Couverture de RECSOC_208

Article de revue

Le rapport à l’emploi des femmes en congé parental

Un repositionnement vis-à-vis des normes sociales

Pages 58 à 78

Notes

  • [1]
    Par souci de lisibilité, on parlera, dans la suite de l’article, indistinctement du congé parental et des prestations qui peuvent y être associées.
  • [2]
    Malgré le fait que le dispositif soit ouvert aux hommes et aux femmes, 98 % de ses bénéficiaires sont des femmes.
  • [3]
    Le CLCA a remplacé l’allocation parentale d’éducation en 2004.
  • [4]
    L’APE de rang 2 concerne les mères de deux enfants.
  • [5]
    Interview de Jeanne Fagnani, sociologue, www.femmes-emploi.fr, 2010.
  • [6]
    Nicolas M., 2008, « Interrompre son activité professionnelle : deux compléments de libre choix d’activité de la prestation d’accueil du jeune enfant », L’essentiel, n° 79.
  • [7]
    Elles étaient en fin de congé parental lors de la première vague d’entretiens.
  • [8]
    Cette question des « moments clés » était l’une de celles sous-tendant la réalisation de cette étude.

1 Mesure législative établie dans le Code du travail, le congé parental d’éducation permet aux salariés ayant au moins un an d’ancienneté de suspendre leur contrat de travail ou de réduire leur temps de travail pour s’occuper de leur enfant, en bénéficiant d’une garantie de retour à l’emploi. Sous certains critères d’éligibilité, liés notamment à des conditions d’activité antérieure, ce congé peut s’accompagner du versement de prestations financières par les Caisses d’Allocations Familiales (le complément de libre choix d’activité, entre autres). Le congé parental et les prestations qui peuvent lui être associées, en particulier celles accompagnant l’interruption d’activité professionnelle, ont suscité une multitude de réflexions et de débats. Les effets « indésirables » du dispositif [1] en matière d’égalité hommes-femmes ont notamment été démontrés. Ses bénéficiaires étant quasi-exclusivement des femmes [2], le dispositif renforce de fait la division traditionnelle des rôles sexués, limitant notamment leur insertion professionnelle. Plusieurs études ont ainsi souligné l’effet défavorable de la prise d’un congé parental à temps plein sur le taux d’emploi, le retour à l’emploi, l’évolution salariale et le niveau de retraite des bénéficiaires. Les résultats de l’étude de Laurence Allain et Béatrice Sédillot (1999) ont montré que la chute des taux d’activité due à l’existence de l’allocation parentale d’éducation (APE) [3] se serait élevée de quinze à seize points entre 1994 et 1997. Ils ont par ailleurs fait apparaître qu’environ la moitié des bénéficiaires de l’APE de rang 2 [4] à taux plein auraient été actives sans l’existence de l’allocation. Plus récemment, une enquête de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (ministère du Travail, de l’Emploi et de la Santé) sur les situations professionnelles à l’entrée et à la sortie du complément de libre choix d’activité (CLCA – Legendre et al., 2011) a notamment souligné que le chômage six à neuf mois après la sortie du dispositif concernerait environ 30 % des anciens bénéficiaires à taux plein présents sur le marché du travail. Selon cette étude, les sortants d’un CLCA à taux plein à la recherche d’un emploi rencontrent un certain nombre de difficultés pour retrouver du travail, en raison de l’importance de la période d’inactivité et de la faible compatibilité des horaires de travail proposés avec une vie de famille.

Congé parental et complément de libre choix d’activité

Le congé parental est ouvert à tout salarié qui justifie d’un an d’ancienneté dans l’entreprise à la date de naissance d’un enfant ou de l’arrivée au foyer d’un enfant adopté âgé de moins de 16 ans. A l’expiration du congé de maternité ou d’adoption, le(la) salarié(é) peut demander soit de bénéficier d’un congé parental, soit d’exercer une activité à temps partiel en réduisant d’au moins un cinquième la durée hebdomadaire pratiquée dans l’établissement, la durée minimum ne pouvant être inférieure à seize heures. Le congé parental et le travail à temps partiel ont une durée initiale d’un an au plus. Ils peuvent être prolongés deux fois pour prendre fin, au plus tard, au troisième anniversaire de l’enfant ou trois ans après l’arrivée de l’enfant adopté au foyer. Pendant la durée du congé parental d’éducation, le contrat de travail est suspendu. Il est possible, sous certaines conditions, de bénéficier de prestations financières versées par la Caisse d’Allocations Familiales (CAF), dont le complément de libre choix d’activité..
Le complément de libre choix d’activité (CLCA) est une des allocations de la prestation d’accueil du jeune enfant (PAJE) qui s’adresse aux parents d’enfants âgés de moins de 3 ans. Le CLCA peut être perçu à taux réduit pour les parents exerçant une activité professionnelle à temps partiel, ou à taux plein pour les parents ne travaillant pas. Le CLCA est versé dès le premier enfant pour une durée maximale de six mois à partir du mois de la naissance, de l’adoption, de l’accueil ou de la fin du congé de maternité, de paternité ou d’adoption. A partir du deuxième enfant, la prestation peut être versée jusqu’au mois précédant le troisième anniversaire de l’enfant. Pour en bénéficier, le parent doit avoir travaillé deux ans au cours des deux dernières années pour le premier enfant, des quatre dernières années pour le deuxième et des cinq dernières années à partir du troisième enfant. Le CLCA est une prestation forfaitaire est versée sans condition de ressources.
Le CLCA, entré en vigueur au 1er janvier 2004, a remplacé l’allocation parentale d’éducation (APE). Contrairement au CLCA, l’APE ne s’adressait pas aux parents d’un seul enfant. Par ailleurs, les conditions d’activité antérieure nécessaires pour bénéficier du CLCA ont été durcies et le travail à temps partiel a été rendu plus attractif (augmentation du montant de la prestation à taux réduit, cumul avec une prestation d’aide à la garde plus attractif).

2 Si de nombreux travaux ont porté sur les effets du dispositif sur ses bénéficiaires, peu se sont en revanche intéressés à l’expérience vécue des femmes pendant son déroulement. La thèse de Stéphanie Gosset-Connan (2004) sur les dynamiques identitaires des femmes ayant recours à l’APE s’est penchée sur les processus et dynamiques identitaires en jeu chez les mères au cours de leur période de cessation d’activité professionnelle. Néanmoins, elle reste silencieuse ou laconique sur certains points, notamment sur les facteurs qui se révèlent déterminants dans la décision des mères de reprendre ou d’arrêter leur activité professionnelle à l’issue du dispositif. La seule étude à s’être réellement intéressée à ces facteurs est celle réalisée par la FORS-Recherche sociale en 2009 (Brunet F., Kertudo P., 2010), à la demande de la Caisse Nationale des Allocations Familiales, sur l’insertion professionnelle des femmes en congé parental. A partir d’entretiens ethnographiques auprès d’une trentaine de femmes bénéficiaires du congé parental à taux plein, ont été analysés les bouleversements survenant chez les femmes pendant leur interruption d’activité, guidée par une question centrale : à quelles conditions les changements qui s’opèrent durant le congé parental vont-ils dans le sens d’un « raccrochage » des femmes au marché du travail ? Quand vont-ils, au contraire, dans le sens d’un décrochage vis-à-vis de l’emploi ? Quatre grandes hypothèses concernant le congé parental ont structuré l’enquête de terrain :

  • en tant que période de forte présence au foyer, le congé parental modifie l’organisation quotidienne des femmes, notamment la répartition conjugale des tâches domestiques, redéfinissant ainsi les positions des conjoints au sein du ménage ;
  • en tant que période spécifiquement consacrée à l’entretien et l’éducation des enfants, le congé parental joue sur les représentations des bénéficiaires et les amène à repenser la place de la sphère familiale dans leurs priorités ;
  • en tant que période d’inactivité, le congé parental conduit les femmes à repenser leur rapport au travail et à l’emploi, et à reconsidérer leur avenir professionnel à l’aune de leurs nouvelles envies, ambitions, priorités de vie ;
  • il existe, au cours des trois ans de congé parental, des moments « cruciaux », précisément identifiables, déterminant l’arbitrage opéré par les mères entre maintien dans la sphère domestique et reprise d’une activité professionnelle.

3 Cet article développe les principales analyses de cette recherche ; il souligne les différents types de repositionnements possibles vis-à-vis du travail lors de l’expérience du congé et identifie les modes de raisonnement et de justification qui les sous-tendent. L’étude montre que pour les bénéficiaires, le choix du retour ou non à l’emploi après le congé ne se fait pas une fois pour toutes mais s’inscrit le plus souvent dans un processus identitaire dynamique (évoluant au cours des trois ans) et complexe, fait de doutes, d’ambivalences et de renégociations répétées avec soi-même.

Méthodologie

L’étude se fonde sur une méthodologie qualitative originale qui se décompose en deux temps. Une première vague d’entretiens approfondis (deux à trois heures) en face-à-face, à domicile, menés auprès de vingt-neuf femmes, mères de deux enfants ou plus, bénéficiaires du congé parental à taux plein (les femmes étaient, selon les cas, en début, à mi-parcours, ou en fin de congé parental). Une seconde vague d’entretiens téléphoniques (trente à quarante-cinq minutes) conduite six mois plus tard auprès des mêmes femmes, dans l’objectif de saisir, dans une dynamique évolutive, les principaux changements qui se sont produits pour ces dernières, tant du point de vue de leur organisation quotidienne que de leurs représentations.
Le département de la Gironde a été retenu comme terrain d’enquête, dans la mesure où il se révèle représentatif, s’inscrivant dans la moyenne nationale au regard de plusieurs critères : sa typologie urbaine, la répartition de sa population par PCS (professions et catégories socioprofessionnelles), son taux de chômage, son offre d’accueil pour la petite enfance… Les services de la Caisse d’Allocations Familiales (CAF) de la Gironde ont été sollicités pour l’extraction d’un listing de trois cents bénéficiaires du complément de libre choix d’activité (CLCA) à taux plein. Afin de diversifier autant que possible les situations des mères enquêtées, certains critères ont été arrêtés pour la constitution de l’échantillon, relatifs à la situation matrimoniale des bénéficiaires, à leur âge, à « l’ancienneté » de leur inscription dans le dispositif « congé parental » et, enfin, aux revenus de leur ménage. Par ailleurs, une attention particulière a été portée aux femmes dont les situations professionnelles sont à priori les plus instables : employées en situation précaire (contrats à durée déterminée, vacations…), salariées de petites ou moyennes entreprises (PME)… En effet, c’est pour ces bénéficiaires que la question du retour à l’emploi semble la plus problématique : en ce qui concerne notamment les PME « l’absence prolongée, puis le retour de l’employée peut causer des problèmes d’organisation du travail et compliquer la gestion du personnel. Certes, légalement l’employeur est obligé de reprendre la personne à l’issue de son congé, mais il peut l’affecter à des postes ou dans des secteurs qui ne lui conviennent pas ». [5]
En définitive, l’étude a porté sur vingt-neuf bénéficiaires (présentées à la fin de l’article). Il faut noter que le recours au congé parental à taux plein sélectionne de fait un certain profil de femmes : « les bénéficiaires à taux partiel – quel que soit le rang – ont des revenus relativement élevés, alors que les parents ayant au moins deux enfants bénéficiant de ce complément à taux plein ont un niveau de vie plutôt faible ou moyen (…). On constate une surreprésentation des cadres et professions intermédiaires parmi les bénéficiaires à taux partiel, alors que les employés sont particulièrement présents parmi ceux à taux plein » [6].
La première vague d’entretiens a démarré au mois de décembre 2009 : les bénéficiaires ont été rencontrées à leur domicile, à Bordeaux ou dans des communes avoisinantes. La seconde vague d’entretiens, prévue six mois après, a démarré fin mai 2010. Toutes les enquêtées ont été recontactées par téléphone : un point a été fait sur leur situation (conjugale, familiale, résidentielle, etc.) et sur leurs projets, notamment professionnels, pour l’après congé. Quelques bénéficiaires, sorties du dispositif [7], ont pu être interrogées sur les raisons ayant finalement motivé leur décision de reprise (ou de non reprise) d’activité professionnelle. Celles ayant repris le travail ont par ailleurs été questionnées sur les conditions de leur réintégration dans l’emploi.
Cette méthode originale d’enquête en deux temps visait à saisir finement les processus de décrochage ou de raccrochage à l’emploi à l’œuvre au cours de l’expérience du congé et d’en appréhender les mécanismes. En introduisant une variable essentielle, celle de la temporalité, l’objectif était de mettre en relief des évolutions dans les représentations et les aspirations des femmes durant le congé, et à faire apparaître des phénomènes de continuité ou, au contraire, de rupture dans leur appréhension du travail et leur rapport à la sphère professionnelle. Mais l’objectif était également de comprendre la manière dont les bénéficiaires peuvent justifier des changements de trajectoire.
Par ailleurs, les entretiens à T + 6 mois devaient permettre de montrer les éventuels décalages entre les aspirations professionnelles des femmes et leurs possibilités concrètes de réalisation. L’ambition était aussi de s’extraire au moins en partie d’un registre d’analyse en terme de « projection » et de s’inscrire dans une réflexion plus pragmatique sur les contraintes et obstacles relatifs à la reprise effective du travail, après trois années d’interruption.

Être en congé parental : comment penser l’articulation travail / famille ?

Des injonctions normatives contradictoires

4 Les propos recueillis auprès des femmes révèlent à quel point les bénéficiaires du congé parental se trouvent en prise avec des injonctions normatives difficiles à concilier, voire contradictoires. Au cœur d’un dispositif précisément pensé par les politiques publiques comme un instrument de conciliation vie familiale-vie professionnelle, les bénéficiaires du congé parental sont amenées à s’interroger sur les modes d’articulation possibles entre travail et famille et, au-delà, sur la conciliation de leurs différents rôles sociaux (mères, travailleuses, conjointes, etc.). La période d’éloignement temporaire du marché du travail semble particulièrement propice pour faire le point sur l’organisation adoptée jusqu’alors, réévaluer sa pertinence et jauger de sa validité pour l’avenir, dans un contexte familial modifié par la présence d’un enfant supplémentaire. Les propos de Sybille, 36 ans, l’illustrent parfaitement : « Avec le congé parental, on a le temps de réfléchir, de prendre du recul sur une routine et un fonctionnement qu’on avait pas forcément remis en question avant. Quand on travaille, on a la tête dans le guidon. On ne réfléchit pas sur son choix de vie, on est dedans, on fait. En congé, on se pose des questions : est-ce que je veux continuer comme avant ? Comment je vais faire après ? Est-ce que c’est tenable avec un enfant de plus ? On remet tout en perspective ». Mais cette réflexion ne va généralement pas de soi. Les entretiens menés ont souligné les difficultés, pour les femmes, à se projeter dans l’après congé et à formuler des choix fermes et définitifs, notamment quant à la reprise ou non d’une activité professionnelle. Ainsi, Bénédicte, 29 ans, explique : « Avec du recul, je ne suis pas sûre de vouloir reprendre mon travail… J’ai toujours pensé que le travail était nécessaire à l’épanouissement. Mais je me rend compte qu’on ne peut pas tout faire concrètement : avoir un poste intéressant, des enfants, tenir sa maison, être là pour son mari ».

5 Les discours des femmes sont souvent traversés d’incertitudes, de doutes, voire d’ambiguïtés. Ainsi, celles qui affirment ne pas pouvoir imaginer un avenir de mère au foyer tant l’épanouissement professionnel est, pour elles, primordial, opposent pourtant l’authenticité de la vie familiale à l’artificialité du monde professionnel. Elles expliquent à quel point le recentrage de leur vie autour de l’éducation des enfants est source de bonheur « vrai », tout en mettant en exergue le caractère pesant et parfois sclérosant de la vie au foyer : « Avec le congé parental, il y a un confort, une qualité de vie, une sérénité pour toute la famille. Quand les enfants sont malades, je ne suis pas stressée à l’idée de devoir jongler entre l’entreprise et la nounou qui ne veut pas les garder. (…) On grandit avec ses enfants, par tous ces contacts quotidiens qui créent le lien » affirme d’abord Céline, 38 ans, puis elle explique : « Mais c’est du non-stop 24 heures sur 24, et sept jours sur sept, sans temps de pause pour souffler. Au moins, quand je travaillais, le midi j’avais un vrai temps pour moi. Maintenant, ce sont les enfants d’abord, et je n’ai plus de fenêtre sur l’extérieur. Et c’est vrai que, compte tenu de ma personnalité, mes proches sont étonnés que je sois en congé [parental] ».

6 Ces incertitudes s’expliquent par le fait que les bénéficiaires sont en proie à des modèles normatifs concurrents. La première de ces normes est celle qui s’impose à tout individu contemporain, et que l’on pourrait appeler « l’injonction à la réalisation de soi ». Dans la société actuelle, la logique d’individualisation et d’autonomisation enjoint en effet l’individu à se révéler lui-même, à développer toujours davantage ses ressources et ses capacités personnelles, afin d’être reconnu en tant que personne unique et singulière. Alain Ehrenberg résume bien cet impératif de la modernité : « Nous sommes devenus de purs individus, au sens où aucune loi morale ni aucune tradition ne nous indiquent du dehors qui nous devons être et comment nous devons nous conduire (…). Au lieu que la personne soit agie par un ordre extérieur (ou une conformité à la loi), il lui faut prendre appui sur ses ressorts internes, recourir à ses compétences mentales. Les notions de projet, de motivation, de communication sont aujourd’hui des normes » (Ehrenberg, 2000 : 14). Cet impératif apparaît dans les propos des bénéficiaires, comme Mathilde, 23 ans, qui affirme « vouloir trouver une vie qui lui correspond, où elle est enfin elle-même et s’exprime complètement ».

7 Les bénéficiaires sont en proie à une deuxième injonction normative : celle de la disponibilité maternelle (Gojard, 2010). La reconnaissance progressive de l’enfant comme personne, avec sa nature propre et son originalité – à laquelle Françoise Dolto a notamment contribué – a changé la donne des relations éducatives et soumis la parentalité à de nouvelles exigences. Pour François de Singly, la nouvelle fonction parentale ne se résume plus à la transmission de savoirs et de connaissances, mais doit révéler l’identité de l’enfant par une attention constante et un environnement stable (Singly (de), 2004). Le rôle des parents est de favoriser l’épanouissement de leurs enfants et la réalisation optimale de leur individualité. « Mais il s’avère que cette attention que réclame l’enfant renvoie d’abord à la disponibilité de la mère, avec notamment le développement de l’importance primordiale accordée à l’allaitement et aux premiers contacts. L’accent est ainsi mis sur l’importance cruciale de cette disponibilité pour le développement de l’enfant, mais aussi sur les bénéfices secondaires qu’elle apporte : le plaisir d’être avec son enfant, de profiter de ses premiers sourires, de constater ses progrès, en ayant le sentiment d’en être responsable » (Bajos et Ferrand, 2007 : 35). Vigilance continuelle et disponibilité totale sont ainsi devenues les marqueurs de la « bonne » maternité. Ce qu’ont très bien intégré les femmes rencontrées, comme le montre l’exemple d’Hélène, 28 ans : « Chacun a un rôle dans l’éducation des enfants mais celui de la mère est irremplaçable pendant les premières années de la vie, ne serait-ce que par l’allaitement ».

8 Dans un monde social où la valeur de référence est devenu le « soi », la famille est plus que jamais présentée comme une ressource dans la construction de soi, dans la mesure où elle aide chacun de ses membres à se construire comme personne autonome (Singly (de), 2004). En somme, l’individu contemporain ne saurait se réaliser complètement en son absence. Il se doit donc de travailler à la consolidation des liens familiaux. Le modèle de l’« harmonie familiale » est ainsi le troisième modèle qui s’impose aux bénéficiaires, et vers lequel elles essayent de tendre, comme le traduisent les paroles de Célie, 38 ans : « Maintenant, je ne suis plus pressée, je ne regarde pas l’heure. Donc je suis moins râleuse, moins autoritaire, moins "gueularde" et moins "chiante". C’est plus agréable pour tout le monde. Mon mari me l’a fait remarquer ». Mais si l’individu doit créer et préserver les conditions d’une harmonie familiale, on attend de lui qu’il le fasse sans pour autant délaisser son implication dans la sphère professionnelle. Dans une société qui fonctionne sur la logique marchande, le temps professionnel (et plus précisément le « temps plein », qui reste la norme malgré les mutations structurelles du marché du travail), est en effet celui en fonction duquel doivent s’organiser et s’articuler tous les autres temps : le temps physiologique, c’est-à-dire celui consacré à l’alimentation, au sommeil, etc., le temps familial et domestique et, enfin, le temps de loisirs (Dumontier et al., 2002). Avec une exigence toujours plus grande de performance, de productivité et de réactivité dans le travail, que les bénéficiaires ressentent unanimement : « Au travail, c’est le chiffre d’affaires en permanence » (Marion, 38 ans) ; « on “speede” toujours, on court » (Bénédicte, 29 ans) ; « on s’investit, on est à fond » (Céline, 38 ans).

9 Certes, toutes les femmes sont amenées à composer avec ces quatre normes sociales difficilement conciliables, voire concurrentes (réalisation de soi, disponibilité maternelle, harmonie familiale et implication professionnelle). Mais le congé parental place les mères dans une position très particulière par rapport à ces modèles normatifs : il leur donne, pour un temps, la possibilité d’épouser deux d’entre eux (la disponibilité maternelle, l’harmonie familiale), en les « délestant » provisoirement du modèle de l’implication professionnelle. Concrètement, il les soulage du cumul des normes, en leur offrant un cadre qui permet la succession de celles-ci (disponibilité pour le foyer pendant trois ans maximum, puis réinvestissement de la sphère professionnelle ensuite). Or, contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, l’allégement d’une des normes ne simplifie pas forcément les choses. Les discours des bénéficiaires montrent même qu’il peut accroître les tensions. D’abord parce que les normes qui prennent le dessus pendant le congé ne correspondent pas forcément aux aspirations des femmes, surtout pour celles ayant fait le choix du congé de manière contrainte (Berger et al., 2006) : « J’ai pleuré le jour où j’ai dû me résoudre à prendre un congé parental (…) C’est long et super dur. On regarde le temps passer parfois. On ne voit pas d’adultes de la journée ; je préfère largement être au travail, franchement. Pour s’occuper des enfants, à la limite, on n’a même pas besoin de s’habiller. On traîne », déplore Clara, 33 ans.

10 Ensuite, parce que la norme « abandonnée », celle du travail, est socialement la plus valorisée : « Les gens se disent : “bon, elle ne bosse pas, mais bon sang, qu’est-ce qu’elle fait ?”. On commence à avoir des remarques qui arrivent tout à coup : “mais qu’est-ce que tu fais de tes journées ?” sur un ton soi-disant drôle » (Maïssa, 44 ans). Enfin, parce que les femmes ont le sentiment qu’elles doivent compenser l’abandon de l’implication professionnelle par un respect d’autant plus fort des autres normes, et ce d’autant plus qu’elles perçoivent une allocation pour s’occuper de leurs enfants : « Je suis en devoir d’être disponible pour mon foyer. D’une certaine façon j’ai des comptes à rendre, car je perçois une allocation… » (Carole, 43 ans). Dans ce contexte, la conciliation des modèles apparaît comme d’autant plus difficile ou malaisée. Les femmes sont ainsi particulièrement en proie aux doutes, remises en questions durant leur congé, et sont traversées par des sentiments ambivalents.

Des marges d’autonomisation limitées vis-à-vis des normes

11 Rares sont les bénéficiaires qui parviennent totalement à se détacher et ignorer l’un des modèles présentés infra. A cet égard, Brigitte, bénéficiaire de 36 ans qui invalide le modèle de la réalisation par le travail pour revendiquer un épanouissement personnel centré sur les enfants et le foyer, fait figure d’exception : « J’ai beaucoup plus confiance en moi que lorsque je travaillais comme aide à domicile. Je suis mieux dans mes baskets. Le rôle que je joue aujourd’hui est beaucoup plus épanouissant ». La plupart des enquêtées ont une perception beaucoup plus mitigée et ambivalente de cette position de « femmes au foyer ». Elles assument mal le fait d’être rémunérées pour une activité que les autres, les actives, réalisent « gratuitement », à savoir l’élevage des enfants : « on ne sert pas vraiment à grand chose. On faisait les mêmes tâches avant, et on le faisait en travaillant, et sans rien percevoir. Donc on se dit qu’on en fait pas assez, qu’on est pas la super maman qu’on devrait être » (Violaine, 33 ans).

12 Mal à l’aise avec le fait de bénéficier d’une allocation sans pour autant travailler, certaines bénéficiaires tentent de trouver de nouveaux modes de réponses à l’exigence sociale de productivité. Elles redoublent ainsi d’efforts pour être utiles et « productives » dans la sphère familiale. Elles pensent et organisent en continu leur temps autour des enfants, cherchant à éviter le plus possible les temps morts qui pourraient être, vus de l’extérieur, assimilés à du temps perdu ou gaspillé. Elles investissent massivement les tâches ménagères et le travail éducatif, se sentant dans l’obligation d’être de « meilleures » intendantes et, surtout, de « meilleures » mères que celles qui travaillent, comme le montrent les propos de Céline, 38 ans : « Je me mets des objectifs, j’ai des exigences : faire moi-même mes yaourts, les purées et compotes de ma fille (…), je fais un maximum de choses le matin. C’est l’idéal, car l’après-midi j’ai seulement une heure trente de tranquillité pendant laquelle ma fille dort. J’en profite pour régler les questions administratives ». Les bénéficiaires estiment qu’un investissement temporel faible ou modéré au foyer durant le congé serait socialement interprété comme un signe de désintérêt, et les étiquetterait d’emblée comme de « mauvaises mères » : « Je n’ai pas voulu avoir des heures en halte-garderie. Je sais que je peux faire plein de choses avec mes enfants, je ne me vois pas les laisser là-bas pour aller faire du shopping pour moi » (Florine, 33 ans). Tout se passe comme si ces mères compensaient leur déficit d’implication professionnelle par un surinvestissement marqué du champ domestique. Ce mode de fonctionnement leur permet de légitimer leur situation et, en ce sens, les satisfait. La recherche d’une conformité à l’image de la « mère idéale » atténue le sentiment de redevabilité en même temps qu’elle est source de légitimation et de revalorisation de soi. Puisqu’elle est une mère dévouée et au service des siens, Aurélie (30 ans) a toute sa place au foyer, sa présence est utile voire indispensable : « Les enfants ont besoin de toute l’attention qu’on va leur donner. On leur offre un cadre privilégié pour démarrer leur vie. On voit à travers les yeux de notre enfant qu’il grandit mieux et s’épanouit ».

13 Cependant, cette manière de fonctionner (surinvestissement des tâches liées au foyer) n’est jamais complètement satisfaisante. La plupart du temps, les bénéficiaires avouent que ce fonctionnement implique de mettre un voile sur les perspectives de réalisation de soi et d’épanouissement personnel. C’est bien ce que révèle Mathilde, 23 ans : « On tombe dans une spirale où on est que maman, et plus femme. Et ça pèse sur le moral et le quotidien. Être là, tout le temps avec ses enfants, à un moment donné, c’est trop. On n’a pas de temps pour soi ». Finalement, l’abandon ponctuel du cumul des rôles semble pousser les femmes à se surconformer aux normes relatives à la « bonne maternité », et les amener à renoncer à certaines facettes de leur personnalité. Ce qui se révèle peu satisfaisant pour elles.

14 De fait, les discours des femmes en congé parental sont quasiment toujours traversés d’ambivalences. En fonction de l’angle sous lequel elles abordent leur expérience du congé, les bénéficiaires vont l’appréhender de façon plus ou moins positive. À certains moments de l’entretien, elles vont la valoriser et mettre en avant sa légitimité au regard de l’intérêt de l’enfant et de la consolidation du bonheur familial : « J’ai testé les deux : mère active et mère qui ne travaille pas. Et je vois bien la différence. Un enfant se sent plus en confiance quand sa mère est là tout le temps pour s’occuper de lui. Ma fille apprécie que je sois là pour lui faire des câlins quand elle est triste ou quand elle tombe… » (Célie, 38 ans). A d’autres moments, les propos des femmes vont exprimer une conception beaucoup plus négative du congé, reflétant une certaine tension identitaire forte, née du décalage entre la situation immédiatement vécue et l’image qu’elles avaient jusqu’alors d’elles-mêmes : « Parfois, quand je fais le bilan de ma journée, je me dis “Mince, je n’ai fait que des trucs autour des enfants et de la maison” et ça me fait peur » (Clara, 33 ans). Au cours de la discussion, une même femme peut ainsi tenir des propos en apparence contradictoires sur le congé parental, donnant l’impression d’être en proie à une sorte de « schizophrénie » discursive : « Maintenant, quand les enfants racontent leur journée, leurs histoires avec leurs copains, j’écoute bien plus, je suis plus attentive. Tous les jours, je regarde les cahiers ; le mercredi je fais des crêpes. Avant, je ne savais même pas faire une quiche, je ne voyais jamais la maîtresse » explique d’abord Bénédicte, 29 ans. Puis elle souligne quelques minutes plus tard : « Aujourd’hui, c’est sûr, je ne suis pas épanouie à 100 %. Il y a toutes ces contraintes ménagères que je me mets et qui maintenant passent au premier plan. Bon, ça ne peut pas durer tout le temps ! Je me suis fait avoir à mon propre rôle, j’ai voulu tout faire : cuisine, lessive, organisation, papiers administratifs, factures… Je me suis fait un planning dingue, sous prétexte que je ne bossais pas et que j’avais du temps ». Mais cette ambivalence traduit en réalité une difficulté à renoncer au cumul des normes. L’autonomisation par rapport à l’un ou l’autre des modèles en vigueur est clairement source de stress et d’angoisses.

Typologie des modes de gestion du congé parental

15 Face aux tensions qui les traversent, les femmes effectuent, tout au long de leur expérience, un travail de gestion identitaire par lequel elles tentent de donner du sens à ce qu’elles vivent, et de trouver une cohérence entre leur situation présente, leur trajectoire antérieure, leurs aspirations pour l’avenir, ainsi que les normes sociales en vigueur. Pour les bénéficiaires qui se trouvent « dans l’un de ces moments qui ébranlent les convictions et remettent en cause les appartenances » (Gosset-Connan, 2004 : 185) l’enjeu est de maintenir, réaffirmer ou reconstruire une définition de soi acceptable ou valorisée à la fois pour soi-même et pour les autres. Au cours de cet exercice, elles vont notamment repenser leur positionnement au regard du travail et de l’emploi. Cette réflexion va se traduire, selon les cas, par une mise à distance ou, au contraire, par un réinvestissement du monde professionnel et, en définitive, elle influera clairement sur la perspective de retour au travail à l’issue du dispositif.

16 S’inspirant d’une typologie élaborée par Abraham Franssen à propos de l’évolution de l’identité professionnelle des travailleurs sociaux (2005), quatre modes de gestion du congé parental ont pu être identifiés, auxquels correspondent quatre types de positionnement par rapport au retour à l’emploi :

  • le mode de gestion « revendicatif » : le congé n’est pas source de tensions identitaires, les bénéficiaires revendiquant le fait de se situer en dehors du modèle d’implication professionnelle, et refusant de s’y conformer à l’issue de leur expérience ;
  • le mode de gestion « défensif » : le congé est source de doutes et de questionnements qui parviennent à être dépassés à travers une priorisation progressive des normes de disponibilité maternelle et d’harmonie familiale, et une autonomisation vis-à-vis du modèle d’implication professionnelle ;
  • le mode de gestion « offensif » : le congé est, comme précédemment, source de doutes et de questionnements, mais ces derniers parviennent à être surmontés ici grâce à une subordination de toutes les normes vis-à-vis de celle de l’engagement professionnel ;
  • le mode de gestion « anomique » : le congé est source de tensions identitaires profondes qui ne parviennent pas réellement à être surmontées et plongent les femmes dans une détresse importante. Les bénéficiaires se trouvent dans une situation de crise identitaire car elles ne peuvent se résoudre à renoncer à l’un ou l’autre des modèles normatifs existants.

Le mode de gestion « revendicatif »

17 Le mode de gestion « revendicatif » du congé est celui que l’on retrouve le plus rarement au sein de l’échantillon, même non représentatif (quatre femmes sur vingt-neuf). Les femmes concernées revendiquent leur choix du congé parental et leur statut de femme au foyer ; elles mettent en avant le caractère très positif de l’expérience du congé qu’elles perçoivent comme un moment de leur vie où elles peuvent enfin s’épanouir, où leur identité profonde trouve à s’exprimer pleinement. Ces bénéficiaires sont entrées dans le dispositif de manière volontaire, en lien avec des convictions éducatives fortes, souvent antérieures à leur maternité. Pour elles, dont la mère était inactive, l’idée d’une délégation à un tiers pour l’éducation des enfants est difficilement admise, voire insupportable. Ces femmes ont très tôt privilégié la famille au travail ; elles sont d’ailleurs entrées dans la maternité de manière relativement précoce et ont un nombre d’enfants supérieur à la moyenne des femmes (plus de trois enfants). Elles se sont faiblement investies d’abord dans les études, puis dans leur vie professionnelle. Leur faible niveau de diplôme et leur conception utilitaire du travail les ont amenées à postuler sur des emplois peu qualifiés et faiblement sélectifs (agent de nettoyage, aide à domicile…), ce qui a contribué à renforcer leur vision contraignante et peu épanouissante du travail, et les a conduit, a fortiori, à valoriser un peu plus l’expérience maternelle. Ces femmes vivent leur expérience de manière uniquement positive. Pour elles, le congé les dégage des contraintes du travail et leur offre un rythme de vie serein, avec du temps pour se reposer, se détendre, se consacrer à son bien-être (yoga, shopping, coiffeur….), ou s’inscrire dans de nouvelles activités de loisirs (photographie, danse…). Le congé est également source d’une sociabilité nouvelle, plus riche qu’avant l’entrée dans le dispositif, en leur donnant la possibilité d’accompagner leurs enfants à l’école et de participer davantage à la vie de l’établissement, créant ainsi des occasions de rencontres avec d’autres parents.

18 Pour cette catégorie de femmes, le congé est une forte source de valorisation et de reconnaissance, le moyen de s’accomplir « en tant qu’être social animé de responsabilités » (Gosset-Connan S., 2004 : 18). Il ne constitue pas une parenthèse mais un effet d’aubaine. Il vient consolider leur identité et renforcer un choix latent : celui de l’inscription dans une carrière maternelle, et donc du décrochage du marché de l’emploi.

Le mode de gestion « défensif »

19 Les bénéficiaires qui relèvent de cette catégorie sont un peu plus âgées que les précédentes ; la plupart ont de plus de 35 ans. Elles sont entrées dans le dispositif de manière volontaire, afin de faire une coupure dans une carrière professionnelle déjà bien amorcée et/ou de prendre du temps avec leurs enfants, d’autant plus s’il s’agit de leur dernière grossesse. Les femmes de cette catégorie (la plus fréquente au sein de l’échantillon) ont une identité marquée par un fort désir de conciliation entre vie familiale, vie professionnelle et vie sociale. Elles se sont impliquées de manière modérée dans l’emploi, le travail étant pour elles une source d’épanouissement parmi d’autres. Néanmoins, elles ont un niveau de diplôme plus élevé que les femmes de la première catégorie, et ont toujours recherché à occuper des postes qualifiés et en lien avec leurs centres d’intérêt. Globalement, les bénéficiaires de cette catégorie vivent leur expérience de manière assez sereine. Elles affirment éprouver un plaisir certain à s’occuper de leurs enfants et trouver des gratifications dans leurs soins et leur éducation. Par ailleurs, elles font part d’un resserrement et d’un renforcement des liens familiaux. Cependant, ces mères relatent que la situation d’inactivité professionnelle leur procure un épanouissement personnel très relatif et présente même un caractère sclérosant. Les enquêtées déplorent l’isolement social et le manque de réflexion intellectuelle générés par le congé. Elles expriment parfois un sentiment d’ennui : le CLCA se substituant dans leur cas à un revenu plus élevé, il a réduit le niveau de vie de leur ménage et ainsi restreint de manière non négligeable leurs possibilités de sorties. Enfin, elles ont le sentiment que le congé les place dans une position de « repère fonctionnel » du foyer, de pilier dans l’organisation familiale et domestique ; ce qu’elles ont parfois du mal à accepter. Ces femmes sont donc en prise avec des sentiments contradictoires. Elles disent ne pas être totalement en adéquation avec elles-mêmes et parlent même de « sacrifice » sur un plan personnel. Dans le même temps, elles soulignent qu’il s’agit là d’une parenthèse temporelle, qui présente certains avantages. Le congé leur permet, en effet, de créer un ambiance familiale détendue et sereine. Par ailleurs, il représente une occasion inédite de réflexion sur de nouveaux projets professionnels, susceptibles de donner un nouveau souffle à leur carrière. Plusieurs de ces femmes expliquent ainsi vouloir profiter de l’expérience pour concrétiser des projets de reconversion longtemps mis de côté.

20 Ces bénéficiaires relativisent ainsi les tensions identitaires qui les traversent par l’adoption d’une attitude résolument « défensive ». Elles insistent sur le fait que le congé n’a pas remis en question leur définition de soi, leur identité profonde, celle de femmes plurielles, à la fois mères mais aussi conjointes, amies, professionnelles, etc. Elles réaffirment également la cohérence de leur trajectoire biographique et la légitimité de leur situation présente au regard de leurs choix passés. Mais elles se heurtent alors à un obstacle lorsqu’elles évoquent, dans la continuité de leur réflexion, leurs perspectives pour l’avenir : comment maintenir la cohérence de leur parcours à l’issue du congé ? Plus précisément, comment maintenir un degré d’implication familiale suffisant et mettre à exécution les projets professionnels élaborés durant les mois d’inactivité ?

21 Pour sortir des contradictions auxquelles elles se trouvent confrontées, les femmes de cette catégorie sont contraintes de (re)négocier avec elles-mêmes. Minimisant les enjeux professionnels dans leurs argumentaires, elles vont finalement abandonner les projets initialement formulés et même revoir à la baisse leurs perspectives professionnelles. Celles qui exerçaient auparavant une activité à temps plein évoquent progressivement la possibilité d’un retour dans l’emploi à temps partiel, voire très partiel (un quart de temps). Ainsi, ces bénéficiaires procèdent à une renégociation identitaire au profit de la sphère familiale. Elles semblent renoncer à l’idéal de conciliation qui structurait jusqu’alors leur identité, les possibilités de l’atteindre leur paraissant très éloignée de leur réalité quotidienne, où les modèles de disponibilité maternelle et d’harmonie familiale ont progressivement pris le pas sur les autres.

Le mode de gestion « offensif »

22 Ce mode de gestion du congé est le moins fréquent, après celui appelé « revendicatif ». Les bénéficiaires de cette catégorie sont entrées dans le dispositif de manière contrainte. Elles ne souhaitaient pas recourir à cette option (elles ne l’ont d’ailleurs pas choisie pour les précédentes naissances) mais l’absence d’autres solutions (modes de garde accessibles, réseau familial mobilisable…) les a obligées à s’y inscrire. Elles accordent une place primordiale au travail dans la construction de leur identité et ne se sont jamais projetées dans une carrière maternelle. Ces femmes vivent difficilement l’expérience du congé parental et ressentent une forte frustration vis-à-vis de leur situation. Le rythme de vie induit par le congé ne les satisfait pas. En effet, elles estiment que l’organisation quotidienne autour des enfants leur laisse peu de temps pour elles (sport, shopping, vie sociale) et participe d’une distension des liens avec un réseau amical resté actif, et donc porteur de la norme d’activité professionnelle. Par ailleurs, ces enquêtées ont la sensation d’être happées voire « vampirisées » par un environnement familial toujours plus présent et plus demandeur de services et de disponibilité. Enfin, elles expriment une gêne par rapport à leur statut de mère au foyer, qui les place dans une position de dépendance financière vis-à-vis de leur conjoint. Ainsi, les bénéficiaires de cette catégorie ne se reconnaissent pas dans le rôle de caretaker (prendre soin des autres). Elles se retrouvent donc dans une situation de dissonance identitaire, à laquelle elles tentent de remédier en adoptant une mode de gestion résolument « offensif » de leur congé. Elles développent des stratégies pour éviter les pièges de la routine, notamment en recherchant des activités de substitution au travail, susceptibles à la fois de les faire « s’évader » de leur quotidien avec les enfants et de maintenir leur esprit en alerte (décoration, travaux manuels, soutien aux activités professionnelles du conjoint…).

23 Cependant, ce fonctionnement génère chez ces mères un certain malaise : comment, en effet, défendre le fait que la présence quotidienne auprès de ses enfants n’est pas une source de satisfaction ou d’épanouissement ? Afin de gérer la culpabilité ressentie, les enquêtées mettent en avant le modèle de l’implication professionnelle auquel elles vont subordonner tous les autres. Elles démontrent alors que leur épanouissement, et donc de fait celui de leurs enfants et plus généralement de leur foyer, ne peut passer que par leur réalisation professionnelle. Elles vont ainsi utiliser l’argument de l’intérêt et de l’épanouissement de l’enfant et de l’harmonie familiale, traditionnellement mis en avant pour expliquer le maintien dans le dispositif voire l’inscription dans une carrière maternelle, pour justifier leur décision d’interrompre leur congé avant son terme, ou d’augmenter leur implication dans le travail à l’issue de l’expérience (acquisition de nouvelles responsabilités, suivi de formations…). En définitive, les femmes de cette catégorie renforcent, au cours de leur expérience, la place réservée au travail et à la sphère professionnelle dans leur identité. Elles réévaluent positivement leur avenir et revoient à la hausse leurs perspectives de carrière, soit en envisageant de reprendre leurs études, soit d’entreprendre une formation ou encore en se projetant dans un poste à plus hautes responsabilités que par le passé.

Le mode de gestion « anomique »

24 Les femmes qui adoptent ce mode de gestion ont des caractéristiques communes avec les bénéficiaires de la catégorie précédente. Elles se sont inscrites dans le dispositif par défaut. Leur identité est très marquée par le travail qui a toujours constitué pour elles l’une des premières sources de réalisation de soi. Ces femmes n’ont pas nécessairement suivi de formation élevée et n’appartiennent pas à des catégories socioprofessionnelles supérieures. Mais elles sont entrées assez tôt dans le monde professionnel et y ont progressivement fait leur place ; elles ont acquis la reconnaissance de leurs pairs grâce à un investissement important et une implication soutenue. Certaines aspirent à des responsabilités et ont de fortes ambitions professionnelles. Cette catégorie de bénéficiaires vit le congé comme un véritable traumatisme. Pour ces femmes, en effet, l’arrêt de l’activité qui structurait leurs journées et rythmait leur vie les a totalement déstabilisées et fait perdre leurs repères. Le rythme de vie au foyer est trop lent, et donc source d’ennui et de lassitude. Ces enquêtées ne s’habituent pas à l’inactivité et disent éprouver un fort sentiment d’inutilité, lié à leur non productivité. Elles supportent d’autant plus mal leur situation qu’elles se sentent en complet décalage avec leur réseau amical, resté actif. Ces femmes essayent néanmoins d’endosser les habits de la femme au foyer. Malgré leur forte insatisfaction, elles tentent de se conformer toujours plus à l’image qu’elles ont de ce que doit être une « bonne mère », à donner toujours davantage à leur foyer ainsi qu’à leurs enfants ; la perception d’une allocation semble les pousser à se fixer des exigences très élevées en matière d’éducation et d’entretien domestique. Ce faisant, les bénéficiaires de cette catégorie s’enferment dans un rôle en complète contradiction avec leur identité profonde, ce qui génère pour elles de fortes tensions voire un bouleversement identitaire. Selon les enquêtées, en effet, elles ne se reconnaissent plus, sont devenues en quelque sorte extérieures à elles-mêmes. Elles expliquent avoir perdu leur vivacité, leur dynamisme, ne plus faire attention à leur apparence physique… Elles parlent d’un laisser aller et d’une lassitude généralisée.

25 Plongées dans un désarroi intellectuel et moral, ces femmes ne parviennent pas à sortir des tensions aiguës dans lesquelles elles se trouvent. Elles ont des difficultés à se projeter dans l’après congé et à imaginer un mode de conciliation vie familiale-vie professionnelle. Leur angoisse de ne plus être à « la hauteur » sur le plan professionnel les empêche de se projeter dans un poste équivalent à celui précédemment occupé, avec des responsabilités similaires. Inquiètes à l’idée de « perdre la face » en essuyant un refus sur le marché de l’emploi, les enquêtées préfèrent se disqualifier d’elles-mêmes. Ces angoisses, associées à la crainte de ne pas pouvoir remplir convenablement leurs obligations familiales, les incitent à s’accommoder de l’idée d’un déclassement social, voire à envisager l’idée de ne plus retourner sur le marché du travail. Cette catégorie de femmes, pour laquelle le processus de renégociation identitaire est particulièrement douloureux, semble la plus fragile au regard du retour à l’emploi après le congé.

Le retour à l’emploi : une réflexion qui évolue selon différentes périodes du congé

26 La présentation des différents modes de gestion de l’expérience du congé montre qu’il existe des facteurs évidents de différenciation des parcours des bénéficiaires dans et après le congé parental. Néanmoins, les entretiens réalisés ont parallèlement montré que les dispositions des femmes vis-à-vis du retour à l’emploi restent, dans une certaine mesure, uniques. En effet, au sein d’un même mode de gestion, chaque bénéficiaire construit son projet professionnel pour « l’après dispositif » en fonction d’événements (personnels, familiaux, professionnels) spécifiques à sa propre expérience, intervenant dans une temporalité singulière. Ainsi, il n’est pas réellement possible d’identifier ni de parler de moments clés précis, qui influenceraient systématiquement les femmes dans leur décision de décrocher complètement ou, au contraire, de se raccrocher au monde professionnel [8]. Néanmoins, au-delà des spécificités individuelles, on peut dire qu’il existe pour toutes les bénéficiaires trois grandes périodes – correspondant aux différentes années du congé parental – au cours desquelles la réflexion sur les possibilités d’articulation des différents rôles sociaux et donc sur les perspectives de retour (ou de non-retour) à l’emploi prend des formes différentes.

27 La première année, la concurrence des normes joue relativement peu. En effet, la norme de disponibilité maternelle s’applique de manière prégnante, et prend le pas sur les autres, sans que cela soit source de tensions ou d’insatisfaction particulière pour les bénéficiaires. Au cours de la deuxième année, en revanche, les autres modèles normatifs reprennent leur place (notamment celui de l’implication professionnelle, la question du retour à l’emploi se posant inéluctablement à mesure de l’avancée dans le dispositif) et les femmes commencent à s’interroger sur les possibles articulations entre vie familiale et vie professionnelle ; elles réfléchissent à d’autres modes d’organisation que ceux jusqu’alors mis en place, révisant parfois leurs perspectives et ambitions professionnelles. La troisième année, la concurrence des normes s’affirme le plus vivement. C’est en effet le moment où le rythme et les exigences (réactivité, flexibilité, entre autres) imposés par le travail reviennent à l’esprit des femmes qui se sont finalement habituées à la routine sécurisante du congé (plusieurs insistent sur le caractère « cocoonant » du dispositif et de la vie au foyer). Dans ce contexte, les bénéficiaires s’angoissent et ressentent une pression particulièrement forte.

Début de congé : la prégnance du modèle de disponibilité maternelle

28 Ainsi, le début de congé parental (soit la première année qui suit l’entrée en congé) ne semble pas concerné par les considérations d’ordre professionnel. Durant leurs premiers mois d’inactivité, en effet, les femmes sont avant tout centrées sur leur nourrisson, qui demande beaucoup d’attention et de soins. Quels que soient leur profil et la manière dont elles sont entrées dans le dispositif, elles mettent totalement de côté l’aspect professionnel de leur vie. D’autant plus que les bénéficiaires, qui ont souvent choisi de profiter des trois ans offerts par le dispositif, savent qu’elles ne sont pas contraintes de fixer immédiatement leur choix en matière de retour à l’emploi. La non-conformité au modèle d’implication dans le travail n’est, à ce moment, pas particulièrement mal vécue. Les femmes trouvent leur inactivité légitime dans la mesure où elle leur permet de répondre aux exigences du modèle de la disponibilité maternelle. Elles sont par ailleurs heureuses d’être « libérées » des contraintes professionnelles, et éprouvent souvent une certaine euphorie : « Au début je me laissais vivre, j’étais contente, je profitais du moment avec les enfants, ça a duré à peu près six mois » (Aminata, 23 ans).

Milieu de congé : des positionnements ambivalents sur la maternité et le travail

29 Celle-ci semble s’essouffler néanmoins en fin de première année. En effet, la deuxième année du congé parental est généralement vécue de manière plus ambivalente. En dehors de celles aspirant depuis toujours à une carrière maternelle, les bénéficiaires évoquent fréquemment la naissance d’un sentiment d’ennui, voire d’inutilité sociale. Les enquêtées ressentent d’autant plus fortement cette impression qu’elles sentent que le regard porté sur elles par leurs proches ou leur famille tend à changer. À la bienveillance initiale cède parfois l’incompréhension, la taquinerie, voire la mise à distance. Pour certaines, fortement construites autour du travail, le congé parental devient une forme d’enfermement insupportable sur la cellule familiale. « On devient plus mère que femme » affirme ainsi Maïssa qui, comme d’autres, se sent « piégée » dans un rôle qui ne lui convient pas, et commence progressivement à souffrir du décalage avec les personnes de son entourage, restées actives, porteuses de la norme d’activité. A l’ennui peut alors se substituer une forme de dépression, comme le montrent les propos de Violaine : « On s’ennuie parce que les choses qu’on fait sont répétitives, parce que faire la vaisselle, c’est pas très fun (…). Je déprime, je comble avec le grignotage. Je suis dans le silence toute la journée ; donc quand mon mari rentre ça m’énerve, ça fait trop de bruit ». Pour d’autres, défendant le bien-fondé de leur inscription dans le dispositif, certains points positifs viennent compenser les aspects moins satisfaisants de ce milieu de congé. La deuxième année permet, comparativement à la première, une ouverture sur l’extérieur. Les enfants ont grandi : le benjamin n’est plus un nourrisson, et le ou les aîné(s) est/sont parfois à l’école… De fait, l’attention est un peu moins mobilisée, et il est possible de « souffler ». Par ailleurs, une certaine routine s’est installée, apportant une sécurité et donc un certain confort.

30 Quel que soit le degré d’ennui ou d’enfermement ressenti, cette phase du congé parental se révèle être une période propice à la réflexion sur les projets professionnels pour toutes les bénéficiaires, à l’exception de celles se projetant dans une carrière maternelle. Plus précisément, le milieu de congé semble être le moment où l’on se projette dans une carrière professionnelle idéalisée, qui permettrait de concilier l’épanouissement personnel et l’investissement familial. Les femmes s’autorisent à imaginer leur avenir professionnel sous un jour nouveau, quitte à envisager des reconversions radicales ou à formuler des projets quelque peu irréalistes, tant ils sont déconnectés de leur expérience professionnelle passée, de leur formation, etc. Ainsi Géraldine, serveuse, se voit bien « monter son petit projet dans l’événementiel ». Bénédicte, assistante commerciale dans l’immobilier, envisage l’idée de créer une boutique de fripes. Le travail idéal est avant tout celui qui laissera plus de temps qu’avant pour sa famille : « un boulot où on gère ses horaires comme on veut, et où on peut avoir ses enfants avec soi sans que ça gêne personne ». Sans entrevoir nécessairement une reconversion radicale, nombreuses sont celles qui imaginent une reprise à temps partiel ou des formes d’emploi estimées plus souples : « Dans l’idéal je voudrais reprendre à 80 %. (…) Dans cinq ans, je me vois bien faire un métier qui me permette de tout concilier, d’avoir du temps pour profiter de mes enfants, qu’il n’y ait pas une rupture totale » (Sandrine, 35 ans).

31 Ces aspirations nouvelles sont riches d’enseignements car elles révèlent déjà, chez les femmes concernées, une première prise de distance vis-à-vis de l’emploi initial, si ce n’est vis-à-vis du monde du travail de manière générale. Cependant, l’arbitrage en faveur ou non du retour à l’emploi n’est pas définitivement établi en fin de deuxième année. Il évolue et se modifie au cours de la troisième année de congé, période de confrontation des projets élaborés à la réalité. La dernière phase du congé est ainsi propice à des réorientations ou ajustements, un certain nombre de contraintes et d’obstacles venant contrarier les femmes dans la concrétisation de leurs aspirations.

Fin de congé : le difficile arbitrage entre des modèles en concurrence

32 Dans la majeure partie des cas, cette fin de congé est anxiogène, la question du choix du retour ou non à l’emploi se posant avec vigueur et devenant incontournable. Il s’agit de prendre une décision qui, souvent, a été volontairement repoussée pour « préserver » la période du congé et conserver une certaine sérénité : « Au départ on a un peu tendance à ne pas y penser, ce sont les autres qui se chargent de vous le rappeler. D’ailleurs ça m’agaçait un peu, je n’avais pas envie d’y penser. J’ai un peu fait l’autruche pendant deux ans et demi » (Marion, 38 ans). Anticipation difficile de la séparation d’avec les enfants, sentiment de déqualification après trois ans d’inactivité, sont autant d’angoisses qui débouchent sur la formulation de nouveaux projets professionnels centrés autour des métiers liés à la petite enfance. Plusieurs femmes interrogées semblent, en effet, juger plus rassurant d’envisager une reconversion autour de métiers en accord avec les « compétences nouvelles » acquises au cours du congé, centrées sur le maternage et les soins aux enfants, leurs qualifications antérieures leur paraissant fragilisées et quelque peu émoussées par la période d’inactivité.

33 Quelle que soit la prégnance de ces angoisses, les derniers temps du congé représentent une période au cours de laquelle les aspirations professionnelles des femmes se confrontent à une réalité qui, de fait, risque de compliquer les conditions de leur réintégration au travail. La plupart des femmes rencontrées affichent de nouvelles exigences qui limitent leur employabilité. D’abord parce qu’elles souhaitent désormais mieux concilier vie professionnelle et vie familiale et sont ainsi nombreuses à anticiper une reprise de l’emploi à temps partiel. Mais aussi parce que de nouvelles contraintes s’imposent à elles, notamment en lien avec une reconfiguration progressive des rôles au sein de leur couple. L’investissement massif des activités ménagères et domestiques par les femmes au fil du congé parental a le plus souvent contribué à mettre à mal l’équilibre ou, du moins, le partage minimal des tâches qui pouvait s’opérer auparavant entre mari et femme au sein de la cellule familiale. Devenues les piliers de l’organisation domestique du foyer, les enquêtées reconnaissent qu’il leur sera très difficile, à l’issue du congé parental, de faire machine arrière et de remettre en question cette « nouvelle donne » en matière d’organisation familiale. Surtout que la période d’inactivité des femmes a parfois laissé à leurs conjoints la possibilité de s’investir davantage dans leur propre carrière professionnelle (investissement d’autant plus fort que la perte de revenus due à la prise du congé est importante pour le ménage). Certains en ont profité pour fonder leur propre entreprise, d’autres ont été promus à des postes plus avantageux mais aussi plus contraignants en termes d’horaires, d’autres ont été amenés à cumuler plusieurs emplois…

Conclusion

34 Cette étude montre que les femmes procèdent, lors du congé parental, à une sorte de bilan de leur vie : hormis dans les quelques cas où il est d’emblée conçu comme un premier pas vers une « carrière » de mère au foyer, le congé constitue une période de crise durant laquelle les femmes repensent leur définition de soi, réagencent leurs priorités, formulent de nouveaux projets. Le dispositif est ainsi source de bouleversements conséquents pour ses bénéficiaires, à la fois en termes logistiques (organisation de son emploi du temps, de la répartition des tâches au sein du couple), et identitaires (représentations autour de la place du travail et de la famille dans sa vie). Ces bouleversements conduisent les mères à réfléchir, voire totalement réinterroger les modalités de conciliation vie familiale-vie professionnelle-vie sociale jusqu’alors adoptées. La plupart redéfinissent leur identité sur un registre en particulier (tantôt la sphère familiale, tantôt la sphère professionnelle) qu’elles choisissent de privilégier sans pour autant abandonner les autres. Mais l’autonomisation par rapport à l’une ou l’autre des normes en vigueur ne se fait pas sans stress ni angoisses. Certaines femmes n’arrivent d’ailleurs pas à dépasser les tensions qui les traversent et éprouvent des difficultés à imaginer, à l’issue du dispositif, une possible conciliation entre tous les domaines de leur vie. Pour ces bénéficiaires, qui vont jusqu’à remettre en cause leur définition de soi, le congé peut être contreproductif et déboucher sur un renoncement à l’emploi ou une acceptation de déclassement social, la confrontation au monde professionnel paraissant tout à coup insurmontable. Dans cette configuration, le dispositif initialement conçu afin de faciliter la conciliation entre vie familiale et vie professionnelle induit des effets qui vont précisément à l’encontre de ceux recherchés.

35 De manière générale, la capacité du dispositif à tenir ses objectifs initiaux reste interrogée. En dehors des trajectoires individuelles et des vécus singuliers propres à chaque femme, à leur histoire et à leur environnement, la dynamique globale du dispositif du congé parental et sa temporalité – et plus particulièrement, sa durée relativement longue et la rupture complète qu’il instaure durant trois ans avec le monde du travail – semblent provoquer un certain nombre de conséquences négatives. Contraintes existantes et exigences nouvelles (nées d’une progressive réorganisation des fonctions au sein du ménage et des tensions identitaires éprouvées par certaines bénéficiaires) se conjuguent pour rendre, dans les faits, le retour au travail plus qu’aléatoire. Cela explique pourquoi les femmes rencontrées formulent des projets professionnels nouveaux, révélateurs sans doute d’un éloignement progressif – et irréversible ? – avec leur vie professionnelle antérieure. Cela explique aussi pourquoi, vraisemblablement, un certain nombre d’entre elles ne reprendront pas le travail au terme de leur congé, alors qu’elles en éprouvaient initialement le désir. L’expérience du congé parental peut donc, en soi, contribuer à faire décrocher les bénéficiaires de l’emploi ou, tout au moins, les amener à réviser à la baisse leurs ambitions et perspectives professionnelles. Cela est, en tous cas, démontré pour les femmes employées en situation précaire, auxquelles cette étude inédite s’est particulièrement intéressée.

36 Au-delà des bouleversements engendrés par le congé, d’autres facteurs – n’ayant pu faire l’objet d’un approfondissement dans le cadre de l’étude – influent sans doute aussi sur les conditions de sortie du dispositif. Afin d’approfondir et d’enrichir la réflexion menée, des investigations complémentaires mériteraient d’être réalisées pour mieux comprendre comment les négociations identitaires mises en avant rencontrent d’autres facteurs (par exemple, le contexte et le dynamisme du marché du travail local, ou encore le parcours biographique des femmes et donc leur milieu social d’origine) influençant le positionnement des bénéficiaires du congé parental au regard de l’emploi.


Caractéristiques sociodémographiques des bénéficiaires du congé parental (CP) et du complément de libre choix d’activité*

tableau im1
Âge Profession avant entrée dans le congé parental (*) Profession du conjoint Nombre et âge des enfants Moment du congé (début/moitié/fin) lors du premier entretien réalisé Agnès 29 Esthéticienne Webmaster 2 enfants Fin de CP 5 ans et 2 ans Amandine 33 Adjointe administrative Electricien 2 enfants Milieu de CP dans un tribunal 2 ans et 5 ans Aminata 23 Téléconseillère Intérimaire 2 enfants Début de CP 4 ans et 2 ans Aurélie 30 Conseillère commerciale Moniteur auto-école 3 enfants Début de CP 7 ans, 5 ans et 1 an Bénédicte 29 Assistante commerciale Chef d’équipe sécurité incendie 5 enfants Début de CP 9 ans, 7 ans, 4 ans, et jumeaux de 17 mois Brigitte 36 Aide à domicile Expert comptable 4 enfants Milieu de CP 11 ans, 9 ans, 3,5 ans Renouvellement et 2 ans Carole 43 Déléguée commerciale Médecin 3 enfants Fin de CP 17 ans, 15 ans et 3 ans Célie 38 Secrétaire comptable Distributeur 3 enfants Début de CP de journaux 16 ans, 13 ans, 16 mois Céline 38 Assistante commercialeassistante Commercial grande 2 enfants Début de CP de direction distribution 4,5 ans et 10 mois Chantal 40 Agent de nettoyage (trente Agent de propreté 6 enfants Milieu de CP heures par semaine) 17 ans, 13,5 ans, Renouvellement 5,5 ans, 4,5 ans 16 mois et enceinte de 5 mois Charlotte 36 Assistante bibliothèque (80 %) Informaticien 3 enfants Début de CP 5 ans et 3 ans, 10 mois Clara 33 Assistante contrôle de gestion Dessinateur 2 enfants Fin de CP projeteur à son 4,5 ans et 2,5 ans compte Dorothée 30 Technicienne hotline Informaticien 2 enfants Fin de CP 4 ans et 1 an Florine 33 Contrôleur qualité dans Cadre 2 enfants Début de CP une société de services 2,5 ans et 1 an Géraldine 23 Serveuse Moniteur auto-école 2 enfants Milieu de CP à son compte 3 ans et 19 mois Hélène 28 Rédactrice de comptes Juge administratif 3 enfants Début CP rendus de réunions 4 ans, 3 ans et 3 mois Renouvellement Isabelle 39 Assistante de direction Chef d entreprise 2 enfants Milieu de CP Jumelles 2,5 ans Lucie 40 Secrétaire de direction Chauffeur-livreur 2 enfants Fin de CP 16 ans et 2 ans Maïssa 44 Secrétaire juridique Technicien de 2 enfants Milieu de CP maintenance 7 ans et 2 ans Marion 38 Cadre dans un institut Responsable 3 enfants Fin de CP d études des ventes 9 ans, 7 ans et 2,5 ans Mathilde 23 Téléconseillère Chef cuisinier 2 enfants Milieu de CP 2,5 ans et 16 mois Nadia 30 Agent de voyage Peintre en bâtiment 2 enfants Début de CP 4 ans et 1 an Sandrine 35 Chargée d études Directeur 3 enfants Milieu de CP commercial 6 ans, 4 ans et 2 ans Renouvellement Sophie 33 Vacataire dans une bibliothèque Bibliothécaire 2 enfants Fin de CP (vingt heures par semaine) 5 ans et 3 ans Sybille 36 Professeur de piano Commercial 3 enfants Milieu de CP 7 ans, 4 ans et 16 mois Renouvellement Valérie 35 Attachée commerciale Chargé de développement 3 enfants 9 ans, 7 ans et 2 ans Début de CP Violaine 33 Secrétaire médicale Aide-soignant 3 enfants Début de CP 8,5 ans, 5 ans et 16 mois Virginie 31 Chargée d insertion Manager dans un 2 enfants Début de CP magasin de 3,5 ans et 5 mois vêtements

Caractéristiques sociodémographiques des bénéficiaires du congé parental (CP) et du complément de libre choix d’activité*

(*) Les femmes pour lesquelles aucune précision n’est apportée exercent leur activité professionnelle à temps plein.

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Date de mise en ligne : 01/05/2018

https://doi.org/10.3917/recsoc.208.0058

Notes

  • [1]
    Par souci de lisibilité, on parlera, dans la suite de l’article, indistinctement du congé parental et des prestations qui peuvent y être associées.
  • [2]
    Malgré le fait que le dispositif soit ouvert aux hommes et aux femmes, 98 % de ses bénéficiaires sont des femmes.
  • [3]
    Le CLCA a remplacé l’allocation parentale d’éducation en 2004.
  • [4]
    L’APE de rang 2 concerne les mères de deux enfants.
  • [5]
    Interview de Jeanne Fagnani, sociologue, www.femmes-emploi.fr, 2010.
  • [6]
    Nicolas M., 2008, « Interrompre son activité professionnelle : deux compléments de libre choix d’activité de la prestation d’accueil du jeune enfant », L’essentiel, n° 79.
  • [7]
    Elles étaient en fin de congé parental lors de la première vague d’entretiens.
  • [8]
    Cette question des « moments clés » était l’une de celles sous-tendant la réalisation de cette étude.

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