État dans de justes proportions, existence de contre-pouvoirs efficaces, économie au service de l’homme. Cette proximité idéologique se manifeste dans la pratique par une forte porosité entre sphère militante, étatique et politique. Ainsi, entre 1945 et 1951 ce sont trois personnalités du MRP (Robert Prigent, Germaine Poinso-Chapuis et Pierre Schneiter [6]) qui se succèdent au poste de ministre de la santé publique et de la population, dont les prérogatives touchent aux problématiques chères aux initiateurs de l’UNIOPSS. Le même Robert Prigent, stratège de la signature de l’ordonnance du 3 mars 1945 qui crée l’UNAF (Union Nationale des Associations Familiales), sera directeur de l’UNIOPSS de 1956 à 1976 [7].

6 A l’inverse, Charles Blondel, membre fondateur de l’UNIOPSS, que le philosophe d’inspiration chrétienne Emmanuel Mounier loue comme « l’un des rares démocrates chrétiens qui ait le sens de l’histoire » [8], est présent à plusieurs réunions qui donneront naissance au MRP.

Les raisons fondatrices : de la brutale nécessité d’une alliance défensive à la permanence des principes

7 Pour les fondateurs, dès le départ, l’UNIOPSS a eu pour objectif de représenter l’ensemble du réseau des œuvres privées sanitaires et sociales, qui forme un tout, un patrimoine national d’immense valeur, pour reprendre les mots de Serge Oberlin.

8

« Nous avons voulu veiller à ce que cet organisme ait toute la souplesse désirable et que, groupant des œuvres de toutes affinités, il permette à chacune d’entre elles de manifester son point de vue au sein de commissions techniques d’études ; en respectant au maximum leur personnalité et leur indépendance, nous avons voulu coordonner l’action de toutes les œuvres afin de les faire participer […] à la réalisation du plan d’action sanitaire et sociale » [9].

9 Cette nécessité et cette volonté de représenter l’intérêt général des œuvres auront deux conséquences : travailler à ce qui unit, et notamment les principes, et ne pas s’engager sur le terrain de ce qui divise, à savoir les méthodes et techniques de prise en charge. Sur ce terrain, l’UNIOPSS travaillera à la nécessité du pluralisme et de la diversité des réponses.

10 Très précisément, c’est la naissance de la sécurité sociale qui va servir de détonateur à la création du réseau. L’enjeu était alors de protéger les œuvres d’une mort annoncée, du fait de la création de la sécurité sociale. André Lavagne le rappelle au VIIIème congrès de l’UNIOPSS : « On est parti de la brutale nécessité d’une alliance défensive » [10]. Effectivement, les membres fondateurs de l’Union prennent conscience de l’émergence du vaste appareil administratif et financier qu’est la sécurité sociale, et s’interrogent sur la pérennité de l’équipement préventif et curatif préexistant, associé aux différentes œuvres. Dès le numéro 1 de la revue Union Sociale, un long article intitulé « La place des œuvres dans l’action sanitaire et sociale » [11] pointe ces enjeux, notamment financiers. En effet, la charge que représente la création de la sécurité sociale va priver les œuvres d’une bonne part de leurs ressources. La question se pose alors de savoir si ce réseau privé doit disparaître, faute de moyens. Au 40ème anniversaire de l’UNIOPSS, en décembre 1987, Henri Théry conforte de manière rétrospective cette analyse :

11

« Acte fondateur de l’UNIOPSS, mais aussi acte fondateur d’une bien plus grande portée, qui une année auparavant, institua notre système de sécurité sociale. Car c’est bien à cet acte qu’il faut remonter pour discerner les raisons qui ont présidé à la naissance de notre Union. Cet événement majeur posait, en effet, en des termes nouveaux le problème du devenir des œuvres privées, et plus largement celui des solidarités dont elles étaient l’agent et le support » [12].

12 Cependant, très vite, les fondateurs de l’Union vont évoluer d’une défense passive des œuvres privées à un éloge de leurs capacités et surtout du sens qu’elles portent en elles. Sur ce fondement, l’UNIOPSS va affirmer la permanence des principes auxquels elle est attachée, à savoir : le fondement, la nature des œuvres et leur autonomie, la question du contrôle de celles-ci, l’union nécessaire, un type d’organisation qui refuse les bureaucraties modernes, la promotion du bien commun, le rôle et la place de l’État. Ces principes se retrouvent en filigrane dans les discours et écrits des principaux représentants de la structure, qui portent davantage sur ce postulat théorique que sur les techniques d’intervention en matière de politiques sociales. Leur analyse est centrale pour comprendre la nature spécifique de l’UNIOPSS et son socle intellectuel et moral.

13 Ainsi, de nombreux articles de l’Union Sociale traitent de la question de la liberté, ayant pour objectif de conforter chaque œuvre membre de l’Union dans sa différence, ses particularités et son caractère propre. A chaque assemblée générale de l’UNIOPSS, son président, Jean Renaudin, intervient pour la défense de ce principe, qu’il relie avec celui de bienveillance. Une commission nationale de l’UNIOPSS travaille d’ailleurs plusieurs mois à définir ce caractère de bienfaisance d’une œuvre à but non lucratif, ainsi qu’à élaborer des critères d’évaluation de la notion [13].

14 Liée à la question de l’autonomie, la mise en place d’un contrôle par l’autorité étatique est un autre débat récurrent, qui fait l’objet de mises au point régulières de la part de Jean Renaudin :

15

« Seraient encore moins admissibles les mesures dites techniques ou administratives qui tendraient à faire perdre aux œuvres privées leur caractère propre pour les assimiler degré par degré à des institutions publiques » [14].

16 Rejoignant ces propos, un article de Jean Tirloy publié dans la revue Union Sociale traite de la présence des organismes de sécurité sociale et d’allocations familiales dans les conseils d’administration des œuvres subventionnées, et conteste la notion d’autorité de contrôle [15]. Union Sociale publie par la suite un article intitulé : « Terminologie inadéquate » [16], qui souligne que l’UNIOPSS accepte les contrôles, mais pas l’ingérence : « L’État conseiller, l’État contrôleur, oui ; l’État tuteur, l’État gestionnaire, non […] l’inféodation des citoyens à une tutelle étatique est le fait de régimes totalitaires » [17].

17 Outre sa fonction de contrôle et ses limites, le rôle global de l’Etat est lui-aussi régulièrement précisé. Il est ainsi envisagé par Jean Renaudin comme un promoteur d’harmonie et de coordination, un protecteur de l’action privée, ou encore un ordonnateur loyal. Pour les fondateurs de l’UNIOPSS, la véritable mission de l’État, hormis les cas exceptionnels, est de servir le droit privé, et non de l’absorber.

18

« L’État a aussi à définir et à promouvoir les bases d’un plan cohérent d’action sociale, à en fixer les principaux objectifs, à veiller à son exécution, et cela en utilisant au maximum les initiatives privées, pour connaître par elles les grands problèmes humains qui se posent et qui n’ont pas encore trouvé de solution législative, financière, ni de réalisation » [18].

19 Cette approche de l’État s’appuie sur un autre principe, celui de la subsidiarité. Au nom de celle-ci, l’État « ne se [substitue] à l’initiative privée que dans la mesure où l’action présentant une telle envergure et nécessitant des moyens d’une telle puissance, il n’apparaît pas possible de la laisser aux mains des particuliers sans courir le risque de mettre en péril le bien commun » [19]. La subsidiarité revendiquée et surtout pratiquée par l’UNIOPSS s’applique à sa propre organisation. Elle lui permet de refuser un type d’organisation à l’image des bureaucraties modernes de l’époque, qu’elle ne cesse de fustiger à longueur d’éditoriaux. L’UNIOPSS se veut garante de l’autonomie de ses membres :

20

« Nous ne voulons ni remplacer ni nous superposer. Que chacun garde sa vie propre, son orientation, sa tenue, que chacun continue l’œuvre pour laquelle il a été fait et nous nous ferons la nôtre » [20].

21 Cette défense et illustration des œuvres permettent le développement d’une thématique autour de l’œuvre :

22

« Produit vivant de l’initiative libre des individus, elle reste à l’échelle de l’homme et conserve un caractère familial, elle est, par le contact direct avec chaque individu isolé, un facteur de paix sociale. […] L’œuvre privée est le lieu où justice et charité se complètent judicieusement. La charité est cependant supérieure à la justice, elle met l’homme en prise directe avec l’homme » [21].

La matrice intellectuelle des fondateurs

23 L’UNIOPSS, par son histoire et son développement, sera le ciment de ce qui dans la réalité n’est que diversité, division et anarchie. Elle produit un sens commun pour un monde aux appartenances diverses. C’est la raison d’être de l’union. Henri Paul Martin, président de l’Uriopss Rhône-Alpes et administrateur national l’exprime clairement et de manière métaphorique dans un éditorial de la revue Union Sociale, intitulé « Au service du pays » :

« Sans doute, en vrac dans notre champ de France, les œuvres n’ont elles rien à se reprocher ; sans doute ne portent elles aucune atteinte à celles qui travaillent et s’accomplissent non loin d’elles. Mais il leur faut avoir chaque jour davantage la perception de ce à quoi elles risquent de manquer en ne participant pas à cette construction harmonieuse qui donne un sens plus complet à leur action. Et cependant, il ne s’agit pas que l’une ou l’autre œuvre perde sa personnalité ou la fonde à celle des autres. Chaque pierre doit rester dans l’édifice ce qu’elle était ; mais à l’accomplissement de sa propre mission elle ajoutera la création d’une harmonie plus parfaite avec les autres pierres. […] Ceux qui hier ne vous apercevaient pas parce que vous étiez en vrac dans les champs, voici que tout à coup ils jugent de votre immense valeur grâce à cette construction d’ensemble » [22].
En 1947 Charles Blondel a 52 ans (35 ans en 1930), Maurice Chaix-Brian 40 ans (23 ans en 1930), Jean Renaudin 44 ans (27 ans en 1930), Jean Rodhain 47 ans (30 ans en 1930) et Serge Oberlin 55 ans (38 ans en 1930). Ils participent de cette double appartenance, des années 30 par leur jeunesse, de la reconstruction pour le temps de la maturité. Le discours de ces fondateurs, leurs appartenances, voir les références intellectuelles qu’ils évoquent pour certains nous permettent de mettre en évidence certaines composantes et mouvances dont ils sont issus. Dans le cadre de notre étude, et sur la base de la revue Union Sociale, nous avons retenu trois sources : les non-conformistes des années 30, le réseau des Semaines Sociales et des Secrétariats Sociaux et l’esprit du concordat social.

Les non-conformistes des années 30 [23]

24 Il s’agit d’une génération, qui n’a pas été meurtrie dans sa chair par les tranchées, mais marquée dans son esprit par cette tragédie. Ce sont des noms parmi lesquels les plus connus sont : Robert Aron, Arnaud Dandieu et Daniel Rops (tous deux cités par Jean Renaudin dans ses éditoriaux de la revue), Jean Lacroix, Thierry Maulnier, Emmanuel Mounier et Denis de Rougemont. Ce dernier évoque une « communauté d’attitude » en parlant de cette mouvance. Ils vont créer et s’exprimer dans des revues : Les Cahiers en 1928, La Revue Française en 1930, Réactions en 1930 (qui devient La Revue du XXème siècle en 1934), Plans en 1931, Esprit en 1932 et L’Ordre Nouveau en 1933. Le politologue et sociologue Jean Louis Loubet del Bayle a montré l’originalité de ces groupements de jeunes des années 1930-1934, en les définissant comme l’« événement idéologique le plus caractéristique de ces années tournantes ». Effectivement, ces années sont marquées par un ensemble de crises : crise économique, montée des périls et crises diplomatiques, instabilité politique et antiparlementarisme, désarroi intellectuel ; et elles virent se produire un changement, une relève de génération [24].Un certain nombre de thèmes et de termes vont surgir, orchestrés par les revues de ces non-conformistes :

25

« Il semble alors que pensée et action vont se joindre, au moins chez les jeunes. Presque tous ayant contre la société et la politique présente porté la même condamnation, on peut espérer qu’ils vont chercher et trouver en commun des voies de salut, des valeurs révolutionnaires fécondes » [25].

26 Quelles sont les idées clés de cette génération, qui s’expriment au travers des revues, des livres publiés et des articles de presse ?

27 Le refus et la dénonciation « des idéologies qui méconnaissent le réel » et qu’accompagne le triomphe de l’abstraction. Ce thème est traité par Jean Renaudin dans son éditorial intitulé « Essence de la noblesse » [26]. Il cite le livre de Gustave Thibon « Retour au réel » ; sous sa plume apparaît en filigrane le thème de la décadence ou du moins la menace de celle-ci. Refus des idéologies, refus des idéalismes, cette génération prône le retour au réel au nom d’une espérance.

28

« Tous plaidaient donc pour, selon les vocabulaires, un retour à l’objet, un retour au concret, un retour au réel. Ils voyaient d’ailleurs dans cet idéalisme désincarné, l’origine de la séduction que le matérialisme pouvait exercer en réaction sur certains esprits » [27].

29 La critique de l’ordre économique et du désordre établi, la révolution nécessaire et les propositions pour un ordre nouveau. La dénonciation du désordre économique et social se traduit par un anticapitalisme ferme : « Notre révolte contre le monde de 1932 implique sans réserve la condamnation et le renversement par tous les moyens, surtout par les moyens illégaux, c’est à dire efficaces, du régime capitaliste » écrit Emmanuel Mounier [28] ; « Je tiens la soumission à l’économique pour une des causes déterminantes du désarroi contemporain » affirme de son côté Daniel Rops [29]. La raison de la critique est morale et philosophique avant d’être économique et politique. Ici les influences de Charles Péguy, Jacques Maritain, de Nicolas Berdiaeff ou encore Georges Bernanos sont certaines.

30 La crise de civilisation et le personnalisme. Pour Loubet del. Bayle, l’intuition centrale de ces mouvements de jeunes des années 1930 était que les symptômes de crise qu’ils énuméraient et analysaient n’étaient que les signes avant-coureurs d’une crise beaucoup plus générale et beaucoup plus profonde, une crise de civilisation [30]. Ce thème de la crise de civilisation est un des arguments majeurs exprimés sous des formes multiples et nuancées dans la revue Union Sociale. Les éditoriaux de Jean Renaudin : « Ni société d’insectes, ni anarchie » paru dans le numéro 8, « Les fondements de la solidarité des hommes » dans le numéro 9, et « La vingt cinquième heure » paru dans le numéro 10, entre mai et décembre 1949 résonnent des accents, des angoisses et parfois des fureurs de cette génération.

31 La critique de l’étatisme. Ils dénoncent tous, dans leurs différents ouvrages ou articles, la dictature de l’État, seul maître de la vie économique comme de la vie politique et sociale, qui conduit à faire de l’homme un robot privé de toute responsabilité et de toute liberté, noyé « dans une masse amorphe d’individus indifférenciés ». L’influence de Proudhon à Esprit comme à L’Ordre nouveau se traduit par cette méfiance face à tout risque d’étatisme. Cette critique de l’État omnipotent et omniprésent les conduit à faire l’éloge des corps intermédiaires :

32

« La vocation de la personne humaine ne trouve son accomplissement que dans les cadres naturels où s’élargit sa responsabilité, où sa réalité profonde s’engage » [31].

33 L’éloge de la famille, de la profession, de la région. Le souci de ces groupes est de freiner le développement d’un étatisme jugé de plus en plus envahissant. C’est le refus de ce qu’ils considèrent comme les deux périls de l’époque, l’individualisme et le collectivisme, qui engage cette génération à rechercher des solutions « dans une conception de la société, accordant une très grande importance aux communautés intermédiaires naturelles existant entre l’individu et l’État » [32].

34 La nécessité de l’action. Le thème de l’engagement est un invariant de cette génération. Ils s’intéressaient aux œuvres qui témoignent du souci de ne pas déserter les drames de l’histoire. Ce thème de l’engagement est développé notamment par Denis de Rougemont dans Politique de la personne (1934). « Le monde est en panne. L’esprit seul peut remettre en marche la machine, il se trahit s’il s’en désintéresse. C’est pourquoi notre volonté s’étend jusqu’à l’action » écrit Emmanuel Mounier [33]. En même temps que cette problématique de l’action, il n’est pas rare que soit abordée la question des élites. Ils évoquent souvent le ferment dans la pâte. « Ce ne sont pas les masses qui font l’histoire, mais les valeurs qui agissent sur elles à partir de minorités inébranlables » [34].

35 La troisième voie. « Nous refusons le mal d’Orient et le mal d’Occident » écrit Mounier. C’est le refus conjugué du capitalisme et du communisme qui engage cette génération dans la recherche d’une troisième voie : « Sous prétexte de corriger le désordre du libéralisme décadent, les bolcheviks ont voulu établir une société d’insectes », peut on lire dans L’Ordre Nouveau [35]. Certes cette troisième voie, qui s’exprime parfois à Esprit (jusqu’en 1934), dans la revue L’Ordre Nouveau et chez certains représentants de la Jeune droite au travers de la formule ni droite ni gauche, « traduisait aussi un certain mépris de la politique, un antipolitisme auquel l’influence là encore, de Proudhon et de Péguy n’était pas étrangère » [36]. Mounier apporte sa nuance : « nous placions notre ligne de visée sur un plan radicalement transcendant au plan politique, bien que recoupant aussi le plan politique » [37].

36 Crise de civilisation, troisième voie, primauté de la personne, dénonciation du tout individu comme du tout collectif, mise à distance de l’État et affirmation des instances intermédiaires, autant de thèmes qui furent le terrain de prédilection de cette génération des années 1930. Il y a eu la guerre, qui sépare les deux générations des années 1930 et de la reconstruction. Entre les deux il y a eu la catastrophe. Certains thèmes reviennent, très présents, même s’ils sont parfois quelque peu édulcorés.

37 C’est pour l’essentiel dans cette lignée que s’inscrit le projet des fondateurs de l’UNIOPSS, l’influence de l’esprit des non-conformistes apparaîssant clairement, notamment sous la plume de certains fondateurs de l’UNIOPSS. Cette préoccupation qu’ils auront de situer le débat sur le plan de la civilisation en est la manifestation la plus exemplaire.

Les Semaines sociales de France (1937-1947) et les Secrétariats sociaux

38 Institution majeure du catholicisme français pour Bernard Comte [38] et véritable université itinérante, « L’école normale supérieure du catholicisme social » comme l’appelait Joseph Folliet, les Semaines sociales délivrent chaque année, à un public issu des œuvres et des mouvements « un enseignement de haute volée en matière économique et sociale » [39]. La commission générale, dont le rôle est essentiel quant au choix des thèmes et des intervenants, est rajeunie après les décès de Gonin et Boissard. Vont ainsi entrer en son sein : Charles Blondel, administrateur de l’UNIOPSS, Charles Flory, et Louis Charvet qui sera le deuxième président de l’UNIOPSS de 1967 à 1981. Joseph Folliet y fait son entrée en 1938. Il prononcera une des conférences du premier congrès de l’UNIOPSS à Lyon en 1951. La revue Union Sociale publie l’intégralité du cours de Jean Rivéro aux Semaines sociales de France de Montpellier (38ème session) intitulé : « Les transformations sociales et la protection légale de la santé » [40]. Louis Charvet et Charles Blondel seront parmi les intervenants réguliers des sessions. Il est intéressant de parcourir les thèmes des sessions qui se déroulent entre 1936 et 1947.

39 Dans les Semaines sociales de Versailles, en 1936, le sujet abordé s’intitule « Les conflits de civilisation » ; tandis que les Semaines sociales de Clermont-Ferrand en 1937 traite de « La personne humaine en péril ». On y dénonce tout à la fois l’aliénation dans l’individuel et l’aliénation dans le collectif. Les Semaines sociales de Rouen en 1938 interviennent sur le thème de « La liberté et des libertés dans la vie sociale ». Les Semaines sociales de Bordeaux en 1939, sur le thème du « Problème de classes et communauté nationale ». Dans son intervention, Charles Blondel affirme la primauté de la communauté nationale sur l’activité des classes. Pendant la Guerre, les Semaines sociales sont interrompues. C’est Charles Flory, beau-frère de Charles Blondel qui devient président des Semaines sociales en 1945. La même année à Toulouse, elles abordent le thème suivant : « Transformations sociales et libération de la personne ». Charles Flory prononce la leçon d’ouverture et évoque la montée des périls. Il affirme la permanence des principes et l’effort d’adaptation nécessaire. Pour lui la question centrale est celle de l’équilibre à trouver entre liberté et autorité. D’après lui, « le rôle croissant de l’État, dans une société qui évolue vers une civilisation de masses, tend à rompre l’équilibre, au détriment de la liberté, et que seules des solutions pluralistes nous sauveront d’un totalitarisme renaissant ». Il prend appui sur la réorganisation de la sécurité sociale pour mieux expliciter sa pensée :

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« Que ces institutions aient besoin d’une refonte, nous n’y contredirons certes pas. Mais nous ne saurions approuver le caractère étatique du projet gouvernemental […]. Nous sommes généralement attachés à toutes les formules mutualistes, parce qu’elles sauvegardent certaines libertés de groupement, développent chez les élites familiales et professionnelles le sens des responsabilités et évitent les tares d’une administration alourdie […]. Tout est occasion pour continuer et développer, mais avec d’autres hommes, l’œuvre d’étatisation entreprise ces dernières années, sous couvert de révolution nationale ».

41 Tous les thèmes qu’il développe ici seront régulièrement repris dans les éditoriaux de la revue de l’UNIOPSS, notamment par Jean Renaudin et Charles Blondel.

42 Les Semaines sociales de Strasbourg en 1946 portent sur le thème de la Communauté nationale, avec une intervention de Charles Blondel sur la structure démocratique de l’État. Lors des Semaines sociales de Paris en 1947 sur le thème du « Catholicisme social face aux grands courants contemporains », Charles Flory ouvre la session par un exposé sur « La crise de civilisation et l’affrontement des doctrines ». Au cours de celui-ci, il met en évidence de nombreux aspects des réalités du moment. Il observe que « le dirigisme triomphe », que la vie entière tend à devenir collective, mais aussi que l’homme aspire à cette « collectivisation de la vie », il « s’abandonne à cette tutelle qui le dispense des efforts d’adaptation et de prévoyance ; tout le porte à la soumission et au confinement dans le présent ». L’intervention de Joseph Folliet portera sur l’avènement des masses et les révolutions du XXème siècle. Il admet que son cours pèche par « excès de tragique », mais pour mieux rappeler que c’est la situation qui est tragique. Pour lui, l’homme des masses perd les attributs de la personne : « La fabrication en série et la généralisation des standards uniformisant les vêtements, la parure, l’ameublement, les plaisirs, retentissent sur la psychologie individuelle qu’elles nivellent et rendent uniforme ». Ces thèmes seront récurrents dans les éditoriaux de la revue de l’UNIOPSS.

43 Nous pouvons encore retenir les Semaines sociales de Lille en 1949 sur le réalisme économique et progrès social, avec une intervention de Louis Charvet sur les difficultés françaises ; et en 1951, les Semaines sociales de Montpellier sur le thème de la santé et de la société. Charles Flory y abordera la question de la sécurité sociale et de l’équipement sanitaire du pays : « Œuvre déjà grandiose qui se complète et se modernise chaque jour et à laquelle l’initiative privée continue de participer avec une générosité qui ne s’est pas démentie ». Il réaffirme le primat de la liberté et de la responsabilité personnelle qui doit guider l’homme et reconnaît le rôle de l’État qui a « le droit et le devoir, dans le respect des lois supérieures du droit naturel, de prendre en charge ce qui, dans le domaine de la santé, est bien commun humain ».

44 De par les thèmes abordés, les sujets développés, les idées-forces mises en avant, par les hommes eux-mêmes, le lien entre les fondateurs de l’UNIOPSS et les Semaines sociales n’est plus à démontrer. Ils appartiennent à une même mouvance, celle du catholicisme social. Au cœur de celle-ci, il y a Charles Blondel : juriste et interprète qualifié des thèses catholiques sociales. Fils du philosophe, maître des requêtes au Conseil d’État, collaborateur des Semaines sociales et des Écoles normales ouvrières du syndicalisme chrétien, également familier de la revue Esprit en 1937-1938, il est proche de Mounier et Lacroix, qui ont retenu dans l’été 1940 sa formule : « faire de l’armement spirituel clandestin ». Charles Blondel et Georges Michel sont administrateurs de l’UNIOPSS à sa création.

45 Nous avons évoqué la personne de Louis Charvet, futur président de l’UNIOPSS et lui aussi intervenant attitré des Semaines sociales. Au cœur de cette mouvance, il a des attaches plus précises. Il est vice-président des Équipes sociales, créées par Robert Garric en 1920-1921. Ce mouvement avec la Revue des jeunes, « se réclame de l’héritage spirituel, pédagogique et national du général Lyautey qui à été à la fin de sa vie l’ami de Garric et de Lamirand, a patronné l’action des Équipes sociales et a présidé la fédération du scoutisme français » [41]. Bernard Comte présente Garric comme le « propagandiste de l’esprit Lyautey ». Le général Lescanne, président de l’Uriopss de l’Est signe un éditorial de la revue Union Sociale intitulé « En relisant Lyautey » dans lequel il écrit cette citation du général : « Dégager des étiquettes philosophiques sociales, professionnelles qui nous séparent en cloisons étanches, dégager le dénominateur commun, dégager les communes raisons de vivre et d’agir, dégager tout ce qui rapproche » [42]. Robert Garric, qui en 1938 participe à la création d’une école de préparation aux carrières sociales affirmait : « le social a évidemment la première part ». La trace du « lyautisme » [43] sera sensible dans le réseau, en lien avec le scoutisme. Lors de la cérémonie du XXème anniversaire de l’UNIOPSS le 18 novembre 1967, Edmond Michelet, alors ministre d’État, adresse un message. Il termine celui-ci en évoquant Robert Garric : « Homme dont la plupart d’entre vous connaissent l’attachement qu’il portait à votre union » [44]. Bernard Comte résume bien l’esprit des Équipes sociales et de la Revue des jeunes : « La Revue des jeunes refuse tout engagement sur le terrain politique, en se cantonnant au domaine humain, social et moral, qui correspond à sa visée propre. En réalité, ce refus implique une vision du politique, qu’on tend à réduire au moral ou au communautaire » [45]. Nous retrouvons ici une des lignes de crêtes de certains fondateurs de l’UNIOPSS.

L’esprit du concordat social

46 Un des legs de l’histoire en matière de politiques sociales est celui de la pratique du concordat, concept que nous devons à la sociologue Colette Bec [46]. Ses travaux nous rappellent que le champ de l’assistance fût le lieu du « Concordat social », de la collaboration entre républicains de gouvernement et monde des œuvres et de la bienfaisance. La volonté des républicains d’organiser et de rationaliser le monde anarchique de « la nébuleuse des secours » va rencontrer le souci des œuvres de s’organiser. L’OCOB (Office central des œuvres de bienfaisance) se veut, selon son fondateur Léon Lefébure « le lien naturel entre les œuvres charitables et l’intermédiaire efficace entre elles, le public et l’État » [47]. Cet esprit, ce souci du concordat, perdure dans l’histoire des politiques sociales au long du XXème siècle, même s’il n’est pas aussi structuré que dans les années 1890. Il y aura des bonnes volontés de part et d’autre de collaborer et de moderniser. Rappelons quelques-unes unes de ces figures.

47 Le père Lauras, fondateur en 1920 de la Conférence Laénnec, participe à la création du Secrétariat catholique des œuvres charitables et sociales d’hygiène et de santé le 6 juillet 1930. Il est aux côtés de Jacques Guérin de Vaux qui sera administrateur-fondateur de l’UNIOPSS et de Jérôme Poindron de l’OCOB. Il participe à la création de la commission des religieuses hospitalières en 1936, qui deviendra l’Union nationale des congrégations d’action hospitalière et sociale (UNCAHS). « Il se trouvait au centre d’un vaste mouvement de coordination des initiatives catholiques et des institutions religieuses dans le domaine de l’action charitable et sociale » [48]. Préoccupé par la concurrence de ce que le père Riquet appelle « une inquiétante entreprise de laïcisation de la charité », il a compris que la seule manière de réagir et de lutter, passe par la modernisation des institutions et le perfectionnement des méthodes.

48 Les ministres de la santé publique du Front Populaire travaillent aussi dans le sens d’une collaboration. Henri Sellier est à l’origine des décrets d’août-septembre 1936 sur la coordination des œuvres privées d’hygiène et d’assistance avec les services publics. Et le père Michel Riquet, qui succède au père Lauras fait état de ses bonnes relations avec Marc Rucard nouveau ministre, ainsi qu’avec le docteur Cavaillon, directeur au ministère de la santé publique. Une circulaire, parue au journal officiel du 17 juin 1937, concernait la neutralité dans les établissements publics de santé. Michel Riquet évoque le fait que le ministre lui aurait soumis le texte avant de le publier [49].

49 Ces quelques figures évoquées, confirment cette présence de l’esprit du concordat social. Sa pratique entre 1890 et 1946 servira de repère et d’expérience à ceux qui vont créer l’UNIOPSS. Les raisons de ce concordat sont multiples : ne pas alourdir la charge de l’État par l’intégration de l’espace charitable dans un espace assistanciel d’État, partage des tâches et des chasses gardées (école pour la république et charité pour l’église), calcul stratégique des républicains pour ne pas ouvrir un second front à côté de la guerre scolaire, autant d’éléments d’explication partiellement satisfaisants.

50 Pendant l’entre-deux-guerres le secteur du sauvetage de l’enfance va vivre une période de tensions. Ce sont les sociétés de patronage qui assurent l’essentiel de la prise en charge, au détriment de l’assistance publique et des colonies pénitentiaires. Un rapport du ministère de la justice pour la période 1914-1925 se révèle très critique pour ces sociétés : « dont, certes les dirigeants sont animés des intentions les plus généreuses, mais dont l’organisation matérielle et morale peut si facilement se trouver en défaut » [50]. Mais les critiques les plus vives, émanent du rapport d’Henri Rouvier, daté de 1927. À la suite de ce rapport, l’État renforce les contrôles (obligation de présenter au préfet annuellement des documents, rationalisation des inspections, utilisation du couperet budgétaire, désignation des œuvres autorisés à recevoir des mineurs). C’est Henri Rollet, fondateur du Patronage de l’enfance et de l’adolescence qui semble visé. Il n’aura pas le soutien des œuvres, autre que mitigé. Françoise Tétard émet l’hypothèse suivante :

51

« Comment interpréter ces réserves ? Etait il trop exposé, trop impliqué dans des enjeux politiques ? N’était-il pas assez représentatif du monde des notables ? Ou n’était ce pas plutôt les œuvres qui montraient de la résistance à faire cause commune ? Les tentatives avortées, mais plusieurs fois réitérées, de constituer une union des sociétés de patronage trouveraient alors le même type d’explications : les œuvres sont réticentes à tout projet fédératif et jalouses de leur indépendance » [51].

52 Le 14 janvier 1933, une loi prévoit la surveillance des établissements de bienfaisance privée, fruit d’un long aboutissement et d’un compromis entre les partisans de la liberté de la bienfaisance et ceux du contrôle de l’État.

53 Il y a dans l’histoire des politiques sociales, des moments clés où se conjuguent, convergent, sans forcément aboutir, trois types de problèmes : intervention de l’État, organisation des œuvres et nécessité de moderniser et rationaliser les interventions sociales. Cette rationalisation des pratiques charitables serait la réponse aux exigences d’une demande sociale relayée par l’État [52]. L’historienne Isabelle Von Bueltzingsloewen observe le phénomène des militants de la charité qui deviennent à part entière des acteurs de la modernisation de la société. Elle met ainsi en évidence « l’impulsion à se fédérer ou du moins à inventer un niveau supérieur d’organisation en vue de rationaliser la bienfaisance, le double rapport de complémentarité et de concurrence qui se noue entre la charité confessionnelle et l’assistance philanthropique ou d’Etat » [53]. Pour elle, le concordat social du début du XXème siècle est demeuré discret et presque honteux. Il n’a pas « suffi à modifier les termes d’un débat national dominé par le conflit entre laïcité et cléricalisme » [54]. Et par ailleurs, constat est fait que les politiques d’assistance, de santé ou d’éducation populaire n’ont pas pu se réaliser sans le concours des œuvres, des militants de la charité. Le concordat est nécessaire à tous : « Au cœur du XXème siècle, la convergence l’emporte néanmoins sur l’affrontement interconfessionnel[…] elle est facilitée, y compris en France après 1945, par l’acceptation progressive du rôle de l’État, et conduit à une sorte de répartition rationnelle des tâches qui est bien la caractéristique de l’État providence » [55]. L’exercice de la bienfaisance est une activité qui s’est considérablement transformée au XXème siècle. L’évolution du vocabulaire en est le signe : bienfaisance, assistance, aide sociale, action sociale. C’est une évolution des techniques de gestion du social. Il est vrai que le développement de l’État providence va se traduire par « un rejet de la charité aux marges » [56] de celui-ci. Mais sa fonction symbolique, comme lieu où la société civile s’assume, s’éprouve et se prend en charge, est irremplaçable. Cette présence des catholiques dans le champ assistanciel doit être expliquée. Nous rejoignons Denis Pelletier qui rappelle que dès le premier tiers du XIXème siècle : « Les catholiques investissent le terrain social, en réaction contre leur perte d’emprise progressive sur le domaine politique au sens strict. Le militantisme de terrain apparaît comme une autre manière de faire de la politique, ordonnée à la lutte contre la sécularisation et à l’utopie d’une reconquête du corps social par le bas » [57]. Mais il est nécessaire de rappeler une forme de mépris du politique qui va habiter une grande partie des militants sociaux et que l’on retrouvera chez certains fondateurs de l’UNIOPSS. Toujours à la recherche d’explications à cet esprit concordataire dans le champ assistanciel, Jean Guy Petit évoque la nécessité de jouer la carte de la complémentarité devant l’ampleur des problèmes et malgré les rivalités et les conflits entre institutions philanthropiques et politiques sociales d’État [58].

54 Finalement, l’action sociale reste le lieu par excellence de la confrontation/collaboration entre l’initiative privée sous toutes ses formes et l’intervention de l’État. C’est la grande affaire du XXème siècle, un des grands paradoxes de ce temps. L’intervention de l’État est souhaitée, voir réclamée en même temps qu’imposée. L’UNIOPSS naît de ce paradoxe. On retrouve ici mis en pratique ce que Pierre Rosanvallon nomme « le jacobinisme augmenté ».


Date de mise en ligne : 01/05/2018.

https://doi.org/10.3917/recsoc.219.0056

Notes

  • [1]
    Union sociale, décembre 1975
  • [2]
    Union sociale, n°249, janvier 1976.
  • [3]
    Le Pont des Associations (revue de l’URIOPSS Nord Pas de Calais), n°173, septembre 1998, p10.
  • [4]
    Ibid., p10.
  • [5]
    Union Sociale, n°167, avril 1968, p5.
  • [6]
    Philip Williams, La vie politique sous la 4èmeRépublique, Librairie Armand Colin, 1971, complément de l’annexe III, p. 806.
  • [7]
    Dictionnaire biographique des militants, 19ème et 20ème siècles, de l’éducation populaire à l’action culturelle, G. Poujol et M. Roman, L’Harmattan, 1996.
  • [8]
    Bernard Comte, Semaines Sociales et personnalisme, in Cent ans de catholicisme social à Lyon et en Rhône-Alpes, éd. Ouvrières, p511.
  • [9]
    US, n°5, novembre-décembre 1948, pIII du supplément.
  • [10]
    US, n°94-95, juillet-août-septembre 1961, actes du VIIIème congrès de l’UNIOPSS, Nantes, avril 1961
  • [11]
    US, n°1, janvier-fevrier 1948, pp 3 à 5.
  • [12]
    US, n°382, septembre 1987.
  • [13]
    US, n°24, août-septembre-octobre 1952, p 14.
  • [14]
    US, n°33, ibid, p16.
  • [15]
    US, n°11, pp 17 à 19.
  • [16]
    US, n°25, novembre-décembre 1952, p 7.
  • [17]
    US, ibid, p 8.
  • [18]
    US, n°33, ibid, p 15 à 18.
  • [19]
    US, n°33, ibid, p 15.
  • [20]
    US, n°1, janvier-fevrier 1948, p 2.
  • [21]
    US, n°33, ibid, pp 16 et 17.
  • [22]
    US, n°7, mars-avril 1949, p 1.
  • [23]
    Jean louis Loubet del Bayle, Les non-conformistes des années 30, Une tentative de renouvellement de la pensée politique française, Le seuil, Paris, 1968.
  • [24]
    ibaid., p 27.
  • [25]
    Histoire de dix ans, Jean Pierre Maxence, cité par Loubet del Bayle, p 175.
  • [26]
    US, n°4, septembre-octobre 1948, p 1 et 2.
  • [27]
    Loubet del Bayle, op. Cit., p 238.
  • [28]
    Esprit, n°7, avril 1933.
  • [29]
    Daniel Rops, Le monde sans âme, 1932
  • [30]
    Loubet del Bayle, op. Cit., p 248.
  • [31]
    L’Ordre nouveau, n°9, mars 1934.
  • [32]
    Loubet de l Bayle, op. Cit., p 355.
  • [33]
    Esprit, n°1, octobre 1932, Refaire la Renaissance.
  • [34]
    Lettre de Mounier à Georges Izard le 16 octobre 1934, citée par Jean Louis Loubet del Bayle, op. cit., p 151.
  • [35]
    L’Ordre nouveau, n°9, mars 1934.
  • [36]
    Loubet del Bayle, op. Cit., p 215.
  • [37]
    Emmanuel Mounier, Les certitudes difficiles, Paris, Le Seuil, 1951, p 91.
  • [38]
    Bernard Comte, Semaines Sociales et personnalisme, in Cent ans de catholicisme social à Lyon et en Rhône-Alpes, actes du Colloque de Grenoble, janvier 1991, Editions Ouvrières.
  • [39]
    Etienne Fouilloux, op. cit., p 204.
  • [40]
    US, n°20, novembre-décembre 1951, pp 5 à 14.
  • [41]
    Bernard Comte, Une Utopie…, op. cit., p 45.
  • [42]
    US ; n°16, janvier-fecrier, 1951, p 1.
  • [43]
    Daniel Lindenberg, Les années souterraines, 1937-1947, Ed. La Découverte, Paris, 1990.
  • [44]
    Vers l’Homme du 21ème siècle, Besoins et responsabilités, mars 1968, document UNIOPSS.
  • [45]
    Bernard Comte, Semaines…op. cit.
  • [46]
    Colette Bec, op. Cit.
  • [47]
    Colette Bec, communication au 24ème congrès de l’UNIOPSS.
  • [48]
    Michel Riquet, Chrétiens de France dans l’Europe en chaînée (genèse du Secours catholique), Ed. SOS, Paris, 1972, p 14.
  • [49]
    Michel Riquet, op. cit., p 16.
  • [50]
    Françoise Tétard, Fin d’un modèle philanthropique ? Crise des patronages consacrés au sauvetage de l’enfance dans l’Entre-deux-guerres, in Philanthropies et politiques sociales, op. cit., p 204.
  • [51]
    Françoise Tétard, op. cit., p 208.
  • [52]
    Isabelle von Bueltzingsloewen, op. Cit., conclusion, p 210.
  • [53]
    ibid., p 211.
  • [54]
    Ibid, p 211.
  • [55]
    ibid., p 213.
  • [56]
    Denis Pelletier, in La charité en pratique, op. cit., Essai d’historiographie critique, p 37.
  • [57]
    ibid., p 34.
  • [58]
    Jean Guy Petit, in Philanthropies et politiques sociales, introduction avec Catherine Duprat.
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